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Savoirs scientifiques et savoirs occultes

Recension de :
Andrea Masnari
Savoirs scientifiques et savoirs occultes, Le texte littéraire et la transmission de la connaissance à la fin du XIXe siècle
Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Interférences », 2024
Nombre de pages : 356
EAN : 9782753595750

Qu’ont en commun la kabbale et le téléphone ? Le satanisme et l’hérédité ? C’est ce qu’entend nous apprendre Andrea Masnari, qui effectue sa recherche dans la période hétéroclite de la fin du XIXe siècle. L’auteur explore les modalités de représentation de cette pluralité savante et esthétique dans son ouvrage Savoirs scientifiques et savoirs occultes, Le texte littéraire et la transmission de la connaissance à la fin du XIXe siècle, où les frontières entre ces deux pôles se révèlent bien plus poreuses qu’elles ne peuvent paraître. Dans une perspective épistémocritique, Andrea Masnari entend montrer les points de friction entre deux champs du savoir à travers une sélection d’ouvrages parus entre 1880 et 1900. Le versant scientifique est représenté par Émile Zola, Jules Verne et Gaston Danville, tandis que Joris-Karl Huysmans, Jules Lermina, Joséphin Péladan et Léo Taxil sont convoqués pour le versant occulte. Un dialogue autour de l’œuvre d’Auguste Villiers de l’Isle-Adam est également engagé, pour sa capacité à chevaucher les deux champs du savoir. Ainsi, les genres du roman et de la nouvelle sont principalement analysés en regard de la manière dont les savoirs s’intègrent dans la diégèse, avec une incursion vers un cas de mystification littéraire.

Le savoir ésotérique et le savoir scientifique se définissent d’abord par leurs différences de méthode, d’objet d’étude et d’intention de diffusion. Le savoir scientifique prône une démarche fondée sur la rationalité, s’attache aux phénomènes observables dans une optique de diffusion au plus grand nombre, c’est-à-dire de vulgarisation. Le savoir ésotérique utilise des méthodes non explicables ou vérifiables, s’intéresse à l’invisible, et fonctionne sur le principe de l’initiation : pour être membre d’une société ésotérique et ainsi accéder au savoir, il faut généralement y avoir été introduit par un maître. Gérard Encausse, occultiste plus connu sous le nom de Papus, définit ainsi ce champ du savoir par la triade suivante : une « science cachée […], du caché [… , et] qui cache ce qu’elle a découvert » (Traité élémentaire de science occulte, 1898, 25-26, 65). Deux attitudes s’imposent alors et expliquent le vif intérêt pour ces diverses formes du savoir. D’un côté se trouve le positivisme, qui naît d’une combinaison entre nouvelles découvertes et confiance active dans le progrès, qui fait évoluer l’idée même de science, car cette dernière devient véritablement révolutionnaire en modifiant profondément la société par des applications tangibles. L’intérêt pour l’occulte, quant à lui, se construit plutôt par réaction contre une pensée jugée trop matérialiste, qui dédaigne la métaphysique et l’irrationnel. Science et occultisme ont donc a priori peu de points communs, car tout semble les opposer et les situer d’un bout à l’autre de la dualité rationnel-irrationnel. Rien ne semble indiquer que la confiance dans les progrès de la science puisse coïncider avec l’attrait pour la magie et le voilement.

Pourtant, comme le souligne Andrea Masnari, certains tenants du versant positiviste du savoir font montre d’une « foi laïque » (21), tandis qu’on parle bien de « sciences occultes ». Presque paradoxaux, ces termes mettent le doigt sur le fait que les savoirs ne sont pas qu’une affaire de connaissance, mais surtout une affaire de vision : on se rend bien vite compte que l’esprit positif contamine aussi bien le scientifique que l’ésotérique, en d’autres termes que l’ambition de découverte domine et façonne l’esthétique de la représentation des savoirs, qu’ils soient focalisés sur des objets concrets ou non. Avec ce volume, ce qui est questionné lorsque l’on parle de savoirs scientifiques et de savoirs occultes ne l’est donc pas exactement en termes de connaissance à proprement parler, mais surtout en termes de représentation : c’est bien des attitudes face aux savoirs dont il est question dans l’ouvrage d’Andrea Masnari. En d’autres termes, il n’est pas exactement question de ce que sait le champ scientifique ou le champ ésotérique, mais plutôt de comment il le représente, comment il le transmet, et des implications épistémologiques derrière les emprunts, multiples, de l’une à l’autre des disciplines.

Le corpus exploité par Andrea Masnari s’étend de 1880 à 1900, moment aussi bien de la deuxième révolution industrielle que de la fondation d’importantes sociétés ésotériques, comme l’ordre kabbalistique de la Rose-Croix par Joséphin Péladan ou l’ordre martiniste par Papus. Pas uniquement dédiés à l’apprentissage desdites sciences occultes, ces ordres poursuivent un véritable idéal esthétique fondé sur la diffusion des principes de l’occultisme : « les frontières entre mouvement littéraire et ordre ésotérique sont donc assez floues » (73). C’est ainsi à travers la littérature, média privilégié de diffusion du savoir, que vont se concrétiser certaines modalités de représentation aussi bien des savoirs que de l’intérêt qu’on leur porte, ce qui ouvre la porte à une redéfinition aussi bien de la science que de la littérature. Concernant les savoirs occultes, deux modalités d’approche du médium artistique diffèrent : à travers l’ordre de la Rose-Croix, Joséphin Péladan se fait d’un côté le porteur d’une conception esthétique qui vise à renforcer la foi catholique par la tradition ésotérique, tandis que Papus prône plutôt une utilisation du littéraire comme moyen de diffusion et de vulgarisation des principes occultes avec l’ordre martiniste. Les sciences occultes empruntent donc déjà parfois au positivisme son esprit de diffusion au plus grand nombre. Dans cette perspective, bien qu’il ne s’intéresse pas à la même chose, l’ésotérisme envisagé comme science se légitime par une volonté d’approfondissement du savoir et d’explication des phénomènes, ici surnaturels et paranormaux, en somme irrationnels.

Les frontières ne se brouillent alors pas seulement entre ésotérique et scientifique, mais aussi entre scientifique et littéraire, si l’on suit l’auteur de cette étude. Du côté des savoirs scientifiques, l’écriture est d’abord plutôt envisagée comme un outil au service de la science. Ce qu’on appelle le roman scientifique fait vite place à un nouveau genre, le merveilleux scientifique, dont le nom évoque déjà le fait qu’il puisse entretenir des points communs avec d’autres formes moins rationnelles de savoirs, et annonce la future science-fiction : « Science et fantastique se trouvent ainsi intimement liés dans la littérature de la fin du siècle ; l’une évoquant l’autre, les deux contribuent à la création d’un imaginaire scientifique aux teintes extraordinaires » (31). Le genre fantastique se développe également, qui laisse la place à une « explication rationnelle des lois occultes » (78), et résonne avec la posture de Jules Lermina qui, bien qu’il soit situé sur le versant plus occulte du savoir, estime que « le miracle d’hier est la banalité pratique de demain » (La science occulte, 1890, 10, 78), c’est-à-dire que tout ce qui est caché n’attend que d’être expliqué et découvert.

Andrea Masnari étudie ainsi la manière dont les savoirs s’intègrent à ces formes narratives et diégétiques. C’est d’abord à travers les personnages de savants que s’effectue la représentation du savoir, notamment par l’archétype du savant fou, véritablement renouvelé dans la littérature fin de siècle. Par conséquent, les savants n’offrent pas seulement une diffusion, un relais du discours scientifique, mais en donnent une incarnation, notamment par la figure d’autorité qu’ils représentent. Cela fait écho à la posture positiviste, pas seulement caractérisée par la connaissance mais surtout par une adhésion totale et confiante dans la science, qui peut être incarnée par des figures archétypales, dont le moyen privilégié de diffusion est, par conséquent, la littérature. Chez Zola, la dimension sacrificielle du docteur Pascal, dévoué corps et âme à sa profession, participe ainsi à lui donner une dimension quasi mythique et à le représenter en « médecin par excellence » (121). Andrea Masnari nous apprend que ce procédé de constitution du personnage en allégorie se retrouve dans d’autres cas littéraires de savants. D’emblée par son nom éloquent, le M. Synthèse de Louis Boussenard participe à construire cette typologie, que vient renforcer le personnage de Robur le conquérant du roman éponyme de Jules Verne, véritable « personnification du savoir » (126) : « Robur, c’est la science future » (Robur-le-Conquérant, 1886, 247, 130). L’utilisation de procédés stylistiques va permettre de renforcer cette capacité du savoir scientifique à devenir allégorie dans le récit, dimension qui prend finalement plus de poids que l’intention didactique, souvent vite évacuée au profit d’« effets de science » qui visent à légitimer les savants par l’autorité. Les auteurs emploient aussi bien des noms de spécialistes qu’un lexique spécialisé qui se constitue comme simulation plutôt que comme représentation du savoir, afin de persuader le lecteur. La question de la terminologie devient alors un souci linguistique : comment parler technique en restant littéraire ?

De l’autre côté se situent les « mages », cette catégorie plus hétéroclite de savants tenants de l’occultisme. Bien que cela paraisse contre-intuitif, ils portent la même mission que leurs confrères scientifiques, celle de faire avancer l’humanité, mais « dans une optique de progrès qui dépasse les simples lois de la nature » (133). L’idée de transcendance est alors retrouvée dans le corpus, aussi bien pour caractériser la magie, savoir au-delà de la science, que les mages, de distinction supérieure : c’est le cas de Mérodack, le mage aristocrate du Vice suprême de Péladan qui refuse les normes sociales, ou des savants-occultes d’À rebours d’Huysmans, comme l’excentrique astrologue Gévingey, ou le satanique Docre. On l’a évoqué plus haut : la représentation de l’occultisme est étroitement si ce n’est complètement liée à une vision artistique. C’est pour cela que la représentation des mages relève d’une véritable esthétique : cheveux longs, robe ou manteau, bagues serties, épée, voire baguette magique ; l’archétype peut devenir « une véritable incarnation du mythe du magicien » (149), de la même manière que le savant devient allégorie de la science. Du côté du style, les auteurs emploient également un lexique spécialisé et certains procédés de légitimation qui leur permettent de se distinguer des récits fantastiques pour représenter comme science tout ce qui relève du domaine magique. Les spécialistes ne sont pas empruntés aux scientifiques du XIXe siècle mais à des autorités occultes et ecclésiastiques. Parfois, l’intention de légitimation tourne à la mystification : c’est le cas du Diable au XIXe siècle porté par Léo Taxil, présenté comme une enquête sur la franc-maçonnerie, légitimée par un discours d’autorité parfois invérifiable qui a notamment engagé l’Eglise à se convaincre de l’existence de sociétés sataniques, enquête dévoilée comme canular quelques années après sa parution. 

Plusieurs cas se distinguent par leur capacité à être situés entre scientifique et occulte, qu’Andrea Masnari appelle « savants hybrides » (160). Villiers de l’Isle-Adam écrit L’Ève future avec une « perméabilité à toute sorte de savoir » (79). Le personnage d’Edison rappelle d’abord au lecteur la figure historique de l’inventeur du téléphone, faisant en cela sens vers une forme raisonnée du savoir. Cependant, Andrea Masnari nous apprend également qu’un des projets oubliés de Thomas Edison était le nécrophone, un téléphone qui aurait servi à communiquer avec les morts. Le caractère merveilleux voire divin de l’inventeur crée ainsi « un lien entre les deux typologies » que sont « le scientifique et le magicien » (169). Le savant, lorsqu’il est fou, devient impénétrable et irrationnel, des caractéristiques qui rappellent le versant plus occulte des savoirs mis en récit à la fin du XIXe siècle : Robur n’informe-t-il pas la société qui lui est contemporaine qu’elle n’est pas encore prête pour les avancées technologiques qu’il lui offre ? Le partage du style devient récurrent dans ce corpus singulier qui vise à représenter le savoir, et constitue ce qu’Andrea Masnari appelle « style […] savant » (219) : une représentation du savoir qui en dissimule le fait qu’il soit, en réalité, absent du récit. 

Après nous avoir introduits aux différentes manières de représentation de la connaissance, Andrea Masnari nous informe sur la manière dont est mise en scène une certaine transmission du savoir, notamment à travers la diversité des rapports maître-élève et comment l’idée d’initiation peut se décliner aussi bien dans la littérature qui explore le savoir scientifique que dans celle qui s’intéresse au savoir occulte. L’idée d’initiation est à prendre d’abord dans le sens d’intention didactique : il s’agit de transmission et d’apprentissage. En comblant sa curiosité et en enrichissant ses connaissances, c’est donc le lecteur même qui peut se voir matérialisé sous les traits de l’apprenti. Néanmoins, puisque la représentation des savoirs en littérature est aussi voire surtout une question d’esthétique, ce n’est pas tant le savoir en lui-même qui importe, mais plutôt l’effet qu’il produit sur des personnages qui désirent s’en emparer : c’est le deuxième versant de l’idée d’initiation, qui induit bien souvent un changement de nature sur l’apprenti.

Pourtant, l’ingénieur-inventeur reste bien souvent le seul maître de son savoir et laisse le narrateur et le lecteur incapables de percer complètement les secrets de sa création : lorsque la transmission échoue parce que le savant refuse de partager les mystères de ses connaissances, quelle place reste-t-il au savoir dans le récit ? Ainsi, « la question de l’intransmissibilité du savoir [… devient] un véritable thème narratif » (290). En restant seul garant du savoir, le savant protège l’humanité de dérives potentielles : Ramond ne pourra pas transcrire les enseignements de Pascal car les manuscrits de ce dernier finissent détruits, Robur refuse de dévoiler les secrets de l’Albatros, Sitâ juge Louis d’À brûler de Lermina trop ancré dans la culture occidentale pour accéder aux stades les plus avancés de l’apprentissage de l’hindouisme, et si Mérodack consent à apprendre les bases de la chiromancie à la princesse d’Este, il refuse d’achever son initiation car il la juge trop motivée par le pouvoir. Bien souvent, le « style savant » n’a donc pas pour but de révéler une vérité cachée, mais de faire accéder le personnage, le narrateur, voire le lecteur, à la conscience de l’impossibilité de savoir.

Finalement, Andrea Masnari nous informe que c’est donc bien d’initiation philosophique qu’il s’agit, dans le sens où l’enjeu est parfois de faire changer l’initié de paradigme de pensée. Si la tentative de transmission de savoir par Pascal échoue auprès de Ramond, elle aboutit néanmoins sous une autre forme chez Clotilde, qui rejette le mysticisme et embrasse une conception du réel plus rationnelle. Dans l’Ève future, Lord Ewald rejette Miss Evelyn Habal pour Hadaly, l’Andréïde créée de toutes pièces par Edison et « vrai idéal » (310) : en cela il substitue une forme de la réalité, dédaignée, à une autre, construite, changement de paradigme ultime qui incarne une manière d’envisager l’approche du savoir.

À travers cette vue d’ensemble des modalités d’apparition des savoirs dans la littérature à la fin du XIXe siècle, Andrea Masnari nous apprend ainsi que le savoir dépasse la seule finalité didactique pour devenir un véritable objet esthétique. Intégré à la forme littéraire, le discours savant prend une dimension nouvelle : il ne s’agit pas seulement d’apprendre mais de montrer « de véritables modèles, vertueux ou négatifs, de différentes approches au savoir et à la connaissance » (297). La cohabitation du scientifique et de l’occulte permet ainsi d’instaurer une nouvelle manière d’envisager les rapports aussi bien entre diverses sources de savoir qu’entre le savant et le littéraire, où l’érudition devient un « point de repère incontournable […] sur lequel bâtir de nouvelles expériences esthétiques » (318). Plus encore, ce partage se fait alors témoin d’une tendance qui façonne la fin du siècle et servira de point d’appui à de nouveaux genres littéraires en plein développement, notamment la science-fiction et la littérature d’anticipation.