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Les « sciences de combat » dans la poésie de Leconte de Lisle

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Depuis près de 150 ans, Leconte de Lisle se trouve injustement relégué dans une Grèce de marbre. Cependant – et c’est ce qui fait pour partie l’originalité de l’œuvre – son passéisme revendiqué s’allie à des connaissances scientifiques très actuelles. Cette dimension scientifique n’a jamais été vraiment étudiée [1]. Or elle est d’autant plus intéressante qu’elle implique à la fois un engagement littéraire et un engagement politique, qui sous-tendent l’œuvre tout entière du poète.

Déjà en proclamant, dans la préface de 1852, la nécessité d’unir la science et la poésie (APD, 119), Leconte de Lisle se démarque résolument du romantisme [C’est ce qu’a également observé Ferdinand Brunetière qui oppose Leconte de Lisle aux romantiques, sur le plan de la connaissance : « on ne saurait imaginer, et je ne pense pas qu’on ait jamais vu de plus profonde indifférence que celle de Musset, si ce n’est celle d’Hugo, pour ce grand mouvement historique, philosophique, scientifique, dont ils étaient contemporains » (Nouveaux Essais sur la littérature contemporaine, Paris, Calmann Lévy, 1895, p. 169). [2]. La poésie n’est plus, selon lui, un « cri du cœur », mais se définit par la réflexion et l’érudition. Aussi les Poëmes antiques sont-ils un « recueil d’études, un retour réfléchi à des formes négligées ou peu connues » et le fruit d’un « travail spéculatif » (APD, 108-109). Leconte de Lisle conseille aux poètes de se « réfugier dans la vie contemplative et savante, comme en un sanctuaire de repos et de purification » (APD, 112). Cela, parce que toute spontanéité en poésie est provisoirement impossible : « Nous sommes une génération savante ; la vie instinctive, spontanée, aveuglément féconde de la jeunesse, s’est retirée de nous ; tel est le fait irréparable » (APD, 110). L’art ayant perdu sa « spontanéité intuitive », « c’est à la science de lui rappeler le sens de ses traditions oubliées, qu’il fera revivre dans les formes qui lui sont propres » (APD, 119). La science permet donc d’exhumer des formes oubliées, mais aussi de revenir à une conception de l’art selon laquelle la poésie et la science se confondent : L’art et la science, longtemps séparés par suite des efforts divergents de l’intelligence, doivent donc tendre à s’unir étroitement, si ce n’est à se confondre. L’un a été la révélation primitive de l’idéal contenu dans la nature extérieure ; l’autre en a été l’étude raisonnée et l’exposition lumineuse (APD, 119) [3].

Par sa préface de 1852, Leconte de Lisle prend donc, de toute évidence, le contre-pied des romantiques qui, eux, se révoltaient contre le caractère intellectuel et rationnel de la littérature classique. Il condamne sévèrement « l’aveu public des angoisses du cœur et de ses voluptés non moins amères » (APD, 109). Quelques années plus tard, toute retenue disparaît et il juge « débilitantes » les émotions romantiques (APD, 146). Il parle en termes de « phtisie intellectuelle » (APD, 170), d’ « esprits avortés » et de « cervelles liquéfiées » [4] ou encore « en liquéfaction » [5]. Il méprise absolument Lamartine, notamment pour son « infériorité intellectuelle caractérisée » (APD, 169). Quant à Hugo, il est jugé « bête comme l’Himalaya » [6] ; Leconte de Lisle établit une fois pour toutes ses « extraordinaires lacunes intellectuelles » [7] et n’en démordra pas, même après le décès de son collègue. Ainsi, les compétences scientifiques de Hugo lui inspirent une remarque insidieuse dans le « Discours de réception à l’Académie française » par lequel il succède à l’illustre poète : Il est enivré du mystère éternel. Il dédaigne la science qui prétend expliquer les origines de la vie ; il ne lui accorde même pas le droit de le tenter, et il se rattache en ceci, plus qu’il ne se l’avoue à lui-même, aux dogmes arbitraires des religions révélées (APD, 217). Cette accusation pèse, de la part de ce nouvel académicien très hostile aux religions révélées. Et elle est particulièrement intéressante, en ce qu’elle établit, sur la question de la science, un lien entre le romantisme et le catholicisme en tant que religion révélée. Le même irrationalisme les caractérise tous deux, selon Leconte de Lisle. Plus loin dans le même discours, il insinue que l’attachement exclusif de Hugo « à certaines traditions, lui interdis[ait] d’accorder une part égale aux diverses conceptions religieuses dont l’humanité a vécu, et qui, toutes, ont été vraies à leur heure » (APD, 209). Ce discours, note-t-on avec intérêt, est écrit à l’occasion de la mort de Hugo (1887), déiste certes, mais qui, depuis plus de trente ans, a abjuré royauté et catholicisme [8].

Toujours dans le « Discours de réception », Leconte de Lisle affirme que les romantiques ont été incapables d’exploiter les nouveaux acquis scientifiques : Bien qu’aucun siècle n’ait été à l’égal du nôtre celui de la science universelle ; bien que l’histoire, les langues, les mœurs, les théogonies des peuples anciens nous soient révélés d’années en années par tant de savants illustres ; que les faits et les idées, la vie intime et la vie extérieure, que tout ce qui constitue la raison d’être, de croire, de penser des hommes disparus appelle l’attention des intelligences élevées, nos grands poètes ont rarement tenté de rendre intellectuellement la vie au passé. C’est donc très clairement contre les romantiques que Leconte de Lisle a élaboré sa poésie scientifique. Mais il y a plus. L’importance que Leconte de Lisle accorde à la science témoigne aussi de son engagement politique. Le poète évoque en effet régulièrement le sujet de la science dans un contexte anticlérical et il se rattache par là au mouvement républicain qui voit en l’Église la principale ennemie des sciences et même de la raison. Le projet républicain vise en effet à transformer la société en lui donnant des assises politiques, morales et sociales fondées sur la raison. Les sciences, comportant à l’époque une charge révolutionnaire non négligeable [9], sont considérées comme l’outil principal de cette transformation. Cela surtout après le renouvellement que connaît l’anticléricalisme en 1848. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les sciences deviendront en effet un des arguments majeurs utilisés par les anticléricaux contre la foi et le cléricalisme [10]. Parmi beaucoup d’autres, on peut citer Marc Bonnefoy qui affirme que La Science n’a pas d’ennemi plus acharné, plus persistant que le Catholicisme, et il ne saurait en être autrement, puisque l’essence même de cette religion est la soumission absolue à une foi aveugle, inconciliable avec le progrès sous toutes ses formes [11]. Dans la conclusion de son Histoire populaire du christianisme, Leconte de Lisle lui-même laisse entendre que le christianisme « condamne la pensée, anéantit la raison » et qu’il a « perpétuellement nié et combattu toutes les vérités successivement acquises par la science » (HPC, 140). Aussi n’est-ce pas un hasard que, dans sa poésie, Leconte de Lisle s’inspire précisément des sciences que l’Eglise condamne le plus férocement et que Jacqueline Lalouette décrit comme des « sciences de combat » : c’est-à-dire l’astronomie, le transformisme et la science des religions.

Le transformisme

Les idées transformistes, aboutissant en 1859 à l’Origine des espèces et au darwinisme, émeuvent beaucoup les milieux cléricaux et même déistes. Leconte de Lisle connaissait certainement ces idées ; le docteur Samuel Pozzi, qui a traduit en 1890 L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux (1872) de Darwin, est un de ses familiers dans les années 1880 et on trouve des traces d’une correspondance dès 1879 [12]. Non seulement le poète connaissait ces idées, mais il s’y intéressait, comme le prouve une de ses notes, dont le contenu se trouve à la croisée de la zoologie et de la linguistique, deux « sciences de combat » selon Lalouette [13] : Les langues sont des organismes naturels qui, en dehors de la volonté humaine et suivant des lois déterminées, croissent, se développent, vieillissent et meurent. Elles manifestent donc, elles aussi, cette série de phénomènes qu’on comprend habituellement sous le nom de Vie. La Glottique ou science du langage est, par suite, une science naturelle, et sa méthode est la même que celle des autres sciences naturelles. Les résultats de la Glottique nous conduisent très décidément à l’hypothèse d’un développement insensible de l’homme au sein des formes inférieures. Des organismes, en voie d’arriver à l’humanité, n’ont pas pu se développer jusqu’à la forme du langage. Une partie est restée en chemin, et, comme tout ce qui s’arrête, est tombée dans la décadence et dans une ruine graduelle. Ce qui reste de ces êtres demeurés sans langage et arrêtés dans leur développement, forme les Anthropoïdes Gorille, Chimpanzé, Orang et Gibbon (OD, 493). Leconte de Lisle considère l’homme et l’Anthropoïde comme des frères, du point de vue de l’évolution [14]. De là à dire que l’homme descend du singe, il n’y a qu’un pas. Bien qu’on en ait beaucoup parlé [15], il est difficile de démontrer positivement l’influence du transformisme sur les poèmes animaliers. On y trouve, en revanche, de nombreux tableaux illustrant la lutte pour la survie : L’Oasis (1857), La Panthère noire (1859), Les Jungles (1855), Le Jaguar (1859), Le Rêve du Jaguar (1866), La Chasse de l’aigle (1882), Sacra fames (1879). Leconte de Lisle dédie Les Hurleurs (1855) à Alfred Jacquemart [16] et semble reconnaître par là que ce disciple du sculpteur Barye est une de ses sources d’inspiration. Cependant, les œuvres de Barye sont elles-mêmes marquées par le spectacle de la concurrence vitale [17]. Aussi, reprise de façon directe ou indirecte, l’idée de la lutte des espèces est indéniablement présente dans l’œuvre delislienne. « Si tout meurt, c’est afin que je vive » (v. 346) s’écrie le Corbeau en 1860. L’Homme lui-même participe à cette lutte et, dans Sacra Fames (1879), on apprend que La Faim sacrée est un long meurtre légitime Des profondeurs de l’ombre aux cieux resplendissants, Et l’homme et le requin, égorgeur ou victime, Devant ta face, ô Mort, sont tous deux innocents (v. 33-36).

On peut avancer que Leconte de Lisle s’est décidément inspiré de théories zoologiques nouvelles. En outre, il aborde l’animal d’une manière tout à fait neuve [18]. La nature n’est plus une mère, ni une marâtre, elle « garde pour sa part le calme et la splendeur » [19]. Le poète, du coup, n’est plus orphelin, ni révolté, mais devient simple observateur [20]. Il observe en poète, certes, mais aussi de façon très similaire au scientifique, dont les sentiments se veulent neutres face à l’objet étudié. Ainsi, Leconte de Lisle se documente avec zèle sur les animaux qu’il introduit dans ses poèmes, ce qui le distingue beaucoup d’un Chateaubriand. Tandis que celui-ci n’hésite pas à faire voler les pingouins [21], les brouillons de travail du parnassien comportent de la documentation zoologique et géographique sur l’escargot, l’ara, les abeilles australiennes et américaines, le dindon, la faune du Mexique, le poisson indien Échinéide, les différents types d’ours de par le monde, les espèces d’hippopotames africains, la girafe, les autruches et leur portée, les quatre familles de pingouins, les oiseaux marins, la faune du Canada, les éléphants indien et africain, le carcajou, etc. Le poète prend des notes similaires sur la flore et les différentes races et peuples humains. Ces données semblent être tirées des nombreux récits de voyages, souvent documentaires, auxquels donnaient lieu des expéditions lointaines, comme celles de Cook et de Bougainville. À l’image de ces grands voyageurs, Leconte de Lisle se déplace, dans ses poèmes, du désert de l’Horeb (Le Désert) aux forêts de Floride (Le Calumet du Sachem) ; il traverse les Indes (Nurmahal, La Verandah, Les Roses d’Ispahan), La Malaisie (Pantouns malais), le Nord de l’Europe (La Légende des Nornes, Le Runoïa, Le Massacre de Mona, etc.), le Nord austral (Paysage polaire) etc.

L’histoire des religions et la mythologie comparée

C’est encore dans le cadre du récit de voyage, mais dans une perspective plus historique qu’il faut considérer l’histoire des religions chez Leconte de Lisle. Le poète est d’avis, ainsi qu’il est commun à son époque, que, tout comme la faune et la flore, les peuples et les mœurs sont déterminés par la terre qui les voit naître. La mythologie comparée fait partie intégrante, à cette époque, de la science des religions, et c’est précisément en cela qu’elle constitue une « science de combat ». A l’époque, les libres penseurs entendent la substituer à la théologie. Elle marque en profondeur l’œuvre de Leconte de Lisle, qui illustrera les mythologies grecque, polynésienne, celte, nordique, amérindienne etc. On remarque avec intérêt de quelle façon l’auteur établit, de poème en poème, des parallèles entre ces diverses mythologies. Ainsi, elles comportent le plus souvent un déluge, une époque fétichiste et une époque polythéiste (Qaïn, Le Massacre de Mona, …). Leconte de Lisle est le premier et le principal poète à avoir mis en poésie cette science toute récente. La portée des études mythologiques est plus que simplement historique. Conteur de la naissance des religions, Leconte de Lisle se plaît aussi à en dépeindre les convulsions mortelles. Il déterre les dogmes morts et fossiles pour mieux disséquer les dogmes vivants ou, comme le christianisme, agonisants. C’est avec un certain goût du morbide qu’il établit dans son œuvre ce que le républicain Paul Bert a appelé une « paléontologie morale » [22]. Ce faisant il accomplit, non sans mélancolie, une des tâches que se sont données les libres penseurs : faire passer les religions sous le scalpel de l’histoire. Elles sortent terriblement diminuées de l’opération ; elles ont perdu leur visage divin et apparaissent humaines, tant dans leur origine que dans leur évolution. Elles sont, enfin, mortelles et mourantes [23]. C’est dans cette perspective qu’il faut situer les cortèges de divinités qui apparaissent dans Dies irae (1852) et dans La Paix des dieux (1888), mais aussi dans l’œuvre de l’anticlérical Jean Richepin et Théodore de Banville. Les cosmogonies mythologiques de Leconte de Lisle présentent en outre une particularité qui mérite qu’on s’y attarde : on y relève de nombreuses occurrences du mot « germe ». La première des trois déesses, dans La Légende des Nornes, décrit « l’abîme originel » où « les germes nageaient » (v. 21). Dans Le Runoïa, le Dieu suprême laisse entendre que « de l’Œuf primitif » il a fait « sortir les germes » (v. 129). Quant au Créateur du Massacre de Mona, il dit avoir été « en germe, clos / Dans le creux réservoir où dormaient les neuf Flots » (v. 103-104). La prêtresse Uheldeda conte à son peuple que « le Générateur aux semences fécondes, / Math, fit tourbillonner la poussière des mondes », « réchauffant » ainsi « le germe où dort l’humanité » (v. 365-367). Dans La Genèse polynésienne, Leconte de Lisle s’écarte de ses sources, en établissant que le démiurge Taaroa, provient de « l’œuf primitif que Pô, la grande Nuit, couva » (v. 11) [24]. Dans Bhagavat, il introduit des germes, hors du contexte cosmogonique cette fois, dans une description de la nature indienne : « les germes éclos et les formes à naître / Brisaient ou soulevaient le sein large de l’Être. » (v. 45-46). Enfin, il laisse son « dernier des Maourys » dépeindre comment

Les germes de la vie, épars au fond du sol, Pour semer leurs essaims vagabonds à plein vol, Ouvrirent par milliers les entrailles du monde (Le Dernier des Maourys, v. 58-60).

Dans ces différents poèmes, la mention de germes est un ajout, et on n’en trouve nulle trace dans les sources. Ces germes « parasites » semblent trouver place dans une tradition qui se veut scientifique. La théorie de la préexistence des germes apparaît à la fin du XVIIe siècle déjà, pour traverser les XVIIIe et XIXe siècles [25]. Sa présence dans les poèmes de Leconte de Lisle est significative et prend sens à la lumière de ses idées sur la religion. En effet, soit les germes préexistent à la divinité qui ne fait que les réveiller (La Légende des Nornes, Le Dernier des Maourys, Le Massacre de Mona), soit la divinité est elle-même conçue comme un Germe (Le Massacre de Mona, La Genèse polynésienne). À l’origine divine du monde, Leconte de Lisle substitue donc une origine matérialiste puisque le monde naît de la matière, des germes, et non pas d’une volonté extérieure.

Les sciences du cosmos

Parmi ceux que les libres penseurs ont érigés en « martyrs » morts pour la science, on compte beaucoup d’astronomes : Anaxagore, Jordano Bruno et Galilée sont du nombre. En quoi cette science est-elle remarquable dans l’optique des libres penseurs ? Peut-être simplement parce qu’elle présente un cosmos désacralisé, en concurrence avec celui qu’a créé Dieu. Selon l’anticlérical Marc Bonnefoy, « [c]’est surtout par l’astronomie que la science a réduit le Catholicisme à ses proportions mesquines et véritables ». Et de reprendre l’idée qu’avait déjà développée Voltaire dans Micromégas : Que sont toutes les conceptions théologiques devant la réalité ? Nous avons soulevé à peine un coin du voile qui nous cache les merveilles célestes et notre esprit reste en extase. Il ne s’agit plus de mettre d’un côté le ciel et de l’autre la terre, chaque regard du télescope découvre des fourmillements de mondes, et notre globe occupe infiniment moins de place dans l’étendue qu’un menu grain de sable dans le Sahara [26]. C’est bien l’avis de Leconte de Lisle, dont plusieurs poèmes sont irrigués par une veine cosmologique. Certains de ces poèmes, en particulier ceux portant sur la fin du monde, expriment un matérialisme amer et parfois même une franche hostilité envers le catholicisme, dont les textes tels le Dies Irae se trouvent parodiés. On ne s’étonnera pas que l’Église, de son côté, voie les sciences du cosmos d’un fort mauvais œil ; l’astronomie est une science qui, étudiant la naissance des mondes et leurs transformations successives, contredit formellement la Genèse. Or la naissance, les évolutions et la mort des mondes sont au cœur même des poèmes cosmogoniques, épiques et prophétiques de Leconte de Lisle (tels Le Massacre de Mona, La Légende des Nornes, etc.). Souvent l’hypothèse cosmologique ne semble être pour Leconte de Lisle que le point de départ d’une rêverie de poète. On trouve pourtant dans ses notes de travail des données astronomiques, sur le soleil par exemple, son volume et sa situation dans le cosmos, ainsi que sur Sirius dont la splendeur est « égale à 225 fois celle de notre soleil » (OD, 502). Le poète considère également le mouvement éternel de l’univers et le déplacement de la lumière provenant des corps célestes. Il a des connaissances au moins élémentaires sur la constitution de l’atmosphère. En témoignent In excelsis (1872) et le premier des Clairs de lune (1861), où on voit la lune, planète morte et sans atmosphère, dépouillée de « Sa robe de vapeurs mollement dénouées » (v. 10). Les connaissances de Leconte de Lisle en la matière apparaissent notamment dans l’utilisation qu’il fait de la cosmogonie de Laplace ; dans un de ses poèmes, La Dernière Vision (1866), il est question des « globes détachés de [l]a ceinture d’or [du soleil] » (v. 35) [27]. On trouve également un résumé de cette cosmogonie dans ses notes (OD, 485-486). Or l’hypothèse de Laplace est très populaire parmi les athées de toutes les chapelles. Proudhon écrit à ce propos que Supposer, ce qu’a démontré Laplace que l’univers subsiste par lui-même, et qu’il suffit, pour en produire les merveilles, du jeu d’un petit nombre d’éléments, c’est faire disparaître la Divinité, et avec elle la religion [28]. Auguste Comte, de son côte, opposera la cosmogonie de Laplace aux cosmogonies mythologiques, dont il déplore la « naïve absurdité » [29]. L’enjeu idéologique de cette cosmogonie que Leconte de Lisle évoque dans plusieurs écrits, apparaît donc clairement. Le sujet est loin d’être épuisé ; on pourrait également étudier les différentes hypothèses scientifiques que l’on retrouve dans les poèmes de Leconte de Lisle sur la fin du monde notamment, les théories scientifiques qu’il intègre insidieusement dans des cosmogonies mythologiques, la charge blasphématoire que cela implique, la théorie des germes, les lectures scientifiques précises de l’auteur, etc. La vision du monde que Leconte de Lisle présente dans son œuvre est en tout cas matérialiste et nie toute transcendance. Elle s’appuie sur les sciences les plus polémiques de l’époque. Au terme de ce bref exposé on peut cependant poser que, comme beaucoup de républicains, Leconte de Lisle fonde pour une grande part son anticléricalisme sur l’amour des sciences. L’Eglise n’a jamais exercé selon lui qu’une « influence déplorable sur les intelligences » (HPC140). Et c’est peut-être parce qu’il considère les romantiques comme les chantres de la monarchie et du catholicisme, qu’il est aussi intransigeant lorsqu’il déplore leurs insuffisances en matière de science.

(Universiteit Gent – F.W.O.-Vl.)

ps:

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.), I,1, 2007″

La version imprimée de cette étude est disponible dans le volume « Conversations entre les sciences, les arts et la littérature », collectif dirigé par Laurence Dahan-Gaida , Presses universitaires de Franche-Comté, 2006

notes:

[1] Les critiques qui ont examiné la dimension scientifique de l’œuvre delislienne, ont exclusivement étudié l’utilisation que fait le poète des découvertes dans les sciences philologiques. Pensons notamment aux travaux d’Edgar Pich (Leconte de Lisle et sa création poétique. Poèmes antiques et Poèmes barbares, Université de Lille III, 1974) et d’Alison Fairlie (Leconte de Lisle’s Poems on the Barbarian Races, Cambridge, At the University Press, 1947). Dans La Poésie scientifique de 1750 à nos jours, Casimir A. Fusil ne consacre que quelques pages à ce qu’il appelle « la poésie transformiste et hindouiste » de Leconte de Lisle (Paris, Editions scientifica, p.154-157).

[2] C’est ce qu’a également observé Ferdinand Brunetière qui oppose Leconte de Lisle aux romantiques, sur le plan de la connaissance : « on ne saurait imaginer, et je ne pense pas qu’on ait jamais vu de plus profonde indifférence que celle de Musset, si ce n’est celle d’Hugo, pour ce grand mouvement historique, philosophique, scientifique, dont ils étaient contemporains » (Nouveaux Essais sur la littérature contemporaine, Paris, Calmann Lévy, 1895, p. 169).

[3] L’idée que, primitivement, science et poésie s’unissaient, était répandue à l’époque de Leconte de Lisle. On la retrouve par exemple chez Victor de Laprade, dans Le Sentiment de la nature avant le christianisme : « Le caractère de la science primitive, c’est donc l’universalité ; son principe, c’est l’inspiration ; son occasion et sa forme, c’est le sentiment de la Nature. […] La science morale, la science physique, la poésie, toutes les notions de l’industrie et des arts sont renfermées et forment un ensemble indissoluble dans une seule intelligence. Mais nous pouvons remonter avec certitude plus haut que Pythagore. Les livres de Moïse démontrent cette union, dans un seul esprit et sous la forme de la poésie, de toutes les connaissances d’une époque et d’une race, depuis la théologie jusqu’aux moindres procédés des arts mécaniques […]. La sagesse moderne, composée de mille petites sciences disséminées et qu’il faut laborieusement acquérir l’une après l’autre, n’a aucun rapport avec cet état de l’esprit qui constituait le patriarche, c’est-à-dire le savant, le législateur, le prêtre, le poëte des anciens jours » (Paris, Librairie académique, 1866, p. XI-XII). Dans le second tome de Cosmos, Alexandre de Humboldt se donne notamment pour objectif « d’étudier en général comment la nature a diversement agi sur la pensée et l’imagination des hommes, suivant les époques et les races, jusqu’à ce que, par le progrès des esprits, la science et la poésie s’unissent et se pénétrassent de plus en plus » (Cosmos. Essai d’une description physique du monde, trad. Ch. Galusky, Paris, Gide et J. Baudry, 1846-1859, t. 2 (1848), p. 2). Dans le troisième tome du même ouvrage, il écrit que « la région nébuleuse de la mythologie physique est, suivant la différence des races et des climats, peuplée de formes gracieuses ou effroyables qui passent de là dans le domaine des idées savantes et, durant l’espace de plusieurs siècles, se transmettent de génération en génération » (ibid., t. 3, 1ère partie (1851), p. 6). Tandis que le premier tome de Cosmos correspond à « l’étude raisonnée et l’exposition lumineuse » de la nature extérieure, le second présente une histoire de « la révélation primitive de l’idéal » qu’elle contient.

[4] Jean Dornis, « Leconte de Lisle intime, d’après des notes et des vers inédits », Revue des Deux Mondes, 15 mai 1895, p. 332.

[5] Lettre de Leconte de Lisle à Henry Houssaye, 26 octobre 1890, Bibliothèque de l’Arsenal, Ms. 15096/12 e. s.

[6] Xavier de Ricard, « Anatole France et le Parnasse contemporain », Revue des revues, 1er février 1902, p. 305.

[7] Jean Dornis, « Leconte de Lisle intime », op. cit., p. 332.

[8] Les biographes Jean Dornis et Fernand Calmettes confirment ce dont on ne peut douter en lisant les textes de Leconte de Lisle. Dornis affirme que le poète ne pardonnait pas à Hugo sa profonde ignorance des questions historiques et scientifiques et n’a jamais consenti à louer en lui « l’historien, ni le philosophe, ni le savant » (Essai sur Leconte de Lisle, Paris, Ollendorf, 1909, p. 336). Selon Calmettes, Leconte de Lisle reprochait à son illustre confrère, de n’être « ni penseur, ni savant, de faire agir et parler les peuples à contresens de leurs idées et de leurs mœurs et de cacher sous des énormités d’images une parfaite ignorance de la simple réalité des choses et des faits » (Un demi-siècle littéraire. Leconte de Lisle et ses amis, Paris, Librairie-imprimeries réunies, 1902, p. 317).

[9] Hyppolite Taine, par exemple, voit les acquis de la sciences comme un des éléments, avec l’esprit classique, de l’esprit révolutionnaire. Voir à ce sujet Les Origines de la France contemporaine [1876], Paris, Hachette, 1901, t.1, p. 265 e. s.

[10] Si, jusqu’à la veille de la Révolution de 1848, il puisait ses principes dans la philosophie des Lumières et vivait sur des systèmes de pensée que l’apologétique chrétienne se plaisait à dénoncer comme surannée, le rapport s’inverse dans la seconde moitié du XIXe siècle. Le catholicisme néglige l’effort intellectuel, tandis que se produit un renouvellement des sources de l’incroyance. De nouvelles écoles de pensée, de nouveaux systèmes philosophiques arment l’anticléricalisme qui devient irréligion convaincue, incroyance systématique, athéisme irréfléchi. Le culte de la science se substitue à la religion. Le conflit séculaire du cléricalisme et de l’anticléricalisme se double d’une guerre entre foi et raison René Rémond, L’Anticléricalisme en France de 1815 à nos jours, Bruxelles, Editions complexes, 1985, p. 126. Ceci ne signifie pas, évidemment, que l’opposition n’existait pas avant 1848, mais bien qu’après cette date, elle sera constitutive de l’anticléricalisme. En 1836 déjà, Lamennais évoque la question dans ses Affaires de Rome : « Enfin, depuis l’époque où, par une crainte pusillanime de la pensée et même du savoir, on avait imposé des entraves arbitraires à l’élément libre de l’intelligence, la science, rompant les liens qui l’unissaient jadis étroitement à la religion, s’était développée en dehors d’elle, et, s’en éloignant de plus en plus, avait fini par se constituer en guerre ouverte avec ses doctrines. Alliée, sous ses diverses formes, à l’esprit du siècle, elle en reçut son caractère et lui prêta sa force. Le parti antichrétien se présentant comme le défenseur de toutes les libertés et le promoteur des lumières, le clergé déjà imbu, ainsi qu’on vient de le voir, de maximes différentes, confondit les erreurs d’une philosophie radicalement athée et ce qu’il y avait de plus juste et de pur dans la cause qu’elle soutenait. Il associa plus que jamais ses intérêts propres aux intérêts du despotisme, provoqua contre ses adversaires des rigueurs inquisitoriales, crut à la puissance des édits royaux et des arrêts des parlements plus qu’à celle de la vérité, et accrédita de la sorte le préjugé qui représentait l’Église comme l’ennemie des connaissances, des discussions, des recherches, de la raison enfin, et l’appui naturel de la tyrannie » (Paris, Pagnerre, 1839, t. 2, p. 83-84).

[11] Marc Bonnefoy, La Religion future, Paris, Librairie Fischbacher, 1890, p. 47.

[12] La bibliothèque de l’Arsenal conserve une lettre de Leconte de Lisle à Samuel Pozzi, datant du 31 janvier 1879, où il est question d’un rendez-vous au théâtre (Ms. 15096/51 e. s.)

[13] Jacqueline Lalouette, La République anticléricale (XIXe-XXe siècles), Paris, Seuil, 2002, p. 248-250.

[14] Jean-Baptiste Lamarck, le plus important des précurseurs de Darwin, aborde dès 1809 la question de l’origine de la langue humaine dans sa Philosophie zoologique (Paris, Dentu, 1809, t. 1, p. 356 e. s.).

[15] Casimir A. Fusil, Nina Smith, Paul Bourget, Pierre Flottes, etc. Émile Revel, par contre, nie absolument toute influence du transformisme sur le poète, dans Leconte de Lisle animalier et le goût de la zoologie au XIXe siècle (Marseille, Imprimerie du Sémaphore, 1942).

[16] Cette dédicace – comme toutes les autres d’ailleurs – n’apparaît pas dans les éditions définitives.

[17] Le titre de ses sculptures en témoigne : Lion dévorant une chèvre, Lion prêt à s’élancer, Lion au caïman, Panthère bondissant sur un cheval noir et le saisissant au cou, Indienne mordue par un Tigre, Tigre s’abreuvant, Tigre à l’affût.

[18] Au sujet de la modernité des poèmes animaliers de Leconte de Lisle, par rapport à ceux du romantisme, lire l’intéressant article de Robert O. Steele, « The avant-gardism of Leconte de Lisle », Nineteenth Century French Studies, été-automne 1989, 17, p. 318-325.

[19] La Fontaine aux lianes, v. 112.

[20] Selon Ferdinand Brunetière, les poèmes animaliers « ne traduisent rien moins en poésie que la grande révolution scientifique du siècle ; – et j’entends par ce mot la substitution en tout du point de vue naturaliste au point de vue proprement et uniquement humain, qui avait été jusqu’à nous celui de l’art comme de la science ; qui était encore exclusivement, vous l’avez vu, celui de Lamartine et de Hugo, de Vigny et même de Gautier » (« M. Leconte de Lisle », in : L’Évolution de la poésie lyrique en France au XIXe siècle, Paris, Hachette, 1910, t. 2, p. 169).

[21] « Évitant le mépris qui s’attache à la mauvaise fortune, je m’asseyais loin de la foule, auprès de ces flaques d’eau que la mer entretient et renouvelle dans les concavités des rochers. Là, je m’amusais à voir voler les pingouins et les mouettes, à béer aux lointains bleuâtres, à ramasser des coquillages, à écouter le refrain des vagues parmi les écueils » (René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1951, t. 1, p. 31).

[22] « L’histoire des religions a déjà, sur ma proposition, pris place au Collège de France. Il faudrait multiplier ces chaires de mythologie comparée. Rien de plus intéressant, que dis-je ? de plus passionnant. Rechercher par l’étude des monuments historiques, linguistiques, archéologiques, les premiers linéaments de l’idée religieuse » (Paul Bert, « La suppression des facultés de théologie catholique », in : À l’ordre du jour, Paris, P. Ollendorf, 1885, p. 242-243). Les libres penseurs entendent substituer la science des religions à la théologie. Après avoir obtenu la suppression des facultés de théologie, Bert fonde dans les anciens locaux un département de section de « sciences religieuses ».

[23] Selon Jacqueline Lalouette, la science des religions est une des principales « sciences de combat » des libres penseurs (op. cit., p. 250-255). Georges Minois voit dans l’histoire des religions une « école d’incroyance » (Histoire de l’athéisme, Paris, Fayard, 1998, p. 477 e. s.). Dans La doctrine chrétienne condamnée par la science des religions, Maurice-Louis Vernes se propose de « [f]aire ressortir, par un bref exposé des résultats obtenus au cours du XIXe siècle dans la branche nouvelle des études historiques dénommée “l’Histoire des religions”, l’incompatibilité foncière, totale, irrémédiable, de l’étude méthodique et rationnelle des croyances ou pratiques des différents cultes avec la profession de n’importe lequel d’entre eux, mais tout particulièrement des croyances chrétiennes et de l’organisation catholique romaine » (Paris, Librairie de la Raison, 1904, p. 3).

[24] Joseph Vianey, Les Sources de Leconte de Lisle, Genève, Slatkine Reprints, 1973, p. 266.

[25] Jacques Roger, Les Sciences de la vie dans la pensée française du XVIIIe siècle. La Génération des animaux de Descartes à l’Encyclopédie, Paris, Armand Colin, 1963, p. 325 e. s. Au sujet des occurrences de cette hypothèse dans la littérature, voir Hélène Tuzet, Le Cosmos et l’imagination, Paris, Corti, 1965, p. 191 e. s.

[26] Marc Bonnefoy, La Religion future d’accord avec la science, la raison et la justice, op. cit., p. 56. Hyppolite Taine, comme d’autres, reprend l’image dans Les Origines de la France contemporaine : « supposez un esprit tout pénétré des vérités nouvelles ; mettez-le sur l’orbite de Saturne et qu’il regarde. Au milieu de ces effroyables espaces et de ces millions d’archipels solaires, quel petit canton que le nôtre et quel grain de sable que la terre ! Quelle multitude de mondes au delà de nous, et, si la vie s’y rencontre, que de combinaisons possibles autre que celles dont nous sommes l’effet ! Qu’est-ce que la vie, qu’est-ce que la substance organisée, dans ce monstrueux univers, sinon une quantité négligeable, un accident passager, une moisissure de quelques grains de l’épiderme » (Paris, Hachette, 1901, t. 1, p. 273).

[27] Dans ce vers de Leconte de Lisle, on reconnaît, quoique très simplifiée, l’idée centrale de Laplace : les planètes sont issues de bandes équatoriales détachées de la masse solaire par suite de la condensation de celle-ci, de l’accroissement de sa vitesse rotative et de sa force centrifuge.

[28] Pierre-Joseph Proudhon, De la justice dans la révolution et dans l’église, Paris, Garnier frères, 1858, t. 2, p. 82.

[29] « Au lieu de ces genèses théologiques, qui, dans leur naïve absurdité, créaient immédiatement notre globe tel que nous le voyons, et même avec la végétation qui recouvre sa surface, avant que le soleil et les étoiles eussent été formés, nous concevons toutes les grandes formations se succédant régulièrement dans l’ordre de leur dépendance ; et, pour l’exécution de cet immense travail, nous remplaçons l’intervention inintelligible des êtres naturels par la simple action continue des deux seuls agents universels que nous offrent à chaque instant tous les phénomènes, depuis les plus vulgaires jusqu’aux plus sublimes, la pesanteur et la chaleur » (Auguste Comte, Écrits de jeunesse (1816-1828) suivis du Mémoire sur la cosmogonie de Laplace, éds Paulo E. Berrêdo Carneiro et Pierre Arnaud, Paris, Archives positivistes, 1970, p. 592). Voir également au sujet de la cosmogonie de Laplace les Cours de philosophie positive [1830], Paris, Schleicher frères, 1908, t. 2, p. 191 e. s.

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Caroline De Mulder
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