Résumé
La sixième extinction massive qui frappe les habitants de l’anthropocène n’a pas échappé à la fiction littéraire et devient l’objet de textes qui renouvellent le genre du récit de catastrophe. Deux romans en particulier, Sans l’orang-outan d’Éric Chevillard (2007) et Comment rêvent les morts de Lydia Millet (2009) abordent chacun la disparition de la biodiversité en y confrontant un protagoniste médiocre. Nous analysons comment les deux écrivain·es transforment un événement mondial et multispécifique en expérience intime du deuil, dans des romans qui mettent en jeu, sur des tonalités tantôt ironiques, tantôt élégiaques, l’apparition d’un sentiment de responsabilité. Alors que l’absence des animaux est souvent invisibilisée par un regard anthropocentré, Chevillard et Millet rendent la disparition des espèces spectaculaire. Ce n’est qu’à travers des événements qui les frappent intimement que les protagonistes prennent conscience de la dimension apocalyptique de la crise écologique, dans une soudaine révélation qui renverse l’intrigue. Les animaux apparaissent alors comme des proches, des parents (selon le concept de Donna Haraway) dont la vie et la mort, dignes d’une responsabilité et d’une attention renouvelée, concernent personnellement les humains.
Abstract
Literary fiction has not ignored the sixth mass extinction that has struck the inhabitants of the Anthropocene and the texts which explore the issue are renewing narratives of the catastrophe. Two novels in particular, Éric Chevillard’s Sans l’orang-outan (2007) and Lydia Millet’s Comment rêvent les morts (2009), each tackle the disappearance of biodiversity by featuring a mediocre protagonist trying to grapple with it. This article analyzes how the two authors transform a global and multi-species event into an intimate experience of mourning, the two novels, which oscillate between irony and elegy, bringing into play the emergence of a sense of responsibility. While the absence of animals is often invisible to an anthropocentric gaze, Chevillard and Millet make the disappearance of animal species spectacular. It is only through events that affect them intimately that the protagonists become aware of the apocalyptic dimension of the ecological crisis, in a sudden revelation that turns the plot on its head. Animals then appear as close relations, as a form of kinship (according to Donna Haraway’s concept) whose lives and deaths are worthy of renewed responsibility and attention as they concern humans personally.
La liste rouge de l’UCIN s’allonge d’année en année et l’avènement de ce qui se présente comme une sixième extinction massive est régulièrement médiatisé depuis la sortie du reportage d’Elizabeth Kolbert en 2014[1]. Davantage que des chiffres étourdissants concernant l’état catastrophique de la faune terrestre, la journaliste nous y livre les récits d’expériences scientifiques — au sens fort de faire l’expérience — qui, sur le terrain, révèlent la gravité de la crise écologique. Si les statistiques et les projections prouvent la diminution de la faune sauvage[2], elles rendent parfois difficile une prise de conscience personnelle de la catastrophe, qui passe plutôt par la lecture de ces histoires d’extinction qui entrelacent vies humaines et animales — des « jeux de ficelles » selon l’expression d’Haraway (21). Ainsi Deborah Bird Rose (2) lorsqu’elle explique la nécessité des extinction studies, affirme qu’« il n’existe pas un phénomène unique d’extinction ; au contraire, l’extinction est expérimentée, combattue, mesurée, énoncée, jouée et racontée d’une variété de manières auxquelles nous devons prêter attention[3]. » C’est également à travers ces récits multispécifiques que la littérature de fiction a cherché, dès les années 2000, à alerter sur la disparition de la biodiversité, en plaçant l’extinction au centre de son intrigue[4]. Éric Chevillard, qui déplore le manque d’animaux dans les œuvres littéraires et affirme ainsi que « la sixième extinction massive a commencé dans la littérature » (L’Arche, 65), publiait en 2007 Sans l’orang-outan et y confrontait son protagoniste fétiche, Albert Moindre, à la perte du grand singe qui semble être à ses yeux le plus charismatique[5]. Un an plus tard, outre-Atlantique, paraissait Comment rêvent les morts (How the Dead Dream) de Lydia Millet, écrivaine et rédactrice en chef au Center for Biological Diversity, dont le personnage principal, T. (pour Thomas), se passionne pour les espèces en voie de disparition. Quoique de tonalités différentes, Chevillard conservant à la fois son cynisme et son goût de l’hyperbole fantaisiste là où Millet adopte un ton plus sérieux — mais non dénué d’ironie —, les deux romans lient la dimension mondiale de la sixième extinction à un affect intime, afin de rendre sensible la gravité de la crise écologique. Chevillard et Millet abordent la catastrophe à travers la solastalgie qui frappe les protagonistes, selon le concept forgé par Glenn Albrecht et analysé très justement par Baptiste Morizot (2019). Les discours sur la dimension globale de l’effondrement écologique semblent inaptes à provoquer une prise de conscience, la littérature doit donc inventer de nouvelles façons de rendre spectaculaires les répercussions de la catastrophe et la déchirure des liens écologiques. C’est à travers une expérience personnelle de la mort animale que nos auteurs amènent leurs personnages à ressentir cette perte, qui se traduit paradoxalement par un enrichissement de leur sensibilité. Le constat de la défaunation est alors vécu comme un deuil, nourri par le sentiment d’une parenté et d’une intimité avec les autres animaux, qui implique un rapport de responsabilité et d’attention.
I. Des disparitions spectaculaires
Malgré son échelle mondiale et sa gravité, l’extinction massive des espèces animales (et végétales) provoque encore des réactions sous-proportionnées, comme si l’ampleur du problème et sa globalité le rendaient paradoxalement discret, jusqu’au moment où un point de rupture est atteint[6]. Les deux romans déploient ainsi des imageries contraires, soumises à une double tension, d’un côté entre le local et le global, de l’autre entre l’imperceptible et le spectaculaire. Ainsi, dans Sans l’orang-outan, les humains négligent dans un premier temps la disparition des primates et les avertissements des écologistes, jusqu’à la mort des deux derniers individus de l’espèce — mais il est alors déjà trop tard. La logique écosystémique dans laquelle s’inscrit la défaunation conduit l’auteur à la représenter comme une catastrophe en chaîne, chaque espèce ou population constituant, au-delà de sa valeur intrinsèque, un maillon essentiel dans un écosystème donné. Il imagine que la perte du grand singe cause un déplacement qui touche toutes les espèces de la planète :
L’écosystème gravement lésé et désorganisé ne fut pas moins bouleversé que si la terre avait tremblé sur son socle. […]
Contrecoup, répercussions en chaîne, chaque créature, chaque chose de ce monde reçut sa petite secousse. Tout se décala légèrement, ou se dilata, il fallait meubler, remplir, boucher, colmater, occuper d’une façon ou d’une autre les espaces abandonnés […], et faire tenir l’ensemble malgré cette vacance soudaine au sommet de l’édifice, avec nos forces défaillantes. (63)
La perte d’une espèce et de sa façon d’être au monde désorganise le reste des vivants : le cosmos, jusqu’alors harmonieux, tournant sur son « orbite soyeuse », devient chaos, précipité dans des « trajectoires folles » (63). L’écrivain prend à la lettre la maxime déduite des travaux d’Aristote (Physique, IV) selon laquelle « la nature a horreur du vide » et imagine que la béance laissée par la disparition de l’orang-outan impose à chaque être vivant un effort supplémentaire pour faire tenir le monde. Le texte pense les relations entre espèces comme un ensemble biotique dont l’équilibre est fragile. Pour Marie Cazaban-Mazerolles, les romans de Chevillard unissent « chaque membre de la création en un tissage insécable » ; elle écrit à ce propos que « la poétique de Chevillard, qui littéralise et littérarise cette même interrelation en travaillant dans la fable comme dans la langue à faire surgir l’image d’un continuum du vivant, relève à ce titre d’une métaphysique identique à celle de l’écologie profonde » (« La poétique », 65-66). L’orang-outan n’étant pas la première espèce à disparaître, les humains s’attendent à ce que le monde se rééquilibre une fois encore, or cette extinction est celle qui fait basculer l’écosystème, dont l’effort d’ajustement ne suffit plus et qui ne parvient pas à se réorganiser ; les « forces défaillantes » (64) des autres espèces échouent à combler cette absence. Le narrateur moque, dans une adresse directe, une telle naïveté : « Vous n’imaginiez tout de même pas que l’on pouvait sortir impunément l’orang-outan de la partie et décrocher son wagon du train des causes et des effets sans provoquer des catastrophes, des déraillements spectaculaires ? » (19). La disparition d’une espèce est ainsi réaffirmée comme un événement majeur. Le texte en dramatise les conséquences à travers une figure d’hyperbole, seule à même de rendre compte de la gravité de la situation[7]. En l’absence de l’orang-outan, le monde devient grisâtre, sableux et marécageux, les humains se flétrissent et ne se supportent plus, les autres espèces animales sont atteintes elles aussi. Les yacks sont « moins laineux », les loutres « prennent l’eau » et se noient (65). Les formes de vie anciennes, humaine et animales, perdent de leur évidence.
À l’instar du « tremblement de terre » évoqué par Chevillard, Lydia Millet interprète elle aussi, dans Comment rêvent les morts, l’image de l’effondrement de manière littérale. L’un des projets immobiliers de T. (le protagoniste) démolit l’habitat d’une population de rats-kangourous, causant l’extinction de l’espèce. Capitaliste endurci, T. est malgré tout bouleversé par la nouvelle. Lui qui n’hésite pas à détruire puis goudronner le sol pour construire des résidences de luxe, perçoit soudainement la fragilité de la Terre. La catastrophe ne lui semble plus se dérouler sur terre, à sa surface, mais sous nos pieds :
Il ne pouvait pas se laisser dépasser par des rats-kangourous. Mais il se sentait hésitant, suspicieux, comme si quelqu’un l’avait sournoisement volé et qu’il le soupçonnait seulement maintenant. Des villes se construisaient, s’érigeaient vers le ciel, remparts de confort et utopies de consommation — l’essor de l’empire qu’il avait toujours chéri. Mais sous les fondations la croûte terrestre semblait bouger et s’ameublir, s’écroulant et s’incurvant sous elle-même[8]. (149)
Le texte s’étend de la destruction d’un habitat local, entraînant la disparition d’une espèce, à la dénonciation d’un phénomène global : c’est la croûte terrestre tout entière qui semble plier sous le poids des constructions humaines. Lorsque le personnage prend conscience de la suppression de la vie sauvage qu’entraîne le mode de vie urbain et capitaliste, il a le sentiment d’avoir été dupé et dépouillé personnellement, sans savoir de quoi — alors qu’il a lui-même participé à cette extinction[9]. L’accumulation de richesses et de biens perd son sens lorsqu’il comprend qu’il les amasse sur un sol instable. Ce sentiment de duperie que Lydia Millet prête à son personnage a été décrit et généralisé dix ans plus tard par Bruno Latour, dans son essai Où atterrir : « l’impression de vertige, presque de panique, qui traverse toute la politique contemporaine vient de ce que le sol cède sous les pieds de tout le monde à la fois, comme si l’on se sentait attaqué partout dans ses habitudes et dans ses biens. » (17) Contrairement aux promesses de la mondialisation, le personnage s’aperçoit avec effroi qu’il n’y aura bientôt plus de terre à acheter, ni même à habiter.
La disparition des rats-kangourous apparaît comme une première étape qui doit en entraîner d’autres, « déjà les rats et au final même les fourmis[10] » (153), jusqu’à ce que la terre soit dépeuplée. L’invisibilité des connexions entre les actions humaines et animales apparaît à T., dans un rêve, sous la forme de fourmis, qui habiteraient et transformeraient la terre sous nos pieds — leur disparition laissant derrière elles des galeries trop vides pour supporter le poids de nos sociétés : « Pendant qu’il dormait cette nuit-là, les fourmis quittèrent le navire. Elles partaient par milliards, toutes ensemble, et tandis qu’elles fuyaient, des trous s’ouvraient dans la terre, des dolines géantes dans lesquelles s’engouffraient océans et montagnes[11]. » (149) Lydia Millet, concevant un protagoniste caractérisé par son obsession pour l’argent[12], n’a pas choisi, pour incarner le capitalisme, d’en faire un trader, comme c’est le cas d’en plusieurs romans contemporains[13]. Elle situe son personnage dans le domaine de l’investissement immobilier : l’argent n’y correspond plus à une valeur abstraite, mais s’ancre dans le sol et transforme le paysage terrestre. Si l’image du séisme évoquée par Éric Chevillard paraît spectaculaire, la métaphore d’un travail de fourmi choisie par Lydia Millet, tout en soulignant le rapport entre l’individu et sa communauté, rend compte de la discrétion des liens écologiques qui se font et se défont dans « un milieu vivant désormais instable et étranger qui se délite et se recompose autour d’un individu devenu le point fixe », selon la formule de Baptiste Morizot (« Ce mal », § 8)[14]. La crise écologique est une accumulation de détails qui passent inaperçus jusqu’au moment où elle aboutit à un phénomène catastrophique.
Le protagoniste de Sans l’orang-outan s’étonne quant à lui de cette disparition qui « n’était qu’une […] simple menace à laquelle [il] ne pouvai[t] croire » (9). Malgré la conscience collective des dégâts causés par la déforestation et l’exploitation du vivant — identifiées comme armes du crime —, la mort de l’orang-outan est arrivée discrètement : il a suffi que Bagus et Mina, les deux derniers spécimens, s’enrhument et meurent. Malgré les métaphores spectaculaires employées au début du roman pour en montrer la gravité, cette extermination ne produit pas un changement immédiat ni un moment de panique générale. Dans l’instant, rien ne semble avoir changé ; pourtant, la deuxième partie du roman nous projette, grâce à une ellipse temporelle, dans un monde agonisant. Si le texte ne précise pas combien de temps s’écoule entre les deux parties, celui-ci semble étrangement court, le même narrateur-personnage nous racontant soudain un monde radicalement différent qu’il est difficile de raccrocher à l’univers du premier chapitre. L’environnement a changé plus rapidement que l’individu, ce que Baptiste Morizot analyse comme un des effets de la crise écologique : « Voilà une inversion du rythme des métamorphoses : l’humain éphémère est désormais plus stable que son milieu, moins périssable, alors qu’il était jusque-là le fugitif dans la minéralité impassible des paysages, et l’éternel cycle des mêmes saisons. » (« Ce mal », §8) L’intrigue esquive la phase de menace, qui présenterait la catastrophe écologique comme imminente, pour nous plonger directement dans ses absurdes conséquences. Si la catastrophe a été soudaine, le temps post-apocalyptique semble s’étirer à l’infini, perçu à travers l’ennui des humains (64). Chevillard réinvente le spectaculaire, en imaginant, plutôt qu’un bruyant effondrement, des souffrances qui s’éternisent, un monde dystopique en négatif, marqué par l’absence : de goût, de désir, de couleur, de sens — d’orang-outan. Alors que les humains semblaient aveugles au rôle du grand singe, sa disparition transforme radicalement leurs vies.
Chez Lydia Millet, les manifestations de la perte de biodiversité apparaissent là où le regard anthropocentré ne se pose pas : « Cette disparition de masse se faisait sans bruit, cette inversion de l’arche passait inaperçue.[15] » (165) Soit que les espèces quittent le navire une à une, soit que celui-ci sombre, le mythe biblique de l’arche de Noé ne semble pas survivre à la sixième extinction massive. Anne Simon constate également « ce naufrage de l’arche[16] », qui « engendre chez les écrivains un engagement dans le langage qui oriente vers des formes multiples de déploration : actes de décès, récits (post-)apocalyptiques, fantaisies explosives[17] ». Nos deux romans mêlent ces différents registres au genre de la dystopie, et l’expérience du deuil y est intimement liée à un sentiment apocalyptique — au sens de désastre, mais surtout au sens étymologique et biblique de « révélation »
II. De la catastrophe à la révélation
Dès la première page de Sans l’orang-outang, apparaît le mot « apocalypse » :
On va réagir avant d’en arriver là, je me disais, à ce désastre, à cette apocalypse, il existe certainement un moyen, peut-être plusieurs, le risque a été signalé, circonscrit, l’alerte donnée, on ne laissera pas s’aggraver la situation […]. Et puis ce matin…
[…] l’évidence s’impose, c’est arrivé, nous y sommes, voilà. (9)
Le terme est ici défait de son sens biblique pour désigner une catastrophe massive, « l’évidence », la révélation, n’étant plus qu’une prise de conscience du drame écologique et non le dévoilement d’un sens divin — il n’est plus question de voir advenir un nouveau royaume[18]. Même lorsqu’elle se réalise, cette apocalypse paraît irréelle, précisément parce que la menace était connue, comme s’il suffisait d’énoncer le risque pour qu’il disparaisse. Or, la reconnaissance du danger n’a pas été suivie d’action, la responsabilité — au sens que lui donne Donna Haraway de response-ability (11), capacité à répondre à des événements ou aux besoins de l’autre — n’a pas été assumée. En réalité, la réaction attendue ne pouvait pas avoir lieu, puisque la prise de conscience, le dévoilement, vient par définition avec l’apocalypse[19] ; l’annoncer ne suffit pas. Le drame est bien là : la révélation est vaine parce qu’elle survient en même temps que la catastrophe, donc trop tard.
À l’inverse, Éric Chevillard ne se contente pas de donner l’alerte, il imagine et fait advenir dans le roman l’extinction des orangs-outans, pour que « l’évidence s’impose » avant qu’il ne soit trop tard (9). Dans une mise en abyme espiègle, il prête à son narrateur les propos suivants :
Ou bien l’évidence m’aveugle, justement, et je ne fais que précipiter la catastrophe en imagination tandis qu’ils vaquent comme à l’accoutumée parmi nous, un peu moins nombreux peut-être que par le passé, chaque jour un peu moins nombreux, ce que mon cerveau obnubilé enregistre et exagère, anticipant la fin. (10)
Si le narrateur est bien confronté à la catastrophe, Chevillard, qui semble commenter ici son roman, fait jouer à plein l’une des fonctions de la fiction d’anticipation, qui consiste à représenter un futur déplorable pour le déjouer, pour « tenter de l[e] conjurer » (Engélibert, 11)[20]. Pour autant, l’auteur s’affranchit du vraisemblable propre à la spéculation, au profit d’une poétique de l’exagération, de l’excès. La gravité de la sixième extinction massive n’est pas moindre que celle décrite par l’écrivain, mais celui-ci, plutôt que de dresser un inventaire réaliste de ses conséquences, imagine des répercussions saugrenues. Le monde que décrit la deuxième partie de Sans l’orang-outan est si sombre, le ton si cynique, qu’il en devient drôle. La misère des humains est telle qu’elle paraît absurde : le hurlant, animal monstrueux et visqueux, les empêche de dormir (78), le sol d’effondre sous leurs pieds (106), leurs vêtements sont rêches, leur nourriture, à base d’une céréale justement nommée « ongle », est exécrable (65), enfin les conditions de vie sont si mauvaises que chacun semble finalement regretter de vivre (67) et que les jeunes hommes entreprennent de s’auto-castrer dans l’espoir que l’espèce s’éteigne (85). La fin de l’orang-outan s’étend au-delà du primate pour symboliser une disparition quasi totale des animaux de nos univers physiques et mentaux[21]. Hicham-Stéphane Afeissa, qui reprend l’article de Marie Cazaban-Mazerolles, formule ainsi ce projet : « se représenter par un effort d’imagination un monde que toute présence symbolique des animaux aurait fini par fuir, en se servant de cette description comme d’un instrument de connaissance révélant à la fois la valeur de ce qui est menacé et notre attachement à cette valeur » (14). La partie médiane du roman, qui laisse à la lecture une impression grise et gluante dont on a du mal à s’extraire, permet d’éclairer, par contraste, la beauté des animaux et l’importance qu’ils tiennent dans nos représentations. Cette extension du rôle de l’orang-outan vers une représentation du monde animal coïncide avec le diagnostic que pose Ursula K. Heise à propos des fictions d’extinction :
Nombre de ces œuvres déploient les conventions de genre de l’élégie et de la tragédie de sorte que la mise en danger d’une espèce en particulier en vient à fonctionner comme une synecdoque de l’idée environnementaliste plus générale d’un déclin de la nature, ainsi que des histoires que les communautés et les sociétés racontent à propos de leur propre modernisation[22]. (32)
Néanmoins, pour le personnage-narrateur du roman, la prise de conscience ne porte pas sur l’ensemble de la faune mais passe par un rapport singulier à deux individus, Bagus et Mina. Le roman est narré à la première personne et la perte est vécue directement par Albert Moindre, puisque les deux singes disparus « jouissaient de [s]a protection. » (12) Quoique la culpabilité de cette disparition s’étende à toute l’humanité, elle le frappe tout particulièrement[23]. Marie Cazaban-Mazerolles n’a pas manqué d’observer ce rapport entre un phénomène global et une expérience singulière, affirmant que :
La mort des orangs-outans n’est pas celle d’un autre, d’autant plus étranger et lointain qu’il occupe une place différente de celle de l’être humain dans la taxonomie spéciste, mais touche au contraire les personnages au cœur même de leurs corps, dans leur individualité propre puis dans le devenir de l’humanité tout entière dont la condition post-apocalyptique sera décrite dans la deuxième partie du livre. (« La poétique », 172)
Leur mort fait littéralement entrer les deux primates, désormais empaillés, dans l’intimité du soigneur, dans son foyer, lorsque ce dernier les installe dans sa chambre à coucher pour mieux les veiller, puis lorsqu’il décide de les rejoindre sous la cloche de verre qui protège les dépouilles.
Lydia Millet parvient elle aussi à intégrer pleinement la catastrophe mondiale à l’expérience de son protagoniste. Là encore, la prise de conscience commence par l’implication personnelle du personnage dans la mort d’un animal, entraînant une culpabilité qui ne peut être rejetée sur « l’humanité » mais pèse directement sur l’individu. Le premier animal qui apparaît au début du roman est aussitôt mis à mort. La phrase minimale qui ouvre la partie deux narre sans euphémisme le moment où T. heurte en voiture une femelle coyote : « Il la tua sur le chemin de Las Vegas[24]. » (47) Le pronom féminin her en anglais, plutôt que le neutre it, personnifie et genre l’animal : la phrase pourrait laisser penser, à la première lecture, que le protagoniste a tué une femme[25]. Alors qu’il sort de son véhicule pour la déposer sur le bas-côté, il s’aperçoit que la coyote n’est pas morte, mais mourante. T. se trouve alors forcé de regarder venir la mort qu’il a causée, tandis qu’il tient dans ses bras la bête blessée :
Elle mourait dans les effluves d’asphalte, de pots d’échappement et d’essence, sans doute aussi dans l’odeur de son propre sang, de lui, et d’autres odeurs qu’il ne pouvait distinguer.
Quelle richesse, quelle terrible compassion !
Avait-il déjà ressenti cela auparavant[26] ? (49)
Le choix du present continuous en anglais, rendu par l’imparfait en traduction, étire le moment de l’agonie, afin de rendre à la mort animale toute sa mesure. Impossible pour le protagoniste — obligé de s’arrêter —, ni pour les lectrices et lecteurs, d’ignorer ce qui se passe et de détourner le regard. La disparition se déroule sous leurs yeux et le texte nous force à nous y confronter : « assis à côté d’elle, même en regardant ailleurs, il imaginait son corps transpercé par l’onde de choc de ses pattes massacrées, la poussée aveugle au moment où la vie de l’animal prenait fin[27]. » C’est aussi le rapport de l’animale au monde qui est exploré, alors que passent les dernières minutes où elle y est encore incluse. Elle meurt ainsi « dans » les effluves de la route, et le monde des vivants est progressivement remplacé par la mort, qui, comme le signifie le verbe prépositionnel close in dans la version originale, se rapproche et l’enveloppe.
Par ailleurs, l’événement n’est pas seulement un « accident », il s’agit d’une première catastrophe : étymologiquement, d’un renversement, un retournement de la perspective anthropocentrée et égocentrée du protagoniste, sous le choc de la compassion. Dans un premier temps, la compréhension de l’événement reste tournée vers ses propres émotions et l’exclamation « Quelle richesse, quelle terrible compassion ! » pour désigner la mort d’un être vivant semble teintée d’ironie : si l’horizon du personnage se trouve enrichi, celui de la coyote disparaît. Loin d’être une expérience de perte, de repli, ce premier contact avec la mort animale représente paradoxalement pour T. une ouverture sur le monde. L’homme est d’abord soulagé de comprendre qu’il s’agit d’un animal « nuisible » (pest) et non de compagnie (pet), que la société humaine ne lui demandera donc aucun compte, mais il est frappé par cette absence de responsabilité. Pourtant, en anglais, la différence entre les deux mots pest et pet est infime. Il prend alors conscience que la mort des animaux n’est jamais décrite comme une « crise », qu’elle arrive comme un accident sans rien modifier au cours de la vie humaine : « voilà la différence entre eux et moi. […] Personne ne m’éviterait : les voitures s’arrêteraient, par dizaines et centaines[28]. » Cette mort, dont il est responsable, entraîne une première modification dans sa vie, puisqu’il décide, quelques semaines plus tard, d’adopter une autre canidée, une chienne, dont il fait une compagne[29] — reportant ainsi la responsabilité qui n’a pas été assumée sur un cadre où elle est socialement reconnue, tout en important dans son quotidien une présence animale.
La mort de la coyote amorce une série de disparitions qui le toucheront personnellement. T. est entouré de présences féminines ou femelles, comme autant de points d’ancrage, remis en cause au fil du roman par diverses crises. Quelque temps après cette première catastrophe, tour à tour, l’intrigue fait disparaître (pour l’une complètement et définitivement, pour les autres partiellement ou temporairement) sa mère, sa compagne et sa chienne. À chaque événement, le personnage réévalue sa vie et son rapport au monde. La douleur provoquée par la mort de sa compagne ne trouve écho que dans la disparition des animaux. Elle conduit T. à s’intéresser aux espèces en voie d’extinction, aux « animaux de la fin ». Ces morts sont comparées, l’une accomplie, irrévocable, l’autre en cours et inarrêtable :
Beth en avait fini d’être morte : son départ était désormais achevé et son absence complète. […]
D’un autre côté, les animaux étaient en train de mourir — non seulement un par un, mais par vagues et par catégorie. Il trouvait cela de plus en plus désolant[30]. (184)
Si d’ordinaire la mort d’un individu est surmontée par le deuil, la disparition collective des animaux est lente, et le deuil s’étire au cours de l’extinction, ne pouvant être achevé qu’à la mort du dernier individu de l’espèce. La crise écologique entraîne ainsi un sentiment mêlé de nostalgie, de culpabilité, d’anxiété et d’impuissance, que Glenn Albrecht nomme « solastalgie ». Lydia Millet, dans un entretien avec René Steinke, confirme cette volonté de rapprocher cette perte mondiale qu’est la défaunation de l’expérience d’un deuil intime : « Je voulais écrire sur ce genre de perte et sur une perte personnelle, les écrire d’une manière ou d’une autre en parallèle pour qu’elles se contaminent[31]. » Le personnage lui-même, dont les pensées nous sont rendues au discours indirect libre, fait le lien entre sa propre expérience et celle des « derniers animaux », soulignant cependant l’incommensurabilité de leur solitude. Le décès d’un être proche amène T. à prendre conscience que la formule « les animaux » renvoie en réalité à une multitude d’individus, dont chaque disparition est un drame en soi : « Il pensait malgré tout que la mort de Beth lui avait donné un aperçu. Si une personne pouvait être aussi unique pour une autre, l’unicité existait sans nul doute ailleurs — la nature irremplaçable de l’être n’était pas limitée à son propre petit cercle[32]. » (197) C’est à travers la comparaison avec ce deuil que la portée d’une disparition animale est perçue, le protagoniste induisant de son expérience une compréhension du monde, en étendant sa sensibilité au-delà de son entourage humain. La catastrophe d’une mort animale tient à la fois à ce que chaque animal est un individu unique qu’aucun être ne remplacera, et à ce qu’il remplit une place essentielle dans un écosystème[33].
Cet infime aperçu de ce que signifie la mort d’un être vivant redonne à l’extinction massive sa terrifiante dimension, incommensurable pour les humains, comme le décrit finement Vinciane Despret : « Mais ce que le monde a perdu n’est pas ce que les gens pleurent. Ce que le monde a perdu, et ce qui compte vraiment, c’est une partie de ce qui l’invente et le maintient en tant que monde. Le monde meurt de chaque absence ; le monde éclate sous l’absence[34]. » (219) Chaque disparition, d’autant plus lorsqu’elle signe la fin d’une existence spécifique — c’est-à-dire propre à une espèce —, d’un Umwelt (Uexküll) réduit un peu plus le monde que constituaient cette multitude d’expériences sensibles. Chaque vivant est singulier, et pourtant toute disparition atteint les autres habitants du monde, puisque c’est aussi une part de notre réalité qui s’efface : « chaque sensation de chaque être dans le monde amène tous les êtres du monde à se sentir et à se penser différemment.[35] » Les animaux constituent ainsi à la fois une altérité irréductible et une multitude de prochains, voire de « proches »[36].
III. Faire le deuil d’une « parenté alienne »
Dans les deux romans, l’extinction massive est vécue comme la perte d’un membre de la famille, comme une affaire personnelle. Chez Chevillard, chaque espèce disparue représente une nouvelle coupe dans l’arbre généalogique des humains. Pour celles et ceux qui survivent à la catastrophe, le cercle des échanges rétrécit progressivement, enlevant au monde sa diversité : « Déjà nous n’avons plus commerce qu’avec nous-mêmes, un commerce étroit, incestueux, consanguin. » (38) Le protagoniste se trouve enfermé dans sa propre famille, réduit à sa ressemblance avec ses géniteurs, « écartelé » entre père et mère (41), qu’il aperçoit partout dans son reflet. Rapidement, les parentés humaines, méprisées parce que dépourvues de toute altérité et empreintes de culpabilité, sont remplacées par l’idéal de parents orangs-outans qui remplissent tous les rôles : amis, amants fantasmés, cousins, adelphes[37], enfants ou ancêtres. Les humains se retrouvent « orphelin[s] du grand singe roux » (134) et parricides. Au fil du roman, la hiérarchie des espèces jusque-là anthropocentrée est renversée, et les survivants aspirent à un devenir-singe. Cette transformation à laquelle se consacre un petit nombre d’humains, menés par Albert Moindre, est perçue comme une renaissance. C’est une parenté circulaire qui s’accomplit lorsqu’Aloïse, l’amie d’Albert Moindre, est inséminée avec les gamètes de Bagus, le dernier orang-outan : « Vous me voyez à nouveau plein d’espoir et de foi en l’avenir, mes amis. Dans deux cent quarante-cinq jours, j’en tremble d’émotion, lui naîtra un fils qui sera aussi notre père à tous. » (187) Ironisant sur l’idée que les singes seraient nos ancêtres[38], ce renversement final rappelle que les « parentés » humanimales ne peuvent être pensées comme des relations verticales sans tomber dans une généalogie qui se mord la queue. Les liens qui unissent les unes aux autres les espèces animales contemporaines fonctionnent de manière horizontale, sur le principe de la variation, et non sur celui de la génération. En outre, il est évident que faire renaître une espèce animale, en l’occurrence hybride, ne résoudra pas soudainement les problèmes causés par sa disparition. Cette généalogie paradoxale et incestueuse, qui fait de l’orang-outan un ancêtre, voire un être divin, à la fois le père, le fils et peut-être le Saint-Esprit, révèle le ton ironique du roman et souligne que les solutions apportées par Albert Moindre — taxidermie, imitation puis désextinction — sont des réponses absurdes à une mort irrémédiable[39]. Enfin, cette dernière phrase inscrit le roman dans ce que Joseph Meeker, repris par Ursula K. Heise (2016), nomme « the comedy of survival ». Heise commente les propos de Meeker en des termes qui rappellent cet ultime renversement romanesque :
[…] la tragédie, en se concentrant sur la chute irréversible de l’être humain, est sujette à un biais anthropocentrique inhérent. La comédie, avec son emphase sur la régénération, sur le passage d’une génération à une autre, et plus généralement sur le comportement de jeu […], s’appuie sur une architecture plus écologique[40]. (50)
Si Chevillard illustre une compréhension sexuelle, littérale et parodique de la parenté à travers cette insémination interspécifique, chez Lydia Millet, la parenté est une question de responsabilité, qui dépend moins d’une relation génétique que d’un régime d’attention. Lorsque T. perçoit les animaux comme des parents, c’est en les considérant comme le groupe qui constitue « les siens », ceux dont il se soucie. Ainsi, lors de sa première visite dans un zoo, T. observe l’unique ourse noire du zoo (encore une femelle), dans un enclos isolé. Une famille humaine surgit et entreprend de lancer des détritus sur l’ourse pour provoquer sa surprise et la photographier. Les visiteurs, considérant les animaux de zoo comme un divertissement, ne supportent pas que l’un d’eux se soustraie à cette tâche en restant inactif[41]. Le « père de famille », qui ne se soucie que de son « petit cercle[42] » et défend le loisir odieux de ses enfants, rétorque à T. qui s’y oppose : « Mêlez-vous de vos oignons » (157). La réponse de T. instaure au contraire de nouveaux liens de parenté, qui ne s’arrêtent plus aux frontières de l’espèce et de la famille biogénétique : « Mais ce sont mes oignons, fit T. Tout comme si vous jetiez des détritus à la figure de ma sœur. Qu’est-ce qui vous échappe ?[43] » Le personnage affirme un nouveau régime d’attention et de parenté : ce qui concerne les animaux le concerne aussi[44]. L’atteinte à un être vivant s’étend à sa personne, non plus sous le régime de la propriété — il ne s’agit plus cette fois d’avoir été « volé » — mais selon une relation de care, au sens de souci, d’attention.
Cette notion d’attention est au cœur de ce que Baptiste Morizot a identifié comme une « crise de la sensibilité », à la fois « un effet et une part des causes de la crise écologique » en définissant la sensibilité comme « des formes d’attention et des qualités de disponibilité à [l’]égard [du vivant] » (18). Dans son essai Manières d’être vivant, il écrit ainsi : « Les bougés tectoniques dans l’art de l’attention d’un collectif humain se manifestent par un symptôme éloquent : c’est le sens du tolérable et de l’intolérable. […] L’enjeu, c’est que nos rapports au vivant actuels deviennent intolérables. » (26-27) C’est exactement ce que met en fiction Lydia Millet dix ans plus tôt : l’insensibilité de la famille américaine, qui représente une humanité pollueuse et anthropocentrée, devient intolérable aux yeux d’un personnage qui, jusque-là, ne se souciait même pas des vies animales que ses propres projets éteignaient. T. établit avec l’ourse, mais aussi avec d’autres animaux non-humains « an alien kin », pour reprendre le concept de Donna Haraway (9), que Baptiste Morizot traduit par « parenté alienne » (67), une parenté qui rend justice à l’altérité de l’autre tout en affirmant une responsabilité[45].
À la fin du roman, alors qu’il pressent la terrible solitude qui menace les humains une fois les autres animaux éteints, T. fait la rencontre d’un animal non identifié qui vient se blottir contre lui une nuit, alors qu’il est perdu dans la jungle. Comment rêvent les morts se termine sur un rêve éveillé, celui d’une relation sensible entre deux êtres vivants en vertu d’une animalité commune. Le roman décrit longuement le contact de l’humain et de l’animal « la peau coriace, le poil rugueux » et les respirations mêlées des deux êtres. Étonné par ce rapprochement, T. suppose alors que l’animal le prend pour sa mère. Comme si la nuit abolissait les frontières entre les espèces, Lydia Millet imagine la possibilité d’une relation interspécifique de protection et de réconfort. Ce rôle n’est pas choisi par le personnage, il lui est confié par l’animal qui se couche sur lui. Il ne peut échapper à cette responsabilité, pas après que les humains ont causé tant de morts animales :
Face à l’idée de représenter le dernier, face à l’idée d’être seul, la pensée était la même, encore et toujours la même. […] C’était un souffle, tout d’abord étouffé puis libéré : une sensation douce et oblique — la mémoire de la vie.
Du commencement jusqu’à la fin, la famille était synonyme de chair, de proximité. Pauvre animal. Il pensait avoir rejoint sa mère, mais celle-ci était partie.
Comme, au bout d’un moment, le feraient toutes les mères[46]. (288)
La traduction de cet extrait est intéressante, car là où la traductrice, Barbara Schmidt, a choisi le mot « famille », ce qui montre qu’elle comprend elle aussi cette relation comme une parenté, l’autrice emploie le mot « home ». Ce transfert rend bien compte de la proximité sémantique entre l’idée d’un foyer, d’un oikos, et celle de la famille, des parents. C’est ainsi un nouveau sens de home qu’établit Lydia Millet, qui ne correspond ni complètement au sol terrien, ni aux liens de sang, mais à un échange sensible avec les vivants qui nous entourent, confirmant par la fiction l’affirmation de Baptiste Morizot selon laquelle : « l’habitat d’une forme de vie n’est que le tissage de toutes les autres » (Manières, 169). Si la reconnaissance de l’extinction massive passe par un deuil intime, la conscience des vies animales qui nous entourent doit elle aussi passer par une expérience sensible individuelle, que la fiction peut chercher à provoquer : « Pour savoir il fallait être[47] » affirme la voix narrative de manière énigmatique (287). Pour cela, Lydia Millet nous fait entrer à plusieurs reprises, face à ces « derniers animaux », dans ce que Deborah Bird Rose appelle la deathzone : « l’endroit où les vivants et les mourants se rencontrent en la présence de l’inévitable. La mort est imminente mais n’est pas encore arrivée[48] ». Le roman devient cet espace de rencontre, de confrontation avec les vies et les disparitions animales.
IV. Conclusion
En dialogue avec les sciences de l’environnement et les discours écologistes, ces fictions de la sixième extinction alertent sur les disparitions, mais célèbrent aussi les existences animales. Paradoxalement, c’est dans ces récits d’absence que les animaux sont les plus présents, alors que, comme le dénonce Éric Chevillard, la littérature anthropocentrée préfigure souvent au contraire un monde sans animaux[49]. En insistant sur leur caractère catastrophique, ces romans rendent à l’extinction massive et à la défaunation — réelle comme symbolique — ce qu’elles doivent avoir d’extraordinaire et de spectaculaire, les reconstituent comme des événements dignes d’être racontés.
Éric Chevillard et Lydia Millet, transformant cette perte mondiale en affect intime, établissent de nouvelles parentés interspécifiques, qui reposent sur le partage d’un même oikos ainsi que sur un régime d’attention particulier. Le premier s’en charge sur le ton de l’ironie, voire de la parodie, en opposant aux répercussions absurdes de l’extinction des solutions du même registre, le rapport à l’animal disparu prenant la forme d’une relation d’idolâtrie morale et érotique qui cherche à compenser l’absence de considération pour l’animal vivant. Chez Lydia Millet, c’est sur le mode du care que se noue la relation aux animaux en train de disparaître. Ces postures divergentes tiennent peut-être à la fois aux positions genrées de l’écrivain et de l’écrivaine, à leurs registres stylistiques, et au moment de la catastrophe dans lequel leur œuvre se situe : dans un cas il est trop tard, la catastrophe a eu lieu et il faut en affronter les conséquences, dans l’autre, la disparition est encore en cours. Il s’agit néanmoins toujours de retrouver un rapport d’intimité à l’animal, qu’elle soit amoureuse ou familiale.
Avec leurs singularités les deux affirment, sinon leur engagement, au moins leur propre implication[50], à travers celle de leurs personnages, quoique Chevillard ironise sur ses tentatives de « ralentir avec des virgules la sixième extinction de masse » (L’Arche, 73). Donna Haraway affirme dans Vivre avec le trouble qu’à notre époque, celle « d’une déferlante d’extinctions, d’exterminations, de guerres, d’extractions et de génocides », « bien des absences et des menaces d’absence doivent nourrir une respons(h)abilité en cours, et ce non de façon abstraite, mais au moyen d’une pratique familière et chargée d’histoire qu’il nous revient de cultiver. » (283) Si dans cet extrait le mot « histoire » est au singulier, Haraway évoque très souvent l’importance des « histoires » au pluriel, notamment des récits qui naissent en ces temps d’urgence. Ces deux romans, loin d’être abstraits, donnent à la catastrophe mondiale une dimension personnelle, seule façon de réveiller une sensibilité en crise. Il s’agit pour les écrivains et écrivaines de faire entrer les vies et les disparitions animales dans le cadre de ce qui nous concerne, affirmant à travers des personnages directement touchés : « it is my business », tout en rappelant aussi aux lectrices et lecteurs : « it is your business ».
Ouvrages cités
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[1] L’UCIN est le réseau des organismes et des experts de l’union internationale pour la conservation de la nature, qui établit chaque année une liste rouge recensant les espèces menacées, « reconnue comme l’outil de référence le plus fiable pour connaître le niveau des menaces pesant sur la diversité biologique spécifique. » En ligne : [https://uicn.fr/liste-rouge-mondiale/].
[2] Le rapport publié par l’IPBES en mai 2019 estime qu’environ 1 million d’espèces animales et végétales sont aujourd’hui menacées d’extinction, notamment au cours des prochaines décennies, ce qui n’a jamais eu lieu auparavant dans l’histoire de l’humanité. Voir également l’article de Gerardo Ceballos et al.
[3] Je traduis : « This approach is grounded in the understanding that there is no singular phenomenon of extinction; rather, extinction is experienced, resisted, measured, enunciated, performed, and narrated in a variety of ways to which we must attend ».
[4] Voir Coquio : « Aimanté par les motifs de la “disparition” et de la “fin des bêtes”, hanté par leur mise à mort et leur souffrance, le discours sur l’animal est devenu discours sur la catastrophe, interrogeant une civilisation arrivée au bord d’elle-même, conjurant le spectre d’une solitude nouvelle de l’espèce humaine. Au-delà d’un questionnement radical sur l’humain, éclairant l’autre “versant” d’une civilisation toujours aussi anthropocentrée, il produit […] un discours d’adieu et de deuil oscillant entre élégie et eschatologie. Ce discours ne dit pas seulement que la question est sérieuse, mais que l’heure est grave. » (276) Comme le souligne Catherine Coquio, l’urgence et la gravité ne sont pas inconciliables avec le maniement de l’humour, dont Chevillard et Millet ne se privent pas.
[5] Entre la conception de cet article et sa publication, Éric Chevillard a publié L’Arche Titanic (2022) aux éditions Stock, confirmant l’implication écologiste de son œuvre. Il dédie le livre à « Nénette », la célèbre femelle orang-outan de la ménagerie du Jardin Botanique, symbole pour les animalistes du mal-être des animaux de zoo (voir les actions de la PAZ à cet égard). Il évoque également dans ce récit un couple d’orangs-outans aperçu au zoo de New York (8), qui aurait pu inspirer le roman. Voir l’article de Stéphanie N. Spehar au sujet de la disparition des orangs-outans dans leur espace naturel et de leur adaptation aux sociétés humaines.
[6] Cette image du « point de rupture », qui correspond à une réalité scientifique, est un poncif des ouvrages et articles qui alertent sur la crise écologique : voir la série d’entretiens et de débats intitulée « Points de rupture » proposée par Médiapart cette année, ou encore le rapport de Greenpeace publié en 2009, « Climat : vers un point de rupture ? ».
[7] Marie Cazaban-Mazerolles généralise cette figure à l’ensemble de l’œuvre de Chevillard : « les textes d’Éric Chevillard soulignent jusqu’à l’hyperbole les liens unissant humains et non-humains au sein d’un oikos partagé et inclusif, dans lequel l’individu n’existe plus per se mais en vertu des relations qu’il entretient avec son environnement dans le tissu continu du vivant. » (« La poétique », 67) Dominique Faria affirme également que l’écrivain est « connu pour sa capacité de pousser une idée jusqu’à ses extrêmes » (« Éric Chevillard », §11).
[8] « He could not be chocked up over the kangaroo rats. But he felt tentative, suspicious–as though someone had slyly robbed him and only now he was suspecting it. Cities were being built, built up into the sky, battlements of convenience and utopias of consumption–the momentum of empire he had always cherished. But under their foundations the crust of the earth seemed to be shifting and loosening, falling away and curving under itself. » (125)
[9] C’est une question que pose Hicham-Stéphane Afeissa : « Comment mesurer l’immensité de ce que l’humanité a par là même d’ores et déjà perdu et qu’elle s’apprête à perdre encore » ? (3). Depuis la rédaction de notre article, le texte dont est tirée cette citation a été intégré dans un recueil d’articles portant sur l’oeuvre de Chevillard, également intitulé L’Apocalypse des animaux et paru en 2023.
[10] « The foundations would be gone. Once the ants left, first the rats and finally even the ants, there would be nothing left of them. » (129)
[11] « When he slept that night it was the ants abandoning ship. They left in their billions, all of them, and as they went away holes opened up in the earth, yawning sinkholes into which oceans and mountains poured. » (125)
[12] Enfant, T. va jusqu’à mettre en bouche les pièces de monnaie qu’il vénère. (10)
[13] On retrouve au contraire ce type de personnage dans L’Intrusion, d’Adam Haslett, paru en 2010, dont le protagoniste, un trader véreux, voit remise en cause la propriété du terrain sur lequel est construite sa villa. En français, dans le roman de Tatiana Arfel, La Deuxième vie d’Aurélien Moreau, le protagoniste éponyme quitte le milieu de la finance et renoue avec sa sensibilité. Dans les deux cas, le pouvoir de l’argent se mêle à des questions terriennes, aux multiples sens du terme.
[14] Il liste quelques-uns de ces liens : « collemboles des sols qui permettent la levée des sociétés végétales, pollinisateurs qui font revenir chaque printemps toutes les plantes à fleurs, forêts qui génèrent l’atmosphère respirable. » Donna Haraway consacre également plusieurs chapitres de Vivre avec le trouble à ces collaborations multispécifiques, par exemple entre la guêpe et l’orchidée, l’insecte ou l’animal microscopique étant des images récurrentes de cette complexité écologique que les humains méprisent.
[15] « The quiet mass disappearance, the inversion of the Ark, was passing unnoticed. » (139) Lydia Millet réemploie fréquemment des motifs bibliques pour représenter la crise écologique, comme dans la climat-fiction A Children’s Bible.
[16] Qu’elle relie au mot grec arkhè (le commencement, le fondement du monde) et au concept d’arche-originaire Terre fondé par Husserl dans La Terre ne se meut pas.
[17] Si, on l’a vu, la sixième extinction de masse n’est pas explosive dans Sans l’orang-outan, on trouve chez Chevillard une forme de fantaisie, dans son goût de l’hyperbole et de l’absurde.
[18] Voir les travaux de Jean-Paul Engélibert.
[19] L’on rappelle que le sens étymologique et biblique du terme signifie « dévoilement », « révélation ».
[20] C’est le contraire du discours prophétique, qui annonce une apocalypse qui viendra quoi qu’il arrive : ici, il s’agit de dépeindre une catastrophe en espérant que cela suffise à l’éviter.
[21] Ceux qui demeurent sont informes, pelés, hirsutes ou visqueux : principalement yacks, lambis et hurlant.
[22] Je traduis : « Many of these works deploy the genre conventions of elegy and tragedy in such a way that the endangerment of a particular species comes to function as a synecdoche for the broader environmentalist idea of nature’s decline as well as for the stories that communities and societies tell about their own modernization. »
[23] La culpabilité des humains est incarnée par un animal informe, entre le monstre et le spectre, qui les empêche de dormir, le « hurlant » qui semble venger les morts silencieuses des animaux éteints. (78) Cette figure confirme la thèse de Baptiste Morizot et Nastassja Martin selon laquelle la crise écologique est un « retour du temps du mythe », les humains se trouvant entourés de formes de vies changeantes et insaisissables.
[24] « He killed her driving to Las Vegas. » (35)
[25] Je fais, à ce sujet, le choix de désigner par la suite l’animale par un article féminin, en écrivant « la coyote », malgré la règle française qui emploie le terme masculin lorsqu’un féminin spécifique n’existe pas. Il s’agit d’insister sur son individualité sans la rattacher uniquement à une espèce que serait « le coyote » et de rendre compte du genre féminin central dans le texte anglais. Au sujet du mépris linguistique des femelles, voir le travail de Marie-Claude Marsolier-Kergoat dans Le Mépris des bêtes, ou encore celui d’Émilie Dardenne dans son Introduction aux études animales.
[26] « She was dying in the smells of asphalt, exhaust, and gasoline, no doubt also the smell of her own blood, and him, and other smells he could not know himself.
The fullness, the terrible sympathy!
Had he felt this before, he wondered? » (37)
[27] « [D]espite the fact that he was not looking, as he sat beside her, he imagined the shock from the ruined legs coursing through her body, what must be the blond surge of the pain as the end closed in. » (37)
[28] « That is the difference between them and me. […] No one would drive around me: the cars would stop, tens upon hundreds of them. » (38)
[29] « [A]n animal companion » (40).
[30] « Beth was finished being dead, with her departure accomplished and her absence complete. […]
The animals on the other hand were in the middle of dying, not only one at the time but in sweeps and categories. This he found incredibly distressing. » (139)
[31] « I wanted to write about that kind of loss [extinction] and about personal loss, somehow write them in parallel so they could infect each other. » (Steinke et Millet, 163)
[32] « Still he thought he had a glimpse of something in losing Beth. If a being could be so singular to another, there was no doubt that there was singularity elsewhere, that the irreplaceable nature of being was not limited to his own small circle. » (166)
[33] Ce qui permet à la fois une approche animaliste et une approche écologiste de la mort animale.
[34] L’ouvrage est en anglais, aussi les mots de Vinciane Despret y apparaissent-ils en traduction : « But what the world has lost is not what people mourn. What the world has lost, and what truly matters, is a part of what invents and maintains it as world. The world dies from each absence; the world bursts from absence. » (219) Le texte original ne m’étant pas accessible, j’en propose une retraduction vers le français.
[35] « And every sensation of every being of the world causes all the beings of the world to feel and think themselves differently. » (Despret, 219)
[36] Sur « l’altérité absolue » de l’animal, notamment de l’animal familier, comme voisin ou prochain, voir Derrida (28).
[37] Terme neutre en genre pour désigner deux enfants nés des mêmes parents, dont l’usage peut être métaphorique.
[38] Je prends ici le parti d’une lecture ironique de cette phrase, contrairement à Dominique Faria qui affirme que, pour Chevillard, c’est l’animal « qui lie l’homme au monde naturel, à ses ancêtres » (§15).
[39] Le sujet de la taxidermie est abordé en détail, là aussi avec un humour cynique et absurde, dans L’Arche Titanic, lorsque Chevillard étend la pratique de la taxidermie, à travers les théories de Mathias Mayor, à l’embaumement de proches humains : il devient alors évident que la conservation du corps ne pallie pas l’absence de l’être (40-50).
[40] Je traduis : « tragedy, with its focus on the irreversible fall of human being, has an inherently anthropocentric bias. Meanwhile, comedy, with its emphasis on regeneration, the passage from one generation to the next, and more generally on playful behavior […], relies on more ecological architecture. » (50).
[41] Véronique Servais a bien noté ce désarroi dans son enquête sur les visites au zoo.
[42] La formule rappelle celle citée plus haut (197), qui suggère précisément que la considération de T. s’étend au-delà de ce cercle, ou plutôt que ce cercle a été élargi aux animaux non-humains.
[43] « “Mind your business” […] “It is my business,” said T. “Just like it would be if you threw garbage at my sister. What don’t you get about that?” » (133).
[44] Le mot anglais concern me semble à ce sujet particulièrement pertinent pour décrire l’attention aux espèces en voie de disparition, puisqu’il mêle à la fois un sentiment d’inquiétude et d’implication.
[45] Haraway écrit ainsi : « “parents”, “parentés”, “parentèles” et “proches” constituent des catégories sauvages que toutes sortes de gens s’évertuent à domestiquer. Faire des parents au sein de parentés dépareillées plutôt que – ou moins en sus – des parentés divines, des généalogies et des familles biogénétiques sème le trouble sur des sujets importants. Envers qui sommes-nous responsables ? […] Qu’est-ce qui doit être coupé et qu’est-ce qui doit être attaché pour qu’un épanouissement multispécifique (aux parentèles incluant êtres humains et autres-qu’humains) sur Terre soit possible ? » (9).
[46] « Faced with being the last, faced with being alone, the thought was still the same, still and always the same. […] The feel of others like itself being close, of others not itself further out; the feel rushing of youth and the feel of slow growing old, of misery and joy. This was one breath, first stifled and then free: one soft and glancing touch that was the memory of life.
Back to the beginning and on to the end – home was flesh, was nearness. Poor animal. It thought he was his mother, but its mother was gone.
After a while, all the mothers would be. » (243)
[47] « If the animal was speaking to him, fine: if it was only what he believed was the animal, that was fine too. To know was to be » (243).
[48] « [T]he place where the living and the dying encounter each other in the presence of that which cannot be averted. Death is imminent but has not yet arrived. » (« In the shadow », 3-4)
[49] « Leurs noms sont les plus beaux mots de notre langue et pourtant ils sont inexplicablement absents de notre littérature, laquelle anticipe déjà en ce sens le monde sans l’orang-outan qui serait un enfer, j’en suis vraiment convaincu. » (Cerquiglini, 305-314)
[50] Marie Cazaban-Mazerolles fait la distinction entre les deux notions : « Sans doute Éric Chevillard n’est-il pas un écrivain engagé. En revanche, son œuvre révèle une conscience et un sentiment d’implication qui est ce par quoi commence l’écologie. » (68) Chevillard lui-même, dans un entretien accordé à Maxime Morin (2022), affirme : « Je ne saurais être l’écrivain d’une cause, même si celle-ci me paraît juste. » (en ligne)