Dans sa période romantique, le jeune Flaubert s’enthousiasmait pour le pouvoir de l’écriture : « Écrire, oh écrire, c’est s’emparer du monde, de ses préjugés, de ses vertus et le résumer dans un livre ; c’est sentir sa pensée naître, grandir, vivre, se dresser débout sur son piédestal, et y rester toujours »[1]. Dans les années 1837-1839, inspiré par Goethe et Byron, il écrit une série de textes qui constituent une sorte de cycle philosophique : Rêve d’enfer (1837), Agonies (1838), La danse des morts (1838), Ivre et mort (1838), Smar (1839). Il y aborde des questions métaphysiques, le sens de la vie et la place du mal, l’inexistence de Dieu, le néant. Cependant, Mémoires d’un fou (1838), Smar et Novembre (1842) évoquent la difficulté de penser avec originalité : tout semble déjà dit ou la représentation ne parvient pas à saisir l’infini du monde[2]. Mais, dans la même période, Flaubert lit aussi Rabelais et Montaigne ainsi que Sade, pour lesquels il gardera toujours une grande admiration. De Rabelais il écrit que son œuvre épique a une puissance de démolition égale à celle de Luther et qu’il a fait du grotesque une statue « éternelle comme le monde » : « Ce qui existait lui faisait pitié, et, pour employer une expression triviale, le monde était farce. Et il l’a tourné en farce. »[3] Et, il écrit à son ami Ernest Chevalier, le 13 septembre 1838 : « […] je n’estime profondément que deux hommes, Rabelais et Byron, les deux seuls qui aient écrit dans l’intention de nuire au genre humain et de lui rire à la face. Quelle immense position que celle d’un homme ainsi placé devant le monde ! » Montaigne – l’écrivain sceptique – l’enchante tout autant : « je me récrée à lire le sieur de Montaigne dont je suis plein ; c’est là mon homme. »[4] Et c’est Montaigne qu’il lit en 1846 tandis qu’il veille le cadavre de sa sœur[5]. Mais pour le jeune homme qui veut penser la lecture de Rabelais et de Montaigne, ce n’est pas sans risque : « Le Peut-être de Rabelais et le Que say-je de Montaigne, tous deux sont si vastes qu’on s’y perd […]. »[6]
Il faut attendre les années 1845-1846 pour que la lecture de Rabelais, de Montaigne et de Sade – qui fournit de « brillants aperçus sur la philosophie de l’histoire »[7] – l’emporte sur l’attrait du romantisme et le goût des vérités philosophiques. Alors se multiplient les déclarations hostiles à l’immobilisme des certitudes, au fanatisme des « causes finales » : « La métaphysique vous met beaucoup d’âcreté dans le sang »[8]. Dans les années où il rédige Madame Bovary, premier roman qui confronte et met à égalité la foi et le désir de savoir, Flaubert s’insurge contre la confiance de l’homme en lui-même : il « saute par-delà les soleils, dévore l’espace et bêle après l’infini, comme dirait Montaigne », il cherche de nouveaux dogmes (comme l’infaillibilité du suffrage universel)[9]. Qu’elle suscite l’aspiration du jeune Flaubert, ou la méfiance de l’auteur de Madame Bovary, la pensée est au centre des interrogations et des œuvres flaubertiennes des années de jeunesse jusqu’à Bouvard et Pécuchet. Le doute est d’abord une tentation vertigineuse qui dérange le jeune écrivain en mal d’affirmation avant de devenir une véritable dynamique à l’œuvre dans la construction des récits. Madame Bovary, Salammbô, L’Éducation sentimentale sont structurés par le deux à deux des confrontations sans solution : sentiment contre matérialisme bourgeois, platitudes maritales contre médiocrités romanesques, savoir contre croyance, barbares contre civilisés, républicains contre conservateurs. Ce qui était une poétique dans les romans précédents est mis en abyme dans le dernier roman puisque le sujet principal est un dialogue de confrontation théorique. Les rares événements viennent alimenter le débat. Les doutes et divergences sont les péripéties majeures d’un récit qui subvertit ou évacue le romanesque et réduit la part des événements : les faits politiques (1848 et 1851) et les amours avortés ne viennent qu’alimenter un peu plus le débat sur l’impossibilité de savoir et l’inutilité des livres pour comprendre un monde qui résiste et se rebelle contre l’effort des hommes. Le pyrrhonisme de Montaigne serait-il alors le dernier mot, la conclusion de Flaubert ? Pécuchet qui est atteint encore plus que Bouvard du fanatisme de la certitude préfèrerait le néant au doute. Et Flaubert note dans le Dictionnaire des idées reçues : « Doute. Pire que la négation ». Le doute qui fait si peur à Pécuchet serait-il une manière supérieure de philosopher ? Ne tombe-t-il pas plutôt dans la catégorie des idées reçues lorsque Bouvard déclare qu’il est le propre des grands esprits ? Si Flaubert n’en est pas à sa première utilisation de savoirs scientifiques dans ses œuvres, avec Bouvard et Pécuchet il met au point une poétique qui fait tourner les oppositions, le pour et le contre, dans un vertige des repères. Comment comprendre la poétique de ce roman sans point de vue supérieur ? Ne révèle-t-il pas malgré tout une manière de voir le monde ? On s’interrogera sur le passage du cognitif au poétique, de l’épistémologique au narratif, du philosophique au formel et à l’implicite.
Philosophies et Philosophie
Après sa période romantique (qui s’achève en 1842 avec Novembre), Flaubert se montre méfiant à l’égard des philosophies. Parfois, il valorise pourtant la philosophie et la science (au singulier) en tant que méthode et non en tant que théorie, alors que la métaphysique est compromise dans la recherche de ces « causes finales » auxquelles aspireront Bouvard et Pécuchet : « La recherche de la cause est antiphilosophique et antiscientifique, et les Religions en cela me déplaisent encore plus que les philosophies, puisqu’elles affirment la connaître… »[10]. Les philosophies cherchent la cause, les religions disent la connaître, Flaubert reprend là une opposition qui avait produit un épisode dans La Tentation de saint Antoine de 1849 : l’affrontement entre les allégories de la Science et de la Foi. Préparant son roman-testament, Flaubert constitue un dossier sur le livre de P. Janet, Les causes finales[11]. De nombreux folios de notes sur d’autres ouvrages comportent aussi des remarques sur l’idée de cause finale, souvent regroupées en rubrique. On voit sur ces fiches que la sélection de la matière documentaire est orientée par les besoins de la fiction. La recherche des causes – qu’elles soient finales et concernent le sens du monde, ou qu’elles soient locales et concernent l’interprétation de faits particuliers – est toujours l’objectif de Bouvard et Pécuchet : ils cherchent les « causes de la Révolution », la cause d’un incendie, la cause de l’explosion d’un alambic, « le moyen dans tous les cas morbides de distinguer la cause de ses effets » (130). Pour eux, la condition du savoir est la régularité des lois et l’existence d’une finalité : « Pas d’arrangement sans but ! Les effets surviennent actuellement, ou plus tard. Tout dépend de lois. Donc, il y a des causes finales. » (302) Ils rabattent sur le fonctionnement du monde une téléologie religieuse et croient à un déterminisme matérialiste, à une relation de cause à effet infaillible : il y a de la finalité dans le monde comme pour d’autres de la Providence. Leur recherche de la cause ou des causes finales se caractérise par un rationalisme simplificateur qui n’admet pas le paradoxe et la complexité, qui n’admet pas non plus ce qui échappe à l’observation directe. D’où cette réaction devant les livres qui tiennent compte d’hypothèses paradoxales : « Peut-être ! – mais que penser d’un livre, où l’on prétend que la lumière a été créée avant le soleil, comme si le soleil n’était pas la seule cause de la lumière ! » (157). D’où aussi leur perplexité lorsque leur besoin d’une logique linéaire se heurte au fonctionnement du corps humain, à l’interdépendance des organes, à une forme de causalité qui opère en double sens : « La cause et l’effet s’embrouillent », répondait Vaucorbeil. » (130).
En plein XIXe siècle – l’histoire se déroule dans les années 1840 et 1850 – le positivisme de Bouvard et Pécuchet est entaché de mécanisme : épistémologiquement, il se rattache donc à une rationalité typique de la période classique qui avait affirmé contre le mystère religieux la possible réduction des phénomènes physiques à des lois régulières grâce au déterminisme de la relation de cause à effet. Cette conception de la causalité est déjà tout à fait dépassée dans bien des travaux scientifiques du XIXe siècle car la science fait alors entrer dans son champ d’étude l’invisible, l’infiniment petit, l’organisation du vivant, les interactions. Bien des scientifiques admettent la complexité du monde et parfois même un degré d’imprévisibilité (dans les lois sur l’hérédité par exemple) en reconnaissant qu’il est impossible de réduire la rationalité aux relations de la causalité déterministe. Mystère du monde, merveille de la vie sont les nouveaux lieux communs qui hantent le discours des scientifiques[12]. Bouvard et Pécuchet ne tiennent pas compte de ce changement parce que leur approche de la science est métaphysique. Ils trouvent dans le déterminisme mécaniste de l’époque de Descartes la garantie d’une remontée possible à l’origine (comme Descartes plaçait l’origine du mouvement en Dieu, le mécanisme s’accommodant très bien d’une foi religieuse), dont le caractère archaïquement religieux leur échappe.
Flaubert avait pointé le caractère métaphysique de la recherche des causes, et il attribue à ce travers les angoisses de sa correspondante, Mlle Leroyer de Chantepie : « Je crois que toutes vos douleurs morales viennent surtout de l’habitude où vous êtes de chercher la cause. Il faut tout accepter et se résigner à ne pas conclure. Remarquez que les sciences n’ont fait de progrès que du moment où elles ont mis de côté cette idée de cause. »[13] Il opposait au finalisme, la complexité d’un monde sans finalité évidente : « […] il n’y a que des faits et des ensembles dans l’Univers. »[14] Dans La Tentation de 1849, la Science et la Logique font partie des tentateurs diaboliques qui apparaissent dans les hallucinations du saint, et la première finit par se rapprocher curieusement de la seconde, brouillant la distinction entre le mal et le bien, la vérité et l’erreur. Dans Salammbô, Schahabarim réfléchit sur la « constitution du monde », « la nature des dieux » et il remonte toujours des effets aux causes avec le désir de saisir définitivement le principe créateur, et de conclure : « De la position du soleil au-dessus de la lune, il concluait à la prédominance du Baal »[15]. Mais cette appétence métaphysique qui mêle la physique et la religion égare Schahabarim : à la fin du roman, il rend un culte inhumain au soleil auquel il offre le cœur de Mâtho. Flaubert suggère l’intolérance et l’inhumanité que recèlent la quête de causalité et le désir de conclure. Il montre la violence des hommes religieux qui ont déterminé une fois pour toute le sens de l’existence et l’origine du monde, et en déduisent des prescriptions strictes, comme l’abbé Jeufroy, le curé maistrien de Bouvard et Pécuchet, lorsqu’il déclare : « L’homme étant corrompu naturellement il fallait le châtier pour l’améliorer. » (361).
La croyance en des causes finales révèle aussi un ridicule anthropomorphisme : « […] on croit un peu trop généralement que le soleil n’a d’autre but ici-bas que de faire pousser les choux »[16]. Il dénote une étroitesse de vue dont Flaubert relève des exemples divers dans ses notes pour Bouvard et Pécuchet, comme celui-ci que l’on trouve sur un folio consacré au livre du matérialiste d’Holbach, intitulé Le bon sens du curé J. Meslier suivi de son Testament : « à propos des Causes finales « un dévot admirait la Providence divine p. avoir sagement fait passer / des rivières par tous les endroits, où les hommes ont placé des gdes villes » [17]. « Il n’y a point de cause finale », telle est selon Victor Cousin[18] la position de Spinoza – qu’il critique – parce qu’il définit une substance éternelle qui a pour corollaire l’éternité du monde : il n’a pas pu être créé par Dieu ni par aucune cause extérieure, la question de l’origine et de la cause finale ne peut donc se poser. Lecteur admiratif de Spinoza, Flaubert adopte l’idée d’un monde éternel, infini, et incréé. Dans Bouvard et Pécuchet, il prête l’objection contre les causes finales à ses deux personnages :
– « Quel est le but de tout cela ? »
– « Peut-être qu’il n’y a pas de but ? »
Mais significativement, ils sont incapables de s’y tenir :
– « Cependant ! » et Pécuchet répéta deux ou trois fois « cependant » sans trouver rien de plus à dire.
– « N’importe ! je voudrais bien savoir comment l’univers s’est fait ! » (139).
À l’inverse, Flaubert pense l’infini du monde : « Le but, la cause ! Mais nous serions Dieu, si nous tenions la cause, et à mesure que nous irions, elle se reculera indéfiniment, parce que notre horizon s’élargira. Plus les télescopes seront parfaits et plus les étoiles seront nombreuses »[19]. Pour sa part, il éprouve une sorte de volupté dans le vertige de l’infini : « […] je regarde une des petites étoiles de la Voie Lactée, je me dis que la Terre n’est pas plus grande que l’une de ces étincelles. Et moi qui gravite une minute sur cette étincelle, qui suis-je donc, que sommes-nous ? Ce sentiment de mon infirmité, de mon néant, me rassure. Il me semble être devenu un grain de poussière perdu dans l’espace, et pourtant je fais partie de cette grandeur illimitée qui m’enveloppe. Je n’ai jamais compris que cela fût désespérant […] »[20]. Qu’il n’y ait pas de Dieu, et que la mort seule soit notre avenir ne change rien à ce sentiment de l’infini : « […] il se pourrait bien qu’il n’y eût rien du tout derrière le rideau noir. L’infini, d’ailleurs, submerge toutes nos conceptions et, du moment qu’il est, pourquoi y aurait-il un but à une chose aussi relative que nous ? »[21] Flaubert pense d’une part la relativité de l’homme et d’autre part l’historicité des choses humaines ainsi que la précarité de nos représentations, toutes relatives à un point de vue et à un moment donné. Le chapitre de Bouvard et Pécuchet sur l’histoire illustre bien ce relativisme historique : les historiens produisent des récits divergents et ne s’entendent ni sur l’interprétation des faits ni même parfois sur la véracité des événements relatés, la subjectivité et l’idéologie étant parfois à l’origine de déformations ou d’inventions légendaires, comme « la Loire rouge de sang depuis Saumur jusqu’à Nantes » à cause des massacres révolutionnaires (187).
Une fiction relativiste
Contrairement à ses personnages, Flaubert s’interroge moins sur la vérité que sur la production des savoirs et des représentations – perspective qui retiendra l’attention de Michel Foucault[22]. Bouvard et Pécuchet est un livre fait de livres dont la structure critique prend le contrepied du projet des personnages. C’est que Flaubert a l’idée que le temps ne produit aucun progrès mais des transformations qui affectent les représentations. Si cela donne de l’importance à l’histoire, celle-ci n’échappe pas à la représentation et à l’historicité, et Flaubert en vient à déclarer à propos de l’historiographie romaine, dont il est question dans Bouvard et Pécuchet : « L’histoire romaine est à refaire tous les vingt-cinq ans. »[23] Son relativisme est donc lié à un « sens historique » et un goût de la « critique ». En 1859, il se déclare favorable à une transformation dont il voit les prémisses chez certains penseurs de son temps, et il prêche à la dévote Mlle Leroyer de Chantepie une conversion à l’esprit scientifique tel qu’il l’entend et qui ne sera pas celui de Bouvard et Pécuchet : « Le sens historique est tout nouveau dans ce monde. On va se mettre à étudier les idées comme des faits, et à disséquer les croyances comme des organismes. Il y a toute une école qui travaille dans l’ombre et qui fera quelque chose, j’en suis sûr. Lisez-vous les beaux travaux de Renan ? Connaissez-vous les livres de Lanfrey, de Maury ? » [24].
Avec Bouvard et Pécuchet, le roman tel que l’avait conçu Balzac – étude du réel, de la société et de ses mœurs – change radicalement d’orientation. De roman en roman, Flaubert met au point une forme nouvelle dont son œuvre-testament est l’aboutissement. Cette forme rend compte d’une transformation épistémologique que Flaubert souligne lorsqu’il évoque le sens historique de son époque et imagine la possibilité d’une positivité pour les sciences de l’homme qui en manque encore trop : « Le matérialisme et le spiritualisme pèsent encore trop sur la science de l’homme pour que l’on étudie impartialement tous ces phénomènes. L’anatomie du coeur humain n’est pas encore faite. Comment voulez-vous qu’on le guérisse ? »[25]. Bien sûr on admet aujourd’hui la spécificité des sciences humaines par rapport aux sciences physiques, et les métaphores et comparaisons de Flaubert peuvent nous surprendre. Mais en fait elles ne relèvent pas d’un intégrisme positiviste qui ignorerait la nature et la complexité des sciences humaines. Elles dénotent seulement une méfiance à l’égard de la religion et de la morale qui continuent à peser sur l’étude des faits humains. D’ailleurs l’insistance de Flaubert, dans sa Correspondance comme dans ses œuvres, sur le rôle des points de vue, du temps, de l’idéologie, voire de la subjectivité nous révèle au contraire un écrivain plus attentif au réel perçu et compris par les hommes, à la diversité des manières de voir qu’à ce qui serait une vérité objective du réel.
Tandis que Balzac cherchait à comprendre et à dévoiler dans ses romans les « causes cachées », le « ressort » qui fait agir la société[26], Flaubert recentre le roman sur ce que pensent et disent les hommes, sur leurs idées, leurs croyances, leurs peurs, leurs espoirs. C’était déjà le cas dans Madame Bovary et dans L’Éducation sentimentale. Plus que les faits eux-mêmes, ce sont les regards et les discours qui prennent de plus en plus d’importance d’un roman à l’autre. Le roman flaubertien est un roman sur les savoirs du monde et les représentations sociales, sur leur confrontation dialogique. Avec les discussions de Bournisien et Homais, les Comices qui juxtaposent des voix divergentes, Flaubert crée une nouvelle forme de roman : le roman des manières de voir. La fiction n’apporte pas un savoir – contrairement à ce qu’espérait Balzac qui préférait le mot « étude » au mot « roman » – mais elle se constitue comme un espace de représentation intégratif pour une pluralité de savoirs souvent concurrentiels. Ce sont moins les faits que l’impact des savoirs et des croyances – qu’elles soient politiques, religieuses ou scientifiques – qui intéresse Flaubert. Dans L’Éducation sentimentale, l’histoire de 1848 donnait davantage lieu à des échanges de paroles, des lieux communs, des fantasmes idéologiques qu’à un récit des événements dont les plus importants étaient d’ailleurs souvent escamotés. Dans les années 1850, tandis qu’il rédigeait Madame Bovary, il réfléchissait dans sa Correspondance sur l’impersonnalité du roman (qui ne doit pas laisser deviner les opinions d’aucune sorte de l’auteur), il mettait au point un type de narrateur moins présent que celui de Balzac et dont le point de vue ne semblait pas stable (le « Je » du narrateur témoin cédait brusquement la place au « il » d’un narrateur impersonnel). Dans Salammbô comme dans L’Éducation sentimentale, la parole du narrateur adhérait parfois à la croyance des personnages, que l’ironie dénonçait pourtant dans d’autres passages. Contrairement au narrateur balzacien qui permettait l’établissement d’un point de vue supérieur, stable et capable de donner au lecteur un repère stable, le narrateur flaubertien semblait peu fiable, déjà avant Bouvard et Pécuchet. Autant dire que le roman flaubertien favorisait peu l’illusion d’une vérité possible, supérieure aux points de vue des personnages. Le 13 septembre 1852, Flaubert écrivait à Louise Colet : « L’Art est une représentation, nous ne devons penser qu’à représenter. » Ainsi prenait-il position contre le romantisme qui influençait trop sa maîtresse : on n’écrit ni pour confier ses sentiments au lecteur, ni pour lui parler de ses opinions et lui enseigner des vérités. Flaubert ne partage pas avec Balzac sa conception de l’écrivain « instituteur du genre humain. »[27]
Avec Bouvard et Pécuchet, il donne un tour de plus : le roman représente des représentations. Aucune ne parvient à rendre compte de l’infini « qui déborde toutes nos conceptions », et les révoltes cocasses du réel infligent un démenti à l’idée que le savoir humain pourrait être une vérité du monde. Bouvard et Pécuchet est une fiction relativiste des savoirs, qui les met en scène pour exposer la part de fiction qu’ils recèlent. Le roman est une « exposition »[28]. Exposer : rendre manifeste, faire voir au lecteur, au lieu de dire et de conclure. Bouvard et Pécuchet réalise une exposition des savoirs qui les font paraître en tant que tels et non comme des vérités. Bouvard et Pécuchet met à l’œuvre une « pensivité » qui ressaisit les pensées.
Dans une lettre de 1852, Flaubert imaginait une nouvelle forme d’art et un style idéal, qui serait comme « une manière absolue de voir les choses »[29]. La fiction d’une recherche encyclopédique fait tenir ensemble une diversité de savoirs juxtaposés, accueillis et rejetés tout à la fois[30]. Le seul liant de la quête – très faible en taux de détermination – est un désir de savoir qui s’applique souvent au hasard des objets trouvés : il suffit par exemple de la découverte fortuite d’un bahut renaissance pour que les deux personnages abandonnent les sciences naturelles pour l’archéologie. L’enchaînement des recherches n’est pas toujours motivé épistémologiquement, et Flaubert ne construit pas un tableau cohérent des connaissances humaines. Structure d’accueil très souple et synthétique – en ce qu’elle ne rejette pas les contradictions – la forme romanesque mise au point dans Bouvard et Pécuchet représente les savoirs de manière relativiste. La même quête de certitude se décline de discipline en discipline et l’ironie suggère l’inadéquation de la méthode de Bouvard et Pécuchet qui demandent des dogmes et des croyances aux sciences[31].
Que Flaubert ait beaucoup parlé de l’impersonnalité du roman ne signifie pas qu’il ait eu l’idée de créer une architecture du vide ou l’illusion de produire une œuvre épistémologiquement neutre. La dynamique critique de ce roman qui n’apporte aucun savoir sur le réel n’est pas sans fondement, même si le roman philosophique tel que le pratique Flaubert n’est pas réductible à une philosophie. Du moins celle-ci n’est-elle pas théorique mais plutôt en acte, dans ce que Flaubert appelait dans une lettre à George Sand la « poétique insciente » de l’œuvre[32] : en effet la fiction donne forme, incarne une manière de voir… Si bien que Flaubert évoque alors « le point de vue de l’auteur » dont devrait tenir compte une « critique qui s’inquiète de l’œuvre en soi ».
La poétique, c’est en quelque sorte de la philosophie devenu art. Dans la Correspondance, d’une lettre à l’autre on peut deviner en pointillé une réflexion à bâton rompu, ondoyante, qui revient sur elle-même, se nuance, s’étoile dans de multiples directions. Il ne s’agit donc pas d’une théorie dont on pourrait fournir un résumé en la désignant comme « pensée de l’auteur », mais d’un ensemble de réactions souvent à propos des positions et des théories des autres. Toutefois, ces réflexions discontinues de la Correspondance révèlent un ethos, une manière d’être, une manière de voir et de penser dont la poétique des œuvres est une autre manifestation. L’agacement de Flaubert à l’égard du finalisme, de l’anthropocentrisme, son goût de l’infini et des ensembles complexes, tout cela se traduit en termes de structuration dans l’œuvre. Dans Bouvard et Pécuchet, la succession des savoirs ne semble pas logique : pourquoi, du point de vue épistémologique, partir du jardinage pour arriver à l’éducation des enfants ? L’obsession de la certitude provoque un effet de répétition. À la logique traditionnelle du récit fondé sur le rapport de cause à effet qui enchaîne les événements entre eux et les explique, Flaubert préfère un rythme, comme pour réduire au minimum l’inévitable force explicative qui hante tout récit. Les scénarios montrent que Flaubert avait médité sur une nouvelle cohésion romanesque. Commencé à deux – par le coup de foudre entre les copistes – le roman devait progressivement convoquer de plus en plus de personnages, confronter de plus en plus de volontés de savoir divergentes, jusqu’au tohu-bohu final d’une conférence de Bouvard et Pécuchet qui devait tourner au désordre général (410-414)[33]. Flaubert fait démarrer l’accélération après les expériences de jardinage et d’agriculture, du moment où les personnages abordent les sciences, et où les théories contradictoires commencent à proliférer entraînant l’intervention de plus nombreux personnages, la multiplication des regards et des écrans derrière lesquels l’infini du monde s’éloigne toujours plus : « À partir du chapitre III, Sciences, rattacher au personnage secondaire qui paraît dans chaque chapitre les personnages tertiaires, […] et le nombre des personnages tertiaires doit aller en augmentant à mesure qu’on approche de la fin »[34]. Mise en forme purement textuelle, la structure rythmique échappe à la collusion du récit et de la logique, de la narration et de l’explication.
Étymologiquement, fictio désigne l’action de façonner, de former, de créer. Ce sens permet comprendre différemment l’expression « fiction du savoir » et d’envisager la littérature comme une pratique philosophique. En effet, la philosophie – telle que Flaubert l’entend – ne se définit pas comme une théorie : par sa dynamique critique, la poétique narrative de Bouvard et Pécuchet est une philosophie en acte. Représentation de représentations, l’œuvre donne forme à une profusion de conceptions en déjouant cette volonté de savoir qui hante les personnages et qui est le sujet du livre. Bouvard et Pécuchet n’est pas pour autant un roman pessimiste et nihiliste même si l’écriture semble fonctionner comme une « machine à désenchanter »[35]. Certes, elle déconstruit les discours – comme La Tentation l’avait fait avec les croyances – mais elle restitue aussi au monde son infinité : toujours hors de portée, échappant de mille façons aux théories qui veulent avoir le dernier mot, il ne cesse de susciter des images et des discours, une profusion étonnante d’interprétations. Et un coup de vent suffit à détruire les espoirs suscités par les livres. Bouvard et Pécuchet est une fiction de l’infini du monde, toujours au-delà des représentations et de l’ordre binaire du savoir. Le 2 août 1855, Flaubert écrivait à Louis Bouilhet :
Que je sois pendu si je porte jamais un jugement sur qui que ce soit !
La bêtise n’est pas d’un côté et l’esprit de l’autre. C’est comme le vice et la vertu ; malin qui les distingue.
La bêtise n’est pas d’un côté et l’esprit de l’autre. C’est comme le vice et la vertu ; malin qui les distingue.
Axiome : Le synthétisme est la grande loi de l’ontologie.
La critique des représentations touche à une forme nouvelle d’ontologie, une sorte d’ontologie négative (comme on parle de théologie négative). C’est en quelque sorte en creux et silencieusement, dans l’immanence d’une poétique, que se joue quelque chose qui est de l’ordre d’une pensivité, et qui fait signe vers un ailleurs du livre, un infini qui déborde tous les discours, et auquel Flaubert est sensible dans les moindres choses : « Chaque chose est un infini ! Le plus petit caillou arrête la pensée tout comme l’idée de Dieu. »[36] C’est au profit d’un « synthétisme » qu’agit la critique dans Bouvard et Pécuchet : elle déconstruit en effet les dualismes (vrai/faux, intelligent/bête, matérialisme/spiritualisme) et la succession des représentations devient un devenir inachevable. La fictio incarne la grande loi de l’ontologie flaubertienne dans une odyssée du savoir. Quelle est l’Ithaque possible lorsqu’il n’existe plus de vérité mais seulement des représentations ?
Avec Bouvard et Pécuchet, Flaubert invente cette manière absolue de voir les choses dont il rêvait dans les années 1850 : il met au point un dispositif qui rend visible les représentations en tant que telles, et qui laisse transparaître en même temps l’infini du monde dans l’interstice des discours et des théories qui ne parviennent pas à le saisir. Ce qui fait défaut est comme ce vide théorisé par Lucrèce qui est indispensable au mouvement des atomes, à la composition et recomposition perpétuelle des agrégats que sont les choses. Le roman flaubertien des savoirs n’est ni véritablement encyclopédique faute d’un classement alphabétique, ni structuré comme une histoire téléologique de la connaissance (évoluant sous l’impulsion d’une causalité sous-jacente aux découvertes) : c’est l’univers aléatoire des représentations, auquel la quête de savoir des deux personnages ne parvient pas à redonner un ordre épistémologique acceptable. Le roman rend compte d’une profusion, d’une dynamique et surtout des multiples rébellions du réel : pas d’évolution concevable mais le devenir infini des savoirs et le choc des représentations dans un monde instable pour l’esprit humain.
Flaubert a lu Lucrèce en même temps que Théocrite[37], en 1847, dans ces mois déterminants pour sa formation où il prend des notes sur les philosophes et sur l’histoire des religions pour mettre au point les objections philosophiques du Diable contre les certitudes métaphysiques dans La Tentation de saint Antoine de 1849. De la pensée de Lucrèce, il semble retenir la force de définalisation, l’absence d’origine et de but, le décentrement de l’homme qui n’est qu’un agrégat d’atomes parmi d’autres et surtout le mouvement infini et sans orientation : « Toujours et partout c’est un perpétuel mouvement pour l’accomplissement des choses ; sans cesse se succèdent, précipités en foule de l’espace infini, les éléments d’une matière éternelle »[38] Le Diable de La Tentation de saint Antoine évoque le monde comme un « flux perpétuel »[39] et il critique comme Lucrèce et Spinoza l’anthropomorphisme et l’imagerie religieuse : « il y a l’Infini ; – et c’est tout ! » Bouvard comme un nouveau Diable souffle à Pécuchet l’objection du Diable, mais pour la rejeter : « […] tout passe, tout coule. La création est faite d’une matière ondoyante et fugace. Mieux vaudrait nous occuper d’autre chose ! » (150). Adeptes d’un rationalisme déterministe, Bouvard et Pécuchet écartent précisément cette pensée de l’infini qui est le fondement et la poétique de l’œuvre. Repoussée par les personnages, elle est à l’œuvre dans le texte qui accumule des savoirs sur un monde qui échappe toujours et qui semble narguer toute volonté de maîtrise.
Toutefois, on peut se demander si le second volume ne devait pas mettre en scène une véritable conversion des personnages. Copier n’est-ce pas renoncer à penser, à juger, à conclure ? N’est-ce pas renoncer à savoir ? Le second volume devait donner – semblerait-il – la copie des deux héros résignés à s’absorber dans la matière des livres comme saint Antoine avait rêvé de s’absorber dans la vie du monde. D’après les notes scénariques laissées par Flaubert sur son roman inachevé, la copie semble restaurer dans le rapport aux livres une disponibilité, une sorte de renoncement à l’activité de jugement, à la recherche des causes, du sens, de la vérité. Flaubert imagine cette fin :
« Allons pas de réflexions ! Copions tout de même ! Il faut que la page s’emplisse. » Égalité de tout, du bien et du mal, du farce et du sublime, du beau et du laid, de l’insignifiant et du caractéristique. Il n’y a que des faits, des phénomènes.
Joie finale. Ils ont trouvé le bonheur et restent courbés sur leurs pupitres.[40]
Dans l’un des scénarios pour le second volume, la copie apparaît comme une pratique qui délie les articulations de l’œuvre : « Mettre des morceaux […] », « Des extraits […] »[41]. Les personnages auraient donc collecté des fragments, des citations libérées de leurs attaches argumentatives. La copie met en pièces les livres, les déconstruit, en extrait des éléments dispersés. Le classement s’avérant encore une forme de pensée, Bouvard et Pécuchet décident même d’y renoncer. La seule intervention qu’ils s’autorisent est significative d’une ouverture à la diversité : en effet, loin d’éviter les contradictions, ils les surexposent en recopiant « l’un au bout de l’autre » les fragments dont ils ont remarqué qu’ils « se contrarient »[42] De cette déliaison – qui devait produire une forme textuelle paradoxale, une forme sérielle sans séries – peut-être est-il possible de chercher le modèle épistémologique du côté de l’atomisme de Lucrèce ou de Sade, du côté des pensées de l’infini du temps et de la matière, de l’instabilité du réel. Les deux personnages renoncent enfin à la question du « but de tout cela », se dépouillent de leur personnalité (ils ne lisent plus pour trouver la réponse à des questions qui engagent le sens de leur existence). La copie est une ouverture au flux des paroles, elles-mêmes désoriginées par la fragmentation. Bouvard et Pécuchet se seraient absorbés dans le bruissement infini des discours, en inventant une nouvelle forme de livre, sans sujet, et fait de citations disposées en archipels sur la page. Collectionner les énoncés des autres pour n’avoir plus rien à énoncer soi-même, telle est la solution paradoxale que devaient chercher les deux personnages. Mais les notes laissées par Flaubert semblent aussi indiquer qu’ils se seraient heurtés à la difficulté d’évacuer tout jugement, toute pensée, de résister à tout classement, et d’éliminer toute forme d’intervention. D’ailleurs le monde n’aurait-il pas été définitivement perdu derrière cette collection de représentations, d’idées, de discours ?
Par-delà les représentations
« Le monde est ma représentation » : André Lefèvre résume ainsi la pensée de Schopenhauer dans son livre de 1879[43] et Flaubert relève sur un folio de notes cette remarque de Lefèvre : « Schopenhauer. « bouddhiste, athée mystique, égaré dans le siècle de l’action » »[44]. En 1846, il s’était enthousiasmé pour le Bouddhisme et le livre d’Eugène Burnouf[45] qui étudiait la théorie de l’illusion universelle (maya)[46]. Il n’a donc pas attendu de lire Schopenhauer (dans les années 1870)[47] pour réfléchir sur la relativité de « nos conceptions » du monde[48]. Dans La Tentation de saint Antoine de 1849, un Diable mi-kantien, mi-bouddhiste objectait à Antoine que tout n’existait peut-être qu’en fonction de « l’illusion de [son] intelligence » et il portait le coup fatal au saint en émettant l’hypothèse de l’inexistence du monde et de son esprit même. Mais l’attribution de cette réflexion à un personnage diabolique suffisait à la tenir à distance.
Toutefois dans la Correspondance des années 1874-1880 se multiplient les déclarations contre l’illusion de vérité et l’existence du monde en dehors de notre représentation. Influence de Schopenhauer ? C’est difficile à dire, puisqu’on a déjà vu des réflexions similaires auparavant. En tout cas, on ne peut ignorer la convergence que Flaubert remarque entre ses idées et celles du philosophe, dont il recommande la lecture : « Connaissez-vous Schopenhauer ? – J’en lis deux livres – Idéaliste et pessimiste, plutôt bouddhiste. Ça me va. »[49] Il a lu l’Essai sur le libre arbitre (traduit en 1877) et a pris de notes conservées dans le dossier de Bouvard et Pécuchet[50]. Mais le philosophe n’est pas cité dans le roman pour éviter l’anachronisme. Dans ses notes, Flaubert a toutefois relevé une attaque de Schopenhauer à l’endroit de Spinoza. Cette critique va dans le sens d’une critique de la finalité qui sous-tend le roman : « axiome de spinosa « La connaissance de l’effet dépend de la connaissance de sa cause / & la renferme » mais combien d’effets que nous connaissons & dont nous / ignorons les vraies Causes. » (153). Le statut des notes sur Schopenhauer est particulier : elles interviennent trop tard dans la préparation du roman pour qu’on puisse parler d’une conversion à Schopenhauer. Mais sa philosophie confirme Flaubert dans son entreprise de définalisation et de critique. À partir de là, on peut comprendre la récurrence de réflexions sur l’illusion dans la Correspondance, qui sont plus radicales que ce qu’avaient suscité la lecture de Kant et la découverte du Bouddhisme à la fin des années 1840. Le 5 juillet 1878, Flaubert demande brusquement à Maupassant : « Avez-vous jamais cru à l’existence des choses ? Est-ce que tout n’est pas une illusion ? Il n’y a de vrai que les « rapports », c’est-à-dire la façon dont nous percevons les objets. » De même, au naturaliste Léon Hennique, il adresse cette réflexion qui dut le surprendre : « Il n’y a pas de Vrai ! Il n’y a que des manières de voir. »[51] Flaubert verserait-il alors dans une espèce d’extrémisme idéaliste susceptible de se retourner en nihilisme ?
C’est douteux, car c’est une tentation qui est mise à distance à la fois par La Tentation de saint Antoine comme nous l’avons vu et par Bouvard et Pécuchet : dans le roman l’hypothèse idéaliste part de Hegel et aboutit à la « certitude que rien n’existe » (316). De cela les personnages tirent une satisfaction douteuse, un sentiment de supériorité qui va les entraîner à ne plus tolérer la bêtise. Vient alors le dédain du monde, puis le sentiment du néant et le désir de mourir. Quant à la fiction elle montre que l’univers déborde toutes nos conceptions, comme le disait Flaubert dans sa Correspondance. Bouvard et Pécuchet ouvre même une fenêtre sur le monde. C’est après l’expérience des incertitudes de la géologie et ce soupçon qui les décourage : « […] tout passe, tout coule. La création est faite d’une matière ondoyante et fugace. Mieux vaudrait nous occuper d’autre chose ! ». Bouvard s’endort tandis que Pécuchet, libéré de son diable, peut se reposer sans plus se poser de questions. Il jouit alors du spectacle de la Nature « sans chercher à découvrir ses mystères » (159). Le miracle s’opère et il fait une sorte d’expérience panthéiste du sacré. Il se laisse fasciner par la nature par les petites choses de la nature et se met à rêver :
Une lisière de mousse bordait un chemin creux, ombragé par des frênes dont les cimes légères tremblaient. Des angéliques, des menthes, des lavandes exhalaient des senteurs chaudes, épicées ; l’atmosphère était lourde ; et Pécuchet, dans une sorte d’abrutissement, rêvait aux existences innombrables éparses autour de lui, aux insectes qui bourdonnaient, aux sources cachées sous le gazon, à la sève des plantes, aux oiseaux dans leurs nids, au vent, aux nuages, à toute la Nature, sans chercher à découvrir ses mystères, séduit par sa force, perdu dans sa grandeur. (147)
L’épisode est bref et exceptionnel dans le roman, mais il suffit pour faire signe vers une autre modalité de l’existence et un autre monde, accessible par une autre voie.
Loin d’être un roman nihiliste, Bouvard et Pécuchet est une fiction de l’infini, qui le laisse entrevoir dans l’interstice entre les savoirs, ou dans le silence de l’expérience panthéiste de Pécuchet. Dans ce bref moment, Flaubert a donné au monde toute sa consistance et sa beauté, avant le faire disparaître à nouveau derrière les discours. Bouvard et Pécuchet ont le défaut majeur de ne jamais voir vraiment le monde, étant trop occupés à le comprendre et à le transformer pour qu’il ressemble à ce qu’en disent les livres. Leur échec souvent glosé – à partir de commentaires de Flaubert – comme la conséquence d’un « défaut de méthode »[52] dans la pratique des sciences, est surtout la conséquence d’un mauvais rapport au monde. À la recherche des causes, d’une intelligibilité qui hanterait le monde, ils passent à côté du sensible. Or, il y a l’inverse chez Flaubert un amour du sensible[53], qui perdure même dans les années difficiles de la décade 1870. Contrairement à ses personnages, il était capable d’une disponibilité au monde, dont on voit cet exemple dans une lettre du 21 janvier 1877 : « Je me suis promené deux heures à Canteleu avant-hier. Il faisait tellement beau qu’à un moment j’ai défait ma douillette d’ecclésiastique, je suis resté en gilet, adossé contre les barreaux de défunt « Lhuintre fils aîné ». Tout à l’heure j’ai marché une grande heure dans le jardin et dans les cours, en contemplant la diversité des feuillages et en humant le brouillard avec délices. »[54] Contempler au lieu de penser et de savoir : il y a chez Flaubert un amour du sensible, une expérience du monde bien différente de celle que peut donner la quête de vérité. Il n’est plus alors question d’illusion, d’inexistence des choses : Flaubert fait l’expérience d’une adhésion presque sensuelle à la réalité contemplée. Le roman laisse entrevoir une fois cette solution. Mais au lieu de retrouver le monde, le second volume – autant qu’on puisse en juger d’après les notes fragmentaires – devait chercher une autre voie, une sorte de panthéisme scriptural, d’adhésion à la pluralité des représentations dans leurs contradictions. Le roman se serait-il ainsi converti en fiction du non-savoir ?
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. X
[1] Un parfum à sentir (1836), Œuvres de jeunesse, édition de Guy Sagnes et Claudine Gothot-Mersch, Gallimard, « coll. Bibliothèque de la Pléiade », 2001, p. 112.
[2] Le narrateur des Mémoires d’un fou déplore son impuissance à exprimer sa compréhension intuitive du monde : « la parole n’est qu’un écho lointain et affaibli de la pensée » (Ibid., p. 470).
[3] Rabelais (1838), Œuvres de jeunesse, p. 535.
[4] Lettre à Ernest Chevalier, 11 octobre 1839 ; Correspondance [Corr.], édition en 5 volumes établie par Jean Bruneau et Yvan Leclerc, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973-2007, I, p. 52.
[5] Lettre à Louise Colet du 21 janvier 1847 ; Corr., I, p. 431.
[6] Lettre à Ernest Chevalier du 18 décembre 1839 ; Corr., I, p. 58.
[7] Lettre à Ernest Chevalier du 20 janvier 1840 ; Corr., I, p. 61.
[8] Lettre à L. Colet du 22 septembre 1846 ; Corr., I, p. 359.
[9] Lettre à L. Colet du 15-16 mai 1852 ; Corr., II, p. 90.
[10] Lettre à Mme Roger des Genettes, été 1864 ; Corr., III, p. 401.
[11] Manuscrit g 226, vol. 6, f° 24 et suivants. Les manuscrits sont conservés à la Bibliothèque municipale de Rouen. Les transcriptions citées dans cet article proviennent de l’édition en ligne réalisée sous la direction de Stéphanie Dord-Croulé : http://dossiers-flaubert.ish-lyon.cnrs.fr/
[12] Dans la seconde moitié du siècle, Quinet, Michelet, Haeckaël publient des ouvrages sur les mystères de la vie et l’infiniment petit.
[13] Lettre du 18 décembre 1859. Jouant sur le titre du livre de piété bien connu d’Ignace de Loyola, il lui écrivait le 18 mai 1857 : « Il y a un sentiment ou plutôt une habitude dont vous me semblez manquer, à savoir l’amour de la contemplation. Prenez la vie, les passions et vous-même comme un sujet à exercices intellectuels » (Corr., II, p. 718).
[14] Lettre du 18 décembre 1859 ; Corr., III, p. 66.
[15] Salammbô, édition établie par G. Séginger, Flammarion, coll. « GF », 2001, p. 247.
[16] Lettre à Louise Colet du 12 juillet 1853 ; Corr., II, p. 381.
[17] Manuscrit de la Bibliothèque municipal de Rouen, g 226, vol. 6, f° 58 recto. Flaubert a consulté l’édition de 1830, et a pris trois pages de notes (f° 58 recto à 59).
[18] Histoire générale de la philosophie (Paris, Didier, 1861, 4ème édition), p. 454.
[19] Lettre à Mlle Leroyer de Chantepie du 6 juin 1857 ; Corr., II, p. 731.
[20] Ibid.
[21] Ibid.
[22] Il publiera en 1868 un article célèbre sur La Tentation de saint Antoine, « La bibliothèque fantastique » (Le travail de Flaubert, Points/Seuil).
[23] Lettre du 2-3 février 1880 à Léon Hennique ; Corr., V, p. 814.
[24] Lettre à Mlle Leroyer de Chantepie du 18 février 1859 ; Corr., III, p. 17. Renan attaquait l’idée de révélation en étudiant la généalogie des idées religieuses pour rattacher le christianisme à l’environnement culturel de l’époque ; Alfred Maury désacralisait les croyances en analysant les mythes comme des métaphores de phénomènes naturels, dont le sens figuré avait été oublié, et les visions des saints comme des troubles psychiques liés à des frustrations et des désirs.
[25] Lettre à Mlle Leroyer de Chantepie, 18 février 1859.
[26] Avant-propos de La Comédie humaine (1842), Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », I, p. 11.
[27] Ibid.
[28] Flaubert emploie plusieurs fois les termes « exposer » ou « exposition », en particulier dans sa Correspondance de 1853 dont je n’indique que deux exemple dans les lettres à Louise Colet du 25-26 juin ou 7-8 juillet.
[29] Lettre à Louise Colet 16 janvier 1852 ; Corr., II, p. 31.
[30] Voir Yvan Leclerc, « L’encyclopédie, la critique et la farce », La spirale et le monument, SEDES, 1988, p. 65-105.
[31] Sur cette confusion voir mon article, « Croyances et savoirs. De La Tentation de saint Antoine à Bouvard et Pécuchet », dans Bouvard et Pécuchet et les savoirs, revue en ligne Arts et savoirs, n° 1, février 2012 : http://lisaa.univ-mlv.fr/arts-et-savoirs/Voir aussi Stéphanie Dord-Crouslé, Bouvard et Pécuchet de Flaubert. Une encyclopédie critique en farce, chap. V, Belin Supérieur, 2000.
[32] Lettre à George Sand du 2 février 1869 ; Corr., IV, p. 15.
[33] Il s’agit d’un chapitre resté inachevé à cause de la mort de Flaubert.
[34] Folio 47 du manuscrit gg10, transcrit dans l’édition du Club de l’Honnête Homme, vol. 6 des Œuvres complètes, 1972, p. 794.
[35] J’emprunte l’expression à Pierre Macherey, « Flaubert irréaliste », À quoi pense la littérature, Presses Universitaires de France, 1990, p. 176.
[36] Lettre à Louise Colet du 8-9 mai 1852 ; Corr., p. 86.
[37] Lettre à Louise Colet du 2 février 1847 ; Corr., I, p. 435.
[38] De natura rerum, Livre I, traduction H. Clouard, Flammarion, coll. « GF », 1964, p. 44.
[39] Édition de Claudine Gothot-Mersch, Gallimard, coll. « Folio », 1983, p. 215. Les références dans le texte renverront à cette édition.
[40] Manuscrit g 225, f° 19, transcrit dans l’édition du Club de l’Honnête Homme, op. cit., p. 750.
[41] Folio 40 du Carnet 19, cité en annexe de l’édition de référence, p. 441.
[42] Manuscrit g 225, f° 32, transcrit dans l’édition du Club de l’Honnête Homme, p. 752.
[43] La Philosophie, Paris, Reinwalde, 1879, p. 402.
[44] Manuscrit g 226, vol. 6, f° 63. Voir André Lefèvre, La philosophie, p. 393. Une édition électronique du dossier de Bouvard et Pécuchet a été réalisée sous la direction de Stéphanie Dord-Crouslé : http://dossiers-flaubert.ish-lyon.cnrs.fr/
[45] Sur la découverte du bouddhisme au XIXe siècle voir le livre de Roger-Pol Droit, Le culte du néant, Seuil, 1997.
[46] Introduction à l’histoire du bouddhisme indien, Imprimerie royale, 1844.
[47] Il évoque le nom du philosophe dans une lettre à Edma Roger des Genettes du 17 juin 1874, mais il n’existe encore aucune œuvre traduite en français, la première (Essai sur le libre arbitre) ne le sera qu’en 1877. Par contre, il existe déjà un livre de Louis-Alexandre Foucher de Careil, Hegel et Schopenhauer : études sur la philosophie allemande moderne depuis Kant jusqu’à nos jours, Hachette, 1862. Flaubert ne cite pas cet ouvrage. Par contre, on sait grâce au dossier de Bouvard et Pécuchet (g 226, vol. 4, f° 55 r°) qu’il a lu un ouvrage de Ludwig Büchner, Science et nature (Germer Baillière, 1866, 2 vol.), dont le chapitre IX était consacré à Schopenhauer.
[48] Lettre à Mlle Leroyer de Chantepie du 6 juin 1857 ; Corr., II, p. 731.
[49] Lettre à Edma Roger des Genettes du 13 juin 1979 ; Corr., V, p. 659.
[50] Manuscrit g 226, vol. 6, f° 60-61.
[51] 3 février 1880 ; Corr., V, p. 810.
[52] Lettre à Mme Tennant du 16 décembre 1879 ; Corr., V, p. 767.
[53] Voir Gisèle Séginger, « L’empire du sensible », Fiction et philosophie, Série « Gustave Flaubert » n° 6, Caen, Minard, 2009, p. 29-63.
[54] Lettre à Caroline du 21 janvier 1877 ; Corr., V, p. 174.