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Introduction. Mécaniques du vivant

Littérature et médecine. Voici deux champs disciplinaires dont le croisement ne devrait guère surprendre aujourd’hui. Depuis une trentaine d’années, l’étude des textes médicaux comme littérature et de la littérature comme dispositif de connaissance participant à la diffusion, voire à la constitution des savoirs médicaux, a donné lieu à de nombreux travaux, marquants pour certains d’entre eux[1]. Une revue trimestrielle, publiée par les éditions de l’Université Johns Hopkins, est spécifiquement consacrée à les accueillir : Literature and Medicine, dont la première livraison date de 1982. L’année précédente, l’historien George Sebastian Rousseau avait publié un « état des lieux » de la question dans Isis, l’une des plus anciennes revues internationales d’histoire des sciences[2]. En 1981, il y avait donc déjà matière à bilan. Il suffit, d’ailleurs, d’évoquer le nom de Jean Starobinski pour constater à quel point la puissance d’une œuvre a pu rendre fertile le terrain de rencontre du regard littéraire et de l’approche historienne à l’heure de cerner la pensée et le discours médicaux.
Le recueil d’articles qui suit s’inscrit dans cette perspective, en revenant sur les liens entre le savoir des médecins et la construction des représentations du corps humain, en particulier à travers l’anatomie, le rôle majeur qu’elle joua dans la constitution du corps en tant qu’objet théorique, son empreinte ailleurs que dans les seuls écrits savants, les débats qu’elle suscita dès l’avènement de la pratique des dissections de cadavres humains. Le terme « anatomie » vient mettre en image, depuis la première modernité, des opérations de connaissance ; le modèle anatomique fait l’objet d’appropriations diverses dans les domaines les plus variés auxquels l’histoire culturelle peut s’intéresser. Il fournit la métaphore privilégiée pour dire la saisie du monde, il donne lieu à de véritables « genres » éditoriaux, telles les « anatomies » – littéraires, philosophiques, politiques – que l’on publie outre-Manche entre la fin du XVIe siècle et le début du XVIIe avec une intensité sans précédent[3]. The Anatomy of Melancholy de Robert Burton (1577-1640) n’est, à cet égard, que la plus connue des expressions de ce phénomène[4].
En instaurant une image du corps humain ouvert, morcelé, dévoilé, le savoir anatomique irrigue, à l’époque moderne, les façons de voir et de comprendre le réel : la connaissance procède par fragmentation, les pratiques savantes et de l’imaginaire intègrent le geste de découpage – on anatomise le monde comme l’on découpe un corps pour mieux le comprendre, pour en percer les arcanes et les mettre au jour. Le discours anatomique circule dans l’ensemble du champ culturel, devient l’outil par excellence pour toute entreprise vouée à projeter sur la surface de l’intelligibilité les « vérités » dissimulées sous les dehors immédiatement visibles des choses. D’où le basculement de l’anatomie, dès la seconde moitié du XVIe siècle, vers un sens figuré qui ne cessera de s’amplifier tout au long des deux siècles suivants, voire au-delà. Du corps incisé par la lame du dissecteur s’échappe ainsi une substance anthropologique, culturelle, symbolique, qui ira imprégner, entre autres, la littérature et les arts à partir de la Renaissance ; les corps qui s’y dessinent, inévitablement serait-on tenté de dire, sont ceux sur lesquels les stratégies épistémologiques liées à la dissection ont stabilisé un regard spécifique : des corps segmentés, architecturés, secs, mécaniques.
C’est pour reprendre, prolonger et évaluer le dialogue entre ces champs du savoir et de la culture que les articles qui suivent ont été réunis. Issus de deux journées d’étude qui ont examiné les liens entre les développements historiques de la pensée médicale et la vision du corps humain entre le XVIIe et le XIXe siècles[5], les contributions proposent un voyage au pays du corps, un corps parfois malmené par la science anatomique, dépecé, excorié, ou encore un corps marqué par les stigmates de la maladie. Si la physiologie humorale perdure jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, comme le souligne Didier Foucault, qui étudie l’évolution des conceptions du système cérébronerveux de la physiologie ancienne aux Lumières pour expliquer les activités sensorimotrices, les articles montrent comment le corps humain s’inscrit de plus en plus dans une vision mécaniciste au fil des siècles. Sang, phlegme, bile jaune ou noire entrent en compétition avec de nouvelles images qui transforment le corps-chaudière en divers circuits et pompes, dont la théorie des animaux-machines de Descartes n’est qu’un avatar. La figure du corps mécanique redéfinit l’homme comme un assemblage de pièces amovibles. En outre, l’opacité relative des profondeurs du corps humain cède peu à peu sous le scalpel, une épaisseur est traversée et rendue visible jusqu’à l’ossature, faisant apparaître un nouvel objet, un nouveau corps réaménagé dans ses modes d’existence sociale et ses significations. Il fait irruption non seulement dans les traités d’anatomie mais aussi dans d’autres mises en récit : la scène littéraire participe activement à son inscription dans la trame plus vaste des représentations socialement partagées ; elle nourrit aussi, en retour la pensée médicale elle-même.
La manifestation scientifique qui a donné lieu à ce recueil d’articles a réuni médecins, philosophes, historiens de la médecine, chercheurs en littérature anglaise, allemande et française afin d’engager une réflexion épistémologique sur la diffusion et l’impact de disciplines et champs liés aux savoirs médicaux sur les représentations littéraires entre le XVIIe et le XIXe siècles. En suivant le passage des idées et des enjeux médicaux dans les constructions littéraires du corps humain, les articles illustrent le rôle du récit littéraire, la littérature apparaissant comme un témoin privilégié des cartographies mouvantes du corps, un indice des nouveaux modèles épistémologiques que le texte met constamment en scène à travers ses stratégies narratives et personnages. Ainsi, en retraçant les trajectoires des matériaux savants dans les œuvres littéraires, les articles soulignent les transformations d’un corps indivisible à un corps fragmenté, disséqué, simiesque ou même transparent.
Comme le met en exergue Nathalie Rivère de Carle, l’esthétique anatomique fait partie de l’imaginaire dès la Renaissance. La scène culturelle se voit marquée par une nouvelle vision de l’intériorité du corps humain. La culture de la Renaissance, « culture de la dissection », offre, en effet, une véritable « poétique de la dissection »[6]. Dans le théâtre de la Renaissance, le combat entre théologie, anatomie et théâtre place le corps, objet de curiosité, d’exploration, de connaissance et d’enseignement, au centre des débats. En partant du mythe de Marsyas, le premier écorché de l’histoire de la littérature, Rivère de Carles montre comment le théâtre anglais de la Renaissance exploite la mécanique de l’enveloppe externe du vivant dans son exploration d’une subjectivité entre norme et marginalité. Son article confronte anatomistes (Vésale, Valverde), peintres (Michel-Ange, David), poètes (Dante) et dramaturges (Shakespeare, Middleton, Preston), afin de mettre en lumière diverses représentations de l’expérience excoriative. Pour Frédérique Fouassier, en revanche, ce sont les nombreuses allusions et références à la syphilis dans les pièces de la Renaissance qui donnent au théâtre une valeur documentaire pour l’historien de la médecine, renseignant sur la connaissance de la maladie, mais utilisant également la syphilis de manière métaphorique, notamment pour dénoncer la corruption morale de leurs contemporains. C’est pourquoi, selon Fouassier, les pièces de Shakespeare et les comédies citadines fournissent une critique sociale bien plus complexe et problématique que la stigmatisation des pauvres et des vagabonds que l’on trouve dans certains traités médicaux, comme, par exemple, dans A Short and Profitable Treatise Touching the Cure of the Disease Called Morbus Gallicus by Unctions (1579) du barbier-chirurgien William Clowes. La vie urbaine, sa débauche et ses faux-semblants sont dénoncés, et la syphilis sert de révélateur de la corruption des classes pourtant identifiées comme respectables.
Laurence Dahan-Gaida nous emmène ensuite au cœur du XIXe siècle et se penche sur Georg Büchner (1813-1837). A la fois médecin et poète, Büchner est passionné par l’anatomie et la physiologie, notamment par celles du cerveau. Sa tragédie, Woyzeck (1837), porte un regard acéré sur la médecine de son temps. En croisant l’étude de ses écrits scientifiques et de son œuvre théâtrale, Dahan-Gaïda montre à quel point son écriture se révèle inséparable de ses conceptions médicales, scellant ainsi l’unité de la vie et de la connaissance. En accordant « la primauté au nerf », Büchner semble trouver ses principes dans la physiologie, comme d’autres avant lui dans la religion ou l’éthique, utilisant l’autopsie à la fois comme mode de représentation et comme image désenchantée de la condition humaine.
Gisèle Séginger s’interroge ensuite sur les rapports de Gérard de Nerval et Gustave Flaubertaux savoirs médicaux de l’époque sur le rêve et la folie. Son article illustre combien ces derniers nourrissent des œuvres littéraires comme Aurélia (1855), dans le cas de Nerval, ou La Tentation (1874-1903)et Salammbô (1862-1874), dans celui de Flaubert, qui les utilisent pour donner une vraisemblance à leurs représentations, sans pour autant adhérer à l’idéologie positiviste. Si les hallucinations et les savoirs médicaux sur le rêve et la folie alimentent les fictions de Nerval et Flaubert, Gaïd Girard nous propose, pour sa part, une étude sur le mesmérisme, qui connut un succès fulgurant en Europe au XIXe siècle et particulièrement en Grande-Bretagne et en Irlande, dans les années 1830 à 1860. Phénomène à la fois médical et culturel, le mesmérisme met en question le lien entre corps et psychisme humain. En examinant des articles publiés dans le Dublin University Magazine entre 1840 et 1850, Girard s’attache à montrer combien le rapport mesmérique implique un rapport de force inégal non seulement du point de vue psychique mais aussi du point de vue des positions sociales et culturelles dans lesquels les corps se trouvent emprisonnés.
Tout au long du XIXe siècle, les clins d’œil à l’anatomie dans les œuvres littéraires marchent souvent de pair avec les recherches de savants fous en physiologie. L’article suivant, de Laurence Talairach-Vielmas, examine le cas du roman à sensation, littérature populaire de l’Angleterre victorienne qui naît dans les années 1860, et qui se nourrit des peurs liées au médical. Dans Armadale (1866), de Wilkie Collins, pathologies et thérapeutiques foisonnent, l’intrigue mêlant professionnels de la médecine et charlatans, et les spécimens exposés dans les bocaux dans les cabinets médicaux sont autant d’allusions à la recherche en physiologie, qui expérimente à outrance sur le corps (humain ou animal) et le dissèque à souhait. Mais le roman s’amuse aussi à déjouer le médical, utilisant tout particulièrement des clins d’œil à l’anatomo-pathologie et à la dissection pour mettre en lumière les limites du regard médical et sa définition de l’humain.
Enfin, les deux derniers articles nous mènent au tournant du XIXe siècle, à une époque où se développent des questionnements épistémologiques autour du corps, comme l’explique Hélène Machinal, tandis que les sciences remettent en question une iconographie validée par des siècles de croyance religieuse, ou que la découverte des rayons X par le physicien allemand Wilhem Conrad Röntgen en 1895 réactive le mythe de l’invisibilité, comme le montre Pierre Lile dans son étude du roman de Jules Verne, Le Secret de Wilhem Storitz, qui s’inspire de la découverte de Röntgen. Ce dernier article, qui revient sur l’histoire de l’image du corps transparent, n’est pas sans évoquer des prolongements possibles dans un questionnement plus contemporain sur l’imagerie médicale.


[1] On citera, à titre d’exemple et par ordre chronologique, Anne C. Vila, Enlightenment and Pathology. Sensibility in the Literature and Medicine of Eighteenth-Century France, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1998 ; Alfrieda et Jackie Pigeaud (dir.), Les Textes médicaux latins comme littérature, Nantes, Presses Université de Nantes, 2000 ; Juan Rigoli, Lire le délire. Aliénisme, rhétorique et littérature en France au XIXe siècle, Paris, Fayard, 2001 ; Wolfgang Bongers et Tanja Olbrich (dir.), Literatura, cultura, enfermedad, Paidós, 2006 ; Andrea Carlino, et Alexandre Wenger (dir.), Littérature et médecine. Approches et perspectives (XVIe-XIXe siècles), Genève, Droz, 2007.

[2] George S. Rousseau, « Literature and Medicine: The State of the Field », Isis, 72, 1981, p. 406-424.

[3] Voir Devon L. Hodges, Renaissance Fictions of Anatomy, Amherst (Massachussets), University of Massachussets Press, 1985.

[4] Robert Burton, The Anatomy of Melancholy, what it is. With all the kindes, causes, symptomes, prognostickes, and severall cures of it. In three maine partitions… Philosophically, medicinally, historically, opened and cut up. By Democritus Junior, Oxford, Henry Cripps, 1621.

[5] « Mécaniques du Vivant : Savoir médical et représentations du corps humain XVIIe–XIXe siècle », Journées d’étude EXPLORA (CAS – EA 801/Muséum d’Histoire Naturelle de Toulouse), organisées dans le cadre du projet inter-MSH « Savoirs littéraires, savoirs scientifiques », 5-6 décembre 2011, Muséum d’Histoire Naturelle de Toulouse/Musée d’Histoire de la Médecine de Toulouse.

[6] L’expression appartient à Jonathan Sawday, The Body Emblazoned: Dissection and the Human Body in Renaissance Culture, London and New York, Routledge [1995] 1996, p. 44. Traduction des auteurs.

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