You are currently viewing Il faut politiser l’empathie !

Il faut politiser l’empathie !

Recension de :
Samah Karaki
L’empathie est politique. Comment les normes sociales façonnent la biologie des sentiments
Paris, JC Lattès, 2024
Nombre de pages : 300
EAN : 9782709672504

Le développement de l’empathie est régulièrement présenté comme une solution aux problèmes d’intolérance ou de discrimination qui structurent la société. Samah Karaki montre qu’une telle perspective est illusoire si elle ne s’attaque pas aux structures sociales et politiques qui conditionnent la distribution empathique.

Depuis la rentrée des classes de septembre 2024, l’Éducation Nationale déploie des cours d’empathie dans les écoles pour lutter contre le harcèlement scolaire. L’introduction de l’ouvrage de Samah Karaki (p. 11-42) montre que cette représentation intuitive de l’empathie structure une grande partie des débats : l’empathie est en effet régulièrement présentée comme une solution aux problèmes d’intolérance ou de discrimination qui divisent la société. Le postulat qui sous-tend ces politiques publiques est que « si, en tant que citoyens nous pouvions comprendre les sentiments et les points de vue de nos opposants, alors peut-être pourrions-nous trouver un terrain d’entente commun et réduire l’acrimonie partisane » (p. 21). L’autrice objecte à ce postulat que l’empathie est une ressource foncièrement limitée (au sens où l’empathie entraîne un épuisement énergétique et affectif mesurable objectivement) et par là même intrinsèquement biaisée (au sens où la distribution de cette ressource rare est par définition orientée, généralement au profit de son cercle le plus restreint)[1]. Il est donc particulièrement peu opérant d’en faire une « boussole morale » (p. 26) fiable ; au contraire, il est plus utile de développer une approche critique des dispositifs sociaux (comme le temps d’exposition médiatique) qui surexposent certaines souffrances et en invisibilisent d’autres. L’ouvrage déploie une telle critique, de façon à la fois précise et claire, afin de contrer les théories qui font de la promotion de l’empathie l’alpha et l’oméga de la normativité éthico-politique. La grande originalité du livre est d’éclairer des événements tragiques de l’actualité – les crimes de guerre commis à Gaza, le traitement journalistique de l’invasion de l’Ukraine, la noyade d’Aylan Kurdi – en articulant de façon particulièrement convaincante une vaste littérature neuro-psychologique d’une part et d’autre part des réflexions issues de la théorie critique et notamment de la théorie décoloniale (Edward Saïd, Frantz Fanon, bell hooks).

Une histoire ethno-raciale de l’empathie

Le livre s’ouvre sur l’analyse, non pas exactement de l’empathie elle-même, mais de la manière dont on pense l’empathie. La première partie de l’ouvrage retrace ainsi « La longue et fastidieuse généalogie de l’empathie » (p. 43-71). L’autrice parcourt deux domaines. D’une part, elle retrace l’histoire philosophique de la notion d’empathie (d’Adam Smith à Theodor Lipps) et des termes associés (Einfühlung, pitié, compassion, sympathie) : elle en retient l’idée selon laquelle le rapport empathique à autrui suppose de le considérer comme un « sujet » à part entière et non comme un « objet » dénué d’intériorité. D’autre part, elle rappelle les différents aspects qui participent à l’empathie selon les études psychologiques contemporaines (le mimétisme, la contagion ou résonance émotionnelle, la prise de perspective, la sympathie). Elle en retient l’idée selon laquelle l’empathie est mal appréhendée à partir de la dichotomie émotion/cognition, car elle relève de processus qui mêlent ces deux dimensions. Ce premier tour d’horizon sert à souligner les enjeux socio-politiques impliqués dans toute théorie des émotions. Selon Samah Karaki, la dichotomie raison/émotion a notamment servi les théories sexistes et racialistes du début du XXe siècle, de Joseph-Arthur Gobineau à Francis Galton. En effet, l’idée selon laquelle le propre de l’humain est de pouvoir maîtriser rationnellement ses émotions conduit ces auteurs à considérer qu’il existe des degrés de perfectionnement dans cette maîtrise, degrés qui correspondent aux différentes « races » humaines ; les populations les plus arriérées seraient essentiellement « émotives », le développement de la civilisation coïncidant avec le développement de la capacité à réguler ses émotions :

« Ces penseurs ont généralisé l’idée que les Noirs seraient moins développés au niveau de leur “zone rationnelle” et qu’ils seraient moins aptes à contrôler leurs “zones émotionnelles”. Par conséquent, il “faudrait” qu’ils soient dominés par les humains les plus rationnels, pour leur propre bien, et pour le bien de l’espèce. C’est cette même instrumentalisation d’une science fallacieuse qui a servi à maintenir les femmes asservies, perçues également comme moins rationnelles et se retrouvant de ce fait exclues du champ du pouvoir » (p. 59).

            C’est tout l’intérêt de cette première partie que de présenter une analyse réflexive de la manière dont on pense l’empathie. L’autrice ne se limite pas à l’histoire scientifique de l’empathie mais elle replace cette généalogie au sein d’une grande histoire socio-politique. Ce faisant, elle souligne à la fois les conditions et les effets ethno-raciaux des discours psychologiques traditionnels sur l’empathie, et les conditions et les effets individualisants du discours néolibéral sur l’empathie et la responsabilité individuelle. Cette histoire ethno-raciale de la psychologie reste encore largement à écrire.

Une empathie à géométrie variable

La deuxième partie de l’ouvrage (« L’autre c’est qui ? », p. 72-100) avance un des arguments centraux contre la promotion de l’empathie, à savoir que l’empathie porte toujours en priorité sur celles et ceux qui nous semblent proches de nous. Cependant, la proximité en question ne se réduit pas à une proximité géographique (même si cette variable peut être importante), elle implique également tout un système de représentations qui nous conduit à appréhender les autres comme plus ou moins « similaires à soi ». C’est le cas notamment lorsque, suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, certains journalistes européens s’estiment particulièrement émus par le sort d’« Européens au yeux bleus et aux cheveux blonds » (p. 29) : dans ce cas, la « proximité » renvoie à une représentation ethno-raciale du monde qui distingue celles et ceux qui « nous ressemblent » de celles et ceux qui « sont différent·es », l’empathie étant accaparée par les premier·es. Dès 1906, le sociologue William Sumner a montré que les différences de statut ethno-racial affectent profondément les réponses empathiques que nous apportons face à la souffrance d’autrui : ces données ont été confirmées depuis et montrent qu’il existe des biais massifs dans la perception que nous avons de la douleur d’autrui[2]. Surtout, on a découvert que ces biais de perception sont présents y compris chez des enfants de 3 ans[3] :

« Tout comme leurs aînés, les enfants blancs sont socialisés dans une société suprémaciste blanche, fondée sur la supériorité de ceux dont la peau est perçue comme blanche, ce qui les amène à considérer les personnes appartenant à des minorités ethniques et raciales comme des membres inférieurs de la société » (p. 87).

Si l’empathie ne peut pas constituer un fondement solide à une théorie éthique ou politique, c’est d’abord en raison de son caractère massivement biaisé : l’attention envers les un·es se double irréductiblement d’une inattention envers les autres. La troisième partie de l’ouvrage (« Ce qui détermine la valeur d’une vie », p. 101-184) se focalise sur cette inattention en étudiant les différentes modalités de « déshumanisation » (réification, animalisation, désubjectivation) qui limitent nos réponses empathiques. Samah Karaki reprend alors à Judith Butler l’idée d’un deuil à géométrie variable : à savoir que, dans une société fortement inégalitaire, où les normes homophobes, psychophobes, classistes, etc. structurent notre quotidien, certaines morts méritent d’être pleurées plus que d’autres[4]. Parmi les processus évaluatifs les plus problématiques, l’autrice s’intéresse à la « compétition victimaire », c’est-à-dire au fait que la victime d’une oppression est moins sensible à la souffrance d’autrui à cause de mécanismes psychologiques divers – comme le sentiment d’élitisme moral (p. 142-174). Dans le même ordre d’idées, le phénomène de « schadenfreude » explique qu’une personne est susceptible de faire des choix délétères pour ses propres intérêts si ces choix nuisent à ses ennemis (p. 89). C’est ce qui explique, selon Samah Karaki, le vote populaire pour le Rassemblement National : on est prêt·es à agir contre nos intérêts propres si cette action pénalise aussi celles et ceux qu’on considère comme une menace (en l’occurrence, les autres groupes ethnoraciaux qui constituent une menace pour notre intégrité socio-culturelle).

Trop d’empathie tue l’empathie

            Au-delà des limites extrinsèques, l’empathie possède également des limites intrinsèques. L’exposition répétée à la souffrance d’autrui peut conduire à deux effets distincts : soit le « burn-out empathique », c’est-à-dire l’entrée dans un état de détresse qui nous concerne nous, et non plus uniquement autrui ; soit la « fatigue empathique », c’est-à-dire l’habituation et le désintéressent à la souffrance d’autrui. La quatrième partie de l’ouvrage (« Trop d’empathie tue l’empathie », p. 185-202) montre que l’empathie fonctionne en un sens comme un muscle : lorsqu’on la sollicite longuement, elle se fatigue et s’érode. Il existe ainsi une « usure empathique » qui touche prioritairement celles et ceux qui occupent des postes qui les exposent particulièrement à des événements traumatisants. La conséquence directe est qu’au fur et à mesure que la souffrance d’autrui nous contamine, nos actes d’abord altruistes sont progressivement redirigés vers soi. Une des formes de redirection est la « gratification morale » (p. 197) que nous ressentons lorsque nous exprimons de la compassion pour autrui : ce sentiment au second degré (la fierté d’être compatissant) entre souvent en contradiction avec l’action empathique, qui consiste à concrètement agir pour aider autrui, et nous apporte à peu de frais un bénéfice psychologique qui semble au mieux amoral et au pire totalement immoral. La cinquième partie (« Contre le regard empathique », p. 203-214) développe ce rapport strictement perceptif, et non actif, à la souffrance d’autrui. Samah Karaki prolonge alors les travaux de Sara Ahmed[5]. Selon elles, la multiplication des expériences compassionnelles, sans possibilité d’agir concrètement pour aider ou rendre justice aux personnes meurtries, crée un phénomène de « tourisme émotionnel » où chacun·e se contente de voyager dans une caricature d’expérience meurtrie :

« A travers des algorithmes et des expérience scénarisées, qui prétendent être des formes élevées de sentiment, le monde numérique cherche à faire de la souffrance un spectacle de plus en plus sophistiqué. Le regard empathique, dont les productions sont imprécises, réductrices et brèves, mettant l’accent sur l’émotion plutôt que sur l’action, devient une expérience voyeuriste de la souffrance » (p. 204).

Face à cette promotion totalement dépolitisée de l’expérience de la souffrance d’autrui, l’autrice promeut d’autres politiques émotionnelles, fondées sur d’autres affects : elle propose ainsi de réhabiliter la « honte » (généralement considérée comme une émotion négative) comme un « point de départ d’une transformation affective[6] » (p. 227). Ainsi, la flygskam (ou flight shame), la « honte de prendre l’avion », apparue en Suède autour de 2018, peut être considérée comme un levier parmi d’autres de transformation des comportements.

Vers une philosophie politique de l’esprit ?

Cet ouvrage illustre donc parfaitement une « conception socioculturelle de l’empathie » (p. 175) qui détermine une répartition des rôles disciplinaires : les sciences cognitives ont la charge de décrire les processus psychologiques dont la cause est ultimement institutionnelle et relève donc plutôt des sciences sociales. Tout l’intérêt de ce positionnement est de trancher avec une approche naturaliste qui attribue aux sciences naturelles l’analyse des causes dont les effets sont appréhendés par les sciences sociales[7]. Plus largement, ces analyses rompent avec une représentation des sciences cognitives comme des disciplines largement dépolitisées voire passablement réactionnaires : en se focalisant sur la question du racisme et de ses ressorts psycho-affectifs, Samah Karaki montre au contraire que, comme la psychanalyse, les neurosciences peuvent elles aussi développer un versant critique[8]. À cet égard, il n’est pas évident que le terme « biologie » utilisé dans le sous-titre soit tout à fait justifié : la plupart du temps, la littérature mobilisée relève de la psychologie ou des neurosciences. Certes, on peut considérer qu’en parlant des « circuits neuronaux complexes dans les zones motrices, sensorielles et émotionnelles du cerveau » (p. 219) on parle effectivement du « cerveau » et donc d’une dimension « biologique » de l’existence ; mais la notion peut prêter à confusion. Il nous semble en un sens plus juste de parler de « philosophie politique de l’esprit » au sens où l’analyse des processus empathiques conduit l’autrice à des conclusions proprement conceptuelles[9]. Plutôt qu’avec la biologie, l’articulation semble ainsi plus évidente avec les travaux de « phénoménologie critique » qui étudient l’expression du genre et de la race dans l’expérience vécue des agent·es[10], ou avec les travaux de philosophie psychologique qui évaluent les concepts les plus à même de rendre compte de ces phénomènes[11]. Il y aurait là, autour de la notion d’« empathie », une convergence interdisciplinaire particulièrement riche et susceptible de prolonger le projet critique que Samah Karaki porte explicitement[12].

[1] A. Waytz, « The dark side of empathy: Interaction », Harvard Business Review, vol. 94, no 4, 2016 (en ligne : https://dialnet.unirioja.es/servlet/articulo?codigo=5534780).

[2] S. M. Meints et al., « Racial and ethnic differences in the experience and treatment of noncancer pain », Pain Management, vol. 9, no 3, mai 2019, p. 317-334.

[3] J. R. Feagin, The First R: How Children Learn Race and Racism, Lanham, Md., RL, 2011 ; P. A. Goff et al., « Not yet human: implicit knowledge, historical dehumanization, and contemporary consequences », Journal of Personality and Social Psychology, vol. 94, no 2, 2008, p. 292-306.

[4] J. Butler, Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil, Paris, Zones, 2010.

[5] S. Ahmed, The Cultural Politics of Emotion, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2014.

[6] E. Probyn, Blush. Faces of Shame, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2005.

[7] Pour un exemple récent de cette démarche, voir : B. Lahire, Les structures fondamentales des sociétés humaines, Paris, La Découverte, 2023.

[8] Sur la psychanalyse, voir : S. Mendelsohn et L. Boni, La vie psychique du racisme. 1. L’empire du démenti, Paris, La Découverte, 2021.

[9] Par exemple, l’autrice souligne qu’il est très difficile de parler de personne « plus ou moins » empathique (selon le paradigme de la psychopathie) et qu’il est bien plus opérant de parler de personne empathique envers « tel ou tel groupe » (ou telle ou telle personne). Ce faisant, c’est bien le sens de ce qu’on entend par « empathie » qui est ultimement l’objet de l’analyse.

[10] M. Garrau et M. Provost (éd.), Expériences vécues du genre et de la race. Pour une phénoménologie critique, Paris, Editions de la Sorbonne, 2022.

[11] Sur ce point, nous nous permettons de renvoyer à : C. Chamois, « La perception raciste du visage d’après Félix Guattari », Multitudes, vol. 92, no 3, 2023, p. 184-192.

[12] On pense par exemple à : P. Attigui et A. Cukier (éd.), Les paradoxes de l’empathie : Philosophie, psychanalyse, sciences sociales, Paris, CNRS Éditions, 2011 ; M. Rueff, Foudroyante pitié. Aristote avec Rousseau, Bassani avec Céline et Ungaretti, Sesto S. Giovanni, Éditions Mimésis, 2018.