You are currently viewing 6 – « The drive of unliving things » : Parasitisme et addiction dans A Scanner Darkly de Philip K. Dick

6 – « The drive of unliving things » : Parasitisme et addiction dans A Scanner Darkly de Philip K. Dick

image_pdfimage_print

Introduction

Once a guy stood all day shaking bugs from his hair. The doctor told him there were no bugs in his hair. After he had taken a shower for eight hours, standing under hot water hour after hour suffering the pain of the bugs, he got out and dried himself, and he still had bugs in his hair; in fact, he had bugs all over him. A month later he had bugs in his lungs[1]. (Dick 3)

Philip K. Dick met en scène dans cet incipit deux discours que l’on juge souvent concurrents : celui de la médecine et celui de la fiction. Les conclusions du médecin, « [t]he doctor told him there were no bugs in his hair, » ne permettent pas de désamorcer la descente dans la folie de Jerry, jeune toxicomane intimement convaincu que son corps a été colonisé par des insectes parasites. L’écriture littéraire s’allie au discours médical, comme le soulignent le ton neutre et faussement objectif, ainsi que l’absence de modalisation dans la dernière phrase de la citation : « A month later he had bugs in his lungs ». Derrière l’écho de bugs à lungs, on peut également entendre l’homophonie qui lie bug à drug, car les insectes parasites symbolisent l’emprise de la drogue sur le corps et sur l’esprit du personnage. La prolifération des insectes et des plantes parasites dans le roman renvoie à l’origine organique de la drogue inventée par Philip K. Dick. La Substance Mort serait en effet issue de la fleur imaginaire Mors ontologica. Cette petite fleur bleue se cache dans le roman de Philip K. Dick. Elle entretient une relation commensale avec les plants de blé qui la protègent des regards, « circled—ringed—by tall plants, so the federales won’t spot them by jeep[2] » (274) : elle ne leur apporte rien en échange de la protection qu’ils lui fournissent.

L’addiction s’écrit comme l’expérience de l’émergence de l’autre en soi. Cet autre, c’est l’autre règne, végétal ou animal, mais également l’altérité de la matière face au sujet tel qu’il est défini par la tradition philosophique cartésienne. Le fait qu’une substance détermine les états d’esprit pose la question de la relation entre matière et pensée. À cette exploration de l’addiction comme parasitisme se greffe une réflexion sur la façon dont les discours scientifique et médical remettent en cause les lignes de partage entre matière et esprit.  L’addiction sert une exploration littéraire des états mentaux et des perceptions divorcés d’un sujet stable et unifié. Expérience de la marginalité, l’écriture de l’addiction jette le trouble dans la relation du sujet à la langue, en une interaction complexe de l’écriture littéraire et du discours scientifique, entre relation commensale et parasitaire, entre interférence constructive et destructive.

I. Alimentation et identité : Le parasite comme avènement de l’autre en soi

Dans A Scanner Darkly, le parasite crée un circuit d’alimentation parallèle au sein du corps de l’hôte. Le parasite est étymologiquement « celui qui mange à côté », qui détourne la nourriture à son profit. Plus précisément, le terme est issu du grec παρά-σῑτος, qui signifie mot à mot « à côté de la nourriture ».

L’acte d’ingérer est au cœur de cette poétique de l’addiction. La drogue devient substance dévorante : le corps est d’autant plus affamé qu’il ingère de grandes quantités, et s’émacie à mesure que l’addiction grandit. Comme le souligne M. Porée au sujet d’un autre écrivain de l’addiction, William Burroughs, « force est de reconnaître que l’alimentation, la dévoration plutôt, n’est plus le fait du sujet. A l’intérieur du corps est logé un monstre, la came, qui a besoin de ce même corps pour continuer à vivre à ses dépens. » (123) Dans une épistémè où les processus physiologiques sont de plus en plus compris selon un paradigme économique, l’économie corporelle du toxicomane fonctionne à perte. L’addiction inverse l’ordre de la chaîne alimentaire : le sujet ingère la drogue, mais, en retour, la substance dévore son hôte de l’intérieur. Cette inversion est à l’œuvre chez Bob, protagoniste de A Scanner Darkly métaphoriquement dévoré par la Mors ontologica, qui a produit en lui des dommages neurologiques irréversibles : « It ate his head[3]. » (237)

La fleur parasite, organisme simple, peut prendre l’ascendant sur un hôte plus complexe en une saisissante inversion de la Grande Chaîne de l’Être, détruisant les fonctions nobles du cerveau pour ne conserver que les fonctions végétatives. En l’espace de deux phrases, Bob passe du genre humain au règne animal puis au règne végétal : « They nod off as soon as it’s dark, the manager said to himself. Like chicken. A vegetable among vegetables, he thought[4]. » (273) A l’être humain se substitue un être vivant situé à un degré inférieur de la chaîne alimentaire, poulet puis légume, prêt à être consommé. La plante qui fournit la drogue recrée alors son hôte à son image, végétale, « a vegetable among vegetables ». La fleur de Mors ontologica développe ses racines dans le corps du sujet, qui semble végétalisé.

Le nom Mors ontologica souligne la perte d’identité impliquée par cette circulation erratique entre règnes introduite au sein de la « Grande chaîne de l’Être ». Bob Arctor, le protagoniste de A Scanner Darkly, est un agent de la brigade des stupéfiants infiltré dans un groupe de toxicomanes pour remonter la chaîne de production et de distribution de la Substance Mort. Comme la brigade est également infiltrée par des trafiquants, tous doivent garder l’anonymat. C’est pourquoi Bob se fait appeler Fred par ses collègues. Il ne sait pas que la jeune femme dont il est amoureux, Donna, est en réalité un agent du FBI cherchant comme lui à découvrir l’origine de la Substance Mort. Donna pense que cette drogue est d’origine organique, et que l’association New Path—qui est officiellement un centre de réhabilitation pour les victimes de la Substance Mort—est en réalité à l’origine de la chaîne de production et de commercialisation de la drogue. New Path ferait en réalité travailler les anciens toxicomanes les plus affaiblis, ceux qui ne peuvent plus parler et qui ne peuvent donc trahir le secret, dans des exploitations agricoles clandestines où croît la Mors ontologica. Donna pousse donc Bob / Fred à la consommation, en augmentant son anxiété au travail, puisqu’elle assigne à Fred la tâche de surveiller Bob (et, par conséquent, de se surveiller lui-même). Lorsque les capacités cognitives et linguistiques de Bob / Fred se trouvent radicalement altérées par l’addiction, Donna le conduit à New Path dans l’espoir que l’organisation le fera travailler dans ses exploitations secrètes. Bob / Fred devient Bruce, car New Path rebaptise systématiquement ses nouvelles recrues. Bob / Fred / Bruce perd son identité, devient acteur d’un rôle écrit pour lui sans son accord.

Cette perte d’identité est au centre de la réflexion métatextuelle développée par Philip K. Dick sur les dangers de l’utilisation de la vie de l’auteur comme ressource romanesque[5].  Dick écrit dans la « note de l’auteur » qui figure à la fin de son roman : « I myself, I am not a character in this novel; I am the novel[6]. » (277) L’écrivain puise à la source de son expérience personnelle, et l’écriture se nourrit de la vie, quitte à créer une porosité entre fiction et réalité qui menace l’intégrité du moi. Le roman thématise cette relation lorsque Fred doit entretenir régulièrement les caméras qui tournent en permanence dans la maison de Bob et s’effacer ensuite lui-même de l’enregistrement. Son supérieur hiérarchique lui prodigue alors le conseil suivant : « What you must do, really, is edit yourself out in—what should I call it? an inventive, artistic… Hell, the word is creative way[7]. » (105) À la manière de son personnage principal, l’auteur du récit opère par un mouvement de retrait : l’écrivain doit puiser à la source de sa propre vie puis effacer les traces de ce larcin. L’un des avatars de la figure de l’auteur dans ce roman est le personnage de S. A. Powers, l’inventeur du scramble suit, costume intégral composé d’une membrane sur laquelle se projettent de façon aléatoire des caractéristiques physiques préenregistrées afin de maintenir l’anonymat de celui qui le porte : « [n]eedless to say, S. A. Powers had fed his own personal physiognomic characteristics into the computer units, so that, buried in the frantic permutation of qualities, his own surfaced and combined[8]. » (23, je souligne) L’image de l’inventeur se dissimule et se fragmente au gré des assemblages kaléidoscopiques du scramble suit, qui, désigné par l’antithèse « the shroudlike membrane » (23), entre membrane vivante et suaire, fait éclore des simulacres d’êtres par éclatements et recombinaisons successifs de la figure de son inventeur, brouillant ainsi la frontière entre le moi et ses masques.

A Scanner Darkly tisse également sa relation au discours scientifique à travers une réflexion sur l’imagerie médicale. Lorsqu’il médite sur la présence de caméras dans sa propre maison, Bob / Fred opère un glissement de la surveillance policière à l’imagerie médicale—de la caméra au scanner—glissement qui en dit long sur son besoin frustré de transparence à soi. Chez Philip K. Dick, le scanner, développé en 1972, devient une métaphore du miroir sombre :

What does a scanner see? he asked himself. I mean, really see? Into the head? Down into the heart? Does a passive infrared scanner like they used to use or cube-type holo-scanner like they use these days, the latest thing, see into me—into us—clearly or darkly? I hope it does, he thought, see clearly, because I can’t any longer these days see into myself[9]. (185)

Le scanner sonde l’épaisseur des corps, mais ne peut restaurer l’identité du sujet. L’opacité des corps devient symbole d’opacité à soi, car la connaissance de soi est réduite à une vision intérieure qui reflète l’état physique, réel ou fantasmé, du cerveau. Ainsi, Bob voudrait voler les bandes magnétiques enregistrées par les scanners de Fred afin de chercher à se connaître lui-même, mais ne peut pas les regarder, faute de posséder l’appareil de lecture approprié, ce qui symbolise l’impossibilité d’atteindre la connaissance de soi.

Dans cette poétique d’inspiration anatomique, le sujet se scrute mais ne peut se connaître. Le cerveau, point d’origine de la perception, est également un point aveugle pour le sujet, qui ne peut remonter le cours de ses propres pensées vers leur origine au plus profond de sa chair. Les toxicomanes dépendants à la Substance Mort se trouvent ainsi confrontés lors du sevrage à des symptômes générés par la drogue qui ne correspondent pas à la réalité de leur état physique : « you’ll experience symptoms that emanate up from the basic fluids of the body, specifically those located in the brain […]. That’s a manifestation of purposeful negative symptoms, your fear. It’s the drug talking, to keep you out of New-Path and keep you from getting off it[10]. » (37-38) Dans cet exemple de drogue-parasite qui semble manipuler le comportement de son hôte afin d’assurer sa propre survie, le sujet ne peut percevoir que des signes partiels, illisibles, et largement illusoires, concernant l’état de son propre cerveau.

II. « The drive of unliving things » : pensée et matière

La représentation du cerveau comme une fleur de chair tisse un lien étroit entre littérature, discours médical, et développement de la neurologie. La fleur qui prend symboliquement la place du cerveau chez Philip K. Dick fait partie des symptômes littéraire de l’incertitude métaphysique liée à l’autorité grandissante d’un certain discours matérialiste accompagnant le développement de l’anatomie cérébrale puis de la neurologie. Depuis le milieu du XVIIIème siècle, ce qui envahit le sujet et trouble son identité, c’est avant tout la matière : à la relation troublée du sujet à la substance addictive se greffe un questionnement métaphysique dont l’enjeu principal est la remise en cause par un certain matérialisme scientiste de l’autonomie de l’esprit face à la matière. Le cerveau est le champ principal de cette bataille philosophique : chez Philip K. Dick, la substance addictive pose la question de la dépendance de la pensée à la chair, notamment à la configuration matérielle du cerveau.

Dans l’anatomie cérébrale, ce discours peut prendre la forme d’une vision végétalisée du cerveau. C’est le cas, par exemple, dans cet extrait d’une encyclopédie anglaise de la fin du XVIIIème siècle : « the Cortex, according to Malpighi, is formed from the minute branches of the carotid and the vertebral arteries; which, being woven together in the pia mater, send from each point thereof, as from a basis, little branches[11]. » (Chambers et Rees, n. p.) La petite fleur bleue de Mors ontologica semble de ce point de vue issue de la grande corolle rouge du pavot, forme originelle de l’opium qui a servi de motif central à toute une tradition littéraire, de Thomas De Quincey à Charles Baudelaire notamment. Dans Confessions of an English Opium-Eater de Thomas De Quincey, l’addiction à l’opium devient ainsi une floraison paradoxalement porteuse de mort : « the calamities of my noviciate in London had struck root so deeply in my bodily constitution that afterwards they shot up and flourished afresh, and grew into a noxious umbrage[12]. » (35) Dans ce discours sur les ramifications de l’addiction dans le temps et dans la fibre même de l’organisme, le corps se conçoit sur le modèle d’une floraison empoisonnée, comme une fleur de chair devenue toxique.

La relation à la substance va au-delà d’une relation parasitaire comme détournement d’une partie des ressources de l’hôte. Tout comme le parasite peut tuer son hôte, l’addiction implique le fait de tutoyer la mort. Cela amène le toxicomane à faire l’expérience d’états de mort partielle et génère dans le roman des images de circulation entre vie et mort. Cette circulation se conçoit en termes d’échanges de propriétés : la substance apporte la mort tout en prospérant tel un organisme vivant au sein de son hôte. En une étrange inversion des polarités de la vitalité et de la morbidité, « toute bête parasite vit, mange, fructifie, se reproduit dans le corps de son hôte » (Serres, 17). Dans A Scanner Darkly, les pensionnaires de New Path sont amenés à réciter et à méditer chaque jour deux mantras appelés « Concepts ». Le second « Concept » de New Path s’énonce ainsi : « The drive of unliving things is stronger than the drive of living things[13]. » (243) Au cœur de ce mantra se trouve une pensée littéraire de la relation entre matière inerte et matière pensante qui s’articule autour du terme « unliving ». L’invivant, force qui inverse les opérations de la vie rappelle le mythe du mort-vivant – undead en anglais. « Unliving things » ne sont pas les choses mortes, et encore moins les choses inertes : ce sont des entités matérielles qui inversent les polarités de l’agentivité et de l’inertie, qui semblent activement dépouiller le sujet de toute volonté et de toute conscience. L’invivant est alors le revers du vivant, une force dans les choses inertes qui défait activement le vivant. Lorsque les psychiatres de la brigade décrivent à Bob / Fred l’étendue des dommages neurologiques entraînés par son addiction, cette révélation est une parodie cruelle de l’Épître aux Corinthiens qui faisait de la mort une résurrection de l’esprit, « Death is swallowed up in victory » (The Bible, 54). Après que les médecins ont annoncé leur diagnostic à Bob / Fred, une voix intérieure chuchote à son oreille : « death, the last enemy, Substance Death, is swallowed not down into the body but up—in victory. Behold, I tell you the sacred secret now: we shall not all sleep in death[14]. » (214) La drogue est désignée comme l’agent d’un épanchement de la mort dans la vie, une vie purement mécanique du corps après la mort du sujet : « Biological life goes on, he thought. But the soul, the mind—everything else is dead. A reflex machine[15]. » (65)

Par l’usage d’une focalisation interne sur le personnage de Bob / Fred, Philip K. Dick tente alors de figurer, expérience impossible, ce que pourrait voir un œil sans conscience, regard purement mécanique ou regard d’un être mort : « [i]f you could see out from inside a dead person[16]. » (242). Il existe dans A Scanner Darkly une modalité de l’œil sans conscience commune au scanner, œil matériel divorcé d’un moi, « something’s very eyes; […] the sight of some thing[17] » (185), et aux anciens toxicomanes dont la fleur parasite a réduit l’activité cérébrale aux seules fonctions végétatives, façonnant ce qui semble être un corps sans pensée, un œil de chair inanimée : « there’s still something in there but it died and just keeps on looking and looking; it can’t stop looking[18] » (243). Philip K. Dick explore les modalités infra subjectives du regard : « imagine being sentient but not alive[19]. » (243)

Bob / Fred, devenu Bruce à New Path, est une arme exceptionnelle pour la police. Son rôle d’espion ne peut être détecté par l’organisation car Bob / Fred ne sait plus qui il est, car il n’est plus considéré comme un sujet, du moins au sens que la tradition métaphysique cartésienne prête à cette notion. C’est ainsi que Donna et son contact secret à New Path, Mike, ont conçu leur opération : « They can’t interrogate someone, something, who doesn’t have a mind[20]. » (256) La mémoire de Bruce est illisible, car toute mémoire consciente a été effacée. Donna et Mike attendent un signe involontaire de la part de celui qui fut Bob : « The dead, Mike thought, who can still see, even if they can’t understand: they are our camera[21]. » (266) On voit ici une forme de déshumanisation à l’œuvre chez Mike et Donna, qui pensent pouvoir utiliser Bruce tel un objet, tel un appareil de surveillance, car ils adoptent une définition de l’humain fondée sur l’usage du langage.

Dans A Scanner Darkly, la dépendance à la Substance Mort crée en effet un principe d’interférence entre les deux hémisphères du cerveau qui a des conséquences sur les compétences langagières des toxicomanes. Jeff et Mutt, psychiatres de la brigade des stupéfiants, donnent leur diagnostic à Bob / Fred. Selon eux, la Substance Mort a endommagé le corps calleux, qui règle les interactions entre les deux hémisphères du cerveau. Cela a créé une relation d’interférence entre l’hémisphère droit et l’hémisphère gauche. Jeff et Mutt expliquent le problème à Bob / Fred en prenant l’exemple de l’interférence destructive : « it’s more like two signals that interfere[22] » (209). Dans le cas de Bob / Fred, la drogue a également endommagé l’hémisphère gauche, siège des compétences langagières : « If there’s damage to the left hemisphere, where the linguistic skills are normally located, then sometimes the right hemisphere will fill in to the best of its ability[23]. » (111) Chez Bob / Fred, sur le point de se métamorphoser en Bruce, l’hémisphère droit tente de compenser les dommages subis par l’hémisphère gauche, sans succès.

III. De l’autre côté du langage : l’écriture parasite

Dans A Scanner Darkly, discours scientifique et médical sont mis en scène comme plurivoques. Les psychiatres Mutt et Jeff tiennent deux discours concurrents : l’un pense que les problèmes de Bob / Fred sont de nature fonctionnelle et que le sevrage suffira à restaurer les fonctions cognitives, tandis que l’autre pense que les dommages sont d’origine organique et que les séquelles neurologiques sont irréversibles. Ce discours scientifique fragmenté trouve un écho dans les deux voix concurrentes de Mutt et Jeff. L’onomastique est significative : pour un lecteur américain des années 1970, « Mutt and Jeff » est le nom d’un duo comique de bande dessinée[24], ce qui permet de déceler une pointe d’ironie derrière la mise en scène de l’autorité scientifique. De plus, les consonnes redoublées ressemblent fort à un reflet inversé, < tt/ff >, effet de symétrie et de clivage renforcé par le palindrome du prénom « Bob ». A Scanner Darkly développe ainsi à la fois une réflexion sur le fond et sur la forme du discours médical.

Philip K. Dick utilise la forme de l’article scientifique procédant par citations, parfois écrites à plusieurs mains, en intégrant dans son roman de longs extraits d’un article de Joseph Bogen, « The Other Side of the Brain II: An Appositional Mind, » article publié en 1969 dans le Bulletin of the Los Angeles Neurological Societies. Joseph Bogen y cite lui-même les auteurs d’autres études majeures sur la relation entre hémisphère droit et hémisphère gauche, notamment Ronald Myers, Roger Sperry, et Jerre Levy-Agresti, créant des degrés de médiation et de clivage supplémentaires. Bogen y nuance le point de vue de ses confrères, qui, selon lui, insistent trop sur la hiérarchie entre l’hémisphère gauche, qui concentre les compétences linguistiques et discursives, et l’hémisphère droit, hémisphère muet désigné par ses confrères comme mineur. Dick cite dans son roman un passage de l’article de Bogen, qui intègre lui-même un extrait d’article de Levy-Agresti : « The data indicate that the mute, minor hemisphere is specialized for Gestalt perception, being primarily a synthesist in dealing with information input. The speaking, major hemisphere, in contrast, seems to operate in a more logical, analytic computerlike fashion[25] » (Levy-Agresti, citée par Bogen, 149, lui-même cité par Dick, 112). Le discours scientifique se révèle tenu par une voix complexe, constituée de plusieurs sujets qui parlent à des époques et dans des contextes différents, sans toujours être d’accord les uns avec les autres. Boden plaide en effet pour une remise en question des hiérarchies entre les deux hémisphères et insiste sur les compétences spécifiques de l’hémisphère droit : « [i]n the left hemisphere this higher function is propositional thought; it is proposed here that the human right hemisphere is specialized for a different but parallel type of conceptual process[26]. » (148) Pour Bogen, il existe bien un mode de conceptualisation—« a conceptual process »—qui échappe aux logiques discursives de l’hémisphère gauche : « [t]he left hemisphere is better than the right for language and for what has sometimes been called ‘verbal activity’ or ‘linguistic thought’; in contrast we could say that the right hemisphere excels in ‘non-language’ or ‘non-verbal’ function[27]. » (146) Bogen cherche à définir cette forme de conceptualisation comme asyntaxique et étrangère au logos. Dans ces conditions, comment donner un nom, autrement que par la négative (comme le soulignent les adjectifs « non-language », « non-verbal ») à une pensée qui ne se structure pas par le langage ? Le discours scientifique ne peut appréhender de façon satisfaisante les modes de conceptualisation à l’œuvre dans l’hémisphère droit, car ces processus sont « appositionnels » (« a highly developed ‘appositional’ capacity », selon le néologisme forgé par Bogen, 150). L’hémisphère droit est très difficile à étudier, car il échappe aux règles discursives et aux processus de conceptualisation utilisés en sciences : « we have barely scratched the surface of a vast unknown » (Bogen 149).

Le paradoxe d’un discours aux prises avec des compétences a-discursives n’a pas échappé à Philip K. Dick, qui cite Bogen sur le fait que l’hémisphère droit est un continent inconnu et innommé :

The rules or methods by which propositional thought is elaborated on ‘this’ side of the brain (the side which speaks, reads, and writes) have been subjected to analyses of syntax, semantics, mathematical logic, etc. for many years. The rules by which appositional thought is elaborated on the other side of the brain will need study for many years to come[28]. (Bogen 158, cité par Dick, 113)

Cette difficulté donne lieu à une réflexion sur le discours scientifique dans A Scanner Darkly. Selon Bogen, cet obstacle épistémologique majeur s’explique par le fait que la pensée scientifique repose sur une conception du sujet humain issue de la tradition philosophique occidentale. Au Chapitre 7 de son roman, Philip K. Dick entrelace les pensées de Bob / Fred, le discours des psychiatres Jeff et Mutt, et les citations de Bogen citant lui-même le philosophe A. L. Wigan :

He laid a drawn-on card before Fred, on the table. “Within the apparently meaningless lines is a familiar object that we would all recognize. You are to tell me what the …”

    Item. In July 1969, Joseph E. Bogen published his revolutionary article “The Other Side of the Brain: An Appositional Mind.” In this article he quoted an obscure Dr. A. L. Wigan, who in 1844 wrote:

The mind is essentially dual, like the organs by which it is exercised. This idea has presented itself to me, and I have dwelt on it for more than a quarter of a century, without being able to find a single valid or even plausible objection. I believe myself then able to prove—(1) That each cerebrum is a distinct and perfect whole as an organ of thought. (2) That a separate and distinct process of thinking or ratiocination may be carried on in each cerebrum simultaneously.

    In his article, Bogen concluded: “I believe [with Wigan] that each of us has two minds in one person. There is a host of detail to be marshalled in this case. But we must eventually confront directly the principal resistance to the Wigan view: that is, the subjective feeling possessed by each of us that we are One. This inner conviction of Oneness is a most cherished opinion of Western Man….”

    … object is and point to it in the total field.”

    I’m being Mutt-and-Jeffed, Fred thought[29]. (Dick 110)

Les références aux différents personnages et / ou énonciateurs du passage se structurent de façon concentrique, selon la séquence suivante : Fred, Jeff ou Mutt, Bogen, Wigan, Bogen, Jeff ou Mutt, Fred. Les effets de parasitage et les citations gigognes multiplient les énonciateurs imbriqués et renforcent l’entreprise de déstabilisation du sujet parlant. Dans ce roman, le statut du discours scientifique est proche du sort que le personnage de Jory réserve aux autres personnages du roman Ubik, publié par Philip K. Dick en 1969 : « if you come close and listen – I’ll hold my mouth open – you can hear [the] voices [of] the last ones I ate[30] » (196). Dans cette esthétique de la consommation, le discours scientifique est ingéré par le texte littéraire, mais demeure une voix hétérogène, que l’on peut encore entendre dans sa singularité, en prêtant l’oreille.

Le passage qui précède la longue citation de Wigan dans l’article original de Bogen est tout-à-fait significatif : « [d]oes cerebral commissurotomy produce a splitting or doubling of the Mind, or is it more correctly considered a manoeuver making possible the demonstration of a duality previously present[31]? » (Bogen 156). La dualité du sujet humain serait première, et le corps calleux ne ferait que masquer ce clivage en orchestrant la collaboration des hémisphères cérébraux. Que Dick soit convaincu ou non par cette approche importe peu. Cependant, il s’en saisit pour mettre en scène le point de vue de Bob / Fred / Bruce comme une traversée du miroir. Ainsi, Bob / Fred refuse que la déshumanisation potentielle liée à un diagnostic médical lui retire le statut de sujet unique et autonome. Il tente d’embrasser sa dualité comme une exploration de l’autre versant de la réalité : « [m]aybe, [Fred] thought, since I see both ways at once, correctly and reversed, I’m the first person in human history to have it flipped and not-flipped simultaneously, and so get a glimpse of what it’ll be when it’s right. Although I’ve got the other as well, the regular. And which is which[32]? » (Dick 215) La fin de A Scanner Darkly consiste en l’exploration de cet en deçà du discours. Lorsque Bob / Fred devient Bruce, le lecteur se trouve confronté par l’usage de la focalisation interne à un territoire indéchiffrable, car étranger au discours.

À travers la métaphore parasitaire, A Scanner Darkly explore une expérience sensorielle qui n’est plus celle d’un sujet au sens cartésien du terme. Lecteur de Kafka, Philip K. Dick met en scène le devenir-animal, plus précisément le devenir-insecte de Bob / Fred dont la métamorphose en Bruce ressemble à celle de Grégoire : « he becomes an insect that clacks and vibrates about in a closed circle forever[33] » (265). Philip K. Dick ambitionne, comme Kafka selon Deleuze dans Critique et clinique, de « détruire le moi » (142) unifié de la philosophie cartésienne afin de pousser le langage dans ses derniers retranchements. Bruce ne peut que répéter des mots déjà connus ou récemment entendus, notamment dans cette parodie de dialogue entre Bruce et le directeur de la ferme secrète de New Path :

‘Mountains, Bruce, mountains,’ the manager said.
‘Mountains, Bruce, mountains,’ Bruce said, and gazed.
‘Echolalia, Bruce, echolalia,’ the manager said.
‘Echolalia, Bruce—’[34] (273)

L’esprit de Bruce semble avoir succombé à la force de l’invivant, pour citer le fameux « Concept » de New Path. Lors de la scène de communion autour du « Concept », un contrepoint ironique est offert par le « whoop-whoop » de la machine à café, son répétitif et mécanique qui ne diffère pas du langage de Bruce :

He sat with his hands folded in his lap, watching the floor and listening to the big coffee urn heating up; it went whoop-whoop, and the sound frightened him.

    ‘Living and unliving things are exchanging properties.’

Seated here and there on folding chairs, everyone discussed that. They seemed familiar with the Concept. Evidently these were parts of New-Path’s way of thought, perhaps even memorized and then thought about again and again. Whoop-whoop.

    ‘The drive of unliving things is stronger than the drive of living things.’

They talked about that. Whoop-whoop. The noise of the coffee urn got louder and louder and scared him more, but he did not move or look; he sat where he was, listening[35]. (243-44)

Ce whoop-whoop est un son parasite, un faux signal, du bruit qui ne contient pas de message, à la manière des compétences langagières de Bruce, réduites à quelques mots lancés mécaniquement, principalement l’interjection « okay ». Dans la scène centrale du « Concept », écrite du point de vue de Bruce, la conscience ne répond plus qu’à la substance, même faiblement addictive, du café. L’addiction implique un devenir-substance. Voilà la force de l’invivant.

A la fin du roman de Philip K. Dick, Mike, le contact de Donna à New Path, tente de la rassurer sur le succès de l’opération : « [Bruce] was very well drilled[36] » (255). Le souvenir chez Bruce ne peut être qu’involontaire et lié à un réflexe, une mémoire du corps qui ne passe pas par la conscience. Cette mémoire infra-langagière est une mémoire de l’attachement. Bruce parvient à accomplir sa mission grâce la promesse faite autrefois par Bob d’offrir des fleurs à Donna et grâce au geste de tendresse esquissé par cette dernière en retour : « I can dig it, little spring flowers, with yellow in them. [… T]he actual touch of her lingered, […]. That remained. In all the years of his life ahead, the long years without her […] that touch stayed locked within him, sealed in himself[37]. » (152-157) Bruce cueille une fleur de Mors ontologica pour la donner à Donna. La preuve de la culpabilité de New Path passe par un don : « A present for my friends, he thought, and looked forward inside his mind, where no one could see, to Thanksgiving[38]. » (275) Michael et Donna pourront ainsi apporter la preuve de l’origine organique de la Substance Mort, cultivée dans les exploitations secrètes de New Path. Le rapport de l’espion ne peut passer par le langage, qu’il ne maîtrise plus : l’échange avec son contact sera littéralement un objet échangé, la chose même, la fleur offerte. Le sujet régi par l’hémisphère droit parle par attachement une langue de la chair, à même le corps, ses sensations, ses souvenirs, attachement émotionnel qui survit à la mort du sujet cartésien. Par la dimension inscrutable de l’esprit de son personnage principal — « inside his mind, where no one could see » — le roman formule un problème à la fois épistémologique et littéraire : comment décrire scientifiquement, et comment transcrire littérairement, une pensée qui ne se structure pas par le langage, une pensée sans parole ? Le roman procède vers le royaume des signes désorientés, par inversion des pôles et des hémisphères, en une exploration des territoires du cerveau qui se situent de l’autre côté du langage.

Ouvrages cités

Bogen J., « The Other Side of the Brain II: An Appositional Mind, »  Bulletin of the Los Angeles Neurological Societies, n° 34, 1969, p. 135-162.

Chambers E. et A. Rees (dir.), The Cyclopædia, Londres, Rivington, 1781-1786. 

Deleuze G., Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993.

Deleuze G. et F. Guattari, Kafka : Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975.

De Quincey T., Confessions of an English Opium-Eater and Other Writings (1821), G. Lindop (dir.), Oxford, Oxford University Press, 1998.

_____. Œuvres, P. Aquien (dir.), trad. P. Aquien, D. Bonnecase, E. Dayre, A. Jumeau, P. Leyris, S. Monod et M. Porée, Paris, Gallimard, 2011.

Dick P. K., A Scanner Darkly (1977), New York, Vintage Books, 1991.

_____, Substance Mort, trad. R. Louit, Paris, Gallimard, 2000.

_____, Ubik (1969), New York, Vintage Books, 1991.

Porée M., « L’anatomie du mangeur d’opium, » Figures du corps, B. Brugière (dir.), Paris, Publications de la Sorbonne, 1991, p. 121-136.

Serres M., Le Parasite, 1980, Paris, Grasset, 1985.

Starobinski J., Largesse, Paris, Gallimard, 2007.

The Bible: Authorized King James Version with Apocrypha, R. Caroll and S. Prickett (dir.), Oxford, Oxford University Press, 1997.

 

 

 

 

 

 

 

 

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XVII

 


[1] « C’était un type qui passait ses journées à se secouer les poux des cheveux. Le toubib lui dit qu’il n’avait pas de poux dans les cheveux. Après être resté huit heures sous la douche, debout sous l’eau chaude à souffrir le martyre, heure après heure, à cause de ses poux, il sortait et se séchait, et il trouvait encore des poux dans ses cheveux ; en fait, il en trouvait partout. Un mois plus tard, il en avait dans les poumons. » (trad. R. Louit, 5)
[2] « [I]ls camouflaient leurs plants au moyen de cultures plus hautes, de manière que les federales qui patrouillaient en jeep ne remarquent rien. » (trad. R. Louit, 273)
[3] « Ça lui a bouffé la tête. » (trad. R. Louit, 237)
[4] « Ils ferment boutique dès qu’il fait nuit, songea le directeur. Comme les poulets. Un légume au milieu des légumes. » (trad. R. Louit, 272)
[5] A Scanner Darkly est librement inspiré de l’expérience personnelle de l’auteur, qui fit lui-même un séjour de trois semaines en centre de désintoxication en 1972.
[6] « Pour ma part, je ne suis pas un personnage du roman ; je suis le roman. » (trad. R. Louit, 276)
[7] « Au fond, la solution pour vous consiste à pratiquer un montage – comment dirais-je ? Inventif, artistique… créateur est le mot que je cherche » (trad. R. Louit, 109).
[8] « Il va sans dire que S. A. Powers avait programmé sa propre morphologie dans l’ordinateur, de manière que ses traits, dissimulés parmi cette permutation frénétique, fissent surface » (trad. R. Louit, 25).
[9] « Que peut voir une caméra ? Que voit-elle vraiment ? Voit-elle dans la tête ? Plonge-t-elle son regard jusqu’au cœur ? Voient-elles clairement ou obscurément en moi – en nous –, la caméra passive à infrarouge ancien modèle, et la caméra holographique nouveau modèle ? J’espère qu’elles voient clairement, parce que ces temps-ci, moi je n’y vois plus en moi. » (trad. R. Louit, 186)
[10] « [T]u connaîtras des symptômes dus aux sécrétions corporelles, surtout à celles localisées dans le cerveau […]. Cette peur montre que tu souffres de symptômes négatifs délibérés. C’est la drogue qui parle, pour t’empêcher d’aller à New Path et de décrocher. » (trad. R. Louit, 39-40)
[11] « Selon Malpighi, le cortex est formé des petites branches fines de la carotide et des artères vertébrales ; ces dernières, entrelacées dans la pie mère, forment à partir de cette dernière, comme d’une base, de petites branches. » (ma traduction)
[12] « [L]es infortunes de mon noviciat londonien avaient plongé dans mon organisme des racines si profondes qu’à nouveau elles poussèrent et refleurirent par la suite. » (trad. P. Aquien et al., 179)
[13] « L’énergie de ce qui est mort l’emporte sur l’énergie de ce qui est vivant. » (trad. R. Louit, 243)
[14] « La Substance Mort, est engloutie non par le corps mais par la victoire. Et voici, je vous révèle le secret : nous ne dormirons pas tous dans la mort. » (trad. R. Louit, 214)
[15] « La vie biologique continue, mais tout le reste – esprit, sensibilité – est mort. Ne reste qu’une machine à réagir. » (trad. R. Louit, 68)
[16] « Si tu voyais de l’intérieur d’un mort. » (trad. R. Louit, 241)
[17] « Vu de l’intérieur des yeux de quelque chose ; par le regard de quelque chose. » (trad. R. Louit, 186)
[18] « Il y a encore quelque chose à l’intérieur qui est mort depuis longtemps mais continue à regarder au-dehors, et regarde et regarde encore sans pouvoir s’arrêter. » (trad. R. Louit, 242)
[19] « [T]u es conscient, mais pas vivant. » (trad. R. Louit, 242)
[20] « Eh bien, dis-toi qu’ils ne peuvent pas interroger quelqu’un, quelque chose qui n’a plus d’esprit. » (trad. R. Louit, 255)
[21] « Les morts dont les yeux sont encore ouverts, même s’ils ne comprennent plus : ils sont nos caméras. » (trad. R. Louit, 265)
[22] « Dans votre cas, il s’agit de ce que nous nommons concurrence plutôt que d’une altération. » (trad. R. Louit, 209)
[23] « Lorsque l’hémisphère gauche, où sont normalement localisées les fonctions du langage, est endommagé, il arrive que l’hémisphère droit le supplante au mieux de ses capacités. » (trad. R. Louit, 116)
[24] « Mutt and Jeff » est le nom d’une bande dessinée à succès publiée en séries dans plusieurs journaux et magazines américains de 1903 à 1983.
[25] « Les données disponibles indiquent que l’hémisphère dominé, le ‘muet,’ possédant surtout des capacités de synthèse dans le traitement des informations reçues, se spécialise dans la perception gestalt. Par contraste, l’hémisphère dominant fonctionne de façon plus analytique, logique, à la façon d’un ordinateur. » (trad. R. Louit, 117)
[26] « Dans l’hémisphère gauche, cette fonction supérieure est un mode de pensée propositionnel ; on suggère ici que l’hémisphère droit, chez l’homme, se spécialise dans un mode de conceptualisation différent mais parallèle. » (ma traduction)
[27] « L’hémisphère gauche maîtrise mieux que l’hémisphère droit le langage et tout ce que l’on nomme parfois ‘l’activité verbale’ ou la ‘pensée linguistique’ ; au contraire, on pourrait dire que l’hémisphère droit excelle dans les domaines ‘non-langagiers’ ou ‘non-verbaux’. » (ma traduction)
[28] « Les règles ou méthodes selon lesquelles s’élabore, de ‘ce côté-ci’ du cerveau (le côté qui parle, lit et écrit), la logique propositionnelle, ont longtemps été soumises à des analyses de syntaxe, de sémantique, de logique mathématique, etc. Les règles d’élaboration de la pensée appositionnelle, de l’autre côté du cerveau, demanderont à être étudiées pendant encore de nombreuses années. » (trad. R. Louit, 117-118)
[29] L’homme plaça un croquis sous les yeux de Fred. ‘Parmi toutes ces lignes apparemment dépourvues de sens se dissimule un objet connu de tous. À vous de me dire ce qu’est…’
    Pièce au dossier. En juillet 1969, Joseph Bogen publia son article révolutionnaire : « L’autre côté du cerveau : un esprit en apposition. » Dans ce texte, Bogen citait l’obscur Dr A. L. Wigan, qui écrivait en 1844 :

 

Semblable aux organes qui agissent sur lui, l’esprit est essentiellement double. Depuis que cette idée s’est présentée à moi, j’ai consacré plus d’un quart de siècle à son examen sans parvenir à trouver une réfutation valable, voire simplement plausible, à lui opposer. Je m’estime donc en mesure de prouver : 1. que chaque « cerveau », en tant qu’organe de pensée, forme un tout parfaitement distinct ; 2. qu’un processus mental distinct peut être mené simultanément dans chaque « cerveau ».

    Dans son article, Bogen conclut ainsi : ‘Je pense (avec Wigan) que chacun d’entre nous possède deux esprits à l’intérieur d’un même individu. L’argumentation de cette thèse exige l’agencement d’un grand nombre de détails. Toutefois, nous devons finalement affronter la principale résistance aux vues de Wigan : je fais allusion à ce sentiment d’Unité ressenti subjectivement par chacun d’entre nous. Cette intime conviction d’être Un est particulièrement chère au cœur de l’homme occidental…’

    ‘… cet objet, et de me l’indiquer sur le croquis.’

    On se fout de moi, pensa Fred. » (trad R. Louit, 114)

[30] « [S]i tu viens écouter près de moi (je vais garder la bouche ouverte) tu entendras [les] voix [de] ceux que j’ai mangés en dernier. » (ma traduction)
[31] « La commissurotomie produit-elle la séparation ou le dédoublement de l’Esprit ? Ou serait-il plus exact de la considérer comme une manipulation rendant possible la démonstration d’une dualité présente dès le départ ? » (ma traduction).
[32] « Du fait que je perçois tout ensemble, l’objet et son inverse, peut-être suis-je le premier personnage de l’histoire humaine à voir au même instant recto verso, et donc à deviner la forme ultime des choses lorsque nous les verrons face à face. Et je n’en possède pas moins l’autre vision, la vision normale. Mais laquelle est normale ? » (trad. R. Louit, 215)
[33] « [U]n insecte qui vibre et cliquette, tourne en rond jusqu’à la fin des temps. » (trad R. Louit, 263)
[34] « Les montagnes, Bruce, les montagnes, fit le directeur.
— Les montagnes, Bruce, les montagnes, fit Bruce.
— L’écholalie, Bruce, l’écholalie.

 

— L’écholalie, Bruce… » (trad R. Louit, 272)

[35] « Les bras croisés sur ses genoux, il regardait fixement le plancher en écoutant chauffer la grosse cafetière. Les bloup-bloup finissaient par lui faire peur.
            ‘Le mort et le vivant échangent leurs propriétés.’

 

            Assis dans le désordre sur des chaises pliantes, le groupe discutait cette idée. Le Concept leur paraissait familier. Naturellement, ça faisait partie du style de pensée de New Path ; ils l’avaient peut-être appris par cœur pour le ressasser encore par la suite. Bloup-bloup.

            ‘L’énergie de ce qui est mort l’emporte sur l’énergie de ce qui est vivant.’

            Ils en débattirent. Bloup-bloup. Le bruit de la cafetière augmentait, sa peur aussi, mais il ne parlait ni ne bougeait ; il restait sur sa chaise et écoutait. » (trad. R. Louit, 243)

[36] « Il a été très bien formé. » (trad. R. Louit, 254)
[37] « Oui. Ça me plaît, ça. Petites fleurs avec du jaune. [… C]e contact, ce moment réel, laissa des traces en lui. Durant le reste de son existence, au cours des longues années qu’il passerait sans elle, […] ce contact resterait bouclé en lui, scellé en lui. » (trad. R. Louit, 155-60)
[38] « Un cadeau pour mes amis, songea-t-il, et dans sa tête, où nul ne pouvait pénétrer, il se voyait déjà au jour de Thanksgiving. » (trad. R. Louit, 274)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sophie Laniel-Musitelli
Plus de publications