Est-ce de cette tension entre une forme désuète et des savoirs en révolution constante que procède son irrémédiable déclin comme mode légitime de diffusion des savoirs au cours du siècle ? Car ce genre est mort, comme tant d’espèces : on n’écrit plus guère de poésie scientifique, du moins pas en France. Révélateur sans doute du monde où il a vécu, voilà un genre qui n’a plus de sens qu’historique. Pour imaginer ce qu’il fut au faîte de sa gloire, il faut lire les compliments adressés par l’Académie des Jeux floraux de Toulouse à un candidat rimeur, lorsque le concours porte sur un sujet de poésie scientifique :
On dirait une page détachée de l’Année scientifique et industrielle ; mais ne croyez pas qu’il s’agisse simplement d’une gazette rimée […]. On ne pourrait célébrer en un plus poétique langage les mystères de l’univers physique, l’électricité et la vapeur, le daguerréotype et l’hélice, les fossiles arrachés aux entrailles de la terre, et les planètes aperçues dans les profondeurs du monde céleste […] — toutes ces admirables choses dont le vocabulaire parait rebelle à l’harmonie des vers. [1]
Voilà la poésie scientifique : instruire, glorifier, et rendre la science aimable. Selon les temps, l’accent peut se déplacer entre la dimension poétique (s’inspirer des univers découverts par la science, en y puisant des motifs et des acteurs nouveaux pour peupler de nouvelles épopées), didactique-mnémonique (mettre en vers le savoir déjà constitué ou célébrer le savant [2] ), ou proprement scientifique (faire de la poésie le vecteur de la connaissance, suivre le savant en action).
Ce genre vivace au XVIIIe siècle, mais toujours critiqué, s’est trouvé menacé très tôt par la fossilisation, pour différentes raisons. Parce que la figure du savant est dans l’univers poétique un ennuyeux, un symbole de la pétrification contraire au génie [3] , comme l’illustrent les propos peu amènes de Maxime du Camp sur le poète Louis Bouilhet ; parce que les thèmes, le vocabulaire scientifique gênent la poésie aux entournures (on accordera la difficulté de réaliser des envolées lyriques en écrivant l’Ode à la Betterave ou l’art d’accoucher les femmes) ; parce que cette poésie s’écrit le plus souvent sur des modèles désuets, vers de mirlitons de poètes amateurs, tenus en lisière du monde littéraire soit géographiquement soit socialement, et souvent les deux (les notables de province pullulent dans les bibliographies). Mais qu’il y ait des textes de mauvaise facture ne suffit pas à faire disparaître un genre, hélas. Dans un contexte évolutionniste, on peut poser la question ainsi : voilà une forme qui a vécu, à quoi tient son extinction ? Une réponse darwinienne consisterait à accuser l’inadaptation, la concurrence ?
Etant donnée la fonction assumée par cette poésie, se peut-il qu’elle ait cessé d’être remplie, ou du moins de façon adéquate selon le public de l’époque, par la poésie scientifique ? Glorifier, diffuser les travaux de la science, la rendre aimable et familière, explorer aussi aux côtés du savant de nouveaux territoires pour l’imaginaire… ces objectifs restent de mise, si l’on en juge par l’abondante production de vulgarisation scientifique, conférences et expositions comprises, à l‘époque. On pourrait y voir la signature du crime, ceci aurait tué cela : la collectivité à laquelle on s’adresse se serait tournée vers d’autres modes de vulgarisation, ou se serait montrée moins réceptive à celui-là du fait de ses habitudes de consommation culturelle. L’argument porte, mais ne suffit pas : d’abord parce que le tournant de la vulgarisation vers le spectaculaire et l’image n’est pas nouveau. Les sculptures de Benjamin Waterhouse Hawkins sous la direction de Richard Owen poursuivent la veine inaugurée par les romanciers « préhistoriques » et graveurs de « reconstitution » [4] . D’ailleurs malgré ses ambitions didactiques, cette imagerie se contente de mettre en scène, de donner à voir des univers révélés par la science. Il y aurait donc des causes internes pour expliquer le décès de la poésie scientifique, liées à sa propre constitution ?
Allons plus loin dans l’autopsie de notre genre, en le considérant dans son traitement justement des objets fossiles : comme la poésie scientifique, le fossile est un objet où s’inscrit le passé, qu’on déchiffre pour accéder à l’histoire du monde. Autant de raisons pour en faire un lieu révélateur, avec quelques précautions cependant : il est possible qu’il existe un biais dans cette approche, du fait de la problématique générique. En effet, les textes présentant des fossiles sont principalement des cosmogonies, des créations, travaillées nécessairement par le temps et nourries par des disciplines qui y sont liées : la problématique temporelle sera inopérante dans le champ médical par exemple, le plus important quantitativement du corpus pourtant.
Place et usages du fossile dans la poésie scientifique
De quels fossiles parle-t-on en poésie ? Fossiles vient de fodere : creuser la terre. Elie Bertrand, dans son Dictionnaire des fossiles propres et accidentels de 1763, précise : « tout ce qui se tire de la terre ou se trouve dans son sein » – aussi bien les « impressions », les coquilles et invertébrés imprimés ou conservés dans la roche, que les squelettes d’animaux plus imposants, aussi bien le végétal que l’animal. Sous cette acception, le fossile est très fréquent en poésie scientifique, où il tient souvent comme motif rhétorique le rôle qu’il tenait dans les cabinets de curiosités [5] .
Le merveilleux des mondes fossiles
Ainsi chez Delille, la terre est un cabinet de curiosités déjà constitué dans lequel le collectionneur, plus que le savant, va se servir.
« Avancez sous ces monts ; dans leur sein recélés, Combien d’autres trésors y sont amoncelés ! Le succin, le jayet, l’agate, la turquoise, Les schistes feuilletés, les lames de l’ardoise […] Enfin tous ces amas de matières terreuses, dans leurs noirs magasins confusément épars Trésor qu’à la nature emprunteront les arts. » [6]
Le nombre
Autre grand ressort poétique – par lequel on touche à la poésie épique – l’effet de masse, le nombre. Les armées de fossiles fournissent des tableaux frappants qui confinent, autre lieu poétique, à la « belle horreur ».
« Cuvier, le grand Cuvier appelle le concours Voyez-le remuant cet immense ossuaire, D’où sortent à sa voix, comme de leur suaire, Les convives des premiers jours. » [7]
« On dirait que du lit où la mort les rassemble, Ce peuple d’ossements en s’agitant ensemble Se lève, se ranime, et, chantant l’Eternel… » [8]
Au-delà de l’effet, le nombre est aussi source d’interrogation, car face au peuple d’ossements, comment trier, déchiffrer, que lire ? Le nombre rend le fossile muet par effet de bruit.
Le détail
Parce que les fossiles sont trop nombreux, il est de bonne stratégie de travailler sur échantillon. Voilà le fossile promu au rang de détail révélateur. Depuis Cuvier, le petit, l’anecdotique, le laissé-pour-compte, est valorisé comme levier du savoir :
Ceux qui nous éclairent sur la formation des pics géants, ce ne sont pas les géants du monde organisé ; ce sont au contraire les petits, les imperceptibles, les mollusques à coquilles, qui ont le secret des montagnes. Le mastodonte, le mammouth gigantesque n’ont rien à nous dire sur les Alpes. Consultez plutôt celui qui rampe, celui que tous les autres méprisent et foulent du pied, l’huitre, le pecten, et moins encore. » [9]
Petit, significatif, le fossile est devenu au cours du XIXe siècle, le signe par excellence. Sur quoi se fonde cette capacité à signifier ? Sur sa qualité, affirmée par Buffon, de « mémoire de la terre ». Deux termes reviennent dans les poèmes pour fixer cette qualité, tous deux de Buffon : le monument et la médaille [10] . Un monument, c’est un édifice chargé de porter une mémoire ; une médaille est à la fois une représentation par impression – comme beaucoup de fossiles – et un objet destiné à inscrire dans la mémoire (comme la poésie, du reste).
Le thème en est posé par Delille :
« Empreints sur la fougère ou sur ces marbres antiques, De l’ancien continent médailles authentiques Souvent dans ce grand livre à ses yeux sont offerts Les annales du globe et les fastes des mers » [11] ;
et repris par exemple par Anne Bignan dans son « Epître à Cuvier » :
« Tu trouves que jadis en des lits différents Aux êtres successifs elle assigna leurs rangs, Et que, les classant tous au fond de ses entrailles, La terre les garda, gigantesques médailles »
Cette comparaison place le fossile du côté du rebut : nous habitons « un amas de débris et un monde en ruines », selon la formule fameuse de Buffon. Ce n’est pas la moindre ambiguïté du fossile : il est à la fois ce qui reste, le rebut et, par assimilation de la vulgate transformiste, embryon, ébauche. Ruine et bâtisseur.
Et des corps enterrés dans leur couche profonde, Le tombeau le ramène au vieux berceau du monde. » [12]
Les historiens voient volontiers dans les fossiles, notamment les coquilles, des bâtisseurs, les constructeurs du globe, comme Michelet dans L’Insecte [13] . Delille une fois encore a fixé le topos que ses successeurs entonneront :
« Madrépores, coraux, coquilles et poissons, L’un sur l’autre entassés, composèrent ces monts Dont sur le monde entier se prolonge la chaîne. » [14]
Or, en tant que bâtisseur du monde, le fossile est destiné à prendre place dans le déroulé chronologique de l’histoire. Mais comme rebut, il s’apparente à la trace, comme elle partiel et énigmatique, et renvoie à un passé introuvable, méconnaissable.
« Pour ne pas compliquer par trop le Catalogue De ma muse hardie, et pseudo-géologue, Je ne veux distinguer ni Sols siluriens , Ni devoniens, ni houillers, ni permiens ; Où l’on ne voit, hélas ! dans les Mers, apparaître Qu’ébauches, qu’embryons d’existences à naître : Trilobites hideux, parents des Crustacés, Zoophytes, Poissons, à grand’peine classés » [15] […]
Sépulcre et berceau, ossuaire et embryon, le fossile est un nœud temporel, qui cristallise la contradiction entre temps historiques et géologiques, méthode historique et géologique.
Il y a là une tension palpable de fait dans la poésie scientifique toute entière, entre la chronologie caractéristique d’une vision historiciste du passé, et l’intuition d’une énigme irréductible du passé, qui ne s’approcherait qu’en remontant, au contraire, vers les origines. Si le fossile est signe de quelque chose, c’est alors d’un vacillement du rapport au temps : or quand la paléologie invente la remontée vers les origines, ceux qui font métier de raconter l’histoire, les écrivains, sont pris à contre-pied [16].
Le paradigme paléologique : prendre l’histoire à rebrousse-poil
Le fossile est pour l’homme du XIXe siècle le signe par excellence : trace, mais aussi indice. Le paradigme indiciaire défini par Carlo Ginzburg (« Marginal and irrelevant details as revealing clues ») semble avoir été inventé pour lui. La vérité n’est d’ailleurs pas loin : Umberto Eco [17].
« L’abduction »
La fécondité de l’analyse de Ginzburg a souvent été éprouvée du côté de la notion de « trace ». Or le paradigme indiciaire n’est pas seulement le concept de trace, mais aussi une méthode de reconstruction du passé à partir de la trace, soit la méthode hypothético-déductive. Pierce a décrit cette méthode, qu’il appelle parfois abduction – par opposition à la déduction, et à l’induction – comme une marche à rebours, chaque observation, même limitée, permettant une conjecture sur l’état antérieur qui restreint le champ des possibles, exorcisant la malédiction de la surabondance cacophonique des signes. L’abduction, souligne Pierce, a cette qualité qu’elle est la seule méthode de raisonnement qui permette l’invention, la création, car elle n’est pas prisonnière des règles rigoureuses de la logique formelle. Probabiliste et rétroactive, elle propose un modèle nouveau à la science, ouvert au provisoire et à l’approximatif, dès lors que d’une hypothèse provisoire et approximative on peut espérer remonter d’un cran à une vérité…
Diffusion de la méthode
Portée par l’engouement pour la paléontologie, cette méthode s’est diffusée jusque dans les sciences humaines. Quand Edgar Quinet affirme en 1870 que la paléontologie est un modèle pour les sciences et les arts (et doit le devenir pour l’histoire), c’est explicitement à propos de cette méthode. Comprendre est devenu synonyme d’origine et de généalogie : « l’histoire naturelle, qui était auparavant une description, devient pour la première fois une histoire » [18]. Face à chaque objet on se pose la même question : d’où vient-il, de quoi est-il le résultat. Et de degré en degré on remonte jusqu’aux êtres premiers.
Le géologue est ainsi décrit par Quinet comme un inlassable inventeur, créant des mondes que sans cesse de nouveaux détails découverts viennent invalider et transformer, dans une création ininterrompue qui n’atteindra jamais au vrai :
« Vingt fois il a repétri le globe dans ses mains, comme un sculpteur l’argile. S’est-il trompé, ce n’est que pour un temps. Son génie n’en a point été entamé, car il sait s’arrêter et se redresser à propos. La géologie lui a appris à vérifier ses univers antérieurs sur des documents de pierre. Il n’est dupe que pour un moment de ses créations antédiluviennes. Il corrige ses mers triasique, liasique, crétacée. Il retouche incessamment les paysages de ses archipels primaires, siluriens. Il biffe sur la carte ses îles permiennes, il leur trace d’autres contours. Et pourquoi ? Parce qu’un fait nouveau, imperceptible, un coquillage, un crustacé révélé d’hier, vient subitement changer la figure de cet univers perdu et retrouvé. » [19]
Des années après Quinet, la méthode a étendu son empire, et le critique Brunetière peut proposer au tournant du siècle une histoire littéraire qu’il qualifie d’évolutionniste [20], qui part du vivant, des effets, pour trier dans le fatras de documents passés et retrouver le mode de fonctionnement d’un phénomène [21] :
« Pour déterminer les motifs nécessaires de l’évolution du lyrisme, je n’ai pas descendu le cours de l’histoire, mais, au contraire, je l’ai remonté. Je suis parti de la considération du présent et de l’état actuel de la poésie. » [22]
Et ceci pourquoi ? Parce qu’on saisit mieux un phénomène en en observant les développements et les effets. Il donne l’exemple de la Révolution : si l’on comprend mieux ses ressorts aujourd’hui, ce n’est pas seulement grâce aux documents accumulés depuis lors, mais parce que « de 1830 à 1880, la Révolution elle-même a continué de vivre et de se développer ; qu’à mesure qu’elle se développait, elle a donc porté de nouvelles conséquences ; et qu’à la lueur des effets, voyant mieux, on a donc mieux compris la nature aussi des causes. ».
La démarche de remontée de l’objet compris comme produit et non comme donnée, vers ses causes, permet donc de trancher dans le fouillis des données, l’infini des histoires possibles.
Toute productive qu’elle soit, cette méthode issue de la paléontologie trouble singulièrement le rapport des hommes du XIXe siècle au passé, pour deux raisons :
par l’inversion de la flèche du temps qu’elle implique : il s’agit d’expliquer le présent par ce qui vient avant, à reculons, au lieu de dérouler l’histoire à partir des commencements.
Parce que la méthode paléontologique induit de surcroît une temporalité probabiliste : chargé de faire sens à partir de miettes de passé, elle n’a d’autre choix que de reconstruire le passé par hypothèses.
Le fossile, cette clef de l’herméneutique au XIXe siècle, révèle donc les apories de la poésie scientifique dans son rapport au temps. La paléontologie a imposé une autre modalité d’appréhension du passé, et les fossiles dénoncent l’illusion historiciste et font entrer les sciences du temps dans un régime probabiliste. Comment réagit la poésie scientifique à l’égard de ce changement de paradigme ?
La poésie à l’école des fossiles
Casimir Fusil, auteur d’un essai classique sur la poésie scientifique (1917) souligne que les poètes du XIXe siècle se sont trompés en empruntant le cadre didactique sans se demander si la science de leur époque pouvait entrer dedans [23] : « les méthodes de la vraie science ne sont pas les procédés de la description » [24]. Effectivement, rien n’a changé : on peut décrire Cuvier comme l’homme qui remonte le temps, sans que cela affecte les usages poétiques. La poésie scientifique semble se dérouler à contresens :
« Souvent dans ce grand livre à ses yeux sont offerts Les annales du globe et les fastes des mers ; Et des corps enterrés dans leur couche profonde, Le tombeau le ramène au vieux berceau du monde. » [25]
La poésie scientifique, un exposé à contresens
La poésie scientifique reste prisonnière d’un modèle narratif inspiré de la poésie épique d’une part, d’un modèle didactique marqué par l’ancienne science, celle des classificateurs, d’autre part. Ses strophes sont des chapitres, ses acteurs des classes, particulièrement en géologie, et là où le scientifique devine l’invisible à partir du fossile, elle monte du fossile aux couches supérieures.
Pourquoi maintenir un déroulé chronologique de l’histoire contraire à la méthode de découverte de ce passé – alors que la vulgarisation en prose, elle, va prendre son essor sur ce type de remontée aux causes, par la promotion de la leçon de chose [26] ? Sans doute parce que abandonner la chronologie serait pour la poésie perdre son cadre d’exposition. Le cadre chronologique entretient en effet une illusion bien utile : ce qui se suit chronologiquement semble s’enchaîner par un lien de cause à effet. De sorte que le passé devient une histoire.
Or les procédés de la description sont à l’époque ceux de l’histoire ; pour des raisons poétiques et épistémologiques. Fusil relève que les poètes « exposants », dont Bouilhet justement, procèdent un peu comme l’historien, colligeant du document pour composer ensuite des tableaux.
Cette approche exposante, par tableau, déçoit le public désormais qui attend de toute démarche de connaissance une archéologie, une remontée au sens. Les poètes scientifiques restent donc campés sur une conception classique, historienne du temps, un temps unidirectionnel, unilinéaire, et causal [27]. Or les découvertes paléontologiques montrent que le passé n’est pas tout à fait connaissable (tant d’espèces disparues !) ni compréhensible (puisque l’on ne sait à quoi rattacher tout cela) ni même représentable.
« The past is a foreign country »
L’archéologue Laurent Olivier, revenant sur les implications épistémologiques des exhumations fossiles à partir des années 1850, souligne cette leçon du fossile, comprise tard dans le siècle : les fossiles renvoient à tout un passé immense et à jamais perdu, l’histoire n’est pas tout le passé », mais « sa représentation consciente et fragmentaire » [28]. Il ajoute : « ce qu’il en reste se manifeste à nous tronqué, augmenté, transformé, sans que nous puissions faire la part de ce qui existait réellement, aux origines et de celles des modifications qui sont venues par la suite » [29]. Par le fossile, le passé s’avère « une terre étrangère, selon la belle expression de David Lowenthal, « The Past is a Foreign country » (1985).
La poésie scientifique s’avère donc au terme de cette enquête autour de l’indice fossile, incapable de sortir du cabinet des merveilles. L’examen du traitement des fossiles suggère que la poésie scientifique s’est éteinte d’avoir déçu l’horizon d’attente de son temps. Elle a cru échapper à la réinterprétation épistémologique imposée par la paléontologie à partir des années 1860. Passant à côté du nouveau paradigme, contrairement à la vulgarisation en prose, elle se cantonne à des fonctions d’exposition et de récitation de traités vite périmés, prisonnière d’une vision du monde comme livre à feuilleter… Ce faisant elle s’inscrit dans un rapport entre temps et savoir qui n’est plus celui des savants de son époque. Erreur paradoxale que d’avoir voulu suivre la flèche du temps contre l’archéologie du savoir tant l’une des fonctions essentielles de cette poésie, est d’être œuvre de mémoire. Or la mémoire n’est pas l’histoire : la mémoire, c’est le surgissement dans le présent d’un passé qui a quelque chose à lui dire, exactement, ce que produit le fossile. Pour l’avoir méconnu, cette poésie s’est condamnée, momentanément peut-être, à devenir à son tour fossile, c’est-à-dire morceaux arrachés à l’oubli par la seule grâce de la citation, l’anthologie, ou le pastiche, comme dans l’évocation que fait Saint-Saëns de ce continent (musical) disparu du passé dans la pièce du Carnaval des animaux qu’il intitule malicieusement « Fossiles ».
http://webetab.ac-bordeaux.fr/Pedag…
Muriel LOUAPRE – Signes fossiles dans la poésie scientifique du XIXe siècle
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. V – Automne 2009
[1] C’est le cas en 1861.
[2] Casimir Fusil, historien et analyste principal du genre, distingue ainsi poésie exposante (contemporaine) et descriptive (périmée à son sens) : « poésie exposante ne veut pas dire poésie descriptive ; celle-ci dans les livres savants recherche les occasions de décrire, aussi bien le cheval ou l’âne que la machine pneumatique et les effets de la bouteille de Leyde ; tout lui est également bon, et elle les décrit avec plaisir, abondance et minutie ; si bien que l’impression laissée est à peu près uniforme, confuse et fugitive. La poésie exposante compose des tableaux ; son ambition est de rivaliser avec la réalité passagère, celle d’aujourd’hui comme celle des mondes passés, évoqués par la science, de la fixer en relief, de la faire voir et toucher. » Casimir Fusil, La Poésie scientifique de 1750 à nos jours, Éditions Scientifica, 1917, p. 145.
[3] Dans Mémoires d’une goutte d’eau, ouvrage de Samuel Frère destiné aux enfants, c’est un fossile, sage et ennuyeux, qui instruit la naïve goutte, l’assommant de mots savants et latins. De manière générale la passion du fossile a quelque chose de vaguement ridicule (voir Bouvard et Pécuchet).
[4] Au-delà de l’inspiration fantaisiste d’un Henry de la Beche, la collaboration entre paléontologues et artistes donne naissance très tôt à un art de la reconstitution gravée ou sculptée, strict pendant visuel de l’évocation poétique. On peut mentionner, outre Waterhouse Hawkins, les lithographies de Josef Kuwasseg, ou de Riou, illustrateur de Verne et Figuier, et les sculptures de Charles R. Knight (1874-1953) pour les musées américains.
[5] « Les cabinets regorgent de coquilles pétrifiées que l’on refuse de considérer comme des résidus organiques mais que l’on renvoie au déluge universel comme à leur origine miraculeuse », rapporte Thierry Hoquet, in Buffon : histoire naturelle et philosophie. Ed. Honoré Champion, 2005, p. 20. Jusqu’au XIXe siècle les fossiles sont supports de croyances, combinant parfois zoologie et mythologie. Ainsi des glossopètres, détecteurs et antidotes aux poisons, jusqu’au XVIIIe. Fin XIXe ce sont des tonnes d’os de dragons qui transitent par les ports chinois, pour usage médical.
[6] Abbé Delille, Les Trois règnes de la Nature, Tours, Mame, 1808, p. 80.
[7] M. Aliez, « La Terre aux premiers jours », Ode présentée au concours des Jeux floraux, 1855.
[8] Anne Bignan, « Epître à Cuvier », prix de l’Académie Française 1835.
[9] Edgar Quinet, La Création, Librairie internationale, 1870, p. 8.
[10] Thierry Hoquet, op. cit., p. 642 et sqq.. Les coquilles « comme monuments de la terre », permettent de ne pas avoir recours au miracle.
[11] Abbé Delille, op. cit., p. 72.
[12] Ibidem.
[13] Michelet, L’Insecte, pp. 77-79. Cette métaphore de l’édifice semble une constante dans l’historiographie du XIXe siècle : Taine reprend l’image de la maison pour justifier, dans les Origines de la France contemporaine, sa méthode d’exposition, les premiers âges étant la fondation des temps modernes. Est-ce qu’il n’irait plus de soi, dans les années 1880, de commencer l’histoire par les commencements ?
[14] Jacques Delille, op. cit., Chant IV.
[15] René Cotty, Antediluviana, Poème géologique, imprimerie Comte-Milliet, Bourg, 1876.
[16] Grand vacillement que constitue l’insertion de l’homme dans une lignée évolutive (les « Anciens » devenaient des « jeunes »).
[17] Peirce lui-même souligne le rôle de l’abduction dans la théorie évolutionniste (cf. Umberto Eco., Thomas A. Sebeok eds, The Sign of Three : Dupin, Holmes, Peirce, Indiana University Press, 1988) et Gillian Beer a depuis exploré ce rapprochement en montrant que le fameux chaînon manquant est ce point où se condensent passé et avenir (in La quête du chaînon manquant, Les empêcheurs de penser en rond, La Martinière, 1995)., suivant Pierce, a montré que sa présence dans l’histoire de l’art, les Detective stories et la psychanalyse, prenait sa source dans le modèle que constituait Cuvier et l’ébranlement induit par les exhumations fossiles [[The Sign of Three, op. cit., p. 86.
[18] Edgar Quinet, La Création, op. cit., p. 38.
[19] ibidem, p. 45
[20] « Comment naissent les genres, à la faveur de quelles circonstances de temps ou de milieu ; comment ils se distinguent et comment ils se différencient ; comment ils se développent à la façon d’un être vivant, – et comment ils s’organisent, éliminant, écartant tout ce qui peut leur nuire, et, au contraire, s’adaptant ou s’assimilant tout ce qui peut les servir, les nourrir, les aider à grandir ; comment ils meurent, par quel appauvrissement ou quelle désagrégation d’eux-mêmes, et de quelle transformation, ou de quelle genèse d’un genre nouveau, leurs débris deviennent les éléments, telles sont, Messieurs, les questions que se propose de traiter la méthode évolutive. », Ferdinand Brunetière, L’Evolution de la poésie lyrique en France, p. 4.
[21] Ferdinand Brunetière, L’Evolution de la poésie lyrique en France, p. 4.
[22] Ibid., p. 19.
[23] Sans compter que toute leur référence va à la peinture : le tableau.
[24] Casimir Fusil, op. cit., p. 56.
[25] V Jacques Delille, Les Trois règnes de la Nature, Tours, Mame, 1808, chant IV, p. 269.
[26] La leçon de choses, modèle d’apprentissage scolaire créé par Marie Pape-Carpentier pour les petites classes. Vulgariser, en prose, c’est se saisir d’un petit objet (revoilà l’indice), morceau de charbon, chandelle, verre, goutte d’eau, et remonter le cours de sa vie, à force de questions.
[27] Le passé est fondamentalement connaissable (parce que l’enchaînement de périodes suit une logique interne qui est celle du progrès humain (selon la Loi générale du progrès de l’humanité de Mortillet) ; le passé est fondamentalement compréhensible, car il concerne d’autres humains (c’est la Loi d’unité psychologique de Mortillet) ; le passé est fondamentalement représentable en tant que tel car chaque période a son identité propre qui correspond à sa place dans le déroulé (Loi de développement similaire de Mortillet).
[28] Laurent Olivier, Le Sombre abîme du temps. Mémoire et archéologie, Paris, Seuil, 2008, p. 61.
[29] Ibid., p.83.