Thierry Drumm
I. Les idées n’expliquent rien
En novembre 1975 paraissait un numéro spécial de la revue Science Fiction Studies, consacré au travail d’Ursula K. Le Guin. Le numéro suivant (mars 1976) contient une importante réponse de la conteuse. Une réponse nuancée : pleine de gratitude mais aussi, partiellement, d’insatisfaction :
[…] à certains moments, les idées seules sont discutées, comme si les livres existaient par et pour leurs idées ; et cela implique un processus de traduction vis-à-vis duquel je suis un peu mal à l’aise. D’une manière ou d’une autre, ce qui compte a été perdu dans la traduction. (« A Response », 44, ma traduction, et de même pour toutes les citations renvoyant à l’anglais.)
Dans sa réponse, comme dans beaucoup d’autres textes, Le Guin nous incite à nous intéresser à son travail non comme à l’expression d’idées, mais comme constitué par une pratique spécifique, présentant ses conditions propres, ses effets particuliers. S’il est tout à fait crucial de s’interroger sur ce qui fait la réussite d’une œuvre de fiction, il ne fait aucun doute que « [l]es idées ne l’expliqueront pas. La théorie ne suffit pas. » (« A Response », 45). Non seulement la traduction en idées ne suffit pas, mais elle apparaît comme une opération apte à convertir les puissances fictionnelles en d’inoffensifs objets de discussion, dont on pourra à loisir et en toute innocence « intellectuelle1 » estimer la pertinence et la « vérité ». Qu’il s’agisse de fiction ou de « non-fiction », peut-être un livre ne veut-il jamais rien dire. Plutôt que ce qu’il est supposé dire, sa réussite tient à sa capacité à faire quelque chose, à altérer ou transformer nos manières de penser et de sentir. Plutôt que l’expression d’idées, les livres apparaissent, dans les propos mêmes de Le Guin (Words, 48), comme des constructions, qui font quelque chose ou la rendent possible. Il s’agirait alors de nous demander : que nous font, sur leur mode propre, les fictions de Le Guin ? De quoi nous rendent-elles capables ? C’est ce point de vue pleinement pratique et technique que je vais m’efforcer de maintenir tout au long de mon texte.
II. Les portes de mondes
À ce point de vue pratique correspond une première exigence, celle de refuser tout cloisonnement des fictions dans quelque sphère autonome. Si les fictions se présentent comme des opérations pratiques spécifiques, il est indispensable de les saisir du point de vue de leurs tenants et aboutissants, autrement dit, en rapport à certains aspects de notre situation aujourd’hui. Celle-ci peut se caractériser partiellement, mais de manière pour le moins « importante », par la destruction galopante d’innombrables mondes et manières d’être, humains et autres qu’humains. Face à ces destructions, je suis convaincu que les pratiques de fiction, celles que Le Guin a cultivées, revêtent une importance cruciale et sont bien plus, infiniment plus, et même tout autre chose, que de supposés « divertissements ». Je dirais dès à présent que cette importance vitale tient peut-être d’abord à ce que l’on y fréquente ces êtres si étranges que sont les personnages de fiction. Cultiver, avec Le Guin, des rapports intenses à certains personnages, c’est en effet inséparablement expérimenter avec eux des capacités de penser, de sentir, d’agir dont nous avons vitalement besoin pour interrompre au plus vite les désastres écologiques en cours. Nos rapports aux personnages et aux fictions font s’épanouir des forces cruciales, que nous n’aurions pas autrement. C’est à donner le plus de poids possible à cette proposition que je vais m’appliquer dans ce qui suit. Et pour rester toujours au plus près de la pratique fictionnelle de Le Guin (sans convertir ses écrits en « idées »), je vais commencer en évoquant le saisissant personnage dont nous faisons la connaissance au début du deuxième roman de Terremer : Les Tombeaux d’Atuan (1970)2.
Le livre s’ouvre sur un prologue où l’on entend une simple voix, un simple appel : « Rentre, Tenar ! Rentre à la maison ! » Puis, une image apparaît :
Dans la vallée profonde, entre chien et loup, les pommiers étaient presque en fleur ; çà et là, parmi les rameaux ombrés, une fleur précoce était éclose, blanc et rose, comme une pâle étoile. Dans les allées du verger, dans l’herbe épaisse, tendre et humide, la fillette courait, pour le simple plaisir de courir ; entendant l’appel, elle ne revint pas immédiatement, mais fit un grand détour avant de s’en retourner vers la maison. Sa mère, qui attendait sur le seuil de la cabane, avec derrière elle la lueur du feu, observait la toute petite silhouette qui courait et dansait comme un duvet de chardon emporté par le vent, sur l’herbe plongée dans l’ombre des arbres. (Terremer, 283)
Tenar, une jeune fille d’un hameau des Terres Kargues, vit aux confins de Terremer. Ces premières lignes, dans lesquelles nous faisons sa connaissance, s’offrent dans un contraste frappant vis-à-vis du monde des hommes puissants, les magiciens et leurs ennemis, que nous avons rencontrés dans le roman précédent, Le Sorcier de Terremer (1968). Tenar ne fait clairement pas partie de leur monde, et nous semblons nous trouver à mille lieues de tout récit héroïque. En ce début de roman, Tenar est une fillette en train de courir dans les prés, appelée par sa mère, et baignée dans un saisissant monde animé : le feu dans l’âtre, l’ombre des arbres, les pommiers, les fleurs et l’herbe mouillée ; la personne même de Tenar évoque le duvet de chardon, une plante commune qui interviendra de manière récurrente dans son histoire. Or, dit Le Guin, dans les romans, « les premières phrases sont les portes de mondes » (Danser, 253, traduction modifiée3). Ces portes s’ouvrent en suivant le rythme balancé des phrases – un rythme ondulatoire, une « onde de pensée » (selon la formule qui sert de titre à The Wave in the Mind) sans laquelle ne saurions entrer et rester dans l’histoire. Bien qu’il s’agisse là d’un aspect tout sauf accessoire des pratiques de fiction, ce n’est pas à ce rythme de l’écriture que je m’intéresserai ici, mais à ces mondes et à ces personnages qu’ils nous apportent, afin de tenter de saisir quelque chose des rapports que nous pouvons construire, avec eux, à certains aspects cruciaux de notre situation aujourd’hui.
III. L’Homme Civilisé et le récit héroïque
J’ai caractérisé cette situation par la destruction d’innombrables mondes et d’innombrables manières d’être – à travers l’extraction de ce que l’on appelle des « ressources », la dévastation accélérée de lieux vivants, la mise au travail d’êtres humains et non humains. Cette énumération désolante (qui pourrait se poursuivre) ne renvoie à aucun effet aveugle et anonyme. Ces destructions sont au contraire engendrées par certaines activités humaines, dont les conditions sont tour à tour et conjointement racistes, patriarcales, capitalistes. Plutôt qu’une « essence » commune, ces activités pourraient se voir attacher un nom, qui ne viserait pas à définir ou à exclure d’autres formulations, mais qui permettra peut-être de sentir à quel type de forces l’on a affaire. Autrement dit, cette opération de nomination pourrait se caractériser comme un effort pour faire sentir ce au nom de quoi ces destructions sont menées. Il serait dès lors possible de dire, avec Le Guin, que ces destructions, loin d’être menées par l’humanité en général, le sont, pour partie au moins, par ceux qui agissent au nom de « l’Homme Civilisé ». Le Guin nous fait entendre, de façon saisissante, le discours de ce dernier :
L’Homme Civilisé dit : Je suis le Soi, je suis le Maître, tout le reste est l’Autre – au-dehors, inférieur, en dessous, subalterne. Je possède, utilise, explore, exploite, maîtrise. En la matière, seul ce que je fais importe. Ce que je veux, voilà à quoi sert la matière. Je suis celui qui est, le reste est femme ou nature sauvage, et je m’en sers à ma guise. (Danser, 193, traduction modifiée)
Mais Le Guin ne s’est pas contentée de nommer « l’Homme Civilisé » et d’évoquer les dévastations menées en son nom. Son art était celui du récit et l’une de ses plus importantes découvertes a été de sentir combien le discours de « l’Homme Civilisé » correspond à un certain type de récit : le récit héroïque. Dans son essai « The Carrier Bag Theory of Fiction » (1986), Le Guin écrit :
Ainsi le héros a-t-il décrété par l’intermédiaire de ses porte-parole, les Législateurs, que, premièrement : la forme correcte du récit est celle de la flèche ou de la lance ; elle part d’ici, elle va tout droit là et TOC ! Elle frappe sa cible (qui s’écroule, frappée à mort) ; et que deuxièmement : le sujet principal du récit, roman compris, est le conflit ; et troisièmement : que l’histoire n’a aucune valeur s’il n’y figure par lui-même. (Danser, 202)
Nous voici avec une théorie de la narration hélas très peu dépaysante, une sorte de « conception gladiatoriale de la fiction » (Danser, 229, traduction modifiée), dont on sent vivement, dans la formulation de Le Guin, à quel point elle est celle qui convient à l’Homme Civilisé. En d’autres termes, le récit héroïque est celui dans lequel se raconte l’épopée de l’Homme Civilisé. L’Homme Civilisé, celui qui dit « Je suis le Soi, je suis le Maître, tout le reste est l’Autre », est un Héros. Il ne s’agit aucunement de présenter le récit héroïque comme la source unique et l’explication des ravages que nous connaissons, mais bien de sentir combien l’existence, et les conditions d’existence de « l’Homme Civilisé » se nourrissent de ce récit qu’elles nourrissent en retour4.
IV. Les romans : des lieux peu accueillants pour les héros
En 1979, Audre Lorde avait lancé le cri : « on ne démolira jamais la maison du maître avec les outils du maître » (119). La puissante et efficace association entre les conditions d’existence de l’« Homme Civilisé » et le récit héroïque rend indispensable le recours à d’autres récits. Et cela n’a rien de facile, tant les mondes dans lesquels nous vivons sont imprégnés d’un héroïsme, qui glisse littéralement ses mots dans nos bouches (Terremer revisité, in Terremer, 1777). Mais comment une opposition héroïque à l’héroïsme pourrait-elle avoir d’autre effet que de renforcer ce dernier ? Nous avons plus qu’assez entendu toutes les formes possibles du récit héroïque, du récit des maîtres (Danser, 169). Si le récit héroïque fait partie des outils du maître, s’il appuie et justifie la maison du maître, alors il nous faut cultiver d’autres types de récits, il nous faut d’autres histoires5.
C’est cet enjeu qui confère toute son importance à la proposition qui vibre au cœur de l’essai de Le Guin « The Carrier Bag Theory of Fiction » : « Le roman est un type d’histoire fondamentalement non héroïque » (Danser, 202). Cette proposition est comme une découverte ou une redécouverte, qui rend capable d’espérer collectivement. Elle est à prendre, comme toujours, tout à fait littéralement, pratiquement, techniquement : les romans constituent un type de récit peu accueillant pour les héros. Eux-mêmes des sortes de sacs, les romans abritent un fouillis d’êtres et de choses qui entrent en rapport mutuel ainsi qu’en rapport avec nous (Danser, 202). Ils offrent un type d’histoire dont l’essence est l’embrouillement (Langage, 146). Comment un héros conserverait-il le moindre semblant de maintien digne en telle compagnie ? Dans une narration romanesque, dit encore Le Guin, vous ne pouvez renvoyer à l’éternité, à l’immortalité, à la sortie du temps ; la narration affirme le temps vécu, le temps signifiant (Danser, 58). Des choses arrivent, des choses se produisent, et cela permet mal d’installer un univers établi, où des héros pourchasseraient éternellement leurs ennemis au nom de l’Homme, ou simplement en leur propre nom. La narration en général, dit Le Guin, est « une rencontre active avec l’environnement » (Danser, 64, traduction modifiée).
En bref, les choses ne pourraient aller plus mal pour le héros, tant il faut à ce dernier « une estrade, un piédestal, un pinacle. Si on le fourre dans un sac, il a tout à coup des allures de lapin ou de pomme de terre » (Danser, 202). Cela ne signifie aucunement que les romans offriraient une sorte de salut garanti, une zone d’immunité antihéroïque. J’ai mentionné plus haut, avec Le Guin, la capacité puissante du récit héroïque à mouvoir nos langues, à s’immiscer dans ce que nous entendons, à occulter ce que nous entrevoyons. Mais les romans n’en restent pas moins des lieux où se cultivent des capacités désastreuses pour tout héroïsme et menaçantes pour l’Homme Civilisé.
Évoquant ces histoires peu accueillantes pour les héros, Le Guin écrit dans son essai : « That is news », avant d’ajouter, au début du paragraphe suivant : « And yet old6 ». Cet ajout est important, car il vient ruiner toute possibilité de présenter Le Guin (et quelques autres autrices) comme celle qui, tel un Héros, viendrait nous apporter les nouveaux récits dont nous avons besoin. On aurait de la sorte tôt fait de reconstituer cette coupure entre l’Homme Civilisé, qui apporte ses innovations, même simplement « littéraires », et ceux et celles qui, arriérés et en manque de tout, en recueilleront les « bienfaits ». Les splendides fictions de Le Guin ont peu à voir avec quelque rupture innovante dans nos manières de raconter mais beaucoup avec un effort pour hériter de types de récits rétifs à tout héroïsme. Par ailleurs, ce n’est pas par elle-même que Le Guin aurait renoué avec une tradition fictionnelle qui vibre de puissances antihéroïques, mais bien à travers un activisme féministe collectif qui l’a rendue capable de penser (Danser, 100). La proposition de Le Guin peut donc se comprendre comme une tentative pour relayer une exigence : celle d’hériter, avec nos romans, de pratiques qui jouent un rôle crucial pour nous permettre de continuer à vivre dans des mondes partagés et communs, qui pourraient démanteler la maison du maître. Autrement dit, l’enjeu de raconter d’autres histoires peut se décrire comme relevant de ce que certaines activistes écoféministes et sorcières néopaïennes appellent « reclaim » (Pignarre et Stengers, 185) : une réappropriation collective et constante de capacités communes dont l’Homme Civilisé exige l’éradication.
V. Voir par en dessous
Mais il faut caractériser plus concrètement encore ce dont la fiction romanesque nous rend capables. Le Guin précise que l’espoir vient en partie du fait que les romans, plutôt que des héros, contiennent des gens, des personnages (Danser, 202). La question dont je m’efforce de suivre le fil peut de ce point de vue se formuler ainsi : de quoi les relations que nous entretenons avec des personnages de fiction nous rendent-elles capables ? Voilà bien entendu une immense question, qui n’appelle aucune réponse susceptible de la clôturer. Dans ce qui suit, je vais évoquer simplement deux capacités, mais des capacités cruciales, que nous devons aux liens que nous cultivons avec des personnages : « voir par en dessous » et le « feu de l’imagination ». Et pour parler de cette vision et de ce feu, et parce que ces capacités tiennent aux personnages, je reviens à Tenar.
L’Archipel de Terremer, les Lointains et les Terres Kargues n’ont rien de « fantastiques » petits paradis en comparaison de notre situation. Dès le premier roman qui s’y rapporte, nous découvrons un monde qui n’ignore aucunement la maison du maître. L’histoire de Terremer voit se succéder les rois et les royaumes, les mages sont formés dans une école dont les femmes sont exclues, la cour d’Havnor vit dans l’opulence, et la traite des esclaves est une pratique installée. Tenar a elle aussi eu sa part de ce que Le Guin appelle « pouvoir sur », et qu’elle décrit, dans la postface des Tombeaux d’Atuan, de la manière suivante : « la régence, la domination, la suprématie, l’esclavagisme, l’autorité sur les autres. » (Terremer, 464) On peut même dire que, passé sa prime enfance, Tenar n’aura ensuite longtemps rien connu d’autre que le « pouvoir sur ». Dans les Terres Kargues où elle vit, Tenar a en effet, dès sa naissance, été reconnue comme la réincarnation de la Prêtresse des Tombeaux d’Atuan et arrachée à ses proches pour jouer son rôle au service du culte des Puissances Anciennes de la Terre, un rôle qui lui vaut notamment le droit, ou plutôt l’obligation, de mettre tout traître à mort. Éduquée comme Prêtresse, Tenar joue son rôle.
Mais Tenar est un personnage de roman, pas un Héros. Alors que deux prisonniers croupissent dans une cellule souterraine, Le Guin raconte que Tenar
[…] rêvait beaucoup. Elle rêvait qu’il lui fallait faire cuire de la nourriture, d’immenses chaudrons pleins de bouillie savoureuse, et tout déverser dans un trou dans le sol. Qu’elle devait porter une jatte remplie d’eau, une profonde jatte en cuivre, à travers l’obscurité, pour quelqu’un qui avait soif. Elle ne parvenait jamais jusqu’à cette personne. Elle s’éveillait, et elle avait elle-même soif, mais elle n’allait pas chercher à boire. Elle restait étendue, les yeux ouverts, dans la chambre sans fenêtre. (Les Tombeaux d’Atuan, in Terremer, 323-324)
Ce ne sont pas là des rêves de héros. Un héros n’est pas supposé frémir. Par la suite, Tenar va parvenir à s’enfuir d’Atuan avec Ged, le personnage principal du roman précédent. Tenar a le don et elle pourrait devenir elle-même une puissante magicienne. Elle commence à se former avec le maître de Ged, Ogion, mais très vite elle décide de renoncer à cette formation. Le Guin dit qu’il lui a fallu très longtemps pour comprendre le choix de Tenar (postface à Tehanu, in Terremer, 1023-1024). Tenar ne veut plus avoir part au « pouvoir sur ». Elle veut gagner en « pouvoir de » (postface aux Tombeaux d’Atuan, in Terremer, 464). Si le « pouvoir de » s’oppose au « pouvoir sur », on comprend que le « pouvoir de » n’a rien à voir avec une « liberté de faire ce que l’on veut ». Ce serait plutôt le pouvoir de vivre dans le monde, avec d’autres êtres, et de contribuer à son changement, et au démantèlement de la maison du maître.
Tenar est un bouleversant personnage de fiction qui dès lors, dit Le Guin, lui a permis de « re-voir » Terremer (Terremer revisité, in Terremer, 1769-1793). Le Guin emprunte le terme de « re-vision » à Adrienne Rich : « re-voir », ce n’est pas corriger, améliorer, rectifier, mais c’est voir à nouveau, voir d’un point de vue qui n’est pas celui du héros, du maître ou de l’Homme Civilisé. « Tenar, écrit Le Guin, voyait toute chose par en dessous, d’un autre angle, à travers le regard des marginaux, des sans-voix, des dépossédés » (« Introduction », in Terremer, 17). Ainsi par exemple, dans Tehanu (1990), publié presque vingt ans après Les Tombeaux d’Atuan, nous retrouvons Tenar, qui s’est mariée, sur l’île de Gont, avec un paysan modeste, Silex (Flint). Elle a eu un fils, Étincelle (Spark), qui est le plus souvent absent. Mais ce fils est légalement le « maître » de sa maison (le chapitre 13 est intitulé « Le maître »). À travers Tenar et relativement au travail agricole, Le Guin décrit un système patriarcal de propriétés détenues par les hommes :
Une veuve ne pouvait avoir la jouissance du bien de son défunt époux que s’il n’y avait pas d’héritier ni d’ayant droit mâle. Le fils de Silex, le marin, était l’héritier, et la veuve de Silex se contentait de conserver la ferme pour lui. Si elle venait à décéder, il appartiendrait à Clairru [Clearbrook, un métayer du village] de garder la propriété pour le compte de l’héritier ; au cas où Étincelle ne réclamerait pas son bien, celui-ci reviendrait à un cousin éloigné de Silex qui habitait à Kahedanan. (Terremer, 977)
Nous n’aurions pas pu « voir » cela si l’histoire racontée n’avait pas été celle d’un personnage mais celle d’un héros. Le héros évolue dans un monde qui équipe ses actions, et celles-ci ne font dès lors jamais apparaître ce monde, n’en font jamais un problème7.
Le Guin affirme très clairement que les personnages de fiction ne peuvent aucunement être tenus pour des doubles ou des images de l’autrice, et l’histoire pas davantage pour une expression de sa « personnalité », profonde ou non8. Si tel était le cas, comment, grâce au personnage et avec lui, apprendrions-nous quoi que ce soit que nous ne sachions déjà ? Comment pourrions devenir capables avec lui d’autre chose que ce dont nous sommes déjà capables sans lui ? (Wave, 237) De même que nos rêves empruntent bien souvent des ingrédients provenant de notre vie éveillée, il n’est pas rare que les personnages se nourrissent de fragments de personnes (dont la personne de l’autrice) qui existent hors de la fiction, mais ils n’en sont pas moins de véritables autres, avec lesquels l’autrice entre en relation, et même en rapport – un rapport tout à fait corporel (Wave, 284) et même semblable, dans certains cas, à une véritable passion amoureuse9. C’est parce que le personnage n’est pas nous que nous pouvons apprendre de lui tout autre chose que ce que nous savons déjà. Et si cela est bien sensible en ce qui concerne cette première capacité à « voir par en dessous », ce l’est encore, et peut-être même davantage, concernant la seconde.
VI. Le feu de l’imagination
Alors même que « voir par en dessous » constitue une première fabrication de solidarité, Le Guin nous fait très vite sentir que cette capacité, aussi précieuse soit-elle, ne peut suffire et pourrait même, laissée seule, se changer en poison. Décrire en effet seulement de cette manière ce dont les romans nous rendent capables, ce serait en faire des instruments de lucidité, de désillusion. Ce serait donner beaucoup trop à une maison du maître installée comme une réalité pétrifiante. Le Guin écrit : « [r]econnaître notre misère partagée et familière, cela ne suffit pas. Je veux reconnaître quelque chose que je n’ai jamais vu auparavant. Je veux que la vision me saute aux yeux, terrible et embrasée – le feu de l’imagination qui métamorphose. Je veux les vrais dragons » (Wave, 268). Dans cet extraordinaire passage, l’expression que Le Guin souligne est particulièrement frappante : comment en effet pourrions-nous reconnaître quelque chose que nous n’avons jamais vu auparavant ? La formule semble tout bonnement contradictoire. Mais si elle l’est, c’est que le choc entre « reconnaître » et « quelque chose que je n’ai jamais vu auparavant » est la seule manière d’exprimer une « métamorphose », le surgissement d’une capacité de sentir, de penser, de vivre, qui est nouvelle, inattendue, que rien ne préparait, et qui fend le mur de ce que l’on tenait jusqu’alors pour la « réalité telle qu’elle est ».
J’ajouterais que, dans la formule de Le Guin, la « volonté » associée à l’expérience de la métamorphose ne devrait aucunement se comprendre à la manière d’un volontarisme ou d’une décision souveraine émanant d’un sujet susceptible de penser « par lui-même ». À propos de la question connexe de la venue à l’existence des personnages de fiction, Le Guin insiste constamment sur le blocage complet auquel aboutit toute tentative d’approcher ces derniers de manière conquérante :
Les périodes pendant lesquelles personne n’habite le paysage sont des temps de silence et de solitude. […] Mais il ne sert à rien de tenter de les peupler de son propre chef. Ces gens ne viennent que lorsqu’ils sont prêts, et ne répondent pas à un appel. Ils répondent par le silence. […] Il vaut mieux se tenir tranquille et attendre et écouter le silence. […] J’appelle cette attente « prêter l’oreille aux voix ». (Wave, 287-288 ; voir aussi Wave, 284)
Toute volonté « souveraine » ne ferait, par son propre exercice, que consolider une fois encore et stabiliser une situation à l’intérieur de laquelle il s’agit au contraire de permettre l’intrusion d’un personnage qui soit autre chose qu’une simple émanation de l’autrice10. Si l’on peut toutefois, comme le fait Le Guin, parler de volonté, ce sera donc en un tout autre sens du terme. S’il y a ici volonté, et volonté passionnée, elle ne se distingue pas d’une soif de ce que l’on sait indispensable : la vision transformatrice qui ne surgira qu’à ses propres conditions. La volonté portée vers « les vrais dragons », la soif de la vision transformatrice, s’accompagnent du savoir que « nul ne saurait expliquer un dragon » (avant-propos aux Contes de Terremer, in Terremer, 1040).
Il est temps de retrouver Tenar, sur l’île de Gont, près du village de la Chênais. Dans le quatrième roman de Terremer, Tehanu, nous la voyons se rendre un jour chez le tisserand, que les autres habitants appellent Éventail (Fan), en raison du magnifique objet accroché au mur de sa maison. L’éventail
[…] était déployé sur le mur. À peine revit-elle l’éventail que les personnages délicatement représentés, hommes et femmes dans leurs somptueuses toilettes couleur de rose, de jade et d’azur, les tours, les ponts et les oriflammes du Grand Port d’Havnor retrouvèrent toute leur familiarité aux yeux de Tenar. (Terremer, 871)
Tenar s’extasie, et le vieil homme lui demande si elle a jamais vu l’envers de l’éventail. À sa réponse négative, l’éventail est décroché, et le tisserand lui tend l’objet fermé et retourné en lui recommandant de l’ouvrir lentement.
Elle obtempéra. Des dragons s’animèrent en même temps que bougeaient les branches de l’éventail. Finement peints sur la soie jaunie, de magnifiques dragons rouges, bleus et vert pâle étaient disposés en groupe tout comme étaient groupés les personnages du recto, parmi les nuages et les pics de montagnes.
— Tiens-le à contre-jour, dit le vieil Éventail.
Elle obéit et vit les deux côtés, les deux images, se superposer dans la lumière qui filtrait à travers la soie, de sorte que les nuages et les pics étaient les tours de la cité, que les hommes et les femmes étaient ailés, et que les dragons avaient des regards humains. […] Tenar retourna l’instrument une fois de plus à la lumière, puis le raccrocha comme il l’était, avec les dragons cachés dans les ténèbres, et les hommes et les femmes qui marchaient au grand jour. (Terremer, 871-872)
Si nous restons au plus près de la pratique, et suivons les personnages de manière à partager avec eux certains apprentissages et certaines métamorphoses, il faut à tout prix éviter de saisir une scène telle que celle-ci à la manière d’une allégorie ou d’un message11. En nous nous en tenant à l’histoire et à l’expérience que nous vivons avec Tenar, je dirais que la découverte de l’éventail constitue un choc, une vision, peut-être un présage, qui suscitent ce « feu de l’imagination qui métamorphose ». La vision se rapporte à un monde peuplé d’êtres indociles, d’une manière qui active une imagination du possible. Dans le monde de Terremer, on raconte qu’humains et dragons formaient jadis un seul peuple, avant de se séparer (un événement appelé verw nadan, ou Vedurnan), les humains héritant de la terre et de la mer, les dragons de l’air et du feu. Dans Tehanu et d’autres histoires écrites après les deux premiers romans se rapportant à Terremer, le « pouvoir sur » prend une forme particulière : certains mages (Cob, Aspen et Thorion) puisent dans une magie ancienne les moyens de tromper la mort et de ne jamais mourir. L’opération repose sur des sorts qui isolent derrière un mur une étendue prise sur le territoire des dragons. Sur cette étendue, les humains, sans vraiment vivre, échappent à la mort. Ce tour a un effet dramatique sur les êtres peuplant Terremer : les animaux meurent ou tombent malades, les sorts n’opèrent plus, les chants sont oubliés. Dans L’Ultime rivage (1972), nous apprenons que pour les mages en quête d’une vie éternelle dans leurs propres corps, il s’agit là seulement du « prix à payer » (Terremer, 538). Cette quête n’est pas sans rappeler celle que poursuivent aujourd’hui transhumanistes et climato-négationnistes, qui nous promettent (ou plutôt se promettent entre Hommes Civilisés) de transcender toute existence terrestre, quel qu’en soit le prix pour les « Autres ». Mais c’est précisément ici que le récit de Le Guin fait jaillir le « feu de l’imagination qui métamorphose », alors que nous voyons Tenar et d’autres personnages imaginer bien au-delà du statu quo et ainsi trouver des manières de démanteler les menées des mages qui s’efforcent, à tout prix, de tromper la mort. Dans l’histoire de Tenar, la vision des faces combinées de l’éventail est une surprise qui enflamme l’imagination (celle de Tenar et la nôtre) et fait sentir que l’ordre présent des choses n’a rien de nécessaire et pourrait encore laisser place à d’autres manières de vivre entre humains et dragons, à d’autres compositions de mondes, hors des logiques installées du « pouvoir sur ».
Pourquoi donc ressentons-nous ce feu lorsque nous suivons l’histoire de Tenar ? Je crois d’abord simplement parce que Tenar agit, et parce qu’elle agit dans un monde non héroïsé. Ainsi Tenar (et nous avec elle) peut-elle avoir l’expérience de visions transformatrices qu’elle ne peut d’avance tenir pour acquises, quand bien même elle et nous savons à quel point elles nous sont nécessaires. Dans et à travers l’histoire, les personnages nous rendent capables de penser en nourrissant le sentiment puissant que « les choses ne sont pas censées être telles qu’elles sont » (No Time, 81).
VII. Escapisme
En guise d’ouverture, j’aimerais revenir sur les enjeux politiques dont je suis parti et la manière dont la fiction comme pratique (non comme représentation d’idées) résiste activement aux destructions menées au nom de l’« Homme Civilisé ». Ce qu’une description empirique des fictions rend sensible (comme celle que tente Le Guin elle-même dans de nombreux essais), c’est que vision, volonté, imagination, sont elles-mêmes les effets d’un art, sont elles-mêmes engendrées dans une pratique qui les fait exister, au lieu d’être « naturellement » présentes en tant que « facultés » d’un supposé « esprit humain » universel. Ni Le Guin ni ses lectrices et lecteurs n’ont la moindre capacité de voir, de vouloir, d’imaginer indépendamment de pratiques fictionnelles (et autres) et des rapports aux personnages qu’elles établissent. Mais dès lors, ces capacités ont aussi la fragilité de toute pratique. Elles sont vulnérables aux tentatives d’éradication.
Et celles-ci ne manquent pas. Si elles ne manquent pas, c’est peut-être d’abord parce que la fiction romanesque, loin de nous transporter dans des mondes « imaginaires » ou « irréels », nous plonge dans des expériences concrètes et présentes, très éloignées de toute « réalité telle qu’elle est ». La science-fiction et la fantasy sont de ce point de vue tout à fait « réalistes », mais « réalistes » sans omettre ni les puissances de vision et d’imagination ni les forces indociles dont nos mondes sont animés. « Un réalisme étrange, certes, mais la réalité n’est-elle pas étrange ? » (Danser, 203). C’est cette permanente manière d’expérimenter des puissances de vision et d’imagination qui met en péril l’Homme Civilisé :
Car la fantasy est vraie, bien entendu. Elle n’est pas factuelle mais elle est vraie. Les enfants le savent très bien. Les adultes aussi – et c’est précisément pour cette raison que beaucoup en ont peur. Ils savent que sa vérité met au défi, voire menace tout ce qui est faux, tout ce qui est factice, tout ce qui est superflu, tout ce qui est sans importance, dans la vie qu’ils se sont laissé imposer. (Langage, 32)
Par leur manière bouleversante d’ouvrir effrontément « les portes de mondes », ces pratiques de fiction constituent un danger très concret « pour ceux qui profitent des choses telles qu’elles sont » (Wave, 219).
Ce danger réel que représentent les fictions d’imagination pour les tenants de la « réalité telle qu’elle est » entraîne une première réaction courante : l’accusation d’évasion (escapism). Cette accusation a l’intérêt de poser assez clairement les enjeux, car, comme le demande Le Guin, « que veut dire évasion ? […] De quoi ce terme nous accuse-t-il ? » (No Time, 83). L’accusation d’« évasion » a pour seul objet d’obtenir que vous restiez à votre place. Comme cela suffit rarement, tout un ensemble de pratiques s’efforcent de reléguer la fiction « fantaisiste » hors de la sphère d’activité plus élevée de l’Homme Civilisé. « Le garçon et l’homme américains12 sont fréquemment sommés de définir leur masculinité en rejetant certaines caractéristiques, certains dons humains, certaines potentialités, que notre culture définit comme « féminins » ou « puérils » » (Langage, 26, traduction modifiée). Une sorte de machisme doublé de « maturisme » (Cheek, 21 ; voir aussi Langage, 154). Face à ces tentatives d’éradication, auxquelles répond un puissant « reclaim », l’importance des expériences des femmes et des enfants pour Le Guin se fait vibrante. Cette importance n’offre aucun salut et n’est pas exclusive. Mais, paradoxalement et partiellement, l’accusation même de « puérilité » et de « féminité » a pu laisser subsister des possibilités vitales de pratiquer l’« escapisme ». Tenar et sa fille Therru sont de ces personnages que nous rencontrons dans leur (effroyable) enfance et grâce auxquels nous apprenons des manières de vivre ce réalisme étrange, au contact de mondes animés dont l’étrangeté est « plus ancienne et plus grande que nous » (Words, 34). De Therru, Le Guin dit : « Elle nous mène au dragon. Elle est le dragon » (Terremer revisité, in Terremer, 1792).
Bibliographie
Le Guin, U. K., « A Response to the Le Guin Issue (SFS #7) », Science Fiction Studies, vol. 3, n° 1, 1976, p. 43-46.
_____ The Wave in the Mind: Talks and Essays on the Writer, the Reader, and the Imagination, Boston, Shambhala, 2004.
_____ Cheek by Jowl: Talks & Essays on How & Why Fantasy Matters, Seattle, Aqueduct Press, 2009.
_____ Le langage de la nuit. Essais sur la science-fiction et la fantasy, traduit par F. Guévremont, Paris, éditions Aux forges de Vulcain, coll. « Essais », 2016.
_____ Words Are My Matter: Writings about Life and Books, 2000-2016, with A Journal of a Writer’s Week, Easthampton, Small Beer Press, 2016.
_____ No Time to Spare: Thinking About What Matters, New York, Houghton Mifflin Harcourt, 2017.
_____ Terremer – Intégrale, Librairie générale française (Le Livre de poche), 2018.
_____ Conduire sa barque. L’écriture, ses écueils, ses hauts-fonds : un guide de navigation littéraire à l’usage des auteurs du XXIe siècle, traduit par B. Augier, Paris, Antigone 14 éditions, coll. « Les essais d’Antigone », 2019.
_____ Danser au bord du monde. Mots, femmes, territoires, traduit par H. Collon, Paris, Éditions de l’éclat, coll. « Premiers secours », 2019.
Lorde, A., Sister Outsider. Essais et propos d’Audre Lorde, traduit par M. C. Calise, ainsi que G. Gonik, M. Hélie-Lucas et H. Pour, Genève, éditions Mamamélis, Laval, éditions TROIS, 2003.
Pignarre, P. et I. Stengers, La sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement, Paris, La Découverte, 2005.
Rich, A., « When We Dead Awaken: Writing as Re-Vision », College English, vol. 34, n°1, 1972, p. 18-30.
1 Le Guin écrit : « Ce qui fait d’un roman un roman est quelque chose de non intellectuel, qui n’est pourtant pas simple » (« A Response », 44).
2 Et pour la même raison, je ne visiterai ici aucun des autres mondes fictionnels dont Le Guin nous entretient.
3 J’ai modifié ici et là les traductions existantes, non pour proposer de meilleures traductions, mais pour conserver, lorsque cela importait à mon propos, certains aspects du texte original.
4 Ce que je formule ici ne renvoie pas à ce qu’on nomme « idéologie », au sens de représentations trompeuses qui nous mettraient au service d’une réalité dont elles dissimulent les intérêts. Il m’apparaît possible de dire que les histoires que nous racontons sont plutôt comme des outils, des équipements, tout à fait effectifs. Mais elles ne nous trompent pas plus qu’elles n’expriment quelque chose d’autre. Elles sont comme de puissantes propositions relatives à des manières de vivre. Avec quelles sortes d’histoires voulons-nous vivre ?
5 Beaucoup de travaux contemporains font entendre cette exigence, entre autres ceux de : Donna Haraway, Deborah Bird Rose, Anna Tsing, Thom van Dooren.
6 « C’est de l’inédit. Pourtant, ça remonte loin dans le temps », Danser, 199.
7 Loin d’être un homme de paille ou un « problème » passé, le héros affiche aujourd’hui une vitalité tout à fait conséquente dans les enjeux de fabrication de monde (voir à ce sujet Terremer revisité, in Terremer, 1783-1784).
8 « Où est je lorsque j’écris ? En train de suivre la cadence. De suivre les mots. Ce sont eux qui sont aux commandes. C’est l’histoire qui est au pouvoir. Je suis ce qu’elle guide, ce qui la consigne » (Wave, 284).
9 « […] c’est un délice actif et intense que d’être capable de vivre dans le personnage nuit et jour, et que le personnage vive en moi, et que son monde et le mien se chevauchent et interagissent […] c’est comme tomber amoureuse » (Wave, 284-285).
10 « Plutôt que de parler, laissez d’autres personnes parler à travers vous » (Conduire, 144, traduction modifiée).
11 « J’ai horreur des allégories », dit Le Guin (Langage, 45). « Je ne fais pas dans les messages. J’écris des histoires et des poèmes » (Words, 47).
12 Il ne fait aucun doute que d’autres adjectifs de lieu conviendraient.