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Flaubert et le philosophique : éthique et esthétique

« La morale de l’Art consiste dans sa beauté même, et j’estime par-dessus tout d’abord le style, et ensuite le Vrai » (lettre à Louis Bonnenfant du 12 décembre 1856) . [1]

Flaubert rompt ainsi avec un platonisme dont on a souvent montré la permanence ou la résurgence au XIXe siècle . [2]Il dénoue radicalement le lien que Cousin s’efforçait de renouer entre les idées du Vrai, du Beau et du Bien . [3] Dans sa correspondance, à partir de 1846, la philosophie et les philosophes deviennent les cibles d’une critique . [4] Mais c’est au nom d’une autre idée de la philosophie qu’il s’en prend aux philosophies : « La recherche de la cause est antiphilosophique et antiscientifique, et les Religions en cela me déplaisent encore plus que les philosophies, puisqu’elles affirment la connaître. » (lettre à Mme Roger des Genettes de l’été 1864). Il y a donc deux sens du mot « philosophie » employé par Flaubert : l’un péjoratif lorsqu’il désigne la métaphysique, l’autre à l’inverse positif lorsqu’il renvoie à la Critique, invention majeure du XIXe siècle, selon Flaubert, avec le « sens historique » (lettre à Edmond et Jules de Goncourt du 3 juillet 1860) duquel elle est d’ailleurs indissociable. Contre les discours de Vérité, il défend ce qui a pu passer pour un scepticisme voire un nihilisme : « […] il n’y a de vrai que les rapports, c’est-à-dire la façon dont nous percevons les objets », écrira-t-il en 1878 (lettre à Maupassant du 15 août) . [5]Il ébauche déjà l’idée avant la lettre d’une archéologie nécessaire des représentations. Il ne pouvait donc qu’être irrité par la foi naïve en l’existence d’une réalité stable dont la connaissance pourrait progresser : « Cette manie de croire qu’on vient de découvrir la nature et qu’on est plus vrai que les devanciers m’exaspère. La tempête de Racine est tout aussi vraie que celle de Michelet. Il n’y a pas de Vrai ! Il n’y a que des manières de voir. » (lettre à Léon Hennique du 3 février 1880) . [6]

Dans ces conditions, comment redonner à l’œuvre littéraire une raison, une valeur éthique, et une dignité à une époque où le rapport avec la connaissance et la vérité semblait encore en être la condition ? Flaubert se pose la question en 1852 : « […] nous tâtonnons dans les ténèbres. Nous manquons de levier, la terre nous glisse sous les pieds. Le point d’appui nous fait défaut, à tous, littérateurs et écrivailleurs que nous sommes. À quoi cela sert-il ? À quel besoin répond ce bavardage ? De la foule, à nous aucun lien » (lettre à Louise Colet du 24 avril 1852). La « foule », écrit-il, et non le peuple, ni la nation et pas même le public. Le terme employé dit à lui seul que Flaubert – qui, contrairement à Hugo, fait définitivement l’économie de Dieu – ne cherchera pas non plus la raison et la valeur éthique de la littérature du côté d’une transcendance de l’histoire. Il ne croit pas à la possibilité d’une articulation harmonieuse de l’individuel et du collectif, du particulier et de l’historique : l’accord de l’écrivain et d’un peuple en devenir est un rêve naïf . [7]Il n’est pas de ceux qui se croient la voix de leur siècle [8] ou qui s’autorisent d’un quelconque sacerdoce pour écrire. Il ne pense d’ailleurs pas l’articulation de l’individuel et du collectif mais une atomisation sociale : « […] la fantaisie d’un individu me paraît tout aussi légitime que l’appétit d’un million d’hommes » (lettre à Louise Colet du 24 avril 1852). Certes, « chaque chose a ses raisons », reconnaît-il aussi dans la même lettre. Mais la caractéristique du XIXe siècle est l’égalité des raisons. Comment refonder la puissance et la légitimité de la littérature ? D’abord en prenant acte des conditions historiques qui expliquent sa situation pour en déduire une stratégie :

Je crois […] que les règles de tout s’en vont, que les barrières se renversent, que la terre se nivelle. Cette grande confusion amènera peut-être la Liberté. – L’art, qui devance toujours, a du moins suivi cette marche. Quelle est la poétique qui soit debout maintenant ? La plastique même devient de plus en plus presque impossible, avec nos langues circonscrites et précises et nos idées vagues, mêlées insaisissables. Tout ce que nous pouvons faire, c’est donc, à force d’habileté, de serrer plus raide les cordes de la guitare tant de fois raclées, et d’être surtout des virtuoses, puisque la naïveté à notre époque est une chimère. (Lettre à Louise Colet, 4 septembre 1852).

Il explique la déréglementation de l’art et l’atomisation sociale de la même façon : elles proviennent d’une structuration démocratique du mode de la pensée, du triomphe de ce qu’il appelle « le point de vue démocratique ». Les effets sociaux sont les suivants : « pas d’autorité, de règle. […] maintenant il y a anarchie et chacun est livré à son caprice » (lettre à Louise Colet du 29 janvier 1854). Il en tire aussi les conséquences pour « la Beauté » : désormais elle ne dépend plus que « d’un rapport exact  », à un moment donné, et dans des circonstances particulières, entre divers éléments – rapport qui est à inventer pour chaque œuvre et par chaque artiste. Contrairement à la rhétorique, ce que Flaubert appelle la « poétique » n’aura donc aucun caractère prescriptif. Elle est tout entière (ajoute-t-il dans la même lettre) contenue et manifestée dans la forme de chaque œuvre particulière : « Chaque œuvre à faire à sa poétique en soi, qu’il faut trouver ».

Il veut écrire contre son époque mais il sait aussi qu’il ne peut écrire sans elle. Il peut bien tonner, selon son terme, contre l’égalité, contre l’esprit démocratique, contre le pêle-mêle des idées reçues. Mais il a aussi conscience que son écriture ne s’exclura que difficilement de ce mouvement démocratique, et n’y résistera, ne s’en démarquera efficacement qu’en retournant contre lui ses propres armes. C’est l’objectif par exemple de sa poétiques de l’égalité des points de vue et des discours dans ses romans : ainsi essaie-t-il d’inventer un regard absolu et de reconstituer dans l’art – contre l’histoire dont le mouvement le fascine pourtant – le domaine d’une ontologie. Il rêve d’un style qui serait « à lui seul une manière absolue de voir les choses » (lettre à Louise Colet du 16 janvier 1852) et qui refonderait donc l’ontologie comme fiction interne à l’œuvre. De ce point de vue, Flaubert partage avec Mallarmé [9] une conception matérialiste de la valeur et de la raison de l’art comme fiction.

La valeur propre de la littérature se définira donc pour Flaubert par rapport à la « virtuosité » de son auteur, par rapport aussi à l’organisation particulière d’une œuvre, à sa force de cohésion, enfin par rapport à sa capacité – tout en représentant le réel – de renvoyer avant tout à la puissance de son langage. Le « livre sur rien » n’a jamais été un roman sans sujet et sans mimésis, mais un texte (au sens que la critique moderne a donné à ce terme) qui fait du travail sur le langage (et non plus de la visée mimétique) l’objectif essentiel de l’art. Car Flaubert préfère le terme « art » au mot « littérature », probablement pour rappeler (par le sens étymologique du mot) que la conscience, le savoir, la technique, la maîtrise sont indispensables à sa réalisation. Même s’il ne partage pas l’opinion de Hegel selon laquelle l’histoire irait dans le sens d’une fin de l’art (et on peut même dire qu’il en retourne la proposition), il estime avec regret que la littérature de son époque nécessite beaucoup d’art, une conscience dans le travail alors que les Grecs pouvaient se permettre la « naïveté » et le naturel, un art sans art . [10]La modernité se caractérise par le fait que la conscience de soi est la seule raison possible. Mais le modèle hégélien du retournement de l’esprit sur lui-même est détourné au profit de l’art. Pour Flaubert la conscience doit être double : une conscience de l’art de la littérature (retournement de l’art sur lui-même) et d’autre part une conscience critique de la part de représentation (donc de la part d’historicité, et d’imaginaire) que comporte toute pensée, toute philosophie. C’est leur part de représentation, d’imaginaire qui fait basculer les représentations du côté des images (soupçonnées autrefois par Platon de n’entretenir qu’un rapport indirect et lointain avec les Idées). Mais la conscience critique chez Flaubert n’est pas le signe d’un retour au platonisme. Bien au contraire. On le voit lorsqu’il écrit le 29 janvier 1859 : « Tout doit parler dans les Formes, et il faut qu’on voie toujours le plus possible d’âme » . [11] L’œuvre, selon Flaubert, parle mais le terme « âme » indique assez bien l’intériorité de cette parole à l’œuvre (« dans les Formes »). La lettre dit aussi l’intransitivité double de cette « parole dans les Formes » car son objectif n’est ni de discourir sur un sujet ni de s’adresser à des destinataires pour communiquer et convaincre (différence majeure avec le discours philosophique). Le terme « âme » suggère bien le monisme de cette conception de l’œuvre (car on sait par ailleurs que l’âme est toujours indissociable du corps pour Flaubert) comme expression et non comme discours. La conception de l’expression est spinoziste et liée à une pensée de l’immanence.

Le terme « expression » apparaît plusieurs fois dans le texte latin de L’Éthique (que Flaubert a lu en latin précisément) et permet au philosophe d’imaginer une conciliation entre l’unité (de la Substance) et la différence (par rapports aux attributs), l’unité et la diversité du monde. Il veut ainsi élaborer une pensée de l’immanence tout en évitant de tomber dans le panthéisme dont on l’a malgré tout accusé. Spinoza conçoit « une infinité d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie » . [12] L’idée d’expression est précisée par deux autres termes : les attributs expliquent (développent) et enveloppent (impliquent) la substance . [13]Il ne s’agit donc pas d’une incarnation de quelque chose d’extérieur. Si les termes employés par Flaubert dans sa lettre du 29 janvier 1854 ne sont pas spinozistes, l’idée d’un langage intérieur, d’une âme impliquée et indissociable de l’œuvre, d’une raison intérieure (tout comme Dieu est cause immanente dans le monde), et d’un développement intérieur à l’œuvre (« parler dans ») est élaborée sur le modèle spinoziste de l’expression. Le glissement du verbe employé intransitivement « parler » au verbe « voir » indique bien aussi que l’œuvre n’est pas le discours d’une vérité extérieure, et que son rapport à la pensée n’est pas de l’ordre de l’incarnation (de l’inscription du lisible dans le visible) : il ne s’agit pas d’une descente de l’idée, d’une signification, d’une pensée dans une forme. Pourtant il y a quelque chose qui relève de la pensée mais il se trouve impliqué dans la constitution même des Formes : « Tout doit parler dans les Formes… ». Tout est calculé. Flaubert se donne pour objectif d’abolir le hasard. On le voit dans ses brouillons : l’essayage des termes, les réécritures, la chasse aux mauvaises assonances et allitérations doivent donner au style la force de la nécessité. Le vrai en sera l’effet et la récompense. L’exactitude par rapport au réel n’est donc pas essentielle (pourtant on sait qu’il se documentait et enquêtait). Il donne ce conseil à Feydeau : « Travaille ton plan au milieu des monts et pense à ceci que je livre à tes méditations. L’histoire vraie ne signifie rien. Change, raccourcis, allonge ! Et ne te préoccupe pas de reproduire exactement les faits ou les caractères » (lettre à Ernest Feydeau du 18 juillet 1859).

C’est que le vrai tel que le conçoit Flaubert dépend de la conception même de l’œuvre : « La difficulté capitale [c’est] le style, la forme, le Beau indéfinissable résultant de la conception même et qui est la splendeur du vrai comme dirait Platon » (lettre à Mlle Leroyer de Chantepie du 18 mars 1857). Mais Flaubert déconstruit en fait le dualisme platonicien puisque le style est le lieu de la vérité, où elle se manifeste et se produit tout à la fois : « Où la Forme, en effet, manque, l’idée n’est plus. […] Ils sont aussi inséparables que la substance l’est de la couleur et c’est pour cela que l’Art est la vérité même » (lettre à Louise Colet du 15-16 mai 1852). La relation entre l’idée et la forme est conçue sur le mode d’une relation de la substance avec les attributs, ce qui explique à la fois les déclarations sur l’unité (du fond et de la forme) et les déclarations sur la tension qui anime l’écriture :

[…] je me trouve incapable de rendre l’Idée » (lettre à Louise Colet, 2 octobre 1846). Impliquée, enveloppée, développée dans la forme, l’Idée, comme l’indique alors la majuscule, n’en demeure pas moins ce qui n’est jamais totalement localisable en un point, ce qui reste inépuisable par une formulation, ce qui déborde toujours, tout comme la substance spinoziste, qui est indissociable des attributs mais n’est pas tout entière confondue avec chacun d’eux. Flaubert utilise un mot plutôt platonicien – Idée – mais le détourne en recourant à un modèle d’intelligibilité spinoziste – l’expression – et à un philosophème spinoziste aussi : la substance.

L’ « Idée » – ce mot que Flaubert affectionne dans la correspondance – ne désigne donc pas une signification antérieure ou qu’il serait possible d’extraire après-coup mais ce qui construit la totalité harmonieuse de l’oeuvre, créant ces rapports indispensables à l’existence des effets de vérité dans une nouvelle ontologie paradoxale (et anti-platonicienne) qui confond l’être avec ce qui n’en est qu’une ombre inventée, puisqu’il s’agit d’un effet d’art. Dans ses œuvres de jeunesse, Flaubert avait élaboré l’idée d’un Absolu littéraire indexé sur un au-delà inaccessible . [14]

Après 1845 et surtout à partir des années 1850, prévaut une pensée de l’art qui s’élabore contre la prééminence de l’idée de certitude et de causalité. Percevant l’aliénation de l’infini du réel dans les représentations et l’ordre du discours, Flaubert imagine un roman paradoxal entraîné – semblerait-il – par une force d’anti-représentation vers son propre dépassement :

Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. Les oeuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière ; plus l’expression se rapproche de la pensée, plus le mot colle dessus et disparaît, plus c’est beau. Je crois que l’Avenir de l’Art est dans ces voies. Je le vois, à mesure qu’il grandit, s’éthérisant tant qu’il peut, depuis les pylônes égyptiens jusqu’aux lancettes gothiques, et depuis les poèmes de vingt mille vers des Indiens jusqu’aux jets de Byron. La forme, en devenant habile, s’atténue ; elle quitte toute liturgie, toute règle, toute mesure ; elle abandonne l’épique pour le roman, le vers pour la prose ; elle ne se connaît plus d’orthodoxie et est libre comme chaque volonté qui l’a produit. Cet affranchissement de la matérialité se retrouve en tout et les gouvernements l’ont suivi […]. (Lettre à Louise Colet du 16 janvier 1852).

Flaubert reprend à Hegel l’idée d’un « affranchissement de la matérialité » – relevée et soulignée dans son dossier de notes sur « Esthétique de Hegel » : « ce que l’esprit cherche dans un ouvrage d’art ce n’est ni la réalité matérielle que veut le désir, ni l’idée dans sa généralité abstraite, mais un objet sensible dégagé de tout l’échafaudage de la matérialité » [15] – ainsi que ses principales étapes – et il part comme Hegel de l’Égypte – mais au lieu d’achever son parcours par un dépassement dialectique de l’art, il l’infléchit au profit du roman et de la prose, et d’une sorte de dépassement de l’art par l’art.

N’invente-t-il pas ainsi une autre mort de l’art, bien que différente de celle que prévoyait Hegel ? Elle serait en effet symétrique et inverse : symétrique car dans les deux cas l’ordre de la représentation est contestée ; inverse car pour Hegel l’art se résorbera dans une intelligibilité absolue, pour Flaubert dans une « manière de voir absolue », libéré du poids du logos, et qui s’identifie au style. Chez l’un c’est l’ordre du conceptuel qui l’emporte, chez l’autre l’ordre du style et du visuel. Toutefois on peut considérer que la représentation flaubertienne qui s’efforce de délier les rapports du monde et du logos est bien une paradoxale mimésis du monde qui recèle une profonde tendance anti-mimétique en ce qu’elle résiste à ce qui faisait traditionnellement la cohérence de la mimésis : la force d’interprétation.

En fait Flaubert ne pense pas le dépassement de l’art mais un art qui excède. Il fait se rejoindre « rien » et « tout ». C’est l’effet qu’il vise en tant qu’artiste et qu’il éprouve parfois en tant que lecteur, par exemple devant l’œuvre de Shakespeare : « […] il me semble que je suis sur une haute montagne. Tout disparaît, et tout apparaît. On est plus homme. On est oeil. » (lettre à L. Colet du 27 septembre 1846). Ce qui disparaît ce n’est pas tant le sujet, qu’une cohésion du monde, ce qui pourrait en faire un sujet éminemment représentable parce que significatif et signifiant. Tout disparaît, et tout apparaît : l’essentiel est dans ce battement. La cohésion de l’œuvre, la force d’un style unificateur d’un côté, et d’un autre côté une résistance à la cohésion douteuse du monde qui provient des manières de voir limitées (discours, idées, représentations, sciences, religions, philosophies).

L’infini (ou l’illimité, l’idée) s’ouvre de l’intérieur du visible, non tout à fait comme une essence repliée au cœur des choses mais comme un espace créé par le battement d’un regard qui s’éblouit au contact du divers. Le jugement est suspendu et laisse apparaître le divers irréductiblement, comme le montre ce récit d’une expérience d’harmonie dans le pêle-mêle des choses :

J’ai fait aujourd’hui une grande promenade dans le bois de Canteleu. Promenade délicieuse […]. J’ai été jusqu’à Montigny. – Douze fidèles tout au plus. – De grandes orties dans le cimetière et un calme ! un calme ! Des dindons piaulaient sur les tombes et l’horloge râlait ! (Lettre à Louis Bouilhet, 24 août 1856).

Le réenchantement du monde s’opère par l’espacement des choses, par la juxtaposition qui ne crée pas un désordre mais une nouvelle mimésis et une syntaxe paradoxale qui fait du blanc (à la place des « car » et des « donc ») une force de liaison suggestive. La discontinuité devient une nouvelle forme d’harmonie. Le regard absolu délie et relie par une autre force, par une signifiance qui est comme la vibrativité du réel (d’ailleurs soulignée dans ce récit par les points d’exclamation) . [16] Aux relations causales, Flaubert substitue un autre mode de liaison : le rythme. La conception flaubertienne de l’art comme regard absolu s’ordonne à une pensée générale du monde, à une épistémologie matérialiste et vitaliste : la conception sadienne de la matière comme agrégat d’atomes espacés, donc mobiles, en perpétuelle décomposition/recomposition, c’est-à-dire une conception hostile aux catégories stables de la finalité et de la causalité.

La représentation en pointillé du monde suggère la conversion, le rapprochement du subjectif et de l’objectif, une suspension de l’entendement, et l’éblouissement de la vision, comme dans ce passage de Salammbô sur le regard d’Hamilcar, tellement emblématique de cette écriture rythmique du monde qu’il pourrait en être aussi la métaphore :

[…] il alluma une lampe de mineur fixée au bonnet de l’idole ; des feux verts, jaunes, bleus, violets, couleur de vin, couleur de sang, tout à coup, illuminèrent la salle. Elle était pleine de pierreries qui se trouvaient dans des calebasses d’or accrochées comme des lampadaires aux lames d’airain, ou dans leurs blocs natifs rangés au bas du mur. C’étaient des callaïs arrachées des montagnes à coups de fronde, des escarboucles formées par l’urine des lynx, des glossopètres tombés de la lune, des tyanos, des diamants, des sandastrum, des béryls, avec les trois espèces de rubis, les quatre espèces de saphir et les douze espèces d’émeraudes. Elles fulguraient, pareilles à des éclaboussures de lait, à des glaçons bleus, à de la poussière d’argent, et jetaient leurs lumières en nappes, en rayons, en étoiles . [17]

Aucun Verbe ne hante plus le visible . [18] Les objets redeviennent des « choses » – mot que Flaubert préfère lorsqu’il évoque une matérialité paradoxale du visible qui peut devenir subtile comme une lumière dans le passage cité de Salammbô comme si le regard absolu avait une force de sublimation au sens chimique.

L’« idée du beau pur » (lettre à Louise Colet du 13 septembre 1846), libéré de toutes les tentations du discours, Flaubert cherche à l’atteindre par un travail qui repense le monde et ses représentations – qui délie/délit et relie/relit différemment, non – certes – pour produire un nouveau système interprétatif, mais pour faire de cette dynamique à deux temps la raison interne de l’œuvre, sa pensivité. Il ne faut donc pas chercher à faire avouer au texte flaubertien un refoulé philosophique. Mais il serait aussi périlleux de considérer son œuvre comme une architecture du vide construite grâce à une entreprise de désertification intellectuelle et dans le seul but de magnifier la Forme, nouvelle idole vaine d’un culte sans sujet. Flaubert opère en fait un dépassement (par un art qui parle, selon son terme) dont les moyens sont empruntés aux philosophies elles-mêmes sans que cela suppose une complète adhésion à aucune d’elles, malgré cette réputation de spinozisme qu’on lui a souvent faite. Dans ce dernier cas, Flaubert n’adopte pas la philosophie en elle-même, l’ensemble de ses articulations qui constituent un système cohérent , [19] mais il prélève un modèle d’intelligibilité (l’unité fondée à la fois sur l’immanence et sur un mode d’articulation qui relève de l’expression) qu’il déplace vers un autre domaine, celui de la littérature, en procédant à toutes les adaptations et transformations nécessaires (par le recours à d’autres philosophies – à Hegel et Platon même dans le cas de l’Idée [20] –, par une condensation de philosophèmes).

S’il élabore l’idée du livre sur rien à partir d’une pensée hégélienne de l’intellectualisation (et de l’exténuation) de l’art, il en refuse les fondements idéalistes : l’idée du livre sur rien s’appuie sur le refus à la fois du dualisme matière/esprit [21].et du dépassement du monde matériel vers un mystérieux Esprit – refus auquel la substance spinoziste donne un fondement épistémologique. Aussi, bien qu’il ait été frappé dans sa lecture de Hegel par l’idée de ce qu’il appelle dans la marge de ses notes sur L’Esthétique un « art supérieur à la Nature », Flaubert s’en démarque radicalement et multiplie dans sa correspondance les comparaisons de l’art à la nature – la Substance spinoziste ayant télescopé la dialectique de l’Esprit hégélien –, et cette Nature devient un modèle à la fois éthique et esthétique. À la pensée de l’incarnation qu’était encore chez Hegel l’objectivation de l’esprit dans l’histoire de l’art (pensée qui permettait dans un second mouvement le rêve d’une désincarnation par la philosophie), Flaubert préfère une conception non dualiste : l’expression qui concilie l’immanence et le développement, qui concilie le temps et l’éternité, le « sens historique » et le désir de faire échapper l’œuvre au temps pour atteindre à l’éternel . [22]

Par ce travail d’intertextualité, perceptible dans les énoncés de sa correspondance, mais aussi par la forme critique – qui est encore une forme de pensée – Flaubert conserve un rapport au philosophique. Il est même au centre de son esthétique et de son éthique parce que la Vérité étant frappée d’immoralité lorsqu’elle a la forme d’un discours, il lui faut régler différemment le rapport de l’œuvre au cognitif.

ps:

Gisèle SÉGINGER, LISAA EA 4120, Université Paris-Est

http://www. univ-mlv.fr/lisaa

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (Hiver 2009)

notes:

[1] Sauf indication contraire, la correspondance est citée dans l’édition établie par Jean Bruneau, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1973-1998, 4 volumes.

[2] Michel Brix, « Romantisme et aspiration platonicienne », Le Romantisme français, Peeters, 1999, p. 21-83.

[3] Cours de philosophie de 1818 : du fondement des idées du Vrai, du Beau et du Bien, Hachette, 1836.

[4] Avant 1845 et l’achèvement de la première Éducation sentimentale (dont les derniers chapitres exposent une nouvelle esthétique), les années de jeunesse se caractérisent par une conception métaphysique de la vérité, et un idéalisme radical : la vérité extérieure au langage demeure inaccessible et le poète – philosophe raté – échoue toujours à en rendre compte. Flaubert met en scène des personnages et des narrateurs dont la parole nostalgique s’enlise dans la déploration. La coupure métaphysique dévalorise à la fois le monde réel et l’art impuissant. Leurs raisons sont ailleurs mais le poète ne parvient pas à faire œuvre de réappropriation. « Écrire, oh ! écrire, c’est s’emparer du monde, de ses préjugés, de ses vertus et le résumer dans un livre. C’est sentir sa pensée naître, grandir, vivre, se dresser debout sur son piédestal, et y rester toujours », s’écrie le narrateur d’Un parfum à sentir (Œuvres de jeunesse, édition de Guy Sagnes et Claudine Gothot-Mersch, Gallimard, « coll. Bibliothèque de la Pléiade », 2001, p. 112). Or, cette pensée de la totalité échappe toujours. Le narrateur des Mémoires d’un fou déplore son impuissance à exprimer sa compréhension intuitive du monde : « la parole n’est qu’un écho lointain et affaibli de la pensée » (p. 470).

[5] Correspondance, publiée par Yvan Leclerc, Flammarion, 1993.

[6] Édition du Club de l’Honnête Homme, 1976, t. XVI.

[7] Voir par exemple la lettre à Louise Colet du 13 juin 1852.

[8] C’est ainsi que Balzac désignait l’écrivain dans la préface de 1843 aux Souffrances de l’inventeur (dernière partie d’Illusions perdues).

[9] Mais précisons que Flaubert est mort trop tôt pour connaître grand-chose de Mallarmé. Celui-ci ne deviendra célèbre auprès du public qu’après la parution en 1884 d’À rebours de Huysmans qui fait l’éloge de son œuvre. Et ce n’est qu’en 1887 qu’il réunit en recueil les poèmes dispersés jusque-là. Néanmoins, admirateur de Salammbô et de La Tentation de saint Antoine Mallarmé a dédicacé à Flaubert un exemplaire de sa traduction de Vathek (de Beckford), en 1876. Mais l’admiration n’était pas réciproque. Une lettre de Maupassant à Flaubert laisse entendre que les deux écrivains n’appréciaient guère le « galimatias » du poète (8 janvier 1877, Correspondance Flaubert/Maupassant, op. cit., p. 114).

[10] Voir la lettre à Louise Colet du 24 avril 1852.

[11] Lettre à Louise Colet du 29 janvier 1854. C’est moi qui souligne.

[12] Définition 6, cité par Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression (Éditions de Minuit, 1968, p. 9). Dans le texte latin (et Flaubert avait lu Spinoza en latin), on trouve plusieurs fois le terme : « aeternam et infinitam certam essentiam exprimit (I, 10) ; « divinae substantiae essentiam exprimit » (I, 19) ; « existentiam exprimunt » (I, 10, c).

[13] Les termes employés sont « explicare » et « involvere ». Voir le commentaire de ces termes par Deleuze, op. cit,, p. 121.

[14] Le narrateur des Mémoires d’un fou se désole de son impuissance littéraire : « J’avais un infini plus immense, s’il est possible, que l’infini de Dieu, où la poésie se berçait et déployait ses ailes dans une atmosphère d’amour et d’extase ; et puis il fallait redescendre de ces régions sublimes vers les mots, – et comment rendre par la parole cette harmonie qui s’élève dans le coeur du poète, et les pensées de géant que font ployer les phrases […] / Par quels échelons descendre de l’infini au positif ? par quelle gradation la poésie s’abaisse-t-elle sans se briser ? comment rapetisser ce géant qui embrasse l’infini ? / Alors j’avais des moments de tristesse et de désespoir, je sentais ma force qui se brisait et cette faiblesse dont j’avais honte, car la parole n’est qu’un écho lointain et affaibli de la pensée » (édition établie par Yvan Leclerc, Flammarion, coll. « GF », 1991, p. 272). Sur l’absolu littéraire dans les premiers écrits de Flaubert avant 1845 et l’évolution ultérieure, voir « Du poète à l’artiste », Une Éthique de l’art pur, SEDES, 2000, p. 19-30.

[15] Notes de Flaubert sur l’Esthétique de Hegel, publiées par G. Séginger, Dix ans de critique, textes réunis par G. Séginger, série Gustave Flaubert 5, Éditions Lettres Modernes — Minard, Paris-Caen, 2005, p. 265.

[16] Jacques Rancière souligne ce paradoxe : « La « manière absolue de voir » ne se laisse pas voir. Faut-il dans le silence de ce type de « parole muette » entendre, comme le veut Jacques Rancière (qui en étudie la manifestation dans Madame Bovary), une musique et considérer celle-ci comme la manifestation d’un « art d’anti-représentation » ? (« Le livre en style », La parole muette, Hachette, 1998, p. 115). Sans doute est-ce tirer un peu trop Flaubert vers Mallarmé.

[17] Salammbô, édition établie par Gisèle Séginger, Flammarion, « GF », p. 200.

[18] Jacques Rancière considère que l’œuvre du style est de disjoindre « l’écriture muette-bavarde, de faire taire son bavardage ». (La parole muette, op. cit., p. 118). Il étudie les procédés stylistiques utilisés par Flaubert, la suppression de coordinations, le style indirect libre qui efface toute trace de voix, et l’imparfait qui suspend la différence entre la réalité et la conscience. Ainsi Flaubert parvient-il à créer « l’absolue passivité de la contemplation perdue dans son objet » (p. 114).

[19] La philosophie de Spinoza fait de la connaissance de Dieu l’objectif de l’homme car ainsi peut-il développer pleinement sa force rationnelle. Flaubert n’a jamais suivi Spinoza dans cette direction.

[20] Sur ce point voir Jacques Derrida, « Une Idée de Flaubert. La lettre de Platon », Confrontation. Correspondances, Cahiers 12, Aubier, 1984, p. 155-170).

[21] « […] je ne sais pas ce que veulent dire ces deux substantifs Matière et Esprit ; on ne connaît pas plus l’une que l’autre. Ce ne sont peut-être que des abstractions de notre intelligence. Bref, je trouve le Matérialisme et le Spiritualisme deux impertinences égales » (lettre à sa nièce Caroline du 23 mars 1868)

[22] « Il faut […] tâcher d’écrire pour l’éternité » (lettre à Ernest Feydeau du 21-25 février 1861).

Gisèle Seginger
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