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Le langage intérieur : un nouveau protocole d’enquête. Fait linguistique et fait endophasique.

Au sein des innombrables enquêtes qui caractérisent aujourd’hui le champ des études sur le langage intérieur, plusieurs questions croisent des enjeux épistémologiques fondamentaux. D’abord, l’interdisciplinarité représente un défi majeur : de trop nombreuses approches dans le domaine restent disciplinaires et deux disciplines dominent nettement le champ, la psychologie et les neurosciences, que nous pourrions résumer en une locution, les sciences cognitives, si ces trois termes ne renvoyaient pas à des champs disciplinaires connexes mais partiellement différents à maints égards. À côté de ces disciplines dominantes, nous pouvons également citer la philosophie et la sociologie. La linguistique reste très peu représentée, ce qui semble paradoxal dès lors qu’il s’agit de langage. Ensuite, il subsiste parfois plus d’écarts que de convergences entre les approches théoriques et les enquêtes de terrain. Enfin, les enquêtes de terrain impliquent nécessairement une modification de ce dernier, puisque le sujet d’étude est un être humain, à qui l’on demande un effort d’introspection. De plus, les méthodes peuvent varier grandement, si bien qu’une question centrale réunit les trois points précédemment cités : qu’est-ce qu’un fait endophasique ?

La diversité des approches dans les enquêtes de terrain ouvre différentes possibilités qui ne mettent pas en valeur les mêmes aspects du phénomène et qui ne permettent donc pas de l’appréhender de la même façon. Dans le cadre du programme Monologuer, nous avons créé un nouveau protocole d’enquête fondé sur les représentations et les restitutions du langage intérieur (protocole 2R). Ce protocole implique le participant, qui devient en quelque sorte chercheur de lui-même, et se fonde sur sa liberté et son envie de contribuer à un projet de recherche. Néanmoins, pour notre protocole comme pour tous les autres, la question qui se pose est celle de la construction de l’objet : quels sont les faits linguistiques que permet d’étudier le protocole 2R à travers les représentations et restitutions endophasiques ordinaires ? Bien plus, la question de la définition d’un fait endophasique, reposant par nature sur la subjectivité, au croisement de l’individuel et du social, de l’idiosyncrasie et d’un dialogisme originel, a-t-elle même du sens ?

1. Langage intérieur et fait linguistique 

Pour définir un fait endophasique d’un point de vue linguistique, il faut au préalable répondre à une autre question : qu’est-ce qu’un fait linguistique ? Que sont les « faits de langue », locution qui figure au tout début du Cours de linguistique générale de Saussure (Saussure, 1905/1931, 13) ?

Selon Christian Puech et Anne Radzynski, Saussure définit le fait linguistique comme un fait social, afin de le distinguer des autres faits sémiologiques :

La nouveauté saussurienne consiste moins dans la définition de la langue comme institution que dans sa détermination comme « système formel », jeu de valeurs arbitraires, système sémiologique : autant de caractérisations qui concernent, d’un même mouvement, le mécanisme de la langue et le lien social primordial. La langue est donc « sociale » deux fois (qui n’en font qu’une) : elle est sociale parce que le principe qui la régit (l’arbitraire) la fait échapper à toute maîtrise rationnelle, individuelle ou collective ; elle est sociale également parce qu’elle est un héritage, une tradition, bref, une temporalité fondatrice d’un ordre de faits spécifiques, les faits sémiologiques, et fondatrice de l’arbitraire lui-même. (Puech, Radzynski, 1988, 81)

En définitive, il s’agit de déployer les enjeux de la linguistique, discipline nouvelle, et de la distinguer de la sémiologie. Selon Saussure, la linguistique est une « institution sans analogue » (Puech, Radzynski, 1988, 80). Pour Meillet, imprégné des théories de Durkheim, la scientificité de la linguistique repose sur le rapport entre structure sociale et structure linguistique : « il faudra déterminer à quelle structure sociale répond une structure linguistique donnée, et comment, d’une manière générale, les changements de structure sociale se traduisent par des changements linguistiques. » Selon Meillet, en effet, « le langage est éminemment un fait social » et sa réalité est double :

Elle est linguistique : car une langue constitue un système complexe de moyens d’expression, système où tout se tient et où une innovation individuelle ne peut que difficilement trouver place si, provenant d’un pur caprice, elle n’est pas exactement adaptée à ce système, c’est-à-dire si elle n’est pas en harmonie avec les règles générales de la langue.

À un autre égard, la réalité de la langue est sociale : elle résulte de ce qu’une langue appartient à un ensemble défini de sujets parlants, de ce qu’elle est le moyen de communication entre les membres d’un même groupe et de ce qu’il ne dépend d’aucun des membres du groupe de la modifier ; la nécessité même d’être compris impose à tous les sujets le maintien de la plus grande identité possible dans les usages linguistiques ; le ridicule est la sanction immédiate de toutes les déviations individuelles, et, dans les sociétés civilisées modernes, on exclut les principaux emplois par des examens ceux des citoyens qui ne savent pas se soumettre aux règles du langage, parfois assez arbitraires, qu’a une fois adoptées la communauté. (Meillet, 1921, 1936/1982, 16-17)

La tension entre système général de la langue et usage individuel implique un écart entre langue et discours, dont il est impossible de faire l’impasse pour étudier le langage intérieur. Christian Puech et Anne Radzynski commentent la position de Meillet :

Tout le destin de la linguistique se joue bien chez Meillet dans cet écart entre « l’historique particulier » et le « général systématique » où oscille l’analyse des faits de langue, du refus des « lois nécessaires » adoptées comme un dogme par la science antérieure, à l’exigence explicative qui caractérise la modernité. (Puech, Radzynski, 1988, 83)

La quête d’un équilibre entre fait particulier et fait général aboutit chez Meillet à l’idée d’une linguistique générale au cœur de l’interdisciplinarité, tandis que Saussure prône plutôt une restriction du champ. L’un et l’autre partent de l’hypothèse que le langage « est une institution ayant son autonomie » (Meillet, 1921, 1936/1982, 17). Meillet postule à partir de là que le langage « a des conditions anatomiques, physiologiques et psychiques et il relève de l’anatomie, de la physiologie et de la psychologie qui l’éclairent à beaucoup d’égards et dont la considération est nécessaire pour établir les lois de la linguistique générale » (Meillet, 1921, 1936/1982, 17). Saussure lui place la linguistique au cœur de l’interdisciplinarité mais au prix d’une double orientation, vers les disciplines qui s’occupent de la « valeur » des faits.

Tout l’enjeu est bien la définition et la légitimité de la linguistique, autrement dit la scientificité de la démarche linguistique. C’est du reste par là que commence le Cours de Saussure lorsqu’il évoque « la science qui s’est constituée autour des faits de langue » afin d’en retracer l’historique et d’en analyser l’objet, condition préalable à la scientificité de la linguistique pour Saussure. Ainsi commente-t-il les limites de la grammaire comparée :

Mais cette école, qui a eu le mérite incontestable d’ouvrir un champ nouveau et fécond, n’est pas parvenue à constituer une véritable science linguistique. Elle ne s’est jamais préoccupée de dégager la nature de son objet d’étude. Or, sans cette opération élémentaire, une science est incapable de se faire une méthode. (Saussure, 1905/1931, 16)

Dès lors, Saussure assigne trois tâches à la linguistique :

a) de faire la description et l’histoire de toutes les langues qu’elle pourra atteindre, ce qui revient à faire l’histoire des familles de langues et à reconstituer dans la mesure du possible les langues mères de chaque famille ;

b)  de chercher les forces qui sont en jeu d’une manière permanente et universelle dans toutes les langues, et de dégager les lois générales auxquelles on peut ramener tous les phénomènes particuliers de l’histoire ;

c)  de se délimiter et de se définir elle-même. (Saussure, 1905/1931, 20)

Benveniste, commentant les objectifs décrits par Saussure, met en valeur le troisième point :

C’est ici que Saussure se présente, d’emblée, dans la méthodologie comme dans la pratique, à l’exact opposé de Peirce. Chez Saussure la réflexion procède de la langue et prend la langue comme objet exclusif. La langue est envisagée pour elle-même et la linguistique se voit assigner une triple tâche :

1) décrire en synchronie et diachronie toutes les langues connues ; 2) dégager les lois générales qui sont à l’œuvre dans les langues ; 3) se délimiter et se définit elle-même.

Programme dont on n’a pas remarqué que, sous des dehors rationnels, il recèle une étrangeté, qui en fait justement la force et l’audace. La linguistique aura donc pour objet, en troisième lieu, de se définir elle-même. Cette tâche, si on veut bien l’entendre pleinement, absorbe les deux autres et, en un sens, les détruit. (Benveniste, 1939-1964/1998, 45-46)

Que signifie « définir la linguistique » aux yeux de Benveniste relisant Saussure ? Il s’agit de définir un fait linguistique :

Tout se commande dans cette exigence, et le linguiste ne peut tenir l’une de ses tâches distincte des autres ni en assumer aucune jusqu’au bout, s’il n’a d’abord pris conscience de la singularité de la langue entre tous les objets de science. […] Là est la grande nouveauté du programme saussurien. La lecture du Cours confirme aisément que pour Saussure, une linguistique n’est possible qu’à cette condition : se connaître enfin en découvrant son objet. (Benveniste, 1939-1964/1998, 46)

Pour Benveniste, Saussure fonde la linguistique comme étude de la langue à travers l’étude du langage :

La préoccupation de Saussure est de découvrir le principe qui domine la multiplicité des aspects où nous apparaît le langage. Seul ce principe permettra de classer les faits de langage parmi les faits humains. La réduction du langage à la langue satisfait cette double condition : elle permet de poser la langue comme principe d’unité et du même coup de trouver la place de la langue parmi les faits humains. Principe de l’unité, principe de classement, voilà introduits les deux concepts qui vont à leur tour introduire la sémiologie.

Ils sont l’un comme l’autre nécessaires à fonder la linguistique comme science : on ne concevrait pas une science incertaine de son objet, indécise sur son appartenance. Mais bien au-delà de son souci de rigueur, il y va du statut propre à l’ensemble des faits humains. (Benveniste, 1939-1964/1998, 47)

La définition de l’objet de la linguistique et, à partir de là, le choix d’une méthode, renvoient donc à un enjeu crucial, celui de la définition et de la scientificité même de la discipline. Concrètement, la linguistique construit son objet davantage qu’elle ne le définit. Ou elle le définit en le construisant. Louis Marin commente (Marin, 1975, 51) : « La science a pour objet ce qui la rend possible. Elle se construit en construisant son objet. » Il souligne le paradoxe d’une exclusion inclusive :

Autrement dit, le geste de découpe théorique est à la fois fondamental pour qu’il y ait connaissance objective et dénié puisque la prétention de la science est bien de maîtriser théoriquement la totalité des faits du langage. L’exclusion des pratiques vécues du langage est nécessaire si une connaissance du langage est possible, mais cette exclusion semble niée par l’opération qu’elle fonde et qu’elle permet puisque c’est bien le langage qui sera désormais objet de connaissance, puisque c’est bien la « réalité » du langage qui est connue avec et par la construction de l’objet théorique, « langue » qui a permis cette connaissance.

5. Il n’est pas alors surprenant de voir l’exclu — ainsi les pratiques vécues, inconscientes du langage — revenir hanter la construction théorique, ne serait-ce qu’en soulignant l’opération d’exclusion elle-même.

Quand bien même l’objet de la linguistique serait la langue et non le langage, la première ne saurait être appréhendée qu’à partir du second : tel est bien le défi de la linguistique telle que la définit Saussure et la source de maintes querelles épistémologiques.

Benveniste attire l’attention sur un adjectif fondamental, commun à plusieurs disciplines : humain. Qu’est-ce qu’une science de l’humain ? Un tel concept est-il réellement envisageable ? C’est aussi l’enjeu sous-jacent à toute étude du langage intérieur. Comment analyser d’un point de vue scientifique des phénomènes relevant de l’humain ? Existe-t-il même des « faits » de ce point de vue ? L’une des réponses a été proposée par le structuralisme : évacuer le sujet et la subjectivité, réfléchir aux « systèmes », aux structures, en un mot aux langues ou, à la rigueur s’il faut aborder le discours, aux sociolectes. Dans une telle démarche, les notions d’idiolecte et d’idiosyncrasie impliquent une échappée hors du domaine de la science, ni le style ni la stylistique n’ont leur place dans l’ensemble des « sciences humaines », encore moins le « langage intérieur », bien trop proche d’une subjectivité jugée inaccessible à toute analyse scientifique. Après les années 1970, la linguistique de l’énonciation, la sociolinguistique et l’analyse du discours se construisent en partie contre les exclusions du structuralisme dominant depuis la Seconde guerre mondiale. Le champ des études endophasiques se restructure également à partir de présupposés radicalement différents. La question des implicites théoriques et de la scientificité de ces approches n’en demeure pas moins cruciale.

Sur quels critères fonder la scientificité ? Entre la falsifiabilité de Popper et la pensée en termes de paradigmes de Kuhn, par exemple (nous pourrions, a minima, ajouter Foucault à la liste), les conditions de scientificité ne sont pas les mêmes et les rapports entre théorie et histoire de la linguistique changent grandement, comme le résume Bahner en 1984 :

Tout d’abord, par sa conception de l’histoire des sciences, Kuhn a nettement lancé un défi à la théorie positiviste de la science. En effet, la doctrine de Kuhn constitue une tentative pour présenter les facteurs épistémologiques et les facteurs socio-psychologiques dans leurs interdépendances mutuelles. Kuhn les considère comme un ensemble dans l’histoire des sciences ; Au contraire, la théorie dite analytique de la science à laquelle bien des théoriciens des sciences du langage ont donné leur assentiment vise à séparer radicalement la théorie de la science et l’histoire des sciences. D’après Popper, un des tenants les plus célèbres de cette théorie d’empreinte néopositiviste, l’évolution progressive des disciplines scientifiques s’effectue par bonds fréquents. Ceci serait un processus tout à fait autonome s’étendant purement sur le plan épistémologique. Dans cette optique, l’évolution progressive ressemble à une révolution permanente. Kuhn attaque cette doctrine puisqu’elle ne tient compte que des aspects cognitifs dans l’histoire des sciences. (Bahner, 1984, 24)

Pour Kuhn, aucune science sociale ne relève de cette structuration par paradigmes, en raison d’une absence de rigueur dans les critères de définition et de précision dans les instruments d’analyse. Pour le dire autrement, dans la mesure où l’objet d’étude relève de l’humain, la diversité et la variabilité des faits est irréductible à l’unicité d’une structure paradigmatique et résiste à toute étude rigoureusement scientifique. Bahner conclut qu’il « n’est pas recommandable d’employer la notion de paradigme pour l’histoire de la linguistique. Il s’agit d’une notion-clé devenue assez ambiguë et aux implications théoriques non pertinentes » (Bahner, 1984, 27). Il n’en déduit pas pour autant que la linguistique ne serait pas une science mais souligne les variations méthodologiques, qui impliquent des constructions différentes des « faits » linguistiques, et donc, une définition différente de la discipline. Enfin, il rappelle la particularité des sciences du langage, entre particulier et général, langue et discours :

Quant à l’étude des processus scientifiques se déroulant dans l’histoire de la linguistique, il me semble nécessaire d’entrelacer le plan épistémologique et les facteurs socio-historiques. Les sciences du langage ne constituent pas seulement un ensemble de connaissances liées à des procédures épistémologiques mais aussi un système d’activités sociales à caractère spécifique. (Bahner, 1984, 28)

Lorsque l’on aborde de surcroît l’endophasie, la difficulté épistémologique s’accroît puisqu’il faut également prendre en compte les variations individuelles. Faut-il donc, dès lors, renoncer à toute scientificité ? Ou, comme l’affirme Gabriel Bergounioux (2004), l’endophasie remet-elle en question les cadres théoriques de la linguistique ? Oblige-t-elle à forger d’autres outils ?

Décrire en diachronie et en synchronie les langues, dégager des lois générales, se circonscrire et se définir : ces trois objectifs saussuriens traversent les décennies, avec des variations parfois très fortes pour les deux premiers. Ces variations, qui se fondent sur la prise en compte ou non d’une dimension socio-historique et d’une dimension individuelle, soulèvent la même question : sur quoi se fonde la scientificité de la linguistique ? ou dans quelle mesure la linguistique est-elle une science : selon quelles conditions et à quel prix ? Enfin, pour ce qui nous concerne, une linguistique endophasique est-elle possible ?

2. Représentations du langage intérieur entre style individuel, variation idiolectale et fait social

Les représentations du langage intérieur à travers les siècles ont évolué dans une tension entre particulier et général, individuel et social. Je n’évoquerai ici que quelques jalons représentatifs (voir également Smadja, Paulin à paraître et Smadja à paraître).

Selon Victor Egger, le premier chercheur français à avoir consacré un essai entier à La Parole intérieure (1881), Platon n’a pas analysé la parole intérieure mais la pensée, qu’il définissait comme un « dialogue » de l’âme avec elle-même (voir Théétète). Les premiers à avoir véritablement envisagé le processus dynamique de la parole intérieure, ce sont des théologiens au XVIIe siècle. Que l’on se réfère à Bossuet ou à Fénelon, opposés dans la querelle sur le quiétisme et la possible définition d’une parole intérieure mystique, un point commun surgit : c’est dans le silence que l’on transcende l’humain pour accéder au divin. C’est dans le silence intérieur que l’on ouvre un espace de rencontre potentielle avec Dieu. La parole intérieure est implicitement renvoyée à un fait humain et à des particularités, voire des « bruits », qu’il faut taire. Pour le philosophe Victor Egger, ce phénomène mental est bien de l’ordre de la « parole » dans tous les sens du terme :

À tout instant, l’âme parle intérieurement sa pensée. Ce fait, méconnu par la plupart des psychologues, est un des éléments les plus importants de notre existence : il accompagne la presque totalité de nos actes ; la série des mots intérieurs forme une succession presque continue, parallèle à la succession des autres faits psychiques ; à elle seule, elle retient donc une partie considérable de la conscience de chacun de nous.

Cette parole intérieure, silencieuse, secrète, que nous entendons seuls, est surtout évidente quand nous lisons : lire, en effet, c’est traduire l’écriture en parole, et lire tout bas, c’est la traduire en parole intérieure ; or, en général, on lit tout bas. Il en est de même quand nous écrivons : il n’y a pas d’écriture sans parole ; la parole dicte, la main obéit ; or, la plupart du temps, quand nous écrivons, il n’y a d’autre bruit perçu que celui de la plume qui court sur le papier ; la parole qui dicte ne s’entend pas ; elle est réelle pourtant ; mais le bruit qu’elle fait, ce n’est pas l’oreille qui l’entend, c’est la conscience qui le connaît ; il n’agite pas l’air qui nous entoure, il reste immobile en nous ; ce n’est pas la vibration d’un corps, c’est un mode de moi-même. Ce bruit est vraiment une parole ; il en a l’allure, le timbre, le rôle ; mais c’est une parole intérieure, une parole mentale, sans existence objective, étrangère au monde physique, un simple état du moi, un fait psychique. (Egger, 1881, 1-2)

Pour Egger, la parole intérieure est un phénomène continu et incarné. Elle vibre dans un corps, elle a un timbre, nous pourrions ajouter un rythme et des mélodies.

Le médecin Georges Saint-Paul, qui consacre quatre livres à l’« endophasie » (néologisme qu’il forge) entre 1892 et 1912, considère que Victor Egger est un « verbo-auditif » et qu’il existe différentes « formules endophasiques » : ceux qui entendent leur pensée, comme Egger (verbo-auditif), ceux qui la lisent (verbo-visuel), ceux qui la prononcent (verbo-moteur). Ces trois premières formules correspondent aux trois types de Charcot, auxquels Saint-Paul ajoute des formules mixtes, les plus nombreuses selon lui. De plus, un même individu peut changer de formule endophasique au cours de sa vie, mais aussi au cours d’une même journée :

Ainsi, dans la même journée, le même homme peut successivement parcourir tous les stades d’une série allant du visuelisme pur — qui est généralement l’apanage du demi-sommeil ou de la rêverie faite toute éveillée, et où son esprit ne se représente que les images visuelles des choses et non les mots qui les désigne — pour aboutir au terme opposé, le verbalisme pur, — qu’il emploiera au cours d’un raisonnement algébrique où sa pensée se concrètera toute en des mots seulement, parce qu’elle est uniquement abstraite — en passant, bien entendu, par un moyen-terme, celui des raisonnements imposés sans cesse par les conditions banales de l’existence, et dans lesquels le mot et l’image auront une égale importance, parce que ces raisonnements comportent à peu près autant de termes abstraits que de termes concrets.
(Saint-Paul, 1892, 18)

La conclusion de Saint-Paul sur les formules endophasiques est particulièrement révélatrice :

il n’est pas une formule endophasique, il n’en est même pas trois ; on en trouve autant que d’individus, car si beaucoup emploient les mêmes procédés, la similitude n’est jamais complète : ainsi trouve-t-on des visages, des physionomies voisines ressemblantes, on n’en n’a jamais vu d’exactement identiques. (Saint-Paul, 1892, 53)

Une telle variation semble constituer un obstacle infranchissable du point de vue épistémologique. Egger n’en rend pas compte et s’interroge sur « la » parole intérieure, d’un point de vue à la fois philosophique, psychologique, avec des rudiments de linguistique et de littérature. Il se fonde sur des lectures abondantes, souvent philosophiques, et probablement l’auto-observation quoiqu’il ne la mentionne jamais explicitement et qu’il réfute l’accusation d’être un auditif et d’avoir érigé des lois générales à partir de son cas particulier. Saint-Paul procède à partir d’un double mouvement. D’une part, il applique une grille préétablie aux cas qu’il analyse, puisqu’il forge un questionnaire qui oblige ses participants à choisir entre les trois types de Charcot et à se catégoriser. D’autre part, il se fonde sur ses résultats de terrain (plus de 200 réponses en moins de six mois, dont celles de Zola et des Daudet) pour modifier en retour cette théorie préalable et la remettre partiellement en cause. Son objectif n’est pas d’analyser les spécificités individuelles mais de dégager des catégories communes, qui permettraient ensuite de diagnostiquer des troubles du langage et d’appliquer un traitement adapté en fonction de la « formule endophasique » de chacun. Le rapport de l’un comme de l’autre à l’interdisciplinarité varie : Egger convoque d’autres disciplines sans les hiérarchiser, tandis que Saint-Paul, sous l’égide de son directeur de thèse, le médecin Alexandre Lacassagne fondateur de l’anthropologie criminelle en France, annonce la couleur dès les premières pages de son premier ouvrage :

Dans nos sociétés modernes, le rôle du médecin doit grandir ; il doit être non-seulement, un pathologiste, un chirurgien, un hygiéniste, un thérapeute, un guérisseur, il doit par excellence être le philosophe, je dirais — si j’étais très âgé et que mes pensées fussent les mêmes l’éducateur, le prêtre. (Saint-Paul, 1892, 3)

Le changement terminologique de parole intérieure à langage intérieur et surtout endophasie correspond ici à une véritable territorialisation disciplinaire.

Dans l’entre-deux-guerres, ce sont cette fois-ci deux psychologues qui font évoluer le champ des études endophasiques : le Français Jean Piaget et le Russe Lev Vygotski. Le premier ne s’intéresse pas tant au langage intérieur qu’au langage égocentrique, locution qu’il forge, pour désigner le monologue à voix haute des enfants. Le second emprunte au premier cette notion de « langage égocentrique », mais dans une perspective radicalement différente, notamment parce qu’il s’agit pour lui d’étudier le langage intérieur à travers le langage égocentrique. Pour Piaget, le langage égocentrique disparaît après l’âge de sept ans et n’a aucune fonction en dehors de la décharge émotionnelle. Le mouvement est celui d’une extériorisation progressive du langage. Pour Vygotski, le langage égocentrique et le langage intérieur, dont le premier révèle la structuration, ont des fonctions fondamentales du point de vue cognitif, comme l’auto-régulation, et l’articulation langage extériorisé / langage intérieur relève plutôt d’une intériorisation progressive. L’enfant se parle parce qu’on lui a parlé. Ainsi, Vygotski met-il en valeur le caractère éminemment social du langage intérieur. Il mène une enquête de terrain, puisqu’il fonde ses analyses sur des observations d’enfants (sortis cependant de leur contexte quotidien), relayées dans son ouvrage par des exemples littéraires pour illustrer et expliciter son propos. Comme Saint-Paul, il a à cœur de dégager des structures communes et des lois générales : Vygotski élabore l’hypothèse, déjà esquissée par Egger avant lui, d’un fonctionnement radicalement différent du langage intérieur par rapport au langage extériorisé. Tout en soulignant son inintelligibilité pour tout autre que l’individu lui-même, Vygotski tente de dégager des lois communes et des traits communs pour définir le langage intérieur. C’est l’hypothèse que j’appelle Vygotski-Egger :

Même si nous pouvions extérioriser les processus implicites et les enregistrer sur une plaque sensible ou sur le cylindre d’un phonographe, ils pourraient se présenter sous une forme si abrégée, si économe, avec tant de court-circuits qu’ils en seraient méconnaissables, à moins qu’on n’ait observé leur formation depuis le point transitoire où ils sont complets et ont un caractère social jusqu’à leur stade final où ils serviront aux adaptations individuelles et non plus sociales. Même si nous pouvions l’enregistrer sur un phonographe, le langage intérieur apparaîtrait ainsi abrégé, décousu, incohérent, méconnaissable et inintelligible comparativement au langage extériorisé. (Vygotski, 1934/1997, 472)

Le langage intérieur se présente donc selon Vygotski sous une forme « abrégée, décousue, incohérente » qui en rend l’étude malaisée. L’enjeu reste cependant bien d’analyser, pour reprendre les mots de Vygotski, la « transformation de la grammaire de la pensée en grammaire des mots » (Vygotski, 1934/1997, 445), si tant est que cela soit possible. L’hypothèse de Vygotski, déjà défendue par Egger avant lui, d’un fonctionnement radicalement différent de l’endophasie, représente une véritable révolution épistémologique mais constitue le principal défi de la linguistique aujourd’hui. Si l’endophasie ne fonctionne pas selon les règles du langage extériorisé, à partir duquel ont été conçues la majorité des théories linguistiques et forgés la quasi-totalité de ses outils d’analyse, dans quelle mesure un fait endophasique peut-il être construit comme un fait linguistique ? Quelle prise pour l’analyse linguistique ? Le constat de Gabriel Bergounioux, qui pose frontalement la question de « l’échec de la linguistique » dans Le Moyen de parler, est de ce point de vue sans appel :

Dès lors que la linguistique ne savait plus ce que voulait dire parler, puisqu’à la dynamique des interactions était préférée la détermination des structures phonologiques ou syntaxiques, se trouvait entérinée une disjonction de l’ontologique et du linguistique, du locuteur et de sa parole, du sujet et du parlant. De la parole, il n’était tenu compte qu’à proportion de ce qu’elle était enregistrée et reportée, quand elle se présentait réduite à pas beaucoup plus que des tracés acoustiques en sorte que son principal emploi, endophasique, en vienne d’avance à être éliminé.

Partant au contraire de l’évidence qu’on se parle, on voudrait montrer en quoi la réintégration de l’endophasie dans la théorie linguistique, et plus généralement dans le champ des sciences sociales, prélude à une critique des problématiques établies et renoue avec les investigations d’une philosophie du doute ou du soupçon, de la psychanalyse, de la théorie des formations historiques et de la science du langage quand elles remettent en cause, dans le registre qui leur est propre, les assurances doxiques, à partir du moment où elles s’enquièrent de la nature de leur objet au lieu de l’accepter comme un donné. (Bergounioux, 2004, 21-22)

Comment les linguistes qui se sont intéressés au langage intérieur l’ont-ils défini ? Chomsky, dont les théories ont été parfois citées comme l’exemple d’un nouveau paradigme linguistique, au sens de Kuhn, tente de proposer une sorte de grammaire universelle de la pensée. Selon le sociologue Norbert Wiley, à trop vouloir dégager des lois générales (en l’occurrence universelles), Chomsky échoue à saisir la nature et le fonctionnement propre du langage intérieur :

In addition to concentrating on inner speech, he also restricts his science to linguistic forms or rules. He calls these rules competence as opposed to performance. This is similar to Saussure’s distinction between langue (language) and parole (speech). These then are Chomsky’s starting points.

I will show that these commitments create serious problems for Chomsky’s linguistics. Inner speech is quite irregular, much more so than interpersonal or outer speech. It is also difficult to say there is a “competence” or “langue” dimension for inner speech. The competence aspect is primarily rules, but inner speech, being private, has no audience to carry or enforce the rules. In fact its major rule is efficiency, whatever that might imply for any given individual. (Wiley, 2014, 1)

Le jugement du sociologue est sévère :

His theoretical scheme might work for interpersonal speech but it is unrealistically idealized for inner speech. To put it another way inner speech is an anomaly or puzzle, in Thomas Kuhn’s sense, for Chomsky’s linguistic paradigm. (Kuhn, 2012, p. 53) (Wiley, 2014, 2)

L’articulation entre langage intérieur et langage extériorisé d’une part, fait individuel et fait social d’autre part varie d’une théorie linguistique à l’autre. Saussure a consacré une note au langage intérieur et l’a beaucoup plus pris en compte que ce qui a été généralement retenu de ses théories. Guillaume revient plusieurs fois sur le sujet même si l’objet principal de ses théories reste les opérations mentales sous-jacentes à toute production langagière. Guillaume, comme Culioli ensuite, mais dans une perspective très différente, s’est attaché à dégager des lois communes. Contrairement à Culioli, il fonde ses hypothèses autant voire davantage sur le système de la langue que sur les usages en discours.

Pour Gabriel Bergounioux, Culioli fait bien partie des rares linguistes qui ont pris en compte l’endophasie :

L’endophasie, cosa mentale, qui est l’actualisation constante d’un propos par un locuteur, a été peu traitée en linguistique. Les études sont plutôt issues de la philosophie, de la critique littéraire, de la psychiatrie, de la psychologie ou de la psychanalyse. Les références les plus nombreuses se lisent dans la littérature soviétique de l’entre-deux-guerres, en particulier chez Vygotski et Bakhtine, où Jakobson est allé chercher le motif de ses propres analyses. Peu de linguistes, donc, mais A. Culioli est indéniablement du nombre. Dans la constitution d’une analyse exhaustive des faits linguistiques, il rappelle, en plus d’une occasion, qu’un locuteur est en même temps l’auditeur de son discours et c’est dans cette involution vers le « miroir de l’énonciateur », le « co-énonciateur (intérieur) » (2005 : 155) qu’il inscrit la nécessité d’une résonance de la parole dans le sujet parlant. (Bergounioux, 2006, 110)

L’article de Gabriel Bergounioux met précisément en valeur la question des « observables », déployée à partir de l’articulation culiolienne entre épilinguistique et métalinguistique. Le retour sur soi dans le cadre d’une activité langagière relevant de l’imprévisibilité et de la variation échappe à la conscience (représentations épilinguistiques), tandis que le métalinguistique implique une distance consciente : la différence est plus de degré que de nature. Une telle hypothèse est précieuse pour appréhender l’endophasie : comment l’étudier, si ce n’est par l’intermédiaire des représentations épilinguistiques du sujet lui-même et par le biais de sa capacité à restituer les échantillons les plus proches possible de son discours endophasique ? Or, nombreux sont les linguistes qui refusent la prise en compte des représentations épilinguistiques, sous prétexte de subjectivité et d’inexactitude.

Le nom le plus inattendu dans la liste des rares linguistes qui ont réfléchi à la question du langage intérieur est Benveniste. La citation en général évoquée à son propos est issue du tome 2 des Problèmes de linguistique générale et concerne sa définition dialogale du monologue :

[…] le “monologue” est un dialogue intériorisé, formulé en « langage intérieur », entre un moi locuteur et un moi écouteur. (Benveniste, 1998, 85-86).

Selon Gilles Philippe (2001), Benveniste développe un modèle « communicationnel » du langage intérieur, face à un modèle « cognitif » incarné par Husserl et Guillaume (Philippe, 2001, 96-105). Grâce à la publication en 2012 de ses dernières leçons au Collège de France, nous savons désormais que la position de Benveniste est bien plus nuancée, et en réalité assez proche de l’hypothèse Vygotski-Egger. Pour Benveniste, en effet, le langage intérieur diffère du langage extériorisé et il se caractérise par son caractère fragmentaire et son agrammaticalité :

Le langage intérieur a un caractère global, schématique, non construit, non grammatical. C’est un langage allusif. (Benveniste, 2012, 94)

Le langage intérieur est rapide, incohérent, parce qu’on se comprend toujours soi-même. C’est toujours une langue située, dans un contexte présent, qui fait partie de la condition de langage, donc intelligible pour le parlant et pour lui seul. Mais transférer ce langage intérieur, conditionné par le rapport du locuteur avec lui-même dans une expérience et une circonstance uniques, changeantes, dans une forme intelligible à d’autres et perdant sous son aspect écrit toute relation naturelle avec l’occasion qui a été celle du langage intérieur, est une tâche considérable et qui exige une attitude toute différente de celle que nous avons acquise par l’habitude de transférer la pensée à l’écriture. (Benveniste, 2012, 95)

« Global, schématique, non construit, non grammatical » : ces adjectifs situent l’hypothèse de Benveniste exactement dans la même perspective que celles de Vygotski. Le langage intérieur fonctionne selon des règles qui lui sont propres et qui diffèrent du langage extériorisé (d’où l’idée de « non grammatical » : c’est-à-dire non conforme aux normes des usages extériorisés). De plus, il est abrégé, condensé et donc peu compréhensible par tout autre que celui qui en est le locuteur-auditeur. Si la seconde hypothèse, curieusement prédominante dans le champ des études sur l’endophasie, est à nuancer fortement, la première fait apparaître des obstacles épistémologiques immédiats et incontournables, tout en ouvrant une perspective extrêmement stimulante.

Gabriel Bergounioux rejoint certains de ses prédécesseurs : la parole intérieure est pour lui comme pour Egger un phénomène continu, dont on peut étudier l’acoustique et la prosodie ; son fonctionnement est radicalement différent des usages extériorisés. Il élabore l’hypothèse féconde que le locuteur est bien plutôt l’auditeur de sa propre parole intérieure. L’un des points forts des théories de Gabriel Bergounioux, outre qu’il est le seul linguiste à avoir consacré un essai à l’endophasie, est d’avoir démontré à quel point cette dernière remet en réalité en question la linguistique ou plutôt les sciences du langages telles qu’elles ont été conçues et pratiquées jusqu’à présent : « la question de la parole intérieure dérange les constructions d’un savoir positif qui s’élabore autour du fait social et psychique » (Bergounioux, 2004, 33), d’où une désaffection disciplinaire pour un sujet pourtant central non seulement pour les sciences du langage mais pour la totalité des sciences humaines. Comme le résume Gabriel Bergounioux, le langage intérieur n’a pas d’équivalent parmi l’ensemble des activités cognitives humaines :

[…] par sa permanence et sa démultiplication, par son ampleur aussi (des dizaines de milliers de mots, des centaines de milliers de phonèmes chaque jour), l’endophasie est un phénomène unique dans l’ensemble de l’activité intellectuelle. (Bergounioux, 2004, 23)

Catherine Paulin et moi-même proposons d’étudier le langage intérieur en termes de variations idiolectales (op. cit., à paraître). Si l’on suit la réflexion de Gilles Philippe sur l’histoire de la stylistique, une telle définition pourrait revenir à ancrer la réflexion dans le domaine de la linguistique à l’exclusion de la stylistique française, dans la mesure où celle-ci s’est construite « contre l’approche idiolectale » :

Si l’on prend sur tout ceci un peu de recul historique, on s’aperçoit que c’est contre l’approche idiolectale des styles littéraires que s’est constituée la stylistique française, telle que nous la connaissons aujourd’hui, et que c’est ce choix qui a l’empêchée de se reconnaître comme la branche des sciences du langage qui analyse les singularités langagières, même dans le cadre spécifique de leurs réalisations écrites. (Philippe, 2005, 78)

Il est cependant possible d’envisager, comme Gilles Philippe le suggère dans le même article, à la suite de Rastier (1994), une stylistique qui soit véritablement articulée à la linguistique de corpus, j’ajoute : et qui ne soit pas exclusivement littéraire. L’analyse du langage intérieur comme fait de style et variante idiolectale, autrement dit l’analyse du style endophasique comme fait idiolectal, permet d’en souligner la dimension individuelle et sociale (voir également la définition de l’idiolecte par Barthes, 1965/1993, 1475-1476) et permet de le penser en termes de traits saillants et non d’écarts.

Comment étudier le langage intérieur d’un point de vue scientifique ? Comment appréhender un phénomène qui se caractérise par la variation individuelle et l’impossibilité de l’appréhender directement ? Quel objet construisent les protocoles de recherche mis en œuvre dans les enquêtes de terrain ?

3. La création d’un nouveau protocole de recherche : quels faits endophasiques ?

La création d’un protocole d’enquête sur le langage intérieur rencontre plusieurs défis, qui peuvent se résumer en trois séries de questions : d’abord, comment rendre intelligible l’inintelligible ? Ensuite, comment prendre en compte les variations individuelles ? Avec quels outils ? Peut-on effectuer un va-et-vient entre variations idiolectales et grammaire(s) endophasique(s) ? Enfin, sur quels critères fonder la scientificité d’une étude du langage intérieur ? En un mot, qu’est-ce qu’un « fait endophasique » ou existe-t-il des faits endophasiques ? En l’occurrence, la question peut être reformulée : quels « faits endophasiques » les protocoles d’enquête construisent-ils ?

Si le langage intérieur se caractérise par son inintelligibilité pour autrui, comment le rendre accessible ? Quelles sont les conditions de possibilité d’une étude sur ce phénomène ? Trois grands types d’approches se dégagent : réflexion théorique (Egger, Bergounioux), expérimentation neuroscientifique, enquête de terrain fondée sur l’introspection. Les approches théoriques ont contribué à diffuser l’hypothèse Vygotski-Egger d’un langage abrégé, décousu, inintelligible pour autrui, largement prédominante dans les théories du langage intérieur ordinaire, même s’il existe bien deux modèles concurrents, centrés sur une phrase courte et inachevée (Egger, Vygotski, Dujardin, Bergounioux, Wiley) ou une phrase qui s’allonge (Cohen, Beckett). Fernyhough évoque la coexistence de deux modèles, comme Hélène Lœvenbruck dans le présent numéro d’Épistémocritique, mais aussi Gilles Philippe à travers ses analyses des modélisations littéraires de l’endophasie. Il n’en reste pas moins que si la théorisation stylistique a toujours fait état de ces deux possibilités depuis Gilles Philippe, les représentations du langage intérieur ordinaire font la part belle à l’hypothèse Vygotski-Egger (Voir Smadja, à paraître). À ces deux modèles, nous pouvons ajouter celui d’un flux, dépourvu de phrases (Voir Smadja, Paulin, à paraître, chapitre six « Phrases »).

Les expérimentations neuroscientifiques se développent depuis une quarantaine d’années. Si elles tendent à se positionner au croisement des sciences exactes et des sciences humaines, elles ne répondent pas nécessairement au test de falsifiabilité de Popper dans la mesure où elles ne concernent pas des données empiriques et physiques mais des activités cognitives humaines. Elles constituent un apport précieux pour préciser l’étude du langage intérieur et mettre certaines hypothèses à l’épreuve. Les trouvailles de l’équipe de Grenoble, dont un projet ANR, Inner Speech (2014-2018) est porté par Hélène Lœvenbruck et consacré à l’endophasie, sont résumées dans l’article d’Hélène Lœvenbruck dans le présent numéro et seront déployées dans un essai à venir, du même auteur (collection Monologuer)[1]. Ils ont mis en valeur l’existence d’états de parole intérieure (parole délibérée / vagabondage mental), liés à des réseaux neuronaux différents, ils ont souligné les proximités et les différences d’activation neuronale entre la parole extériorisée et la parole intérieure, et ont démontré que le langage intérieur n’est pas le langage extériorisé moins le son mais le langage extériorisé plus l’inhibition[2].

Les enquêtes de terrain, quant à elles, se fondent sur deux temporalités (rétrospectives ou dans l’instant présent) et trois orientations méthodologiques : usage d’un questionnaire (Saint-Paul 1892), introduction d’un bip aléatoire (Hurlburt 1973), carnet endophasique (Smadja 2014). À ces trois méthodes d’enquêtes de terrain s’ajoute une autre possibilité pour collecter des représentations de parole intérieure : l’étude des discours intérieurs autophoniques, c’est-à-dire les pensées auto-rapportées en langage extériorisé (voir Marnette, 2002 et 2006 ; Verine 2006 ; Rendulic, 2013). Les discours intérieurs autophoniques offrent l’avantage de relever des échanges extériorisés, donc de cadres linguistiques traditionnels, et de mettre en valeur un type de discours rapporté à part. Ils sont aisément identifiables en tant que faits linguistiques : s’agit-il pour autant de faits endophasiques ? Du langage intérieur, nous ne pouvons étudier que des représentations indirectes. La question est donc celle du degré de médiation. Jusqu’à quel point cette représentation est-elle biaisée et quels sont les biais à prendre en compte dans l’analyse ? Comme les questionnaires, les discours intérieurs autophoniques élaborent une représentation rétrospective, à une distance temporelle plus ou moins grande. Le locuteur-auditeur est éloigné des conditions d’énonciation originelles et le degré de proximité avec la parole intérieure est donc sujet à caution. En revanche, contrairement au questionnaire rétrospectif, où la représentation est sollicitée par le chercheur, il s’agit bien d’un fait de discours ordinaire, spontané, sans influences extérieures préalables. Les discours intérieurs autophoniques constituent de ce point de vue des ilots énonciatifs où l’endophasie affleure à travers les échanges extériorisés, sans que l’on puisse mesurer l’écart discursif.

Le questionnaire invite nécessairement le sujet à élaborer une représentation rétrospective de sa vie intérieure et de son langage intérieur. Il restitue de mémoire des « faits endophasiques » qu’il reconstitue à distance. L’accès est donc doublement biaisé : s’il est impossible, même dans l’instant présent, d’accéder directement à sa propre parole intérieure, un récit rétrospectif multiplie les biais. De plus, le choix des questions et le type d’entretien (guidé, semi-guidé, libre) infléchissent les représentations proposées. L’enquête de Saint-Paul a cependant représenté une première étape dans la reconfiguration du champ par le biais d’enquêtes de terrain.

La méthode du psychologue américain Russell Hurlburt, qu’il créée dans les années 1970 et appelle Descriptive Experience Sampling (DES), a ouvert une sorte de refondation des études sur l’endophasie. Le participant est doté d’une machine qui sonne aléatoirement huit fois par jour. Lorsque le son retentit, le participant, s’il le peut, note ce qui se passait à l’instant dans sa vie intérieure. Au bout de trois ou cinq jours (maximum huit), l’expérience s’arrête et un entretien a lieu en face à face, pour que le participant puisse expliciter et contextualiser ses notations. Après un recul sous l’ère structuraliste, l’introduction d’un facteur aléatoire dans la méthode d’investigation fonde l’espoir d’une scientificité de la démarche plus démontrable et suscite un regain d’intérêt à travers plusieurs disciplines, notamment les neurosciences. L’idée est de supprimer au maximum tout biais subjectif, d’objectiver en quelque sorte la vie intérieure. De plus, le fait que l’entretien ait lieu après l’expérience laisse libre champ au participant, qui n’a pas en tête la moindre catégorisation venant de l’équipe de recherche. L’inconvénient de cette méthode reste le petit nombre d’occurrences conservées (six sur huit, par jour, sur un maximum de huit jours), assez peu représentatives de la vie intérieure. Cependant, ces expérimentations ont été menées depuis maintenant plus de quarante ans, si bien que les résultats ont pu être corroborés ou rectifiés au fil du temps. La somme des données offre désormais un aperçu extrêmement significatif (voir Hurlburt 2011 pour une synthèse).

Depuis 2014, un nouveau protocole de recherche, que j’ai créé et qui  a été amélioré collectivement (notamment par Gabriel Bergounioux, Romain Grandchamp, Louisa Hsiang I-Lin, Kuan-Min Huang, Sophie Lespinasse, Hélène Lœvenbruck, Frédéric Martin-Achard, Ladislas Nalborczyk, Pénélope Patrix, Catherine Paulin), est expérimenté au sein du programme de recherche interdisciplinaire Monologuer (https://cerilac.univ-paris-diderot.fr/monologuer). Après une phase de test de deux ans, auprès d’un petit nombre de participants, le protocole a été déployé à plus large échelle, parfois en combinaison avec des expérimentations neuroscientifiques (à Grenoble, en 2016). Il a été pour l’instant expérimenté auprès d’adultes, au nombre de 113 en octobre 2018, et que toute l’équipe remercie profondément. Intitulé protocole 2R (pour Représentations et Restitutions du langage intérieur), il part d’un double constat, transformé en point de départ épistémologique : une étude directe du langage intérieur est impossible, toute restitution est nécessairement subjective. La discipline socle du programme Monologuer est la linguistique, articulée aux neurosciences, à la médecine, aux études littéraires et théâtrales, à l’esthétique, à la philosophie, à la sociologie, à la psychologie et la psychanalyse, etc. L’objectif n’est pas qu’une discipline l’emporte sur l’autre, mais de fonder les réflexions sur une base méthodologique commune, tout en maintenant l’autonomie de chaque discipline : travailler seuls-ensemble, tout en préservant les deux pôles de cet équilibre interdisciplinaire complexe. Le protocole 2R comporte deux phases[3] : une phase de collecte de données pour le chercheur et d’exploration de soi pour le participant, puis une phase plus créative où alternent l’exploration libre et les exercices de parole intérieure. Chaque phase commence et s’achève par un entretien, entre les deux se déploie une période de « carnet endophasique » (création du programme Monologuer), pendant laquelle le participant garde trace de sa vie intérieure sous la forme qu’il souhaite et à la fréquence de son choix. Je présente essentiellement dans cet article la première phase, puisque la seconde est encore en test et n’a été expérimentée que par très peu de participants.

Le premier entretien de la phase 1 commence par la signature des documents de confidentialité, garantissant la préservation de l’anonymat. Il est enregistré en audio (chaque participant se voit doté d’un numéro, de telle sorte que son nom ne soit pas mentionné). Les entretiens 1 durent entre 20 minutes et 1h30 (la moyenne actuellement est d’environ 40 minutes) : la différence est liée au caractère semi-guidé de cette première expérience. Les premières questions sont assez larges et relèvent de l’état civil. Puis, l’entretien progresse vers la vie intérieure et le langage intérieur, en sept rubriques. L’objectif est pluriel : mettre le participant en confiance, préserver sa liberté. Il est libre de répondre ou non et de répondre comme il le souhaite. Aucune question ne contraint à dévoiler de son intimité et de soi-même ce que le participant ne veut pas transmettre. À la fin de ce premier entretien, le participant remplit un questionnaire écrit, sous forme de tableau, qui lui permet de proposer une évaluation de fréquence pour un certain nombre de phénomènes liés à sa vie intérieure. Cette évaluation est subjective, de la même façon que l’entretien 1 révèle les représentations épilinguistiques initiales du participant, ou plutôt ses représentations métaendophasiques, qui incluent des représentations métalinguistiques.

L’entretien 1 est suivi d’une période de carnet endophasique, de trois semaines à trois mois, pendant laquelle le participant garde trace de sa vie intérieure, sous la forme et à la fréquence de son choix. Un carnet lui est offert à l’issue du premier entretien, avec une page de titre personnalisable et une quatrième de couverture résumant les consignes qui lui ont été données. Le participant peut choisir d’écrire dans ce carnet ou sur un autre, il peut noter dans son téléphone portable ou sur ordinateur, il peut envoyer des sms, il peut s’enregistrer en audio ou en vidéo. Le carnet endophasique n’est pas un journal intime : il ne s’agit pas de noter rétrospectivement. Au moment où le participant décide d’ouvrir une session de carnet endophasique, il inscrit le lieu la date et l’heure puis il note sur le vif les pensées qui lui traversent l’esprit, en essayant de conserver leur forme le plus fidèlement possible : si les mots endophasiques n’ont aucun sens, il s’agit de les écrire tels quels, sans jugement. Si le participant hésite intérieurement entre trois mots pour en choisir un quatrième, il faut noter les quatre mots (les trois écartés et celui qui a été choisi). En bref, il s’agit de rester le plus proche possible du déroulement discursif du flux endophasique, dans ses hésitations et dans ses ruptures comme dans sa continuité.

Enfin, la phase 1 s’achève par l’entretien 2, qui se présente sous le même format que l’entretien 1 : un entretien en face à face (de 30 minutes à 1h30, avec une moyenne de 45 minutes) puis un questionnaire écrit. Les questions de l’entretien 2 sont partiellement les mêmes que lors du premier, avec des questions nouvelles, plus précises. Le questionnaire est exactement le même. Le participant a le choix de confier son carnet à l’équipe de recherche, ou non. Il lui est demandé d’en lire des extraits et de les commenter pendant l’entretien 2, dans tous les cas de figure.

Le carnet endophasique joue un rôle central dans le protocole 2R, qui se fonde sur plusieurs paris. Le participant est en réalité invité à être partie prenante de l’expérimentation scientifique à plus d’un titre : la durée du protocole et le dispositif qui lui est proposé lui permet d’accroître la conscience qu’il a de sa vie intérieure et de son langage intérieur si bien qu’il est de plus en plus apte, au fur et à mesure de l’avancée dans le carnet endophasique, à retranscrire sa parole intérieure et à décrire les phénomènes relevant de sa vie intérieure. Les représentations évoluent toujours, entre l’entretien 1 et l’entretien 2, plus ou moins fortement, et la plupart des participants affirment que l’expérience a modifié leur conscience de leur parole intérieure. De toute évidence, le biais principal impliqué par le protocole 2R est le prisme de la subjectivité du participant lui-même : c’est lui qui restitue, librement, ce qu’il souhaite de sa vie intérieure et quand il le souhaite. Ses choix, conscients et inconscients, construisent donc des faits endophasiques qui seront très représentatifs, si le participant a beaucoup noté (certains carnets sont longs et abondamment remplis) ou qui risquent de l’être beaucoup moins dans le cas contraire. Le problème n’est pas, en soi, la sélection, mais son caractère subjectif contrairement aux possibilités offertes, par exemple, par la technique du bip aléatoire. Pour autant, est-il possible d’objectiver l’endophasie ? Dans le programme Monologuer, nous renonçons d’emblée à toute étude « objective » ou directe de l’endophasie. Puisque c’est impossible, au lieu d’en faire un obstacle qui empêche toute tentative d’obtenir des échantillons à analyser d’un point de vue linguistique, nous en faisons un point de départ et construisons à partir de là. Les représentations et restitutions que nous obtenons sont subjectives et biaisées : il s’agit de limiter les biais au maximum, notamment, grâce à l’écriture du carnet endophasique dans le respect d’une temporalité immédiate et non à distance, et d’en tenir compte ensuite dans l’analyse.

Tous les participants ont choisi la forme écrite, majoritairement dans le carnet, pour sept d’entre eux sous forme numérique. Une seule participante a testé en parallèle, une fois, un enregistrement en audio et n’a confié ni son carnet ni l’enregistrement à l’équipe de recherche. Spontanément, malgré les difficultés engendrées et signalées parfois par les participants eux-mêmes (notamment, pour certains, la différence de vitesse entre le langage intérieur et l’écriture et l’impossibilité de tout saisir), ils ont donc tous choisi une modalité de retranscription qui répond précisément à l’un des enjeux soulignés par Benveniste :

Rendre intelligible le langage intérieur est une opération de conversion qui va de pair avec l’élaboration de la parole et l’acquisition de l’écriture. (Benveniste, 2012, 95)

Pour Benveniste, en effet, l’écriture, loin de nous éloigner du langage intérieur, en constitue la transposition par excellence : « l’acte d’écriture ne procède pas de la parole prononcée, du langage en action, mais du langage intérieur, mémorisé. L’écriture est une transposition du langage intérieur » (Benveniste, 2012, 94). Le carnet endophasique serait-il un mode de transposition privilégié du langage intérieur ?

 

Comme le résume Anna Jaubert dans son résumé d’un article à paraître, la question de l’observable est centrale en linguistique comme en stylistique depuis Saussure :

Le parti pris de l’observable est la principale caractéristique, et même un trait définitoire, de la mutation épistémologique capitale qui a marqué la linguistique d’après Saussure, et dont nous n’avons pas fini de mesurer les retombées. Cette mutation qui confronte la puissance explicative des systèmes en langue aux réalités du discours s’est affirmée dans les années 1970 ; elle apparaît, avec le recul qui est le nôtre aujourd’hui, comme une révolution méthodologique. Mais disons-le d’entrée de jeu : l’observable ne se réduit pas aux données sensibles, et il ne se confond pas non plus avec l’existant ; il s’agit d’une notion éminemment « relationniste » qui prend en compte l’interdépendance entre les conditions de l’observation, le regard du chercheur, et l’objet de la recherche. C’est bien pourquoi la mise au jour simultanée du rôle de la subjectivité dans le langage (E. Benveniste, C. Kerbrat-Orecchioni), et son intégration scientifique, n’ont en l’occurrence rien de paradoxal. Je reviendrai sur la place de l’humain et sur les déterminations subjectives à l’honneur dans le changement de nos pratiques, l’abandon de l’immanentisme, et la montée en puissance des linguistiques du discours, parmi lesquelles se situe la stylistique pragmatique […] (Jaubert, à paraître)

Comment caractériser le langage intérieur, activité langagière éminemment subjective, et que l’observation modifie nécessairement ? Selon Gabriel Bergounioux, l’endophasie n’est pas un fait de langue :

La langue comme concept se situe au croisement de deux perspectives : chaque agent en représente une actualisation et ses rapports algébriques dont la somme détermine un système de relations croisées sont calculées indépendamment des agents qui l’actualisent. Que la structure de la langue soit mentalisée la rapproche de l’endophasie. Qu’elle soit commune à tous les locuteurs et indépendante des situations socio-historiques l’en sépare. C’est pourquoi la première est accessible à des formalisations à quoi la seconde résiste. (Bergounioux, 2004, 56)

Fait de langage et certainement pas fait de langue, fait de discours intérieur de surcroît, fait de style (au sens large), fait humain par excellence, le langage intérieur semble à la fois un point de départ pour toute étude de l’humain, et un point d’achoppement. Il existe aujourd’hui d’innombrables études sur le langage intérieur, caractérisées par des approches théoriques, des expérimentations neuroscientifiques et des enquêtes de terrain, dans une ouverture interdisciplinaire à la fois assez large et très lacunaire car centrée presque exclusivement sur trois disciplines. Egger et Saint-Paul ont représenté un premier tournant épistémologique à la fin du XIXe siècle, Vygotski un second, et non des moindres, dans l’entre-deux-guerres, Hurlburt probablement un troisième (il faudrait un peu plus de recul temporel pour pouvoir en juger), décisif pour l’intégration des neurosciences dans le champ des études sur l’endophasie. Le protocole 2R, récent, s’inscrit dans la lignée des enquêtes de terrain sur le langage intérieur ordinaire. Son atout principal réside dans l’invention du carnet endophasique. Ce dernier représente probablement un nouveau genre discursif et constitue quoi qu’il en soit un instrument particulièrement pertinent pour approcher le langage intérieur : plus que le journal intime ou le discours intérieurs autophonique et malgré une distance inévitable et difficile à évaluer, il permet d’approcher au plus près le langage intérieur ordinaire, dans ses formes mêmes. Combiné aux entretiens en face à face et aux questionnaires de fréquence sous forme écrite, le carnet participe d’un dispositif nouveau, permettant d’avoir accès à des échantillons observables et analysables, quel que soit le point de vue disciplinaire choisi. Jusque là, et en dehors des discours intérieurs autophoniques, la désaffection de la linguistique pouvait aussi s’expliquer par l’impossibilité de constituer un corpus. C’est une difficulté à laquelle répondent le protocole 2R et le carnet endophasique. Le langage intérieur apparaît ainsi comme un fait de discours et un fait de style, combinant variation idiolectale et grammaire endophasique, à analyser avec des outils qui restent largement à inventer. Défi épistémologique, il ne remet pas seulement en cause les sciences du langage mais toutes les sciences humaines qui s’en approchent et tentent d’en rendre compte, obligeant à une refondation théorique et méthodologique.

Notice biographique :

Maître de conférences HDR à l’Université Paris Diderot, Stéphanie Smadja étudie les formes, les fonctions et les troubles du langage intérieur ainsi que la prose littéraire et la prose scientifique, selon une démarche qui combine la stylistique, la neurolinguistique, la linguistique et la linguistique clinique. Responsable du programme Monologuer [https://cerilac.univ-paris-diderot.fr/monologuer], elle s’attache à créer des protocoles de linguistique clinique actuellement centrés sur l’endophasie. Elle dirige une collection aux éditions Hermann. Après avoir consacré deux ouvrages à la prose littéraire (La « Nouvelle Prose française ». Étude sur la prose narrative au début des années 1920, 2013 et Cent ans de prose française 1850-1950. Invention et évolution d’une catégorie esthétique 2018), Stéphanie Smadja va prochainement publier aux éditions Hermann cinq essais consacrés à la parole intérieure, parmi lesquels La Parole intérieure. Qu’est-ce que se parler veut dire ? ; Pour une grammaire endophasique (volumes 1 et 2) ; Les Troubles du langage intérieur. Vers une linguistique clinique. Elle est également l’auteur, avec Catherine Paulin, d’un essai sur La Parole intérieure en prison (à paraître aux éditions Hermann, coll. « Monologuer »).

Contact : stephanie.smadja@univ-paris-diderot.fr

Bibliographie

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Benveniste É., Dernières leçons, collège de France 1968 et 1969, édition établie par Jean-Claude Coquet et Irène Fenoglio, préface de Julia Kristeva, postface de Tzvetan Todorov, Paris, Gallimard, Seuil, 2012.

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ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XVIII


[1] Plusieurs éléments sont abordés à travers des articles et des chapitres d’ouvrage collectif : voir notamment Nalborczyk 2017, Perrone-Bertolotti 2014 et 2016.

 

[2] Pour plus de précision, voir les articles précédemment cités, l’article d’Hélène Lœvenbruck dans ce numéro et Smadja Stéphanie, La Parole intérieure. Qu’est-ce que se parler veut dire ?

 

[3] Voir également pour une description et une analyse du protocole Smadja Stéphanie, Paulin Catherine, La parole intérieure en prison, éd. cit. et Smadja Stéphanie, La Parole intérieure. Qu’est-ce que se parler veut dire ?, éd. cit.

 

 

 

 

 

 

Stéphanie Smadja
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