2 – L’immanence de la catastrophe lente à travers Soumission de Michel Houellebecq

Résumé

Dans Apocalypses sans Royaume, Jean-Paul Engélibert attire l’attention sur ces « récits qui véhiculent la croyance à une prochaine fin du monde dans son immanence » (179). Là où la dimension spectaculaire de la catastrophe-événement instaure une ligne de démarcation nette entre un avant et un après, « la catastrophe lente et pervasive », caractéristique du monde contemporain, nous met face à un présent où « la véritable fin [serait] déjà effective » (Engélibert, 179). La catastrophe en tant que destruction d’une antériorité symbolique est ainsi considérée non pas comme un événement unique, mais comme une succession à peine perceptible de dérèglements funestes. Soumission (2015) de Michel Houellebecq cristallise ce genre de perception catastrophiste. Au-delà d’un brouhaha médiatique qui a eu raison de la finesse de son traitement, la thèse décliniste de cette dystopie politique se déploie dans ce que Michel Maffesoli appelle « les signes irréfutables dans le ciel de la société » (17). Nous essayerons dans cet article de démontrer que l’émergence de l’islamisme, en tant que projet sociétal et politique, n’est pas envisagée comme un renversement apocalyptique. Il s’agit davantage d’une mise en œuvre judicieuse d’une « esthétique de la disparition » (Virilio, 123). Qu’elles soient quotidiennes, élémentaires, ou alimentaires, les habitudes des personnages ne cessent de muter, creusant un ordre symbolique nouveau. Le caractère insidieux et irréversible du changement se fait à peine sentir dans un monde qui se voit déjà comme « ruines du futur » (Jeudy, 111).

Abstract

In Apocalypses sans Royaume, Jean-Paul Engélibert draws attention to the “stories which convey the belief in an imminent end of the world in its immanence” (179). While the spectacular dimension of catastrophe as an event establishes a clear dividing line between a before and an after, “the slow and pervasive catastrophe,” characteristic of the contemporary world, confronts us with a present in which “the actual end [is] already effective” (Engélibert, 179). Catastrophe as the destruction of a symbolic anteriority is thus considered not as a single event, but as a barely perceptible succession of deadly disturbances. Michel Houellebecq’s Soumission (2015) crystallizes this kind of catastrophist perception. Beyond a media hubbub which ignored the finesse of its treatment, the declinist thesis of this political dystopia unfolds in what Michel Maffesoli calls “the irrefutable signs in the sky of society” (17). In this article I attempt to demonstrate that the emergence of Islamism, as a societal and political project, is not considered as an apocalyptic upheaval. Rather, it is a judicious implementation of an “aesthetics of disappearance” (Virilio, 123). Be they daily, elementary, or dietary, the characters’ habits keep evolving, creating a new symbolic order. The insidious and irreversible nature of those changes is barely felt in a world that already sees itself as “ruins of the future” (Jeudy, 111).


La France de ces dernières années ne cesse d’alimenter un discours décliniste voire survivaliste hanté par un même besoin de se prémunir contre une menace inéluctable ou imminente. Des ouvrages à grand succès, objets de débats et de polémiques, comme ceux d’Éric Zemmour, Le Suicide français (2014), d’Alain Finkielkraut, L’Identité malheureuse (2013) ou de Michel Onfray, Décadence (2017), mettent en scène, à l’unisson, une nation française agonisante, gisant sous le poids d’un islam menaçant. Les attentats terroristes, les questions d’intégration et de radicalisation, la crise économique, la toute-puissance du projet européen, le recul du rayonnement de la France dans le monde exacerbent davantage « le délire collectif [de ces] déclinistes français » (Roy, 31) et donnent du crédit aux schémas catastrophistes les plus farfelus.

Avec Soumission, roman de type politique-fiction, écoulé à cent cinquante-cinq mille exemplaires en seulement cinq jours, Michel Houellebecq joue avec cette tendance en développant une conscience accrue de la catastrophe voire du « désir de catastrophe », pour reprendre l’expression d’Henry-Pierre Jeudy. Au-delà d’un brouhaha médiatique qui a eu raison de la finesse de son traitement, la thèse décliniste de la dystopie politique se déploie à travers ce que Michel Maffesoli appelle « les signes irréfutables dans le ciel de la société[1] » (17).

En effet, le roman met le lecteur face à un éventuel présent français dont la désagrégation, voire l’annihilation symbolique, est loin d’être représentée sous une forme apocalyptique extrême mais plutôt comme un processus déjà en marche, effectif, légèrement palpable. Là où la dimension spectaculaire de la catastrophe-événement instaure une ligne de démarcation nette entre un avant et un après, « la catastrophe lente et pervasive », soigneusement orchestrée par l’auteur, met le lecteur face à un présent où « la véritable fin [serait] déjà effective » (Engélibert, 179). Ce schéma nous semble particulièrement intéressant dans le sens où la catastrophe en tant que destruction d’une antériorité symbolique est considérée non pas comme un événement unique, mais plus comme une succession à peine perceptible de dérèglements funestes.

Nous essayerons dans ce qui va suivre de démontrer que l’émergence de l’islamisme, en tant que projet sociétal et politique, n’est pas envisagée comme un renversement apocalyptique total, puisqu’il s’agit davantage d’une mise en œuvre judicieuse d’une « esthétique de la disparition » (Virilio, 123). À travers l’analyse des habitudes alimentaires des personnages, nous verrons que le roman ne cesse de creuser un ordre symbolique nouveau. Le caractère insidieux et irréversible du changement se fait à peine sentir dans un monde qui se voit déjà comme « ruines du futur » (Jeudy, 111).

I. Dissolution diffuse

Avant d’expliciter la manière dont le texte pense la catastrophe à travers une sémiotique de l’alimentation, il nous paraît judicieux de rappeler brièvement l’histoire et le genre de Soumission. Ce roman d’anticipation, de type politique-fiction, est paru le 7 janvier 2015 aux éditions Flammarion, étrangement, en coïncidence avec les attentats de Charlie Hebdo. Il se déroule dans la France de 2022. Sa nouvelle situation politique, économique, sociale, et spirituelle est racontée à travers l’histoire de la conversion de François, son héros et narrateur, à l’islam à la suite de l’arrivée au pouvoir d’un parti musulman. François est professeur à la Sorbonne-Nouvelle, spécialiste de Huysmans, l’écrivain décadent du XIXe siècle. Comme tous les héros mâles houellebecquiens, il vit, à l’approche de la cinquantaine, un état d’atonie et d’épuisement physique doublés d’une crise existentielle dans une France au bord d’une guerre civile opposant jeunes identitaires français « de souche » et jeunes salafistes musulmans.

D’emblée, tout porte à croire que la catastrophe sera générée par un affrontement culturel, un choc civilisationnel, dirions-nous, causant la disparition brusque, violente et tragique de la « France éternelle ». En réalité, le roman va au-delà d’une représentation caricaturale de la catastrophe en tant que dénouement soudain et imprévisible où la France serait subitement devenue un fief daechien. Subtilement, il met en œuvre une série de bouleversements infimes, de dérèglements funestes à peine perceptibles, mais dont l’effet destructeur est manifeste : François, le narrateur, métonymie de la France, est constamment, insidieusement, exposé à une menace de ses habitudes quotidiennes et alimentaires jusqu’à ses modes de représentations du monde et de l’existence.

En effet, Soumission illustre l’un des possibles narratifs de la fin du monde tel que théorisé par Jean-Paul Engélibert dans son livre Apocalypses sans royaumes. Politique des fictions de la fin du Monde, XXème-XXIème siècles, notamment celui qui repose sur des « récits qui véhiculent la croyance à une prochaine fin du monde dans son immanence : l’idée moderne de vivre l’époque d’une ‘véritable fin’ déjà effective » (179). Avant de s’attarder sur la nature des menaces ou des signes de la « catastrophe lente ou pervasive » pour reprendre encore une fois les termes d’Engélibert (179), nous remarquons que le texte reprend une grille idéologique préétablie datant du XIXe siècle mais qui, paradoxalement, oriente, facilite le déchiffrement des signes précurseurs de la catastrophe tout en légitimant, malgré l’écart temporel, la reconsidération des cadres de la catastrophe contemporaine.

D’entrée de jeu, d’une manière très provocatrice, bien que présentée presque par inadvertance au détour d’un pur hasard conversationnel, François jette à l’un de ses collègues, une injonction ambiguë : « Tu es certainement sur la piste de quelque chose… Relis Drumont » (32). Quel intérêt tire-t-on d’une relecture d’Édouard Drumont, emblème de l’antisémitisme nationaliste du XIXe siècle par rapport à un islam contemporain dans la France de Soumission ? Il s’avère, que cet écrivain polémique promeut à travers ses œuvres La France Juive (1886) ou La Fin d’un monde (1889) la même vision angoissée de la France finissante sous l’impulsion d’un ennemi intérieur et l’envie pressante de décodage lucide de signes précurseurs de « la décadence » ou de « la maladie » de la France avant la catastrophe ultime :

Rien n’est instructif comme de rechercher l’origine première des maladies qui lentement, mais sûrement, usent, dégradent et ruinent peu à peu l’organisme. Le terme de mort subite, en effet, ne peut rien dire et l’on ignore trop les élaborations énormes qu’il faut pour faire ce qu’on appelle une catastrophe soudaine. La désagrégation s’opère progressivement, mais sans hâte et dans la société, confédération de tissus, les débuts du mal sont toujours lointains, ignorés et obscurs. On tombe par où l’on penche, voilà la loi ; c’est un rien d’abord, une perturbation presque insensible, un grain de sable dans l’engrenage puis le désordre partiel, puis les ressorts brisés et l’arrêt définitif […] (Drumont 2)

Si l’on considère l’angoisse de Drumont face à la « décadence » progressive de la France, une idée dominante dans la culture de l’époque et étroitement liée à ce qui était appelé la « juiverie » (Angenot, 89), l’angoisse de François face aux changements progressifs à peine perceptibles de son pays peut, en apparence, s’expliquer par le projet d’islamisation en cours. Les expressions drumontiennes comme « transmutation mesurée », « ce rien d’abord », « perturbation presque insensible » qui génèrent inéluctablement un sentiment d’angoisse diffus face à un danger indéfini trouvent un écho chez Houellebecq, notamment dans des expressions étrangement similaires[2], à l’instar de l’usage récurrent de l’indéfini « quelque chose ». Lorsque, après la sortie du roman, Sylvain Bourmeau lui demande : « Pourquoi as-tu fait ça ? », Houellebecq se contente ainsi de répondre : « J’ai constaté de grands changements à mon retour en France, changements qui ne sont pas spécifiquement français d’ailleurs qui sont occidentaux en général » (Bourmeau). De pareils changements cristallisent effectivement les caractéristiques de la catastrophe telle que formulée par François-Xavier Albouy dans Le Temps des catastrophes : « imprécise et d’autant plus menaçante qu’elle se tient dans une frontière floue entre l’ignorance et la connaissance, entre un pressentiment et sa formulation expliquée » (96). Il s’agit en dernier lieu d’une « catastrophe lente » dans le sens où le personnage à travers l’emploi récurrent du pronom indéfini « quelque chose » signale l’impossibilité de dire dans la langue le caractère mouvant de ce monde nouveau qui se dérobe toujours à la prise rationnelle.

La France à la veille des élections semble exhiber subrepticement les signes de son changement, chose que François ressent sans pouvoir lui attribuer un nom. Le même constat est à relever du côté des étudiants de Master : « [A]ussi amorphes et dépolitisés soient-ils […], ils semblaient ce jour-là [à l’issue du premier tour des élections] tendus, anxieux » (78). Et pour dramatiser davantage la situation, le narrateur actualise le topos des souvenirs d’enfance. Il se trouve pris par une sorte de nostalgie à rebours : « Lorsque je retournai à la fac pour assurer mes cours, j’eus, pour la première fois, la sensation qu’il pouvait se passer quelque chose ; que le système politique dans lequel je m’étais, depuis mon enfance, habitué à vivre, et qui depuis pas mal de temps se fissurait visiblement, pouvait éclater d’un seul coup » (78).

Aiguillonné par la perspective d’une rupture dans la continuité familière et rassurante d’une alternance politique séculaire, François voit déjà en son pays « les ruines du futur » (Jeudy, 111). La mise en place d’une esthétique de la disparition n’affecte pas seulement les assises politiques habituelles, ou le modèle démocratique républicain français. Il s’agit d’une mise en péril généralisée de toutes les assises traditionnelles, culturelles, métaphysiques, et même physiques du pays. Qu’est-ce que la théorie du grand remplacement longuement évoquée dans le texte si ce n’est une angoisse de dissolution physique collective ? Une dissolution qui passe, entre autres, par l’alimentation. Cet aspect du texte se révèle particulièrement exemplaire de l’immanence de la catastrophe lente dans le roman, d’où le choix de s’y attarder.

II. Dissolution alimentaire

Étant le dernier « poste frontière » entre le monde du dehors et celui du dedans, l’exploitation du motif buccal, en tant que zone corporelle, possède un grand retentissement psychologique et une forte charge affective. La nourriture dans Soumission devient en soi un système de communication suggérant la peur du déclin de l’Occident et la perte de son identité. En effet, il est intéressant de noter que la France qui « croit à un certain être alimentaire », au « mythe de la cuisine française » permettant de « vivre une certaine continuité de la nation » pour reprendre les mots de Barthes (« Pour une psycho-sociologie de l’alimentation contemporaine », 983) est représentée comme incapable de perpétuer son héritage culinaire, ce qui est le propre de la pensée catastrophiste : « La catastrophe est au cœur de cette activité mentale qui s’investit dans les rythmes de mémoire et de transmission parce qu’elle détruit l’antériorité d’un ordre symbolique en permettant d’autres figures symboliques, d’autres figures du hasard et du destin, d’autres ruptures du sens. » (Jeudy, 109)

Les différents moments de solitude de François sont ponctués par la présence de « coco-passion-goyave, mangue-litchi-guarana » (91), « menu combiné B3 » (42), « du tarama, du houmous, des blinis et des œufs de poisson » (74). Faut-il en faire tout un plat ? Je dirais que l’énumération est chargée de sens. Le sentiment de divorce entre l’aliment consommé, porteur d’un héritage national étranger, et le consommateur privé de son système de référence français s’incarne, au niveau de la composition même de la nourriture. À la décortiquer, le lecteur comprend que loin de « maintenir le souvenir du terroir », une telle nourriture réalise une sorte de cacophonie originelle perceptible dans la juxtaposition toujours plus hétéroclite d’ingrédients. Ostensiblement composite, ne serait-ce que par sa dissonance phonique, elle manque de noyau dur. Elle est marquée par un défaut d’être, « aux teneurs [ontologiques] effarantes » (91), et génère consécutivement la déperdition aussi bien physique que culturelle du personnage. Comme le souligne Claude Fischler en décrivant le processus d’incorporation, nous devenons ce que nous mangeons au sens littéral et au sens figuré. D’ailleurs, il suffit de se rappeler le matin du deuxième tour des élections où François décide d’aller vers le Sud-ouest pour bien comprendre son rendez-vous manqué avec le terroir et le territoire. L’on dirait que toute tentative de maintenir une « certaine continuité de la nation » (Barthes, 984) à travers la nourriture est vouée à l’échec. En pleine « France profonde », François achète un cookie double chocolat et un grand café américain. Il rêve de faire « un arrêt plaisir aux Causses du Lot, où [il] achèterai[t] du foie gras, du cabécou, du Cahors » (129). Alors qu’il se trouve dans une aire d’autoroute déserte, jonchée de corps, où des musulmans et des chrétiens se sont affrontés, il dérobe « un sandwich thon-crudités banal et sans racines » (129), le syntagme privatif « sans racines » mettant l’accent sur l’absence d’origine, d’attachement national. Quant à « cet assortiment de plats indiens micro-ondables » (53), François prévoit de le manger lors du débat entre Marine le Pen et Ben Abbes qui précède le premier tour de la présidentielle. Comme le note Jean-Marc Quaranta : « Quand on connaît leur origine et leur histoire, on se dit que c’est déjà prendre parti. » (286)

Aussi exagéré que cela puisse paraître, la caractérisation de l’alimentation ingérée dans son rapport avec la dégradation de l’être fait revivre un certain « imaginaire décadent » qui voit dans le métissage, en l’occurrence culinaire, une forme de dégénérescence au regard du mythe d’une pureté nationale primordiale encore absolument étrangère à toute forme d’altération (Citti, 153). Elle rend présente l’idée d’une sorte d’épuisement progressif de l’énergie vitale française dont le destin suit la même courbe ascendante puis descendante que la vie de l’individu. On peut souligner que le dualisme métissage/dégénérescence qui a nourri la réflexion catastrophiste et pessimiste sur l’histoire tout au long du XIXe siècle, à l’instar du comte de Gobineau[3], n’est visible dans les plats de Soumission que parce qu’il s’inscrit dans une tendance anti-multiculturaliste présente dans la France d’aujourd’hui. Il suffit de lire L’Identité malheureuse d’Alain Finkielkraut pour se rendre compte du désarroi de « la France sépia qui pleure son homogénéité perdue » (125), de la « France [qui] tend à se transformer en auberge espagnole » (114). La même expression, symptomatique d’un malaise civilisationnel, est utilisée par Renaud Camus dans Le Grand remplacement, où il regrette l’« appartenance française, réduite au statut d’auberge espagnole » (31). Richard Millet dans Fatigue du sens dresse un constat analogue. Sa description du peuple français rappelle étrangement la nourriture de François : « Le peuple […] n’est plus authentique, territorial, immémorial, en un mot français, mais erratique, simple fils de Nombre : un conglomérat d’associés, comme dirait Sieyès, et en perpétuelle instance de divorce ou se séparant de soi au sein d’une impossible union » (22). Comme pour la nourriture et le peuple, c’est la « « babélisation » d’un langage composé de « logorrhées syncopées, faites d’onomatopées diverses mais peu variées » (81) que déplore Paul-François Paoli, « une certaine sensation d’inconsistance de la réalité, de perte d’identité ou de dépossession de soi » (82).

Il va sans dire donc que l’hétérogénéité alimentaire à composante essentiellement islamique représentant l’un des aspects de la nourriture consommée dans Soumission s’immisce dans le débat politique actuel en France et en Europe. Elle remet sur la table la question ô combien épineuse du multiculturalisme, un phénomène social chargé d’une connotation négative surtout dans le contexte français. Considéré par certains davantage comme un signe d’épanouissement des communautés musulmanes (Todorov, « Que rejette-on en s’en prenant au multiculturalisme ? ») que comme « l’horizon idéal d’une société cosmopolite qui aurait dépassé préjugés et logiques xénophobes ou nationalistes, pour se faire accueillante à la pluralité », le multiculturalisme est alors associé au communautarisme qui « peut servir un discours d’inquiétude sur les conditions du ‘vivre ensemble’ » (Dhume).

Ainsi, l’imaginaire de l’alimentation issu de l’expansion de la culture musulmane cristallise-t-il, d’une manière efficace et économique, la question de la décadence de la France, tout en appuyant la régénérescence contemporaine des thèses décadentistes du XIXe siècle. Il trouve d’amples développements au moment où François, à cours de carburant, s’arrête à Martel, village situé à proximité de Poitiers. Tout laisse à croire que dans cette région où, selon le fameux « mythe identitaire » (Blanc et Naudin), Charles Martel aurait arrêté les Arabes en 732, François va prendre sa revanche culinaire et repousser, ne serait-ce que symboliquement, l’envahisseur musulman. Dès son arrivée, il rencontre l’agent des renseignements secrets Alain Tanneur portant, telle une arme, « un pain de campagne » (67). Reconnaissant que « le terroir, […] est une catégorie sacrée dans la définition et la délimitation de l’identité ethnocentriste » (Djom, 248), ce fils du pays l’invite chez lui pour un dîner jouant la carte du terroir : une série de vins et d’alcools sentent tous le Sud-Ouest (« Cahors », « Sauternes », « Bas-Armagnac ») mêlées à des plats de « résistance » issus de la France profonde : « des tartelettes au cou de canard et aux échalotes » (72), « des souris d’agneau confites accompagnées de pommes de terre sautées » (74), « une croustade landaise aux pommes et aux noix » (76). C’est à ce moment que François avoue que cela « faisait longtemps en tout cas qu’[il] n’avai[t] pas aussi bien mangé » (159). Pourtant, malgré sa consistance, le « terroir détox », si l’on ose ce terme, n’aide pas à se débarrasser des toxines musulmanes. Je reprends ici l’analyse de Quaranta qui, tout en dépeçant la composition des repas[4], montre si bien les raisons de la défaite :

Pourtant, si l’on passe en cuisine avec Marie-Françoise, on se rend compte que le mythe d’une gastronomie locale et nationale s’effrite. Les tartelettes au cou de canard n’existent pas plus que la moussaka berbère ; il existe bien une recette de cou de canard farci, mais le cou de canard seul serait immangeable, même en tartelettes avec des échalotes. La salade de fèves, pissenlits et copeaux de parmesan, dont l’intitulé donne à lui seul la recette, lorgne du côté de l’étranger. La fève est la légumineuse du bassin méditerranéen et le parmesan est issu des terroirs italiens. Si le pissenlit s’enracine dans un terroir, au point qu’on appelle ainsi un grand nombre de plantes, les autres ingrédients trahissent l’espace national. (305)

Ainsi, quand François « semble le plus résister à la cuisine orientale en brandissant le livre de recettes françaises, il amorce symboliquement sa glissade dans la tambouille islamique » (304). Après le dîner, le narrateur prend la décision de se rendre à la Chapelle Notre-Dame de Rocamadour afin de se recueillir devant la Vierge Noire et se baigner dans ce qui reste de la ferveur de la chrétienté médiévale. Contemplant « l’enfant Jésus », il lui « semblait qu’il lui suffisait maintenant de lever son bras droit, les païens et les idolâtres [les musulmans ?] seraient détruits, et les clefs du monde lui seraient remises » (169). Ironiquement, c’est François qui s’évanouit, victime « d’hypoglycémie mystique » (169). Tout de suite après, en route vers l’abbaye de Ligugé, bien que le chauffeur du taxi lui ait promis que « l’endroit était calme, la nourriture délicieuse » (103), il finit de s’y ennuyer et reconnaît que « ce séjour ne pouvait être qu’un échec » (107). En effet, on en déduit par rapport à notre thèse que ce qu’offre la chrétienté en termes de rassasiement physique est absolument désincarné. Ni l’eucharistie ni l’amour abstrait prôné par le moine Longeat[5] ne peuvent satisfaire le besoin urgent du personnage de manger et d’avoir une compagne. C’est cette immatérialité qui signera, d’après le narrateur, l’arrêt de mort de la chrétienté. Stéphane Chaudier dans son article « La guerre est déclarée : l’imaginaire polémique de Michel Houellebecq » reformule cette idée comme suit : « La victoire de l’islamisme sur la chrétienté est apparemment complète et s’explique aisément : compromise avec le monde moderne, laminée par la laïcité, la foi catholique s’est repliée sur le domaine étriqué de l’intimité, de la spiritualité » (196).

Si l’allusion à l’alimentation et à son corollaire, la sexualité, décroît ostensiblement dans cette partie du récit où le narrateur est censé se ressourcer dans la France chrétienne, elle ressurgit de plus belle dès que l’on évoque de nouveau l’islam. Cela crée à notre avis un contrepoids significatif préparant graduellement la soumission finale. Après un séjour spirituel raté, François retourne à Paris pour assister à la réouverture de la Sorbonne islamique. L’emprise islamique sur le bastion français de la connaissance et du savoir est annoncée dès le chemin du retour à travers l’évocation des deux jeunes filles voilées qui, malgré une innocence affichée, font une « razzia de confiseries » (110). Dans Soumission, le terme « razzia » est particulièrement signifiant, surtout si l’on se réfère à son origine, son sens et sa visée. Gabriele Marranci dans Jihad Beyond Islam le définit comme suit :

The Islam state was becoming a superpower and needed to expand. Before developing organized military campaigns on a large scale, Muslim Arabs had conducted razzia. A pre-Islamic term, razzia indicated a quick raid against non-Muslim territories aimed not at conquering lands, but rather to provide essential resources (Lewis 1988). The practice of razzia had, however, advantage that was more political and less economic. Although through razzia Muslims did not take direct control of the plundered non-Muslim territories, indubitably these rapid and persistent incursions facilitated the decision of the constantly plundered tribes to join the growing Muslim community. Indeed, Muslim tribes were not only spared from razzia but could enjoy the resources derived from the traditional practice. (24)

Ce qui est intéressant dans la définition, c’est qu’au-delà de l’explication assez simpliste qui voudrait voir en ce terme « les jeunes musulmanes qui pillent, selon l’imagerie traditionnelle, le pays qu’elles occupent » (Quaranta, 311), elle rend compte d’une stratégie politique d’ensemble adoptée par le nouveau régime islamiste. Il s’agit de s’approprier graduellement, telles des confiseries, les biens matériels et immatériels du pays, à l’instar de la Sorbonne et de son prestige, afin de faciliter la décision de s’adjoindre à la communauté grandissante des musulmans. D’ailleurs, c’est à partir de ce moment de rencontre avec les femmes voilées que s’amorce, toujours par le biais du motif alimentaire, la démarche de sollicitation voire de séduction de François.

Invité à l’Institut du Monde Arabe qui célèbre la réouverture de l’université, le narrateur se rue d’une manière gargantuesque sur la nourriture et l’alcool libanais. Passant d’une consommation modérée de « quelques mezzes » (le son [z] rappelle celui de « razzia ») qu’il trouve « excellents, les chauds comme les froids » (235), il en avale encore une dizaine accompagnés de « quatre verres de vin rouge » avant d’« accept[er] un samboussek au fromage et un cinquième verre de vin » (236). Et, comme pour faire durer l’état de jouissance gustative, il ramasse le prospectus du traiteur libanais pour se faire livrer à domicile des mezzes « en forme de demi-lune presque de croissant ! » (Quaranta, 312). Quelques mois plus tard, dans l’une des salles de réception de la Sorbonne islamique, François exprime son bonheur de retrouver la même nourriture[6] : « En pénétrant dans la première salle, je retrouvai avec bonheur les bannières du traiteur libanais qui m’avait accompagné pendant toute la rédaction de ma préface. Je connaissais maintenant le menu par cœur, et je commandai avec autorité mon assiette » (286-287). La gourmandise affichée et assumée excédant la simple subsistance du personnage assure un surplus de sens par rapport au mythe du « Grand remplacement ». À la lumière d’une longue tradition de réprobation de ce péché capital, François est d’emblée confronté à un appétit catastrophique. Son incapacité à se maîtriser devant ce qu’il mange fait passer la nourriture qu’il consomme du stade de signifiant au stade de signifié. Il est, pour reprendre la terminologie du psychanalyste Alain Amselek, dans la phase de « l’incorporation » définie comme « le processus par lequel le mangeur ingère l’aliment et les symboles qui l’accompagnent, et devient ce qu’il consomme ». Pris, culinairement, dans la pente glissante de l’islamisation, le personnage est incapable de se rattraper. Un lien affectif puissant s’est créé entre lui et sa nourriture musulmane : « Once in contact, always in contact » dirait « « la magie de contagion », l’une des lois de la consommation alimentaire (Le Fourn, 211).

Il est vrai que tout porte à croire, ne serait-ce que par la réputation islamophobe de l’auteur, que cette dystopie politique inspirée du climat idéologique français actuel marqué par une topique du déclin, sert à alerter l’opinion somnolente qui se laisse bercer par le discours dominant de l’identité et du vivre-ensemble heureux. Néanmoins, grâce à la riche ambivalence de l’œuvre, sur laquelle nous n’avons pas pu nous attarder à ce stade de l’analyse, on est en droit repenser le déploiement de l’imaginaire de la catastrophe. Il pourrait être un simple artifice au sein d’un riche dispositif romanesque aisément démontable d’ailleurs, une simple pièce ajoutée à un patchwork doctrinal où la seule invitation à repenser les manières dont nous appréhendons le monde est une invitation à renverser la puissance assertive du geste moderne.


Ouvrages cités

Roy A., « Le délire collectif des déclinistes français : Finkielkraut, Zemmour, Houellebecq et Onfray », L’Inconvénient, (n°69), 2017, p.31-38.

Albouy F.-X., Le Temps des catastrophes, Paris, Descartes & Cie, 2002.

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Angenot M., « ‘Un Juif Trahira’ : La préfiguration de l’Affaire Dreyfus (1886-1894) », Romantisme, Fins de siècle, (n°87), 1995, p. 87-114.

Barthes R., « Pour une Psycho-sociologie de l’alimentation contemporaine », Annales. Economies, sociétés, civilisations. 16ᵉ année, (n°5), 1961. p. 977-986. Persée. En ligne : [www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1961_num_16_5_420772] (consulté le 24 mars 2024)

Blanc W. et Naudin C., Charles Martel et la bataille de Poitiers : de l’histoire au mythe identitaire, Paris, Libertalia, 2015.

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[1] Pour Maffesoli, ce que nous appelons communément « crise », ne serait que les soubresauts d’une civilisation en voie de disparition. Cela est repérable à travers plusieurs signes comme la dépression économique, les échecs politiques, le trouble moral et physique, etc…

[2] On peut penser aux exemples suivants : « pour la première fois, la sensation qu’il pouvait se passer quelque chose » (78) » ; « je ne sais pas exactement ce qui me donna cette impression » (79) ; « Je ne sais pas à quoi je m’attendais au juste » (33) ; « je venais de perdre quelque chose d’inappréciable, quelque chose que je ne retrouverais jamais » (15) ; « Il y avait dans cet instant quelque chose d’indécis et de fatal » (100) ; « Ils sont persuadés qu’il va se passer quelque chose de grave en France » (103).

[3] Dans son Essai sur l’inégalité́ des races humaines (1853 et 1855), Joseph-Arthur de Gobineau considère que toute civilisation, à l’origine composée de races pures quoiqu’inégales, ne peut que sombrer dans la déchéance à cause des métissages.

[4] Le livre de Jean-Marc Quaranta, Houellebecq aux fourneaux (2017), est une étude d’un genre inédit où l’auteur met en lumière les différents repas consommés par les personnages tout en procédant à une analyse littéraire approfondie des œuvres.

[5] Longeat déclare ainsi : « La vie devrait être un constant échange amoureux, que l’on soit dans l’épreuve ou que l’on soit dans la joie » (218) ; il enjoint son interlocuteur à « profite[r] […] de ces quelques jours pour travailler cette capacité à aimer et à [se] laisser aimer en paroles et en actes » (218).

[6] À noter que la référence à la nourriture musulmane se fait en présence du mot hautement symbolique « cœur », siège des émotions amoureuses.