Bruno Trentini, Université de Lorraine
Ce travail sur les processus attentionnels et les états cognitifs afférents provient d’un constat sociétal qui peut sembler paradoxal : de nombreuses pratiques ludiques très populaires mettent les personnes dans un état de stress ou de recherche d’efficacité semblable à l’état dans lequel mettent de nombreux emplois. Que ce soit les shoot ’em up des jeux vidéo, le paintball et le laser tag ou encore l’accrobranche, de nombreuses pratiques récréatives sont stressantes. Que ce soit le jardinage, la menuiserie ou les loisirs dits créatifs, de nombreuses autres pratiques sont soumises à un effort de concentration, voire à un désir de production et de rendement. Contrairement à certaines préconceptions, et malgré l’idée véhiculée par l’opposition créée par les sociétés néolibérales entre travail et loisir, les pratiques culturelles investies pendant le temps libre miment à de nombreux égards les modes de vie sociaux du temps obligé. L’adulte ressemble alors à l’enfant qui joue en imitant les contraintes des adultes – enfant duquel le même adulte se moque se disant qu’à sa place il ne s’imposerait pas de plein gré ce genre de contraintes.
Ce constat se comprendrait si les modes de vie pris en modèle n’étaient ni critiquables ni critiqués par cette même société, mais ce ne semble pas être le cas : la recherche de l’évasion et la volonté de déconnecter du travail structurent au contraire l’envie d’activités annexes. Les casques de réalité virtuelle sont peut-être la réponse paradigmatique au besoin d’évasion, mais les mondes dans lesquels ils permettent de s’immerger sont paradoxalement aussi stressants et orientés vers un objectif à atteindre que la réalité de laquelle on chercherait à échapper.
Des nouvelles pratiques ludiques dénuées de toute relation à la productivité et à l’accomplissement existent. Certains jeux en open world permettent par exemple d’explorer le monde représenté indépendamment des quêtes1 ; leur analyse reste un angle intéressant pour étudier l’avènement d’activité allant à contre-courant des modes de vies néolibéraux. Toutefois, deux points viennent nuancer l’intérêt qu’on peut porter à ces pratiques : en plus d’être réservées aux personnes qui sont mentalement et matériellement en mesure de se le permettre, ces pratiques ludiques peuvent être interprétées comme une pause, une détente momentanée ou une soupape de décompression. Au lieu de contrevenir aux comportements issus des sociétés néolibérales, ces pratiques rendraient alors d’autant plus certaines l’efficacité et la rentabilité : favoriser la détente sans tendre vers l’addiction, quelle que soit l’intention sous-jacente, c’est aussi prendre soin d’entretenir la puissance productive efficace au lieu de la consumer et de risquer de ne pas parvenir à la remplacer. Aussi ces pratiques dénuées de finalité sont-elles dans le prolongement d’autres comportements sociaux relevant d’une procrastination. Toutes ces manières de passer le temps peuvent s’interpréter en disant que le temps libre, qui est en propre en dehors de toute utilité, peut paraître angoissant aux personnes engluées dans les modes de vie néolibéraux.
Pour penser des pratiques culturelles ludiques et immersives aptes à contrevenir aux modes de vies des sociétés contemporaines néolibérales, il ne faut pas que ces pratiques viennent remplir un temps laissé libre par le travail en vue de mieux y retourner. Il faut alors identifier des expériences permises par ces pratiques culturelles qui ne sont pas des parenthèses étanches aux expériences routinières, mais qui peuvent impacter le quotidien en resurgissant. Sans cela, l’objectif néolibéral pourrait espérer jouir d’une éventuelle mise en pause pour mieux reprendre le travail et éviter tout épuisement professionnel. La piste de recherche explorée par ce présent texte consiste à supposer que l’état mental dans lequel ces expériences plongent les individus peut avoir un réel impact : la plasticité des processus cognitifs responsables des expériences notamment immersives n’est en effet pas sans mémoire. Autant on ne s’immerge pas dans un jeu vidéo ou un roman dès la console allumée ou le livre ouvert, autant on n’en sort pas dès sa fermeture. L’état mental suit une dynamique et possède un mouvement inertiel. L’expérience artistique profite d’ailleurs fréquemment des résurgences de l’expérience de confrontation aux œuvres : selon le mot d’Oscar Wilde, la perception du brouillard londonien est due à la fréquentation des œuvres des artistes qui le représentent (67). Il s’agit alors ici de prolonger cette thèse de la résurgence de l’art en comprenant en quoi certaines activités culturelles modifient l’état cognitif de qui les pratique et en quoi cela peut impacter leurs modes de vie au-delà de ces expériences.
Les états cognitifs des individus sont fortement influencés par les activités valorisées par leurs sociétés, notamment par la nature du travail. La recherche du rendement accru a modifié le rapport à la production et a engendré la répartition des tâches responsable d’une relation spécifique au monde : si la répétition d’une tâche unique ne demande pas de concentration, la conscience s’endort (Bergson, Conscience, 11) ; et si elle demande au contraire une forte concentration, l’individu se voit contraint de renoncer à son attention latente au monde. Dans les deux cas, les modes de vie néolibéraux plongent les individus les subissant dans des états cognitifs particuliers. Il semblerait que la voie pour sortir de ces comportements mercenaires passe par une absence de concentration et un détachement du monde. Ce texte espère montrer une autre voie qui resterait ancrée dans le monde et qui irait davantage vers des comportements relatifs à la déambulation. Il s’agit de convoquer la figure du flâneur dont parle Walter Benjamin (42-56) et de l’étudier au regard de la notion de distraction telle qu’analysée par Henri Bergson (Pensée, 151). Le flâneur est une figure que l’on retrouve souvent pour étudier des pratiques contemporaines (Guérin ; Nuvolati), y compris au regard d’une flânerie digitale en ligne (Skees ; Lee). L’enjeu n’est pas de revenir sur cette figure2, mais de comprendre comment l’incarner au quotidien afin de contrarier les modes de vies contemporains très axés sur une concentration ciblée et restreinte. Pour cela, il faut distinguer nettement la concentration de l’attention : alors que, au premier abord, une personne concentrée et une personne attentive semblent pourvues de la même aptitude socialement valorisée, un des enjeux de ce texte consiste à établir des différences entre ces deux aptitudes. Il en ressort que seule la première peut participer à nourrir la productivité alors que la seconde s’oppose très souvent aux comportements prônés socialement.
Synthétiquement, l’idée de ce texte est de cartographier les états cognitifs – et concomitamment les expériences immersives – en fonction de leur relation à un éventuel environnement : être concentré c’est souvent être absorbé par une unique chose sans considération pour ce qui se passe autour de soi ; en revanche, être attentif c’est être en alerte. De ce fait, une attention poussée à l’extrême, donc potentiellement attirée par toutes les modifications environnementales, a tous les traits de la distraction. Ainsi, l’hypothèse défendue ici est que les pratiques culturelles qui mettent les individus en alerte permettent de réactiver un état basal de perception et d’action qui est au fondement de la possibilité de toute déambulation et distraction enracinées dans le monde.
I. Examen de la notion d’état modifié de conscience au regard de l’opposition online/offline et suggestion de la notion d’état modifié de cognition
Les nombreux travaux sur l’immersion et les nombreuses acceptions des expériences immersives s’entendent généralement sur un point qui fonde leur cohérence : l’immersion a la particularité de plonger la personne immergée ailleurs que dans le monde réel – sans nécessairement qu’elle s’absente mentalement totalement de ce dernier. On se plongerait dans un roman, un film, un jeu vidéo comme on se plongerait dans ses pensées. Ainsi a-t-on souvent rapproché l’état d’immersion dans un environnement de l’état d’absorption mental. Les études littéraires peuvent parfois se dispenser de distinguer ces deux états ; les études en arts plastiques, peut-être emportées par le thème de l’absorbement3 à la suite des travaux de Michael Fried (30), ont pu également composer sans cette distinction. Toutefois, rapprocher l’immersion et l’absorption laisse planer l’idée que l’immersion consiste principalement en une mise entre parenthèses plus ou moins relative de l’environnement réel. Cette idée n’est pas satisfaisante : ce n’est pas parce qu’une personne immergée semble ailleurs qu’il est nécessairement pertinent de décrire l’immersion comme un processus d’abstraction de l’environnement. Il serait préférable de décrire l’immersion comme un processus d’adaptation à l’environnement. La dynamique immersive ne consisterait donc pas tant à quitter un environnement pour un autre qu’à modifier son environnement jusqu’à en avoir une expérience autre. Les approches cognitives permettent alors de décrire l’immersion comme passant par un état cognitif dans lequel les individus perçoivent un nouvel environnement-propre (Uexküll) par un changement de leurs associations perceptives (Hume) et donc de leurs affordances (Gibson, affordance) – même s’ils savent que cette nouvelle manière de percevoir le monde est différente de la manière routinière (Trentini). Par conséquent, il semble pertinent de distinguer deux processus souvent confondus : l’un plus spécifiquement lié à une mise entre parenthèses et une abstraction de tout environnement – qui se traduit par une personne absorbée – ; l’autre caractérisé par l’habitat d’un environnement modifié par rapport à l’environnement routinier – qui se traduit par une personne immergée. Par exemple, être absorbé dans ses pensées ne conduit pas l’individu à habiter un environnement immersif, mais ressemble davantage à la soustraction de tout territoire habitable.
Le paradigme de la cognition située a développé une distinction précieuse pour penser la différence entre des états qui sont en prise à l’environnement et des états qui en sont soustraits. Si ce paradigme propose une distinction pertinente, c’est notamment parce que l’hypothèse fondamentale de la cognition située est que toute cognition trouve son ancrage dans le rapport à l’environnement et qu’aucune ne lui est originellement indépendante (Gibson, Ecological). Il s’agit en quelque sorte d’un prolongement de l’hypothèse empiriste contre l’hypothèse innéiste, mais mû par l’idée que, très vraisemblablement, l’état cognitif ancestral des êtres humains est ancré dans l’environnement pour des questions de survie. Cette hypothèse fondamentale rend ainsi nécessaire la théorisation des états qui ne sont plus actuellement lié à l’environnement puisque force est de constater que les processus cognitifs ne sont plus systématiquement orientés vers une action à faire en prise avec l’environnement. Ainsi, la distinction mise en avant par la cognition située entraîne deux ensembles de cognition selon qu’elle est en prise avec un environnement ou qu’elle s’en est soustraite. La première, enracinée et branchée, est dite online ; la seconde, déracinée et débranchée, est au contraire offline(Wilson). Percevoir un point d’eau quand on a soif engage une cognition online alors que résoudre mentalement un problème théorique emprunterait davantage une cognition offline. Sous le crible de cette précision, l’état d’une personne plongée dans ses pensées se distingue alors de celui d’une personne plongée dans un jeu vidéo : même si le jeu vidéo immerge la personne dans un environnement qui est fictif, ce qui importe est qu’elle est en prise avec un environnement, que ses processus cognitifs sont donc actuellement enracinés dans un environnement4
La distinction online/offline engage à voir d’un nouveau point de vue la notion d’état modifié de conscience (appelé EMC dans la suite de l’article). Traditionnellement, cette notion a émergé à la suite des études au sujet de l’hypnose et des expériences de mort imminente (Ludwig ; Tart), deux expériences qui ont la spécificité d’être particulièrement soustraites à tout environnement, et qui, de ce fait, relèvent de cognition offline. Cela n’implique toutefois pas que tous les EMC soient offline, de nombreux sont connectés à un environnement – comme par exemple l’EMC induit par le sommeil paradoxal. Les EMC relatifs à un environnement permettent de construire une continuité avec l’immersion : certaines expériences de hors-corps par exemple – ou out-of-body experience – sont peut-être un paradigme d’EMC induits par un dispositif visant une immersion dans un environnement (Guterstam & Ehrsson). Ainsi, en complément des taxinomies des EMC, répertoriées par Martin Fortier, suivant leur étiologie – autrement dit suivant si l’EMC est induit par un psychotrope, un choc émotionnel, etc. –, leur physiologie – qui étudie les EMC en troisième personne notamment par le prisme des mouvements oculaires, de la contraction musculaire, etc. – et leur phénoménologie – qui les étudie en première personne – (Fortier, 48), il faudrait peut-être une cartographie des EMC au regard de leur composante écologique – autrement dit suivant si l’EMC est davantage online ou davantage offline. Cette nouvelle cartographie ne serait pas tant une cartographie des EMC qu’une cartographie des états de conscience en général : en effet, supposer une modification dans les états de conscience présuppose un état de conscience de référence qui n’est pas facile à circonscrire. La littérature sur les EMC prend généralement pour référence l’état habituel de conscience, avec plus ou moins de précautions pour définir cet état et les modalités de leur modification. Les difficultés épistémologiques pour placer la frontière entre état normal et état modifié ont déjà clairement été étudiées (Fortier). Au-delà de ces difficultés, la notion même d’EMC véhicule encore deux idées communément admises qui sont à étudier précautionneusement :
— 1. la notion même d’EMC suppose que les états non modifiés de conscience ont un socle commun qui les distinguerait de ceux qui sont modifiés. Pourtant, l’état de veille usuel généralement pris comme état de référence n’est pas monolithique : l’état de conscience d’une personne qui beurre une biscotte en essayant de ne pas la casser a peu à voir avec l’état de conscience de la même personne qui se brosse machinalement les dents. Le premier requiert de la concentration, le second est devenu automatique. Si, au lendemain de cette action de routine, la personne a une douleur due à un aphte, le brossage de dent requerra une concentration non automatique : pourquoi cet état ne serait-il alors pas un état modifié de conscience ? Si l’on accepte qu’il y a eu une modification, pourquoi l’action de beurrer la tartine de la veille n’en implique-t-elle pas ? Alors qu’il étudiait non pas les EMC mais l’interprétation, Shusterman a fait le même constat au sujet de la descente d’un escalier qui ne convoque pas les mêmes processus suivant si elle se fait avec ou sans mal à la cheville : de manière routinière, on ne porte pas attention à la manière dont on pose ses pieds sur les marches, mais une douleur à la cheville rend l’attention nécessaire (62). Autrement dit, ce n’est pas que la douleur à la cheville permet de prendre conscience de l’attention qu’on porte tout le temps à ses mouvements, au contraire, c’est que, de manière routinière, la conscience n’a aucune raison d’être aiguë et, de ce fait, aucune attention n’est portée aux mouvements devenus depuis longtemps automatiques. Ces quelques remarques mettent en avant que les comportements routiniers ne puissent pas être subsumés sous un même état de conscience, notamment parce que l’habitude, qui est le propre de la routine, passe par une diminution de la conscience et parce que la concentration, qui est nécessaire quand l’habitude ne s’est pas encore installée ou qu’elle se rompt, est tellement orientée vers une tâche qu’elle rend difficile toute expérience réfléchissante. Paradoxalement, l’état non modifié de conscience est donc en fait souvent un état de non-conscience ou de conscience au mieux latente et en puissance. De cela vient la seconde préconception ;
— 2. la notion d’EMC laisse penser que l’état habituel est un état de conscience. Ce second point, en plus d’être, tout comme le premier, discutable théoriquement, pose un problème éthique : il véhicule de fausses idées sur l’être humain en valorisant une attention réflexive et intentionnelle sans interruption sur le monde. Autrement dit, il valorise une relation qui n’est pas en prise au monde, mais qui est face au monde et en retrait du monde – le face-à-face et le retrait adviennent ne serait-ce que parce qu’on a alors conscience du monde. Cette attitude a été construite comme le propre de l’être humain par les cultures occidentales, puis valorisée par les modes de vies des mêmes sociétés. Et si elle a indéniablement son importance d’un point de vue pratique, par exemple au regard du code pénal, il faudrait toutefois veiller à déconstruire la préconception d’une conscience qui serait continue. Cela permettrait de reconnaître que, fort heureusement, de nombreux comportements ne nécessitent pas de pleine conscience. Ainsi, la conscience ne devrait pas être pensée comme un état stable, habituel et basal, mais davantage comme une puissance qui parfois s’actualise. La conscience émerge rarement et ne dure guère de temps – Descartes a par exemple dû recourir au doute méthodique pour atteindre une expérience consciente. La conscience devient possible lorsque rien ne vient détourner l’attention du sujet de son expérience alors réflexive. Autrement dit, la conscience, dans ce sens fort, même lorsqu’elle est conscience du monde, est nécessairement offline puisqu’elle n’est pas en prise avec le monde.
À la suite de ces deux remarques, il est clair que la notion de conscience apporte peu à l’opposition online/offline. Une conscience qu’on aimerait croire habituelle se révèle être un état fortement modifié au regard du paradigme de la cognition située. Par conséquent, il semble plus cohérent d’un point de vue épistémologique de se passer dorénavant tant que possible de la notion de conscience pour définir un état qui serait habituel. Il sera alors question dans la suite du texte d’« état modifié de cognition ». Cette différence n’est pas uniquement une question de vocabulaire ou d’étiquette. Aussi, il serait faux de croire que ce déplacement conceptuel laisserait inchangée la cartographie des états mentaux. Le critère convoqué pour séparer différents états n’est plus du tout le même. L’état est modifié au regard non plus d’une cognition prétendument habituelle et qui n’a en fait rien de monolithique, mais modifié au regard de ce qu’on peut supposer être une cognition ancestrale et basale du genre humain : celle d’un être en état de survie et d’alerte et donc d’un être qui n’a pas le temps, d’un point de vue pratique, d’avoir conscience. Ainsi :
— l’état basal de cognition consistant par exemple à fuir un prédateur, chasser une proie ou chercher des fruits est ancestralement online ;
beurrer sa biscotte avec concentration et se brosser machinalement les dents sont deux états modifiés de cognition online distincts ;
— l’hypnose introspective, se perdre dans ses pensées et résoudre mentalement un problème théorique sont des états modifiés de cognition offline distincts ;
— jouer à un shoot ’em up ou essayer de sortir d’un jeu d’escape room mettent les individus dans un état de cognition fortement semblable à l’état basal.
II. Fight or flight response lors d’expériences immersives : l’état d’alerte n’est pas un état de concentration
Les états dans lesquels plongent les dispositifs du type shoot ’em up ou escape room semblent au premier abord proches des comportements visant la réussite et la victoire – des comportements que la bourgeoisie a participé à instaurer au sein des jeux et des sports (De Saint-Martin). Sauf à réinventer l’usage de tels dispositifs, ils ne laissent aucune place au détachement sans stress. Le succès de ces dispositifs ne peut-il alors qu’être dû à la congruence entre, d’une part, les valeurs mises à l’honneur par ces activités et, d’autre part, les sociétés qui les pratiquent ? Le recours à l’hypothèse d’une cognition online, façonnée par des comportements ancestraux liés à des considérations de survie, permet d’envisager d’autres pistes pour expliquer ce succès. Il apparaît en effet à présent que ces dispositifs permettent aussi de réactiver un état basal de cognition souvent désigné par l’anglais « fight or flight response » – « réponse combat-fuite » en français. Ceci ouvre la voie à deux manières parfaitement compatibles et complémentaires de rendre compte de l’emprise que ces pratiques exercent sur les personnes :
— ces pratiques ne sont pas tant une voie extraordinaire d’échapper au quotidien qu’une manière au contraire parfaitement ordinaire de quitter un quotidien habituel, routinier, courant, mais un quotidien pour lequel la cognition basale ne serait pourtant pas adaptée ;
— une autre explication possible au succès de ces pratiques culturelles réactivant une cognition basale peut se trouver dans la nature de l’immersion proposée. En effet, les situations d’urgence, donc dans lesquelles les processus cognitifs doivent être efficaces, ont de grandes chances de donner lieu à une immersion rapide et avec une vraisemblance accrue. Les situations proposées sont étroitement semblables aux pressions écologiques ayant façonné les processus cognitifs : alors, dans l’urgence, autant se comporter comme si ce n’était pas un jeu. S’il est vrai que l’immersion a généralement besoin d’habitude et de répétition, l’urgence impliquant une survie – fût-elle d’avatar – permet de s’en dispenser. Bernard Perron émet une remarque allant dans le sens de cette hypothèse lorsqu’il constate que les émotions les plus fréquemment – car selon lui les plus facilement – induites dans les jeux vidéo sont celles de peur et de colère (349-350, 360).
Ces pistes, et en particulier la seconde, pourraient donner lieu à des protocoles expérimentaux comparant par exemple la vitesse de réponse motrice lors de situations d’alerte à celles observées dans d’autres situations (voire tout simplement en récoltant les impressions liées à la vraisemblance de la situation). Si l’on peut comparer par IRM et PET-scan les activités cérébrales sous hypnose et celles quotidiennes, on ne peut en revanche pas les comparer à l’activité cérébrale d’un être humain en état de survie et d’alerte – tout simplement parce que l’observation dans ces conditions n’est actuellement pas possible d’un point de vue du dispositif de mesure. Rien ne permet donc de confirmer que ces situations qui miment la survie s’accompagnent chez l’être humain d’une activité cérébrale semblable à la survie réelle. Il y a en revanche de bonnes raisons de supposer qu’il existe des différences notables : l’état d’alerte recréé par les environnements immersifs a beau être vraisemblable, la survie n’y est la plupart du temps que simulée. De cette simulation vient que l’alerte et la peur peuvent être davantage motrices qu’inhibitrices. Ceci a son importance puisque la possibilité de braver la mort sans risque est sans doute à prendre en compte dans le succès de ces dispositifs. Kant notait que le chef de guerre, avec son courage, attire plus le respect, au regard du jugement esthétique, que l’homme d’état, qui, tout en maintenant la paix, entretient lâcheté et mollesse : c’est en ce sens que la guerre a, selon Kant, quelque chose de sublime (245). Toutefois, le tout n’est pas de braver la mort ; encore faut-il la braver avec fougue pour qu’il y ait quelque chose de sublime. Il faudrait alors faire une distinction entre deux modalités du risque : braver la mort en tant que chef de guerre n’est pas semblable à la braver en tentant un numéro de funambule. Le chef de guerre doit être attentif – au sens d’être en alerte – et peut être fougueux, le funambule doit être concentré – au sens de focalisé sur une tâche circonscrite – et ne peut pas, pour cette raison, être en proie à la fougue. Cette distinction suppose de ne pas confondre l’attention et la concentration alors même qu’être attentif et être concentré sont souvent utilisés comme synonymes l’un de l’autre. Dans la mesure où attention et concentration sont deux comportements généralement tournés vers le monde, l’opposition entre une cognition online et une autre offline n’est ici pas directement pertinente. C’est tout de même en convoquant le prisme écologique et la relation à l’environnement que la distinction devient claire. La différence entre attention et concentration s’inscrit ainsi dans la différence entre l’état basal de cognition et un des états modifiés de cognition online :
— l’attention est un état d’alerte, un état cognitif de veille portant sur l’ensemble de l’environnement. Il faut en effet être apte à percevoir ce qui se passe tout autour de soi. Certes l’attention est toujours sélective, mais l’état d’alerte n’est pas une sélection délimitée par une zone ou une tâche. L’état d’alerte passe par une attention dont la sélection n’est pas consciente mais est le fruit des pressions écologiques qui ont façonné la cognition basale ;— au contraire, la concentration est un état restreint à une partie de l’environnement et à une tâche précise à accomplir. La concentration suppose une cognition sélective amenant une inhibition partielle de la globalité de l’environnement. Ainsi, une personne très concentrée – à beurrer sa biscotte sans la casser par exemple – est moins attentive à ce qui se passe au-delà de la tâche sur laquelle elle se focalise. En ce sens, et en dépit d’une distinction online/offline, la concentration a des traits communs avec le fait d’être absorbé par ses pensées ou par une tâche mentale. Une personne concentrée à l’extrême à une tâche sélective est moins prompte à réagir à un danger imminent qu’une personne extrêmement distraite par l’environnement du fait d’une attention au monde très vive. Au regard de ce critère écologique, la concentration s’apparente à l’absorption et à la rêverie mentale alors que la distraction n’a plus rien en commun avec ces états et s’apparente dès lors à l’alerte et la vive attention globale.
S’il est vrai que l’attention et l’état d’alerte peuvent sembler apparentés à un esprit de compétition et de gain, ces comportements ne sont finalement pas si souvent que cela valorisés par les sociétés néolibérales contemporaines. La séparation des tâches à l’origine d’une expertise accrue et d’une meilleure efficacité est ce qui permet de satisfaire l’exigence de rendement de ces sociétés. Or, la séparation des tâches ne passe pas par une attention alerte, mais par une concentration ciblée et restreinte. Au contraire, la personne attentive se verra bien vite attirée par autre chose que sa tâche – surtout si cette autre chose éveille des réflexes ancestraux liés à la proie, au prédateur ou au partenaire sexuel. La pression au profit de la concentration et au détriment de l’attention se construit dès la jeune enfance et induit d’ailleurs une confusion entre attention et concentration : les personnes qui ont des problèmes de concentration passent souvent pour des personnes qui manquent d’attention, pour des personnes dissipées. Ce jugement provient de la même confusion. En fait, parmi elles se trouvent souvent des personnes très attentives au sens de l’alerte : un rien attire leur attention, ce qui leur confère une prise au monde spécifique et un rapport à autrui étroit. Au lieu de trouver le moyen de valoriser ces comportements, les sociétés néolibérales encouragent malheureusement les élèves à rester imperturbables à ce qui se passe en dehors de la tâche sur laquelle il leur a été demander de se concentrer – ce qui par ailleurs « dissipe » sans doute autant d’énergie que l’état d’alerte. Le fait que l’attention a pu devenir une denrée rare convoitée par les sociétés néolibérales (Citton, Économie, 7-8) est peut-être dû au fait que les processus attentionnels en général ont été tellement domestiqués par la culture et l’éducation qu’ils en sont devenus prédictibles, qu’ils en ont perdu leur spontanéité et, de ce fait, qu’ils puissent être manipulés comme une marchandise. Ce qui se monnaie est précisément l’aptitude à attirer une attention globale pour en faire une concentration ciblée. Passer d’une économie de l’attention à une écologie de l’attention (Citton, Écologie) c’est aussi comprendre que l’attention, d’un point de vue écologique, n’est pas de la concentration, c’est aussi donc parvenir à se défaire du joug de la concentration pour retrouver une distraction attentionnelle.
III. Évoluer dans des environnements immersifs relatifs à l’alerte ouvre la voie à la distraction
L’inattention devrait plus précisément s’appeler une inconcentration. Contrairement à de nombreuses préconceptions construites socialement, ce qu’on appelle trop hâtivement « inattention » est souvent en fait une attention accrue tournée vers le monde. Cette confusion vient sans doute de celle que l’on peut faire entre, d’une part, une attention tellement tournée vers le monde qu’elle en devient instable et, d’autre part, un état de rêverie mental. Une fois cette confusion levée, il devient clair que l’état d’alerte partage de nombreuses affinités cognitives avec la distraction. On peut définir la distraction avec Bergson comme l’aptitude à percevoir le monde indépendamment de ce qu’on peut en faire, indépendamment de son utilité ; la perception, alors dépourvue de toute agentivité peut passer d’un objet à un autre et peut saisir une ambiance (Pensée, 151 ; Matière, 24). La distraction pourrait se comprendre comme un état d’alerte sécurisé, un état d’alerte quiet. Le tableau récapitulatif qui suit permet de cartographier les différents états cognitifs mentionnés au regard des distinctions online/offline, attention/concentration et stress/quiétude.
États cognitifs online |
États cognitifs offline |
|
Avec attention diffuse et sans concentration |
stress ↔ quiétude> |
stress ↔ quiétude |
état d’alerte ↔ état de distraction5 |
état d’anxiété ↔ état de rêverie mentale |
|
Avec concentration et sans attention diffuse |
Réalisation d’une tâche minutieuse |
Raisonnement et réflexion |
Ainsi, aussi étrange que cela aurait pu paraître de prime abord, le fait de porter son attention pendant une promenade sur telle fleur, telle forme d’arbre, de percevoir là un écureuil et ici une coccinelle mobilise globalement les mêmes processus cognitifs que ceux qui permettent, dans un shoot ’em up ou lors d’un paintball, de repérer les adversaires. Autrement dit, parmi les figures de la modernité, si l’on a pris l’habitude de distinguer le flâneur du chiffonnier (Berdet) du fait que le second glane alors que le premier est dépourvu de toute visée utilitaire, tous deux partagent en fait un état cognitif semblable. Ainsi, l’hypothèse forte – et de ce fait discutable – qui peut être émise à la suite de ces constats réside dans l’idée qu’évoluer en état d’immersion au sein d’environnements qui mettent l’individu dans une situation d’alerte simulée développe la possibilité et la fréquence de comportements distraits au monde et permet ainsi d’échapper aux contraintes sociales favorisant la concentration.
Il peut toutefois sembler étrange d’avoir à en passer par là : pourquoi ne pas valoriser les expériences culturelles immédiatement liées à la distraction ? De telles expériences existent, l’exposition Pierre Huyghe au centre Pompidou de Paris en 2013, du fait de sa scénographie refusant la rétrospective chronologique, plongeait par exemple les personnes dans une ambiance sans parcours imposé et les laissait librement déambuler d’œuvre en œuvre. Cependant, et indépendamment de la pertinence de cette scénographie, l’expérience proposée ressemble davantage à de la dérive situationniste qu’à de la distraction bergsonienne. La dérive est intéressante en ce qu’elle permet de se créer son propre parcours (Debord, dérive), mais l’idée même de parcours impose un cadre auquel il est difficile d’échapper. Encore faudrait-il permettre de se dispenser de la question latente : « ai-je bien fait d’emprunter ce chemin ? » – une question qui évoque souvent, pour les personnes peu sûres de leurs choix, la crainte d’un jugement de valeur social. La transposition de la dérive dans la ville à la dérive dans l’exposition amène une autre question inévitable, corrélée à la précédente : « n’ai-je rien manqué ? », question qui dénature l’attitude de la dérive en l’insérant, contre son principe et en dépit de la position de Guy Debord dans sa Société du spectacle, dans le cadre du spectacle et des produits culturels à consommer. La sociologie de la culture a aussi montré que des scénographies d’exposition dépourvues de fléchage mettent davantage mal à l’aise les personnes issues des classes populaires que celles appartenant aux classes moyenne et favorisée (Bourdieu & Darbel). Autant il serait sûrement souhaitable d’arriver à une situation où tout le monde arrive à se passer de ce genre de cadre autoritaire, autant, tant que ce n’est pas le cas, il serait dommage de défavoriser les personnes qui justement ont le plus besoin de remparts contre la concentration accrue que demandent au quotidien les modes de vie néolibéraux. Ainsi, l’impératif culturel, qui va dans le sens de la concentration, est vraisemblablement trop présent et trop pressant pour que le public parvienne à s’en abstraire et à errer dans une exposition avec distraction. De même, si l’on suppose que la contemplation est une forme de résistance, il reste à apprendre aux personnes l’aptitude à contempler autre chose que de l’art. Contempler de l’art n’est en effet pas tant une forme de résistance que le produit d’une injonction sociale. Ce n’est ainsi pas en contemplant de l’art qu’on apprendrait nécessairement à contempler autre chose. Voilà pourquoi, pour parvenir à camper un état de distraction au quotidien, il semble plus efficace de passer par l’état d’alerte que de passer par la distraction artistique. Cela n’implique pas pour autant que l’art soit d’aucune utilité dans cet engagement.
Rapprocher l’état d’alerte d’une forme d’attention quiète au monde n’est pas nouveau et s’ancre dans une tradition esthétique au moins depuis les théories du paysage qui tissent un lien entre le regard porté à un paysage et le point de vue de surveillance surplombant le monde (Roger ; Thomas) : les deux requièrent une attention vive sans concentration fermée. L’artialisation du monde a ainsi recours aux mêmes processus que la traque de la proie et que la veille par le prédateur. Le sentiment du sublime tel qu’il a été théorisé au XVIIIe siècle n’est pas non plus étranger à ce rapprochement (Burke ; Kant). Une des conditions du sublime est justement d’atteindre un équilibre instable entre la crainte pour sa survie et l’assurance d’être en sécurité : à une juste distance – physique comme psychologique – l’individu appréhendant par exemple des éclairs est à la fois aux aguets, avec ses sens en alerte, à la fois étrangement confiant que son intégrité sera sauve. Et en se détachant d’une posture spectatorielle trop contemplative, l’art contemporain se saisit déjà du lien unissant alerte et expérience esthétique. Sans doute l’œuvre contemporaine la plus paradigmatique de cet état au monde est Capital Affair que Gianni Motti a réalisée avec Christoph Büchel en 2002 lors de son exposition au Helmhauss, à Zurich. En cachant dans le musée un chèque de 50000 francs suisses – somme touchée pour réaliser l’exposition – encaissable par qui le trouve, l’exposition plonge les visiteurs dans un état d’alerte et de traque tout à fait semblable à celui dans lequel peut plonger une expérience d’escape game. La réalité de l’enjeu confère d’ailleurs à la situation une urgence d’autant plus palpable. De ce fait, les personnes sont attentives à tout ce qui les entoure. Elles tentent de percevoir le moindre détail incongru, la moindre aspérité. C’est d’ailleurs par ce prisme que la galerie Perrotin communique sur l’œuvre : « le public se retrouve en situation d’explorer le contenant avec un degré d’attention et de concentration habituellement réservé au contenu (l’art lui-même). Ainsi, bien que ce dernier soit a priori absent, il n’aurait pu être plus concrètement présent6. » Le public ne s’est peut-être pas reposé pendant l’exposition, sans doute certaines personnes râleront-elles de ressortir bredouilles, mais cette expérience leur permet de mieux devenir attentives au quotidien de leur environnement.
Conclusion
Une des manières de mobiliser une réponse face à la dégradation des habitats naturels passerait peut-être par une meilleure expérience de ces derniers, une meilleure manière de les habiter. Contre certaines préconceptions, œuvrer pour une attention accrue au monde n’implique pas nécessairement de lutter contre les habitats immersifs non naturels. En effet, au-delà de l’environnement concerné, il faut tenir compte des modalités par lesquelles le rapport à l’environnement a lieu ; en cela, les environnements immersifs permettent de réactiver un rapport au monde basal lié à l’alerte. S’il est vrai que l’état cognitif de l’alerte prépare et favorise l’état cognitif de la distraction – parce que les deux sont des formes accrues d’attention tournée vers l’environnement dans sa globalité –, il est probable que la multiplication d’expériences immersives simulant l’alerte œuvre en faveur de meilleures manières d’habiter le monde réel. Si ce n’est pas le cas, les expériences d’alerte et d’attention diffuse restent tout de même des remparts contre les modes de vie néolibéraux qui, en favorisant la concentration ciblée au détriment de l’attention diffuse, inhibent l’attention à son environnement. La déconstruction de la valeur sociale de la concentration n’est pas chose facile. John Cage en 1952 avec4’33’’ selon l’interprétation de David Tudor, s’adressait à un public prêt à écouter de la musique, un public concentré en avance à une tâche qui ne se présentait pas encore et qui ne se présenta jamais puisque le musicien interprète 4 minutes et 33 secondes de silence total, laissant le public entre attente, embarras, agacement et sourire. Indépendamment de l’intérêt de Cage pour le silence ou du renversement scène/salle qu’induit sa pièce en faisant du public la principale source de son, on pourrait interpréter cette œuvre comme une manière d’abandonner la concentration préconstruite par l’injonction culturelle au profit d’une attention environnementale plus globale où il n’y aurait plus de perceptions parasites à une musique justement parce que l’absence de musique jouée sur scène transfigure les perceptions parasites en musique ; parce que ce qui compte n’est pas tant la forme des perceptions que l’état cognitif dans lequel elles sont reçues. C’est pourquoi la cartographie des états cognitifs, insistant notamment sur la dichotomie issue du paradigme de la cognition située <online/offline, peut permettre de repenser la notion actuelle d’état modifié de conscience et ainsi renouveler les approches théoriques qui se saisissent des manières d’habiter l’environnement.
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1 Le jeu vidéo indépendant Journey (2012) développé par le studio thatgamecompany est un exemple radicalisant même ce principe en proposant un univers à explorer presque privé d’enjeux.
2 D’autres figures auraient d’ailleurs pu être évoquées : le promeneur de Rousseau et la dérive situationniste auraient pu être davantage mis en avant, mais ces deux comportements sont en fait très différents du flâneur et du distrait. Le promeneur déambule certes, mais en profite pour se plonger dans ses pensées – comme le péripatéticien ou Nietzsche pouvaient le faire. La dérive, quant à elle, sera évoquée succinctement en troisième partie.
3 S’il est stimulant métaphoriquement de confronter immersion et absorption, deux images liées au liquide, la traduction française a préféré utiliser le terme « absorbement » pour le distinguer de l’absorption ayant fortement pris un sens physique. Selon Littré, Bossuet employait déjà ce terme pour désigner « l’état d’une âme entièrement absorbée dans la contemplation » – sans doute au regard d’un ravissement de l’âme en Dieu. Les contemporains de Diderot, principale référence pour Fried, utilisaient ce terme pour rendre compte de « l’état d’une âme ou d’une personne occupée entièrement » (30).
4 Une précision resterait à apporter : peut-on dire d’une personne qui joue à un jeu vidéo qu’elle interagit avec l’éventuel environnement représenté par le jeu ou qu’elle interagit avec la manette de jeu ? D’un point de vue physique, elle interagit certes avec la manette, mais ce n’est sans doute pas satisfaisant d’un point de vue cognitif : suivant l’habitude que la personne a avec le jeu, la manette s’oublie. Considérer que l’interaction n’a lieu qu’à l’échelle de la manette, ce serait alors considérer qu’on ne peut agir qu’avec les intermédiaires immédiatement en contact avec le corps. Poussée à l’extrême, cette hypothèse entraîne qu’on interagit avec un crayon lorsqu’on écrit ou dessine – et non pas (aussi) avec le papier – voire même qu’une personne gantée, quoiqu’elle fasse avec ses mains, ne peut interagir qu’avec ses gants. Sans doute faudrait-il développer davantage cette position, mais voilà quelques arguments par l’absurde en faveur du critère cognitif et au détriment du critère physique : ce que la physique ne peut penser que comme un intermédiaire immédiat, la cognition peut le comprendre comme un outil apte à devenir une prothèse et de ce fait apte à prolonger le corps.
5 L’arrangement du tableau permet de mettre en avant la proximité entre l’état d’alerte et l’état de distraction, comme si ce dernier était presque un état basal de cognition, un état d’alerte qui serait paradoxalement simultanément quiet.