«Partage du savoir»

L. Zimmermann
LE PARTAGE DU SAVOIR
Les Écrivains face au savoir, textes rassemblés par Véronique Dufief-Sanchez, Éditions Universitaires de Dijon, Coll.  » Écritures « , 2002.

Le sujet de ce volume, effectivement : les écrivains face au savoir, autrement dit : le savoir envisagé d’une part comme l’un des matériaux de l’écriture, et d’autre part comme objet de l’écriture. Premier point de vue selon lequel le savoir se tient dans un rapport d’extériorité, de supplément en fait, par rapport à l’écriture. Il s’agira dès lors de déterminer quelles sont les interventions spécifiques des écrivains face au savoir, ce qu’ils en font que d’autres (les experts) ne font pas (c’est le versant du savoir comme matériau), et ce qu’ils en disent que d’autres (les mêmes experts) ne disent pas (c’est le versant du savoir comme objet).
Mais ce premier point de vue débouche logiquement sur un deuxième point de vue, celui du sujet du savoir. Il s’agira dès lors d’interroger la posture de l’écrivain lorsqu’il fait appel au savoir ; et la transformation qu’il escompte en y faisant appel. Question d’expérience, en somme, interrogation de l’expérience que peut devenir la littérature lorsqu’elle a recours au savoir.

Ce volume esquisse également une réflexion sur un problème connexe, et particulièrement épineux — mais passionnant — celui de la possibilité, ou non, que du savoir se fabrique à partir du texte littéraire comme tel. Dès lors le savoir est pensé comme strictement immanent à l’écriture, ce qui modifie assez sensiblement les perspectives. Si en effet un savoir  » spécifique  » (p. 5) se développe en littérature, alors la littérature devient  » une démarche de connaissance à part entière  » (p. 6). Or, un tel constat implique — et on regrettera peut-être que ce volume ne se tourne finalement pas beaucoup vers cet aspect du problème — l’ouverture de questions épistémologiques assez serrées concernant la théorie littéraire, à partir du motif principal suivant : à quels bouleversements de posture le travail du savoir immanent aux œuvres nous confronte-t-il ? Comment pouvons-nous approcher une œuvre sans lui imposer un mode de lecture tout infiltré de savoirs qui lui sont extérieurs ? Mais enfin, reste que cette question est celle non pas véritablement des  » écrivains face au savoir « , mais, plutôt, du savoir des écrivains. On peut donc comprendre qu’elle ne soit pas abordée de façon massive dans le volume.

De l’Antiquité grecque à Michaux, l’empan choisi est maximal. Il a l’avantage de lancer des pistes multiples, et de mobiliser des perspectives de recherche historique nombreuses. On rendra compte ici des différents travaux dans ce qu’ils produisent de plus proche du questionnement général de l’ouvrage — laissant donc aux spécialistes le soin, évidemment, de découvrir par ailleurs le détail de chaque démonstration.

Le volume est organisé selon deux parties divisées chacune en trois chapitres.

 » La science : un objet pour la littérature ?
Importation et manipulation littéraires de matériaux scientifiques « .

Dans un premier chapitre intitulé  » La littérature au service de la science « , Patrice Cauderlier évoque tout d’abord la question de  » L’encyclopédisme dans le roman grec « . Où nous voyons comment le savoir encyclopédique, autant qu’une source d’apprentissage, peut devenir un stimulant pour l’exercice de l’imaginaire, l’érudition versant alors le savoir au compte de l’ekphrasis,  » jeu rhétorique de l’hyperbole dans la description d’un spectacle frappant l’imagination « . C’est le roman, en somme, entre l’ » instruire  » et le  » charmer « .

Maria Susana Seguin évoque ensuite  » L’image du savant dans les Éloges des Académiciens de Fontenelle « . C’est ici le portrait du savant selon Fontenelle qui nous est présenté, où quelques traits centraux se dégagent : nécessité de la modestie, capacité à reconnaître ses limites et ses erreurs. Mais le point le plus intéressant est surtout dans l’exposition d’une conception dynamique du savoir, lequel n’est plus alors  » un objectif à atteindre en soi « , mais  » une activité essentielle à l’homme, un devenir permanent  » où se joue un combat incessant entre  » la pensée mythique  » et la  » pensée rationnelle « .

Un second chapitre,  » Science & fiction : les pouvoirs heuristiques du mythe « , s’ouvre par une très riche contribution de Jean Lacoste sur  » Enfance et technique chez Walter Benjamin « . L’idée, au travers de l’étude d’un texte où Benjamin parle de l’apprentissage du vélo, et de l’ivresse de la vitesse que cet apprentissage engendre, consiste à montrer comment la technique, avant l’accoutumance qu’entraînera l’âge adulte, peut dans l’enfance tenir de l’aura, pour autant que l’un des trait définitoires de l’aura est l’émergence d’une  » première fois « . De cette façon, c’est une pensée spécifique de la technique qui est mise en avant, pensée où la technique n’est pas systématiquement refusée ou soupçonnée :

Pourtant, Walter Benjamin ne condamne pas la technique en tant que telle, qui ne se réduit pas à la domination cartésienne de la nature et qui peut, et doit, instaurer un nouveau rapport entre la nature et l’humanité (une humanité elle-même encore en évolution). La technique organise une physis nouvelle dont on peut aussi bien faire l’expérience dans les villes, avec par exemple l’expérience de la vitesse, car  » le frisson qui accompagne une authentique expérience cosmique n’est pas nécessairement lié à ce minuscule fragment de la nature que nous avons l’habitude d’appeler nature « .

Suzanne Gély propose un texte portant sur  » Le savoir et le jeu dans l’Utopie de Thomas More « . L’enjeu est de s’interroger sur le jeu chez Thomas More, en pensant cette notion  » au sens de flottement, de mobile distance « . Il s’agit d’en examiner les  » possibles vertus dans la quête, l’acquisition, la mémorisation, l’exercice et le maniement d’un savoir ordonné au bien de l’homme et des communautés humaines « . L’enquête se conclut sur le constat d’une indécidabilité quant au rôle du jeu.

Dans le dernier texte de ce second chapitre, Danielle Chaperon s’intéresse à  » La préhistoire expérimentale de J.-H. Rosny aîné « , en interrogeant un genre crée par Rosny, le roman préhistorique. Le parti-pris méthodologique de Danielle Chaperon est très net, qui entraîne certaine idée de la valeur :  » l’histoire du roman préhistorique rosnien illustre la nécessité de reconstituer l’horizon épistémologique en général et scientifique en particulier d’une époque, quand il s’agit de déterminer les enjeux d’une production littéraire. À ce prix seulement, on peut juger de la valeur d’une œuvre en mesurant sa conformité au programme qu’elle s’était donné. « . Exploration, donc, de ce pan de l’œuvre de Rosny et selon cette méthode de l’enquête historique, l’article de Danielle Chaperon montre comment l’auteur s’appuie sur des savoirs de son temps, et notamment sur les travaux de Darwin (tout en gardant une certaine distance à leur endroit :  » le romancier semble l’emporter de beaucoup sur le vulgarisateur « ) et sur ceux des  » grands psychologues de son temps « , pour construire ses romans préhistoriques. Au final nous avons lu ainsi, le portrait d’un écrivain très préoccupé par les savoirs de son temps.

 » Roger Martin du Gard lecteur assidu de Félix Le Dantec. Une initiation scientifique et philosophique  » : tel est le titre de la contribution de Catherine Lenoir-Bellec, qui ouvre le troisième chapitre,  » La science : une philosophie pour la littérature ? « . Il s’agit de montrer l’importance fondamentale de la lecture de Félix Le Dantec pour l’auteur des Thibault, et la façon dont cette lecture a été pour lui  » une véritable révélation matérialiste « . Catherine Lenoir-Bellec expose tout d’abord les grandes lignes de la pensée de Félix Le Dantec, pensée positiviste allant chercher ses sources dans les sciences de son époque. Elle montre ensuite comment il est possible de retrouver cette pensée dans la  » première phase d’écriture romanesque  » de Roger Martin du Gard, et ce  » à tel point qu’il est possible d’établir un système de correspondances  » entre les deux. Un revirement aura toutefois lieu chez Martin du Gard, à l’issue duquel il en viendra à  » laisser derrière lui les postulats scientifiques au profit d’une quête manifeste des émotions « . Il ne s’agira plus dès lors de  » rechercher la véracité des situations dramatiques, mais plutôt de parvenir à susciter des émotions authentiques « .

Henri Bonnet compose dans l’article suivant un  » Portrait de Gérard de Nerval en Pic de la Mirandole « . Il s’agit de se préoccuper des  » points de ressemblance entre Nerval et Pic de la Mirandole  » pour faire valoir  » une zone de fracture que révèle chez l’un et chez l’autre la communauté de leur inspiration ou de leur orientation culturelle « . En effet,  » Il est frappant de constater que, de façon plus ou moins explicite, on a fait de Pic de la Mirandole le paradigme tantôt d’une culture  » classique  » ou au moins humaniste, bien centrée, tantôt d’une série d’excroissances ou de déviances vers l’occultisme, la cabale, les oracles chaldaïques. « . Or,  » C’est un fait que, chez l’un et chez l’autre « , chez Pic de la Mirandole et chez Nerval, les deux orientations coexistent. Henri Bonnet présente ensuite plus précisément certaines sources, du côté du savoir, de l’œuvre de Nerval, aboutissant à ce constat :  » le visage double de Nerval ( » Je suis l’autre « ) qu’il nous faut sauver, c’est celui du rêveur et de l’érudit « .

Le sujet connaissant en littérature.
Les représentations littéraires du rapport au savoir.

Cette seconde partie débute par un chapitre intitulé  » L’obscur sujet du désir romanesque « . La première contribution est un peu à part : il s’agit d’un entretien, réalisé par Véronique Dufief-Sanchez, avec Jean Libis,  » Une bibliothèque ou l’effondrement du savoir « . La présence de cet entretien se justifie dans le volume par le fait que le narrateur d’un roman de Jean Libis, La Bibliothèque, mène une aventure qui se déroule exclusivement dans l’espace d’une bibliothèque, et selon les recherches qu’il y effectue. Jean Libis revient dans ses propos sur ce qu’il a cherché à mettre en place avec ce roman, et notamment sur la façon dont il considère l’homme comme  » un donateur de sens « , mais, précise-t-il  » cette donation de sens est contingente « , c’est pourquoi un romancier  » doit savoir ironiser sur elle  » — et garder ainsi malgré tout une certaine distance vis-à-vis du sens.

Jacques Poirier propose un texte sur Georges Perec :  » Tout savoir pour mieux ignorer : Georges Perec « . La présence dans l’œuvre de Perec de savoirs multiples, sous forme de listes, catalogues et accumulations diverses, est rappelée. Jacques Poirier souligne en particulier que le savoir produit par l’auteur de La Vie mode d’emploi n’a pas pour but de produire du sens. C’est toute la différence entre la description et le catalogue ; Perec allant plutôt vers le second terme :  » La description intègre le monde à un système de valeurs, c’est-à-dire à l’humain, et donc reproduit le réel tel que perçu par une conscience. Le catalogue perecquien, lui, multiplie les  » informations « , mais des informations dont l’exhaustivité constitue un leurre puisque ici rien ne fait sens. « . De cette façon la trajectoire de Perec pourrait se lire selon un écartèlement entre  » désir de savoir  » et  » indifférence quant à la connaissance elle-même (sa portée, sa signification) « .

 » Voir & savoir dans le théâtre d’Alfred de Musset  » fait l’objet du texte de Céline Douvre, qui ouvre le second chapitre,  » Mises en scène du savoir « . L’interrogation portera sur le  » lien intrinsèque entre voir et savoir  » au travers de l’analyse de quelques figures du théâtre de Musset. Et le propos s’oriente vers le choix d’un certain relativisme, qui donne lieu du reste à une formulation particulièrement heureuse :  » À l’immobilisme des êtres qui prétendent à la science, s’oppose l’énergie de ceux qui veulent la découvrir « . Et l’auteur ajoute pour conclure :  » Si l’on admet que chez Musset voir c’est savoir, il faut également admettre l’aspect kaléidoscopique des points d’optique choisis et donc l’impossibilité d’atteindre jamais une connaissance définitive « .

La contribution de Florence Fix s’intitule  » Le refus du savoir dans le théâtre ibsénien « . Le point de départ est relatif à l’analyse de la narration dans le théâtre d’Ibsen :  » Le savoir est donc toujours un objet réactif. Du point de vue de la stratégie narrative du drame, il est même un élément moteur. Rien ne se met en marche sans la divulgation d’un secret, sans la quête d’une vérité, sans un désir de savoir. « . Puis le propos s’oriente progressivement vers un point d’aboutissement de l’ordre de l’éthique. À une notation de résonance nietzschéenne ( » le savoir se comprend souvent comme le deuil éclatant du bonheur, puisque seul le mensonge vital préservait celui-ci « ), succède en effet la conclusion suivante :  » À la suite de Kierkegaard, Ibsen se fait le porte-parole d’un accès âpre et douloureux au savoir, connaissance qui engage l’individu au point d’ériger en lui le doute comme principe de vie et, de ce fait, de le vouer à une forme de solitude morale et intellectuelle. « .

Il revient à Jérôme Roger de clore le volume, avec un texte,  » Désaliéner les savoirs : Michaux entre science et nescience « , qui constitue à lui seul le dernier chapitre de l’ouvrage,  » Le non-savoir de la poésie « . Le corpus choisi est constitué principalement par les livres de Michaux relatifs à ses expériences avec et autour de la drogue. Jérôme Roger rappelle tout d’abord l’usage massif du savoir qui a été opéré par Michaux dans ces livres :  » Rarement une écriture aura joué d’un tel clavier de forces et de formes de savoir, du dessin maladroit au concept fulgurant, du traité magistral au journal intime, comme autant de métamorphoses de l’indéchiffrable phénomène humain « . Mais il est essentiel de souligner, remarque Jérôme Roger, que ce clavier est réglé non pas sur de la pure fantaisie, mais sur des emprunts précis aux sciences médicales, à l’anthropologie, à diverses philosophies de la connaissance. Le but de Michaux n’est pourtant pas de produire une accumulation de savoir positif. Tout au contraire, il s’agissait pour lui de viser  » celui qui, en nous, par le discours ordonné du savoir, est toujours occulté ou refoulé « . Chercher le savoir reviendra donc pour Michaux à mettre en œuvre le  » paradoxe d’un savoir qui se désencombre sans cesse de lui-même « . Ce sera, en somme  » briser les formes figées du savoir « . Que reste-t-il, dès lors ? Le savoir comme  » expérience  » et non pas comme  » contenu « . Autrement dit : la mise en œuvre d’une  » utopie d’un sujet du savoir « , dont Michaux aura multiplié  » les possibles « .

Le lecteur spécialiste trouvera certainement dans ce volume parfois un peu éclectique, mais agréable à lire, des textes adaptés à des recherches très détaillées. Par ailleurs, indéniablement, pour qui s’intéresse à la question du rapport des écrivains et du savoir, les pistes, les suggestions, les hypothèses, sont nombreuses et variées dans cet ouvrage qui nous rappelle l’irremplaçable qualité des écrivains lorsque qu’ils osent déplacer les savoirs, les bouleverser, les agencer d’une façon qui déroute parfois, qui oublie en quelque sorte toute méthode, qui place au premier plan le détail et néglige le principal d’une théorie, bref lorsqu’ils se livrent à cette heureuse activité de  » sabotage  » dont Jean-Pierre Martin a parlé à propos des lectures de Michaux.
L. Zimmermann
Université de Paris-VIII (Saint-Denis)

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