3 – L’image pense-t-elle quand elle parle ?

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Résumé : Cet article s’attache à un cas spécifique, voire limite, d’expérience de pensée, celle du créateur au prise avec la gestation de son œuvre. Plus précisément, l’analyse de deux films, Paterson (J. Jarmusch) et Rêveurs rêvés (R. Beckermann) permet de reposer de manière singulière la question d’un mode de pensée qui serait propre aux images, et la part qu’elles ménagent, malgré tout, à une dimension linguistique ou scripturale. En représentant un poète fictif, ou en laissant entendre la voix de deux poètes majeurs du XXème siècle (I. Bachmann et P. Celan), chacun des films étudiés propose, de manière dialogique, une rencontre entre élaboration visuelle et écoute attentive du texte.


Un contexte pandémique angoissant, auquel s’ajoutent crise économique et dévastation écologique ne peuvent que rendre plus attirante encore l’idée formulée par Musil dans son grand roman d’un sens du possible distinct du sens du réel : « Aussi pourrait-on définir simplement le sens du possible comme la faculté de penser tout ce qui pourrait être “aussi bien”, et de ne pas accorder plus d’importance à ce qui est qu’à ce qui n’est pas. » (Musil, 1930, 20) Le romancier désigne à la suite ce sens du possible comme « une utopie consciente qui, loin de redouter la réalité, la traite simplement comme une tâche et une invention perpétuelles. » (20) Comme le rappelle Florence Vatan, les expériences de pensée, dont le principe est repris à l’ouvrage d’Ernst Mach La Connaissance et l’erreur, prennent dans ce cadre une valeur centrale puisque « comme dans la recherche expérimentale appliquée, ces expériences recourent à la variation, la comparaison et la sélection de paramètres, à cette différence près que leurs hypothèses restent souvent empiriquement invérifiables ou irréalisables. Libérées des contraintes matérielles, elles sont en mesure de frayer la voie à de nouveaux horizons de recherche. » (Vatan 2013, 336-337)

En cherchant à comprendre de quels types de connaissance les œuvres sont virtuellement porteuses, on s’appuiera sur deux films récents (l’un et l’autre de 2016) qui serviront à interroger la représentation de la création littéraire, conçue comme un processus expérimental singulier  : Paterson de Jim Jarmusch, qui suit le quotidien d’un poète chauffeur de bus, et dont le titre autant que l’intertexte renvoient à l’œuvre homonyme de William Carlos Williams ; Rêveurs rêvés (Die Geträumten) de Ruth Beckermann, qui évoque la relation entre Ingeborg Bachmann et Paul Celan en prenant appui (presque) exclusivement sur leur correspondance, échangée entre 1948, année de leur rencontre, et le début des années 1960, avec une fréquence variable1. Ce n’est pas un thème (l’écrivain, fictif ou réel, à l’écran) qu’il s’agit d’analyser, mais avant tout l’expérience de l’écriture en se demandant quelles relations entre la voix et l’image le cinéma invite à considérer quand il s’attache à une activité en apparence guère photogénique ? Plus précisément, pour aborder la question de l’expérience de pensée à partir d’œuvres cinématographiques, on privilégiera l’expérience de l’œuvre en se situant dans la tension entre une tradition qui prête une véritable capacité d’intellection aux images2, et, de l’autre côté, la présence décisive de l’écriture et de la voix dans les films mentionnés – parole et voix ne seront pas ici distinguées, et l’on peut les considérer (provisoirement) comme des composantes « autres » de l’image. De la sorte, il s’agit de se demander comment se trouvent figurés matériaux textuels et pratiques d’écritures qui semblent résister à l’image ou en être distincts afin d’interroger l’œuvre comme expérience de pensée du côté de son créateur (puisque cet aspect est thématisé et réfléchi dans les deux films analysés), tout en indiquant, par voie de conséquence, qu’il faudrait aussi prendre en compte le spectateur (même si ce second point sera plus allusif car il appellerait d’autres développements). J’examinerai ainsi la façon dont se constitue une expérience spécifique de l’œuvre à la convergence entre deux arts ou pratiques, ou pour le formuler sur un mode interrogatif : comment le cinéma pense et donne à penser, avec ses moyens audio-visuels, l’expérience de l’œuvre ? Les deux films mentionnés, ou certains fragments d’entre eux, m’intéresseront donc quand ils abordent de manière frontale la démarche créatrice d’écriture. Celle-ci peut apparaître alors comme redevable d’une approche intermédiale si l’on veut, ou pour reprendre le terme de Mach, utilisé par Musil, d’une logique de variation consistant à imaginer le changement ou le déplacement d’un élément – en somme, que devient l’écriture si elle a lieu au cinéma ?

1. Comment écrire un poème (au cinéma) ?

Le personnage inventé par Jim Jarmusch et incarné par Adam Driver s’appelle Paterson, comme la ville où il réside et travaille, ville chantée dans le grand poème de William Carlos Williams, publié entre 1946 et 1958. L’identification d’ordre humoristique entre le personnage, l’œuvre et la bourgade du New Jersey repose sur la référence au poème de Williams qui évoque d’ailleurs, du moins dans certains passages, un personnage nommé Noah Fairtoute Paterson3. Sans s’attarder sur la comparaison entre les deux Paterson (et les deux Paterson), on précisera davantage la façon dont le film représente les conditions de l’écriture poétique. Crédité comme seul scénariste au générique, Jarmusch a repris ou commandé les textes rédigés par son personnage à Ron Padgett, poète, traducteur et essayiste né en 1942, associé à l’école de New York. Selon les précisions apportées par l’écrivain lui-même, Jarmusch avait choisi au préalable quatre textes dans divers recueils et lui aurait proposé d’en écrire de nouveaux. Trois poèmes inédits ont ainsi été composés spécialement pour le film4. De ce fait, ces trois textes ont un statut ambigu si l’on se place, hors film, du côté du créateur : qu’est-ce qu’écrire un poème pour un poète (fictif) de cinéma ? Une délégation de signature temporaire ? Une procédure presque parodique5 ? Padgett évoque pour sa part un mode d’écriture poétique intégrant une logique plus fictionnelle puisqu’il lui semblait nécessaire d’intégrer le point de vue du personnage6 – et on pourrait sans doute décrire ce processus en termes de variation caractéristique des expériences de pensée. Si on n’épouse plus la position de l’auteur mais celle du personnage, dans le cas d’une reprise d’un poème existant, est-ce du plagiat (par méconnaissance) ? Un exercice de mémoire ? Une façon de s’insérer dans une tradition en privilégiant la perpétuation des formes au détriment d’une volonté d’originalité ?

Sur l’ensemble du film, dix fragments sont consacrés à l’écriture de poèmes – un même texte se poursuivant parfois sur plusieurs fragments –, tout en reposant sur une organisation formelle comparable. Le premier d’entre eux, celui de la rédaction de « love poem », en donne un aperçu déjà presque complet. Au début du film, qui coïncide avec le premier jour de la semaine (« Monday »), on assiste au réveil de Paterson, puis on suit certaines de ses activités routinières. Sur un mode presque didactique, le film expose d’emblée la logique créative propre au personnage : alors qu’il prend son petit-déjeuner seul dans sa cuisine, il pose son regard sur une boîte d’allumettes (de la marque Ohio Blue Tip), souligné par l’utilisation du gros plan (le plan dure dix-huit secondes dont douze montrant la boîte en question, manipulée par le protagoniste). L’attention portée à cet objet banal est renforcée par une musique, assez planante7, dès la boîte d’allumettes reposée sur la coupelle d’où Paterson l’avait prise. À la musique s’ajoute, pendant le trajet du personnage vers le dépôt de bus, l’élaboration de son poème en voix off. Puis, avant l’heure de départ, dans le véhicule, les mots du poème apparaissent sur l’écran, à mesure qu’ils sont notés sur son carnet et proférés, toujours off, par le protagoniste.

Outre l’insistance initiale du regard et de la concentration supposée du personnage – indices marquées par le cadrage et le jeu du comédien –, il faut donc retenir la présence de la musique, et l’association entre l’écrit et la voix. Absent de cette première occurrence poétique, un autre élément est caractéristique des moments d’écriture ou de rumination poétique : le mélange d’images, la surimpression, associant souvent plus de deux plans. Cette figure ne joue pas ici un rôle usuel de transition narrative entre deux séquences et on peut y voir alors une transposition à la fois simple et efficace d’une recherche de métaphores puisque deux réalités, ou plus parfois, se trouvent en effet associées visuellement pour former une image hybride accompagnant le déploiement du poème. Or, caractéristique notable, les textes donnés à lire et à entendre n’ont rien (ou très peu) de métaphorique ; ils sont plutôt littéraux, dans un héritage « objectiviste » si l’on souhaite reprendre les catégories stylistiques utilisées pour définir un pan de la poésie étasunienne du XXème siècle, en particulier celle de William Carlos Williams.

L’écriture d’un autre poème, « An another one », au premier tiers du film, permet de préciser certains effets de cette écriture poétique au cinéma. Ici, la musique commence sur un plan comparable à celui du premier jour tout juste évoqué : même lieu, même moment de la journée, même type de cadrage montrant Adam Driver, assis, de dos mangeant ses céréales. Puis on passe directement aux chutes de la rivière Passaic (les Great Falls, lieu célèbre de la cité, évidemment célébré dans le poème de William Carlos Williams), suscitant le processus d’écriture. Le personnage est face au paysage, puis, avec une surimpression, apparaît au volant de son bus. Il s’agit ici autant d’exposer une procédure mentale d’élaboration d’un texte que d’insister sur une certaine disposition affective du personnage par rapport à son environnement familier et laborieux – qu’il faudrait sans doute relier à la question du temps, et à la tension entre temps social et durée créatrice.

Sans entrer davantage dans le détail des sept poèmes entendus au cours des dix fragments qui leur sont dédiés, on peut dire que le film offre en apparence une représentation relativement conventionnelle du processus d’écriture (dans un contexte contemporain) : une attention portée à un objet trivial (et qu’on néglige d’ordinaire de considérer), voire sa célébration, l’émergence d’un poème (qui suppose certes un peu de temps mais pas de corrections, en reprenant sur un mode discret le lieu commun de l’inspiration), puis le passage à l’écriture – jusqu’à ce que les exigences sociales contraignent le protagoniste à ranger son stylo pour retrouver son véhicule. Il faut préciser alors que les passages consacrés à la rédaction de poèmes sont les seuls où l’on entende la voix off du personnage puisque jamais, sinon, il n’est donné d’accès à son intériorité (supposée) que ce soit sur le mode du flux de conscience, d’un monologue, ou même au cours d’une conversation. Paterson est en effet représenté comme un individu plutôt mutique, d’autant plus par contraste avec ceux qui l’entourent (les figurants dialoguant dans le bus, sa compagne fantasque et volubile, les clients et le patron du bar où il se rend tous les soirs). L’intimité du personnage, notion certes ambiguë chez une créature fictive, est donc rendue uniquement à travers l’écoute de son écriture poétique, dépourvue en outre de la moindre effusion lyrique. En ce sens, la convention apparente me semble moins une vision naïve de l’activité scripturale qu’une façon d’indiquer le lien qui opère entre subjectivation et écriture. C’est bien par le processus d’écriture figurée à l’écran que le personnage prend sa consistance.

Pour le dire de manière synthétique, la parole filmée, ici poétique ou donnée comme telle, semble engendrer une dissémination opérant dans différentes directions : sonore (par la voix et la musique), visuelle (avec les surimpressions), et graphique (l’inscription du texte sur l’écran accompagnant la profération vocale). Apparaît alors une configuration particulièrement riche qui inclut une tentation de la métaphore (avec les surimpressions comme une résurgence d’une pure langue des images), la reprise de cliché culturel (la musique connotant l’inspiration), l’importance décisive de l’écoute, laquelle est posée comme solidaire de l’émergence de l’écrit puisqu’on entend en même temps qu’on lit le poème élaboré par Paterson. En somme, Jarmusch indique que l’image ne pense pas seule – pas plus que la parole poétique.

2. Comment faire entendre un poème (au cinéma) ?

Si Ruth Beckermann propose une représentation de l’écriture différente de celle de Jim Jarmusch, toutefois, dans la continuité de ce que l’on vient de noter, on peut dire qu’elle valorise une expérience d’écoute en insistant sur le fait que voix, texte et image se trouvent bien dans des rapports de relais et de complément, plutôt que d’opposition et de supplément. Le choix de la cinéaste, tenu avec constance, consiste à laisser entendre, longuement, la parole d’Ingeborg Bachmann et Paul Celan, par la voix de deux acteurs, Anja Plaschg et Laurence Rupp, prenant en charge leurs propos. De façon générale, Rêveurs rêvés semble guidé par un mouvement de désacralisation de la parole poétique, par le refus d’un certain pathos associé à la conception de la poésie comme poésie pensante, selon une filiation heideggérienne, et dont l’œuvre de Celan est devenu un emblème majeur pour nombre d’exégètes (pour une synthèse à ce sujet, voir Thouard 2016). L’inflexion la plus nette par rapport à cette tradition critique est fournie par le choix même de la correspondance – ensemble inévitablement hétérogène où le trivial ou l’anodin ont leur part – qui est le seul texte utilisé par la cinéaste, à l’exception de brefs intertitres strictement informatifs et d’une citation finale prise à Malina (de manière significative, il s’agit d’un roman et non d’un poème).

Malgré le privilège accordé à ce matériau intime, il n’y a pourtant nul penchant vers l’anecdote dans un film qui repose sur un parti pris formel aussi rigoureux que minimaliste : les deux acteurs lisent des extraits de lettres échangées entre les écrivains, dans un lieu unique, un studio d’enregistrement radiophonique de la maison de la radio de l’ÖRF – Österreichischer Rundfunk. Tout gravite autour de cet espace puisque les quelques pauses prises par les interprètes s’effectuent dans son voisinage immédiat (dans les escaliers, les couloirs, ou à la cafétéria du bâtiment), et qu’un seul bref passage conduit hors du studio – un peu avant la moitié du film, un plan d’à peine plus d’une minute, montre un trajet nocturne en voiture, sous la pluie, ce qui opacifie davantage le visible, empêchant toute localisation précise, ultime trace, sans doute, du projet initial reposant sur l’alternance entre intérieur et extérieur, entre le studio d’enregistrement et les villes dans lesquelles se rencontrèrent les deux poètes8.

Si l’unité de lieu prévaut, l’usage de la parole se situe à deux niveaux d’énonciation distincts : d’une part, et majoritairement, le film orchestre une lecture de la correspondance qui tend vers le dialogue puisque, par le montage à la fois textuel (les citations de lettres) et cinématographique, les épistoliers semblent se répondre, et de façon plus harmonieuse d’ailleurs que ne le suggèrent les lettres échangées ; d’autre part, on assiste aussi à quelques discussions entre les deux interprètes, qu’elles soient d’ordre personnel ou qu’elles s’apparentent à des commentaires sur leur travail en cours ou encore à des spéculations sur le comportement et les sentiments des deux auteurs. Ainsi, on ressent à la fois la proximité et la distance des interprètes envers les personnages dont ils prennent en charge les propos.

Le début du film condense de manière parfaite les partis pris essentiels de la réalisatrice. En gros plans, les comédiens sont filmés tour à tour en train de lire, tout en se détachant d’un fond noir, parfaitement opaque. Le cadre est légèrement instable, comme si la caméra n’était pas placée sur pied mais tenue à la main. La présence dans la partie inférieure du cadre d’un micro (ou plutôt d’un filtre anti-pop qui le protège) confirme qu’ils se trouvent dans un lieu d’enregistrement, mais moins qu’une précision référentielle, c’est l’impression d’abstraction qui prévaut dans cette ouverture. Une rupture intervient après six minutes et quarante-cinq secondes quand, au gré d’un changement de plan, le champ s’élargit et fait soudain apparaître le décor en pleine lumière. On découvre ainsi que Laurence Rupp et Anja Plaschg se tiennent en fait tout près l’un de l’autre, face à face, devant leur micro et dans ce studio d’enregistrement radiophonique. Par la suite, le film reprend ce même dispositif en jouant des modifications de cadrages et de position des deux acteurs l’un par rapport à l’autre, tout en conservant un net privilège aux gros plans ou aux plans rapprochés, le décor du studio restant pour sa part toujours visible à l’arrière-plan9.

Au-delà de la première rupture formelle mentionnée, et en prenant en compte les variations de cadrage lors des différentes lectures, comme les quelques pauses des comédiens, on peut dire qu’un même principe de figuration de la parole se retrouve sur l’ensemble du film : on voit autant celle ou celui qui écoute le texte censé lui être destiné, une situation d’« écoute emboîtée » selon la terminologie de Michel Chion (Chion 2003, 421), que celle ou celui qui lit. Les deux interprètes « jouent » donc autant à lire qu’à écouter, avec une ambiguïté sur leur statut plus ou moins sensible selon les passages : écoutent-ils en tant que destinataires supposés des lettres (incarnant, momentanément, Paul Celan ou Ingeborg Bachmann) ou bien en tant qu’auditeurs (nos délégués en somme)10 ?

Là où Paterson, dans la représentation du processus d’écriture privilégiait l’association voire la fusion d’éléments visuels et sonores, Rêveurs rêvés systématise les (gros) plans sur les visages dans la concentration de leur lecture ou l’attention de leur écoute alors que les deux comédiens se trouvent, tantôt séparés, tantôt rassemblés. En ce sens, d’un film à l’autre, on peut relever le passage de l’émergence de l’écriture (Paterson) à son extériorisation (Rêveurs rêvés), le film de Beckermann insistant nettement sur la dimension d’adresse vocale.

Peut-être faut-il comprendre le jeu sur la proximité et la distance spatiales entre les acteurs dans Rêveurs rêvés comme un moyen de figurer l’écart historique qui les (et nous) sépare des correspondants, ou, plus encore, une façon d’indiquer que la relation affective et créative d’une si forte intensité entre Bachmann et Celan s’est déroulée presque exclusivement à distance ?

Mais qu’écoute-t-on en même temps que nous voyons Anja Plaschg ou Laurence Rupp en train de lire un fragment de lettre ou d’écouter son partenaire ? En raison du principe formel retenu par Beckermann, on ne trouve pas ici de représentation du processus créatif comme dans Paterson, mais plutôt ses résultats et ses tâtonnements : tout à la fois, des poèmes accompagnant des lettres, des dédicaces, des réflexions sur le travail, quelques développements sur leur relation sentimentale sur un mode très allusifs, en somme une sorte de laboratoire des œuvres respectives. Le point notable reste que le dispositif relativement abstrait du film permet de souligner l’inscription de l’écriture dans le tissu du quotidien : les lettres renvoient à l’ambition littéraire ou à la difficulté d’écrire tout en étant associées à un ensemble concret et sensible (d’ordre familial, amical, éditorial, institutionnel, etc.). La sélection et le montage textuels opérés par la réalisatrice atténuent encore la dimension anecdotique présente, en proportion d’ailleurs assez faible, dans la correspondance publiée, en construisant, de fait, un dialogue plus prononcé entre les deux voix mises ainsi en relation11.

Commentant l’œuvre de Paul Celan, Philippe Lacoue-Labarthe interrogeait le statut de la singularité propre à une recherche littéraire, plus exactement celle d’une langue s’affirmant comme refus de la doxa – et comme rédemption de ses usages criminels dont on sait que c’est un objectif essentiel de la poésie de Celan et de Bachmann :

[Qu’en est-il] de l’ »expérience » singulière lorsque celle-ci vient à s’écrire : si, en tant que singulière, elle peut s’écrire ; ou si, du moment où elle s’écrit, sa singularité même n’est pas à jamais perdue et emportée, sur un mode ou sur l’autre, dès son origine ou dans sa destination, par le fait même du langage (de son impossible intransitivité) ou par le désir de sens (d’universalité) qui anime les voix divisées sous la contrainte d’une langue, elle-même partagée d’entre les langues. Y a-t-il même, peut-il y avoir une expérience singulière ? Une expérience muette, absolument non traversée de langage, induite par nul discours, aussi peu articulé soit-il ? (Lacoue-Labarthe 1986, 27)

La réponse de la cinéaste, avec ses moyens audiovisuels, me semble être que la possibilité d’une telle expérience existe si, justement, elle n’est pas réductible au seul mutisme hors langage auquel renvoie Lacoue-Labarthe et qui serait le témoignage essentiel de la singularité12 (éventuellement du moins, le philosophe restant prudent et questionnant). Beckermann invite de la sorte à s’interroger sur ce qui constitue l’expérience d’« écouter voir » un texte et de le « voir lire ». Quelle expérience permet d’écrire un poème (ou un texte), et comment partager, ou faire partager une expérience d’écriture ? Se trouve ainsi mise en jeu la tension entre une expression langagière irréductiblement singulière et sa possibilité qui n’est pas de l’ordre du monologique mais se fait ouverture au dialogue – et même qui est dialogue, comme l’indique dans le film de Beckermann la fragmentation des textes, des poèmes eux-mêmes parfois, et le montage cinématographique. En ce sens, de même que l’image ne peut penser, de manière singulière, qu’en se confrontant à l’élément linguistique et plus encore en l’intégrant sans que le partage entre les deux soit toujours clair, on peut dire que la singularité se dit à travers le texte, en tant qu’il est un lieu d’altérité constitutive13, d’autant plus si on le « voit lire » ou le « voit écouté ». Le film donne ainsi à entendre une démarche créatrice qui se fait collective (du moins, à deux) ; cela permet d’indiquer en outre, si l’on relie expérience créatrice et expérience de pensée, qu’il s’agit non seulement d’imaginer d’autres versions possibles du monde, de faire « comme si » telle ou telle dimension de la réalité pouvait changer ou varier, mais aussi d’accorder une place décisive à une altérité fondatrice14.

3. Médiation technique et expérience de pensée

Afin de prolonger l’analyse, on peut évoquer de manière plus synthétique un dernier aspect concernant le rôle de la médiation technique en interrogeant la façon dont elle peut intervenir dans le processus créatif, en l’orientant ou en le transformant, tout en précisant comment elle se trouve réfléchie dans les deux films évoqués. À l’évidence, la comparaison intermédiale entre texte et image ne doit pas minorer le fait que la réalisation cinématographique implique une médiation technique forte, souvent déniée (ou au contraire surévaluée). C’est aussi pour cette raison qu’il est intéressant de spécifier davantage comment se trouve figuré le travail d’écriture dans les films. Le bénéfice est en outre d’ajouter une part plus concrète à la notion d’expérience de pensée sans entrer pour autant dans une démarche empirique de vérification. Dans Rêveurs rêvés, la présence du dispositif technique est rendue explicite par la visibilité quasi constante des micros à proximité des acteurs lisant leur texte, et par le choix de la Maison de la radio comme décor unique. On pourrait dire que l’on assiste à l’enregistrement d’une émission, ou d’une pièce radiophonique – d’un Hörspiel si l’on conserve le terme allemand – à partir de la correspondance des deux écrivains. Le choix du studio radiophonique se justifie d’ailleurs aisément en renvoyant au contexte historique : l’un et l’autre ont effectué des lectures de leurs poèmes sur les ondes ; plus encore, Ingeborg Bachmann a été employée à la radio Rot-Weiß-Rot à Vienne entre 1951 et 1953, et dans ce cadre a rédigé plusieurs pièces radiophoniques, comme elle a pu le faire juste après pour la Bayerischer Rundfunk notamment (Höller 2000). Si le film de Beckermann interroge l’oralité de l’écriture en mêlant les notations quotidiennes à l’écriture poétique, et souligne l’importance de la lecture, il montre aussi comment la médiation technique propre au cinéma intègre la pensée d’un autre média, la radio, en privilégiant la parole. L’ouvrage essentiel de Rudolf Arnheim sur la radio fournit sur ce point un outil de compréhension fort utile dans la mesure où la radio y est pensée, de fait, comme une forme singulière de cinéma. En effet, selon le théoricien et psychologue de l’art, la radio fournit non seulement aux auditeurs « une image acoustique du monde » mais offre également la promesse d’un « drame invisible », soit possiblement un autre cinéma désigné comme « un cinéma pour l’oreille ». Partant d’une analyse du théâtre (que l’on peut sans peine transposer au cinéma), le théoricien oppose une tendance naturaliste qu’il condamne esthétiquement à une pratique qui tend vers un « genre d’art verbal, plus stylisé, plus abstrait. » (Arnheim 1936, 156) Il promeut en effet, sur les ondes mais aussi ailleurs (sur scène, et sur les écrans), l’écoute d’un texte, de qualité littéraire, proposé dans sa durée. La possibilité défendue par Arnheim est bien celle d’un usage radiophonique du cinéma qui donnerait à entendre l’expérience créatrice sous une forme dialogique. Rêveurs rêvés apparaît ainsi comme une incarnation possible du modèle abstrait pensé par Arnheim au milieu des années 1930.

On peut ajouter que le film de Beckermann soulève en outre la question de l’archive car il est souvent question dans la correspondance des lettres non envoyées – et des appels téléphoniques entre les deux épistoliers, dont, bien sûr, il ne demeure nulle trace. Que resterait-il d’un tel échange s’il se déroulait dans le monde contemporain ? Quelle mémoire pour une correspondance de ce genre aujourd’hui ? On pourra toujours éditer des mails ou, pourquoi pas, des tweets ou des textos. Mais dans la correspondance entre Celan et Bachmann est mis en jeu un rapport au temps qui n’est pas celui de l’immédiateté, du direct si l’on reprend le vocabulaire propre à la radio et à d’autres médias. Un trouble majeur produit par le film, plus encore que la lecture suivie de la correspondance éditée, vient aussi du fait que les années de conversations à distance entre les épistoliers sont rendues de façon condensée : une relation d’une vingtaine d’années en une heure et demie – phénomène accentué sans doute par l’unité de lieu et le fait que les deux interprètes, par ailleurs encore jeunes, évidemment ne vieillissent pas.

Si la médiation technique (du texte, et de l’image) se trouve ainsi thématisée dans Rêveurs rêvés, jusqu’à suggérer l’hypothèse d’un modèle radiophonique justifiant son organisation formelle, une telle dimension n’est pas absente de Paterson. Le personnage de Paterson écrit ses poèmes sur un carnet, parfois, après les avoir ruminés au préalable comme on l’a indiqué. Un tel artisanat d’écriture paraît pour le moins archaïque puisque le protagoniste ne les recopie pas dans un fichier informatique et n’en fait pas même de copie, un choix qui va trouver sa limite, dramatique et dérisoire, quand l’affreux chien de sa compagne dévore le précieux carnet pendant que le couple est allé au cinéma (une punition pour avoir délaissé l’écriture pour la vision d’un film ?). Est-ce une façon de renvoyer l’écriture du protagoniste à une activité solitaire, et même solipsiste, vouée à rester hors de la communication, même limitée, et de toute volonté de reconnaissance, voire hors de toute archivage ? Un détail est notable dans le film : on peut avoir en effet l’impression que la ville de Paterson filmée par Jarmusch est une cité banale d’apparence mais idéale tant elle semble préservée de la pollution du téléphone portable. De fait, si le personnage n’en possède pas (pas plus qu’un ordinateur où il pourrait noter ou recopier ses poèmes), cette absence est en fait relative car lors d’une panne de son véhicule, il se voit contraint d’en emprunter un à une passagère (il s’agit d’une petite fille) pour signaler la défaillance technique à sa hiérarchie. De manière plus fondamentale, est-ce que l’inscription des poèmes sur l’écran, au-delà même du choix d’une police qui mime ou stylise une écriture manuscrite, ne renvoie pas à l’écriture dactylographiée, voire au texto ? Il y aurait bien, de la sorte, l’intégration de cette infrastructure technologique, même si elle n’est pas directement représentée, l’écriture manuscrite n’étant pas disjointe de la dactylographie, quel qu’en soit le support. À ce titre, il existerait bien une virtualité de l’archivage qui s’opposerait à la destruction du carnet de poèmes, ce qui aide à comprendre la fin du film et le fait que le personnage, face aux Great Falls, se remette à écrire sur le cahier vierge que vient de lui offrir un énigmatique touriste japonais, amateur de William Carlos Williams.

Les deux films évoqués, réfléchissant à l’acte de création littéraire en le mettant en scène, articulent de manière singulière images, textes et voix. Dans Paterson, l’expérience créatrice est présentée comme l’expression d’une intimité hors de soi tout en cherchant à relier objets, motifs et perceptions de manière à en proposer une expérience audio-visuelle – la part visuelle incluant la visibilité même de l’écriture. Dans Rêveurs rêvés, le dispositif conjoint de lecture et d’écoute indique que le poème se nourrit d’une réflexion sur la langue, inséparable de l’existence quotidienne, tout en n’existant, de manière fondamentale, que comme adresse à autrui. Dans les deux cas étudiés, il s’agit de laisser un espace et un temps pour la représentation d’une écriture, c’est-à-dire proposer une expérience d’écoute singulière, et parfois prolongée, en particulier chez Beckermann.

Paterson et Rêveurs rêvés proposent une représentation de la création littéraire qui intègre aussi une réflexion, même discrète, sur leur condition d’existence matérielle ou technologique. Moins qu’à reprendre le débat entre art et technique, ils invitent à se demander si, dans le monde contemporain, il est encore possible de faire une expérience avec des mots et des images. Peut-être alors peut-on comprendre les deux films comme des cas d’expériences de pensée intermédiales, au sens où Nancy Murzilli emploie cette expression à propos de l’usage réflexif de certains films, généralement célèbres ou faisant du moins l’objet d’une ferveur cinéphilique, dans des récits contemporains (Murzilli 2014) ? Dans cet article stimulant, la théoricienne cherche surtout à comprendre comment le recours au cinéma, comme dispositif et ressource intertextuelle voire pourvoyeur de mythologies, permet de rendre plus complexe une démarche fictionnelle en contexte littéraire. Je reprendrai plutôt à mon compte ce que notait Denis Thouard : « La poésie permet à la pensée de faire l’expérience de son autre dans le langage. » (Thouard 2016, 178) En transposant ce propos, on peut alors dire que la parole poétique permet au cinéma de faire l’expérience de son autre dans et par le langage, ou plus exactement que les images ne pensent que de manière dialogique ou polyphonique, en ménageant un temps et un espace pour une écoute – de la voix, du texte.


Références bibliographiques

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VATAN, Florence, « L’Aventure de la pensée », Revue de métaphysique et de morale, n°79, 03/2013, p. 331-341.

WILLIAMS, William Carlos, Paterson [1946-1958], traduit de l’anglais par Y. di Manno, Paris, José Corti, coll. « série américaine », 2005.


1. Dans la correspondance publiée, la dernière lettre (envoyée par Celan) date de 1967, mais après 1961, on ne compte que deux envois (I. Bachmann / P. Celan 2008).
2. Si « l’image pense », déclare Daniel Arasse d’une formule synthétique, l’on peut penser à Francastel et sa notion de « pensée figurative », irréductible au langage ou à la logique, ou à bien d’autres théoriciens de l’art et du cinéma qui ont pensé le caractère singulier de la dimension iconique, ou figurale, par rapport à la dimension linguistique.
3. Dans le bar où il se rend chaque soir, Paterson et le barman évoquent pour leur part les célébrités nées ou ayant vécu dans la cité.
4. Voir l’entretien avec Ron Padgett mené par Peter Bowen pour le site Bleecker Steet : https://bleeckerstreetmedia.com/editorial/meet-ron-padgett [sans date, mais mise en ligne vraisemblable au moment de la sortie en salles du film]. Pour les précisions bio- et bibliographiques, voir le site du poète : http://www.ronpadgett.com/. Plusieurs recueils de Padgett sont traduits en français aux éditions Joca Seria, notamment Comment devenir parfait qui reprend aussi les poèmes du film Paterson.
5. Cf. propos de l’auteur : www.townandcountrymag.com/leisure/arts-and-culture/news/a8972/ron-padgett-poet-paterson/ [mise en ligne, 29/12/2016].
6. « Je dois respecter la psyche du personnage que j’incarne. […]. En tant que “Je” moi-même, je peux écrire sur n’importe quoi. Comme poète, je me donne cette licence. Mais je ne peux pas donner cette licence à un personnage. » Entretien cité note 4 (ma traduction).
7. La musique est créée par le groupe de rock alternatif Sqürl, composé de Carter Logan, Shane Stoneback et Jim Jarmusch lui-même.
8. Concernant la genèse du film, la cinéaste précise en effet qu’elle avait d’abord souhaité faire alterner des plans de lecture avec ceux des lieux où avaient vécu les deux écrivains. Voir : « Sehnsucht : Ruth Beckermann on The Dreamed Ones » : https://cinema-scope.com/features/dreamed-ones-ruth-beckermann-austria-wavelengths/ [mise en ligne le 4/09/2016]. Voir également l’entretien dans le catalogue de la Berlinale avec Karin Schiefer, « Die Geträumten / The Dreamed Ones », Berlin, Berlinale Forum, 2016, p. 60-63.
9. À une brève exception près, de trois minutes vingt, où l’on retrouve l’opacité initiale du décor.
10. Quand les deux comédiens sont filmés en position de lecture, la valeur de citation du texte me paraît évidente, alors que la position d’écoute me semble indiquer un changement possible d’incarnation, laissant affleurer un dédoublement actoral.
11. C’est un point certainement remarquable du film de donner ainsi à entendre de manière directe ce que l’on peut désigner comme la voix des deux écrivains, en écartant toute représentation biographique.
12. On pourrait souligner le vers de Cologne, am Hof, cité dans le film : « Quelque chose parla entrant dans le silence… » [« Einiges sprach in die Stille… »]. C’est dans ce même poème de Celan, inséré dans le recueil Grille de Parole [Sprachgitter, 1959], que se trouve l’expression « die Geträumten » donnant son titre au film.
13. Le Méridien, le célèbre discours de Paul Celan tenu lors de la réception du prix Büchner en 1960, peut être compris selon cette perspective.
14. Dans un tel contexte, la dimension dialogique pose aussi la question de l’originalité, du propre, du singulier. Ruth Beckermann a supprimé les éléments de la correspondance concernant la vie littéraire et ses intrigues, en particulier, la polémique qui a empoisonné la vie de Celan, l’accusation de plagiat de textes d’Yvan Goll lancée par Claire Goll, la veuve de l’écrivain. À un tout autre niveau, on a relevé dans Paterson, le statut ambigu des poèmes rédigés par le protagoniste : textes inédits ? plagiat de poème existants ?

Mathias Lavin

Mathias Lavin est professeur en Études cinématographiques à l’Université de Poitiers. Il a écrit plusieurs ouvrages sur Manoel de Oliveira, un essai sur la neige au cinéma (Yellow Now, 2015) ; co-dirigé, avec Diane Arnaud, un collectif dédié à Ozu (Ozu à présent, G3J éditeur, 2013), et avec Christa Blümlinger un volume sur le geste (Geste filmé, gestes filmiques, Mimésis, 2018). Il est également l’auteur de plusieurs textes consacrés à l’œuvre de Chantal Akerman, et récemment d’un livre sur la parole au cinéma, Puissance(s) de la parole, à l’écoute des films (Mimésis, 2022).