5 – Sous-Homme ou sur-Homme? Néandertal fantasmé

Résumé 

Dès sa découverte en 1856, Néandertal a été l’objet de représentations se voulant pour la plupart scientifiques. Cependant, ces associations entre savants et artistes n’ont pas échappé à de nombreux stéréotypes, poncifs, voire caricatures sur une supposée animalité d’Homo neanderthalensis. Le tout baignant dans une époque marquée par une volonté de hiérarchisation des « races humaines » fondée sur des arguments scientifiques, sur le colonialisme européen, et sur les débat philosophique et religieux sur la place de l’Homme, entre autres suite à la bombe darwiniste.

Abstract

Ever since his discovery in 1856, Neanderthal has been the subject of representations, most of which were intended to be scientific. However, these associations between scientists and artists have not escaped numerous stereotypes, clichés and even caricatures about the supposed animality of Homo neanderthalensis. All of this took place in an era marked by a desire to establish a hierarchy of « human races » based on scientific arguments, European colonialism and philosophical and religious debate on the place of Man, following the Darwinist bomb, among other things.


I Contextes

L’Homme1 de Néandertal, Homo neanderthalensis, est certainement l’espèce humaine fossile la plus connue du grand public. En effet, depuis sa découverte dans la grotte Feldhofer (Mettman, Allemagne), en 1856, innombrables sont les représentations des Néandertaliens : dessins, reconstitutions isolées ou intégrées dans des dioramas, films, musiques même. Ces représentations portent les aprioris de leurs auteurs et les fantasmes de leurs époques, même si la plupart d’entre elles se voulaient, et se veulent toujours, les plus fidèles possibles à une réalité scientifique. Elles furent d’ailleurs souvent fondées sur les travaux des savants et chercheurs concernés par le sujet, soit directement sur la base de leurs conseils et instructions, soit indirectement sur la lecture d’ouvrages spécialisés.

L’année 1856 est la date la plus souvent retenue pour la découverte de l’Homme de Néandertal, quoique des découvertes de restes néandertaliens eurent lieu auparavant : en 1829 à Engis (Belgique) ; en 1848 à Gibraltar. Mais ces découvertes passèrent inaperçues, les conditions n’étaient pas encore réunies pour imaginer une autre espèce humaine que la nôtre : Homo sapiens.

En revanche le découvreur de Néandertal, Carl Johann Fuhlrott (1803-1877), présente dès 1857 une communication scientifique exposant les premiers résultats de son travail, et publie très rapidement un article et un ouvrage dans lesquels il affirme l’ancienneté de cet Homme fossile très différent selon lui d’Homo sapiens (Fuhlrott, 1859, 1865). Cependant, les affirmations de Fuhlrott sont accueillies avec beaucoup de scepticisme, voire d’incrédulité, à l’exception de quelques chercheurs plus ouverts à des bouleversements comme Hermann Schaaffhausen (Université de Bonn, 1816-1893) qui étudie les ossements à la demande de Fuhlrott, ou William King (Université de Galway, 1809-1886) qui propose dès 1864 la dénomination toujours utilisée : Homo neanderthalensis reconnaissant ainsi l’ancienneté de ce fossile et son statut d’espèce différente (King, 1864). Ce qui n’empêche cependant pas Schaaffhausen de voir en Néandertal une « race barbare et sauvage » dans sa description des restes osseux lors d’une conférence en 1857.

Les opposants à cette reconnaissance se déchaînent cependant. Rappelons que Darwin vient de publier son ouvrage majeur, « L’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la survie » (1859), et le débat fait rage au sein et à l’extérieur des cercles scientifiques pour des raisons philosophiques et surtout religieuses (voir la célèbre controverse dite « Débat d’Oxford » entre le darwiniste T.H. Huxley et l’évêque anglican S. Wilberforce, en 1860).

Ainsi, Néandertal est d’abord dénié dans son statut d’espèce (ou de sous-espèce). Les théories les plus improbables foisonnent : soldat cosaque déserteur lors de l’invasion de la France en 1814 et réfugié dans la grotte Feldhofer pour y mourir (ce qui dénote par ailleurs une vision assez étonnante des Cosaques !) ; Homo sapiens atteint de crétinisme ; espèce fossile proche du singe, etc. E. Haeckel propose en 1866 la dénomination d’Homo stupidus, heureusement non retenue en vertu du principe d’antériorité des appellations en taxonomie (Haeckel sera également l’inventeur du mot pithécanthrope, repris par E. Dubois en 1894 pour désigner les Homo erectus découverts à Java).

Rapidement cependant, Homo neanderthalensis est adoubé comme une espèce « humaine », du moins comme un des représentants du genre Homo. Ancêtre ou branche collatérale ? Les avis sont partagés (comme ils le seront d’ailleurs jusqu’à la publication de l’ADN néandertalien en 2010 qui prouve des croisements avec Homo sapiens). Pour certains, il ne peut s’agir que d’un ancêtre direct mais lointain, une étape sur le chemin de l’évolution menant à Homo sapiens. Pour d’autres, les caractères « primitifs » de Néandertal font de lui le représentant d’une branche éteinte intermédiaire entre l’Homme et le singe, le fameux « chaînon manquant ». Pour tous, Néandertal est forcément inférieur, barbare, brute sauvage à peine sortie de l’animalité.

II Colonialismes et supériorités raciales

En ce dernier quart du XIXème siècle, les arguments dogmatiques religieux sont nettement en retrait. Le créationnisme est en net recul, il faudra revenir au XXIème siècle pour le voir faire son retour ! Cette période voit en revanche l’extension du colonialisme occidental, plus particulièrement européen, vers l’Asie, le Pacifique et surtout l’Afrique.

Accompagnant ce colonialisme, les théories raciales (et racistes) sur l’inégalités des races humaines sont très largement étudiées et diffusées. Nombre d’auteurs, chercheurs ou essayistes, écrivent sur ce sujet, appuyant leurs conclusions sur des études plus ou moins scientifiques. Citons pour seul exemple l’un des fondateurs de cette théorie, Arthur de Gobineau avec son « Essai sur l’inégalité des races humaines » (1853-1855). Rares sont ceux qui présentent un avis contraire, à l’instar de Joseph Anténor Firmin dans son « De l’égalité des races humaines. Anthropologie positive » (1885).

Théories sur les infériorités raciales et colonialismes font bon ménage, les premières blanchissant les secondes. Ainsi, à la démarche classificatoire des savants aboutissant à une hiérarchisation des races, répondent les justifications des politiques et des idéologues. Jules Ferry expliqua ainsi à l’Assemblée nationale, le 28 juillet 1885 : « Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! Il faut dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont un devoir de civiliser les races inférieures » (Ferry, 1885). Rares furent les Clémenceau à s’opposer à la notion de races inférieures (discours à l’Assemblée nationale le 31 juillet 1885 ; Clémenceau, 1885).

Les politiques s’appuient donc sur les travaux de savants renommés. Ceux-ci, anthropologues, paléontologues, naturalistes, etc., décrivent et classent hiérarchiquement les races qu’ils croient avoir identifiées. L’Homme blanc caucasien se retrouve au sommet de ces classifications ; les autres « races », plus ou moins nombreuses selon les auteurs, suivent, avec cependant un invariant : les derniers sont toujours les Noirs puis enfin les Aborigènes australiens. Par exemple Francis Galton par une étude basée sur des caractères sensoriels et moteurs place les Noirs et les Aborigènes respectivement deux et trois grades sous celui des Blancs (Galton, 1869). Samuel-George Morton (1799-1851), se basant sur des mesures de volume crânien, établit une distinction entre Blancs, Indiens d’Amérique et Noirs, bien utile dans le système esclavagiste et conquérant des Etats-Unis de la première moitié du XIXème siècle. Inutile ici de citer tous les auteurs abondant en ce sens, ils furent légions (voir Stoll, 2017 pour une revue non exhaustive).

III De la découverte de lHomme de Néandertal à 1945 : un siècle de jugements faussés

Néandertal trouve toute son utilité dans ce système. Pour certains, il serait l’ancêtre des « races inférieures », les Aborigènes australiens en particulier avec qui des comparaisons sont effectuées aussi bien sur le plan anatomique que pour les outillages lithiques (Depaepe, 2021 ; Patou-Mathis, 2018). À tout le moins, ce sont les degrés supposés de développement civilisationnel qui sont comparés.

Parallèlement aux considérations sur les races humaines et leur hiérarchisation, Néandertal sert aussi à justifier certaines théories criminologiques basées sur l’anthropométrie, plus particulièrement en craniologie et phrénologie. Ainsi, « M. Bordier, professeur à l’École d’Anthropologie de Paris, ayant étudié une série de crânes de criminels qui se trouvait à l’Exposition de 1878, a reconnu sur eux, d’une manière à peu près invariable, les caractères du crâne particulièrement typique de Neauderthal (sic). Ces caractères se retrouvent également chez le gorille. » (Nicole, 1885, p. 31). Le crâne du célèbre tueur en série Martin Dumollard (1810-1862) se voit ainsi comparé à celui de Néandertal ce qui permet de mettre en évidence l’atavisme de ces comportements barbares et asociaux hérités des néandertaliens (figure 1). Et cela ne s’arrête pas là, la politique internationale en fait aussi les frais : « … si Bismarck avait un crâne semblable à celui de l’Homme de la Chapelle-aux-Saints, c’est qu’il y avait dans le chancelier de fer un phénomène d’atavisme, faisant revivre en lui la mentalité des temps paléolithiques où, déjà, la force primait le droit » (Albert Gorey, Le Radical, 19 mai 1909, cité dans Sommer, 2006, p. 224, trad. P. Depaepe).

Figure 1 : Comparaison entre les physionomies d’un Homme de Néandertal et le tueur en série Martin Dumollard (1810-1862) (Nicole, 1885) p. 19


Quant aux considérations sur l’aspect physique … « Un monstre de laideur de notre temps paraîtrait un Apollon en regard de cet affreux bipède, dont le type ne subsiste guère, on vient de le voir, que parmi les scélérats. Et quelles horribles femelles devaient être les dames chelléennes ! » (Nicole, 1885, p. 32).

Les représentations de l’époque sont systématiquement de la même veine (figure 2), à l’exception, curieusement, de celle qui est sans doute la première connue d’un Néandertalien : œuvre d’Ernest Griset parue en 1873, elle se distingue par une approche moins bestiale. Notre Homme y est dessiné parfaitement droit, armé d’une hache élaborée et scrutant l’horizon. Et il a même domestiqué le loup ! La lecture de l’article associé relativise cependant ce côté plus humain : « [a] more ferocious-looking, gorilla-like human being can hardly be imagined ».

Figure 2 : « The Neanderthal Man », par Ernest Griset (Harper’s Weekly, 10/07/1873)


En 1886, la fouille du site de Spy (Belgique) met en évidence la possibilité de sépultures néandertaliennes. Difficile cependant pour les milieux scientifiques de l’époque, d’imaginer que Néandertal, un Homme-singe, ait pu posséder un niveau de conscience suffisant pour enterrer ses morts, ce qui le ferait sortir de son animalité pour entrer dans l’humanité. Notons cependant que la possibilité d’un traitement réservé aux défunts n’empêche pas les scientifiques de représenter Néandertal velu, le dos voûté, les jambes arquées comme un gorille (figure 3). Rappelons qu’au même moment les peintures rupestres d’Altamira étaient considérées par les sommités scientifiques comme l’œuvre de faussaires, l’Homme préhistorique, fut-il Homo sapiens (pas Néandertal dans ce cas) étant considéré comme incapable de réaliser de tels chefs-d’œuvre. Il faudra attendre le « Mea-culpa d’un sceptique » d’Émile Carthaillac en 1902 pour établir définitivement la reconnaissance d’un art paléolithique.

Figure 3 : Quelques représentations anciennes de Néandertal : à gauche par Max Lohest (n.d.), en bas par Charles Fraipont (1895), et en haut par Hermann Schaaffhausen (1888). Lohest et Fraipont ont participé aux fouilles de la grotte de Spy.


Pour revenir à Néandertal, la découverte du site de La Chapelle-aux-Saints (Corrèze) en 1908 remet en avant la possibilité d’une sépulture. Le néandertalien exhumé reste cependant l’objet d’une infériorisation marquée, comme le montre le dessin que Frantisek Kupka réalise pour le magazine L’Illustration en 1909 (figure 4).

Figure 4 : « L’Homme de la Chapelle-aux-Saints », par Frantisek Kupka, dans L’Illustration, 20 février 1909. Notons que ce dessin a également été publié dans l’Illustrated London News le 27 février 1909.


On y voit un homme courbé, à l’allure simiesque, nu, couvert de poils, armé d’une massue (symbole de la force brute). Un autre dessin, humoristique celui-là, montre les découvreurs2 échangeant sur le crâne de l’Homme de la Chapelle-aux-Saints (figure 5).

Figure 5 : Un abbé et un notable échangent sur le crâne de l’Homme de la Chapelle-aux-Saints (La Lanterne, 22 décembre 1908). Il peut s’agir d’une référence à une phrase attribuée (faussement) à Marcellin Boule et publiée à la une du journal Le Matin le 27 décembre 1908 : « « Vaut-il mieux descendre d’un ange déchu ou d’un singe perfectionné ? » En revanche, on prête à Huxley cette réplique lors du débat d’Oxford (cf. supra), qu’il « préférerait descendre d’un singe plutôt que d’un Homme instruit qui utilise sa culture et son éloquence au service du préjugé et du mensonge » (Lucas, 1979)


Il faut cependant noter qu’en réponse à Boule, l’anthropologue anglais Arthur Keith dépeint un Homme de Néandertal très moderne (Keith, 1911). Le dessin d’Amédée Forestier montre un Néandertalien non velu, assis à côté d’un feu et occupé à tailler un bloc de silex. Il est équipe d’une lance, d’une hache, et porte un collier de griffes ou de dents animales, preuve de ses préoccupations esthétiques. Le tout fait de lui un être humain, et non un singe : « It becomes very evident that there was very little more of the ape in the Neanderthal3 type of man than in his modern representative » écrit Keith dans cet article. Comme quoi l’adéquation entre Néandertal et Homme-singe n’était pas une fatalité ! (figure 6).

Figure 6 : « Not in the « Gorilla » stage: the man of 500,000 years ago », par Amédée. Forestier, in The Illustrated London News, 27 mai 1911


L’étude des ses restes osseux confiée à Marcellin Boule (1861-1942), célèbre professeur de paléontologie au Muséum national d’histoire naturelle, aboutit à une description très complète publiée entre 1911 et 1913. Boule y accentua les caractères simiesques de l’Homme de La Chapelle-aux-Saints (par ailleurs un « vieillard » de 50-55 ans, perclus d’arthrite et édenté). Pour Boule, il maîtrisait mal la bipédie et constituait un intermédiaire entre le singe et l’Homme, dans la tradition scientifique classique de l’époque. Et l’infériorité supposée est aussi culturelle que biologique. En effet, selon lui, « il importe d’observer que les caractères physiques du type de Néandertal sont bien en harmonie avec ce que l’archéologie nous apprend de ses aptitudes corporelles, de son psychisme et de ses mœurs. Il n’est guère d’industrie plus rudimentaire et plus misérable, avons-nous dit, que celle de notre Homme moustiérien (sic). L’utilisation d’une seule matière première, la pierre (en dehors probablement du bois et de l’os), l’uniformité, la simplicité et la grossièreté de son outillage lithique, l’absence probable de toutes traces de préoccupations d’ordre esthétique ou d’ordre moral s’accordent bien avec l’aspect brutal de ce corps vigoureux et lourd, de cette tête osseuse, aux mâchoires robustes, et où s’affirme encore la prédominance des fonctions purement végétatives ou bestiales sur les fonctions cérébrales. » (Boule, 238).

Le sculpteur italien Norberto Montecucco réalise en 1909 le buste de cet Homme de La Chapelle-aux-Saints, se basant sur les indications de Cesare Lombroso, médecin et criminologue italien persuadé du caractère inné de la criminalité et pensant pouvoir l’établir dans les caractéristiques physiques des individus, plus particulièrement de leur crâne. Néandertal y est montré grimaçant, sauvage, bestial, dans la lignée du dessin de Kupka.

À la même époque, le préhistorien Aimé Rutot (1847-1933) et le sculpteur Louis Mascré (1871-1929) s’associent pour élaborer une série de bustes d’Hommes primitifs (1909-1914). Cette collaboration se veut scientifique, et reflète l’avis de Rutot sur les Néandertaliens, race primitive, archaïque, esclave des Hommes modernes, vivant dans la soumission et la crainte4.

Les écrivains ne sont pas en reste, et J.-H. Rosny aîné publie en 1909 sa célèbre Guerre du feu, gros succès de librairie (plus de 100 éditions) et adapté en film (dès 1915, puis en 1981), pièce de théâtre, bandes dessinées, livre audio, etc. Toutes ces œuvres présentent Néandertal à la même aune : brutal, barbare, parfois simiesque.

En 1921 Boule fait appel au sculpteur Joanny Durand pour la réalisation d’un écorché en buste, Boule ne souhaitant pas que la peau, la pilosité ou les expressions faciales entravent l’étude de la morphologie. Boule et Durand se connaissaient, ce dernier ayant contacté le paléoanthropologue en 1919 pour lui signaler qu’« il existe à Paris un Homme d’un certain âge qui présente tous les caractères de la race simiesque : cou court et très musclé, jambes arquées, marche en flexion, avant-bras très longs retombant naturellement en pronation complète les coudes éloignés du torse, crâne en carène, arcades sourcilières très proéminentes, nez très large, prognathisme exagéré du maxillaire inférieur, etc. » Et cet individu est le modèle de Rodin pour son « Penseur » de la « Porte de l’enfer » (Hurel, 2008).

Il faudra attendre les années 50 pour qu’une nouvelle reconstitution du crâne, fort abîmé après son enfouissement et mal reconstitué par Boule modifie les conclusions paléontologiques. Cependant l’autorité scientifique de Boule posa durablement une image négative de Néandertal, reprise à l’envi durant des décennies. C’est pourquoi l’ouvrage « Les temps préhistoriques » (Joleaud & Alimen, 1945) s’inscrit dans cette tradition d’un Néandertalien plus simiesque qu’humain, même si des comparaisons sont réalisées avec l’anatomie de certains « sauvages » (196) comme les Aborigènes australiens ou les Veddhas : bipédie imparfaite, membres inférieurs d’allure simiesque, etc., et de plus « les facultés intellectuelles de l’Homme de la Chapelle-aux-Saints, devaient être peu développées… » (198).

Ainsi, la période de l’entre-deux guerres mondiales ne voit guère d’évolution dans la représentation que nous avons des Néandertaliens. Le Field Museum de Chicago inaugure en 1929 un diorama grandeur nature d’une famille néandertalienne. Ils sont présentés misérablement vêtus, l’attitude passive, l’air simplet, le dos courbé (figure 7).

Figure 7 : Un Homme de Néandertal avec sa massue (évidemment !), et une femme de Néandertal grattant une peau. Sculptures de Frederick Blaschke, Field Museum de Chicago, vers 1930 (Patou-Mathis, 2018).


Mais dans ce paysage uniforme, un unicum : la représentation d’un Homme de Néandertal par Carleton Coon (1904-1981). Cet anthropologue professeur à Harvard publie en 1939 le profil d’un Néandertal rasé, en costume cravate, coiffé d’un chapeau, et proclame qu’ainsi vêtu ce Néandertalien passerait inaperçu dans le métro. (figure 8) « Il nous est impossible de savoir si la reconstitution des parties molles est exacte, mais il est probable que les traits du visage étaient humains pour l’essentiel. Notre conception des différences raciales entre groupes humains est souvent largement influencée par la coiffure, la présence ou l’absence de barbe, et les usages vestimentaires. » (Coon, 1939 cité par Cohen, 8). Coon voyait dans Néandertal un ancêtre d’Homo sapiens, il lui importait donc de ne pas l’animaliser !

Figure 8 : Un Néandertal en veston, par Carleton Coon (Coon, 1939)

IV Après 1945. Déconnexion entre recherches scientifiques et imaginaires collectifs

L’évolution des recherches préhistoriques dans la seconde moitié du XXème siècle apporte un regard différent sur les capacités cognitives des Néandertaliens, et donc sur leur statut au sein de la ligné Homo. Lentement, l’Homme de Néandertal passe d’Homme-singe à Homme tout court, du moins chez la majeure partie des scientifiques. L’établissement avec certitude de la pratique de l’inhumation parfois accompagnée d’offrandes ou de fleurs5, et donc de préoccupations autres que strictement matérielles ; la mise en évidence d’entraides au sein des groupes ; la complexité des cultures matérielles ; l’utilisation de colorants, de plumes (Jaubert, 2018) ; la construction de structures sans destination fonctionnelle déterminable (Jaubert et al., 2016) et enfin, en 2010, la preuve d’un métissage avec Homo sapiens (Green et al., 2010), modifient notre rapport avec notre lointain cousin. « Néandertal l’expo », au Musée de l’Homme (2018), et ses déclinaisons nationales et internationale (Musée canadien de l’histoire, 2019), témoigne de cette nouvelle approche « humanisante ». Ni inférieur, ni supérieur, différent, était le leitmotiv de cette exposition (Patou-Mathis & Depaepe, 2018).

Cependant, si la majorité des chercheurs ainsi qu’un certain public sont désormais acquis à cette idée, les préjugés ont la vie dure. Le film The Neanderthal Man (1953) concentre une somme de clichés sur Néandertal : brutal, violent, lubrique, bref un vrai sauvage ! L’affiche d’annonce, semble-t-il inspirée par un film plus ancien (The Gorilla, 1933 ; figure 9) est claire : « passions primitives, désirs fous » agitent notre pauvre Néandertal que l’on voit agressant un quatuor de jeunes dames. Notons au fond, un Homme couvert d’une peau de bête, armé d’une massue (encore la massue), devant une caverne.

Figure 9 : Affiches des films « The Gorilla » (1930) et « The Neandertal Man » (1953)


Cet exemple n’est pas isolé, et nombre de représentations perpétuent l’infériorisation des Néandertaliens : bandes dessinées, romans6, films, publicités, vidéoclips7, etc. L’énumération en serait longue, je renvoie à quelques images choisies qui en diront plus long (figure 10).

Figure 10 : Ensemble de représentations récentes. En haut à gauche, pochette du disque et image du clip de « À la Néandertal » (Arielle Dombasle & Philippe Katerine, 2009). En haut à droite, extrait de Rahan le fils des âges farouches : le combat de Pierrette (R et JF Lécureux & A. Cheret, 2006). En bas à droite, extrait Du film « La nuit au musée (Shawn Levy, 2006). En bas à gauche, affiche du Musée des arts décoratifs, Paris (2018).


Si dans le monde francophone, l’utilisation péjorative du mot Néandertal est faible (curieusement c’est plutôt Cro-Magnon, soit un Homo sapiens, qui sert d’insulte), le monde anglo-saxon, et particulièrement les États-Unis, ne s’en prive pas. Il est courant de comparer ses adversaires (politiques surtout) à un Néandertalien : David Stockman (directeur du budget sous Ronald Reagan) considère en 2018 que Donald Trump est « ignoramus » et « Neanderthal on trade » (David Stockman Interview, 2018). Cet exemple est loin d’être isolé, et provient de la définition même du mot « Neanderthal » en anglais/américain : « an uncivilized, unintelligent, or uncouth man8 » ; ou encore : « 1. Relating to or characteristic of Neanderthal man ; 2. primitive, uncivilized ; 3. Ultraconservative ; reactionary9 ». Ce passage dans le langage courant en dit long sur le degré d’humanité accordé aux Néandertaliens, et la continuité de son utilisation sur la permanence de ce préjugé.

Néanmoins, à partir des années 2000, plusieurs auteurs portent un regard différent sur Homo neanderthalensis. Parmi ceux-ci, citons Claudine Cohen (Cohen, 2007) et surtout Marylène Patou-Mathis, pionnière de la réhabilitation des néandertaliens au travers son ouvrage fondateur : « Néandertal une autre humanité » (Patou-Mathis, 2006 ; voir aussi Depaepe, 2007). Les musées s’emparent également de cette nouvelle approche. Ainsi, le Neanderthal Museum de Mettman (lieu de la découverte du fossile éponyme) présente une dermoplastie de de Néandertal en complet veston, accompagné d’une jeune néandertalienne en vêtements contemporains (https://www.neanderthal.de/en/home.html, consulté le 17 novembre 2022), et l’exposition « Néandertal l’expo » (cf. supra) celle d’une Néandertalienne nommée Kinga10 habillée par Agnès B. (http://neandertal.museedelHomme.fr/fr/exposition/temps-espece, consulté le 17 novembre 2022) ; figure 11) et tenant une fausse édition du magazine Causette portant des titres comme « Charge mentale : mieux ranger sa grotte ; Pollution : du silex dans nos mammouths ? », etc.

Figure 11 : Kinga, dermoplastie par Elisabeth Daynes (photo P. Depaepe)


Ce mouvement de balancier vers une ré-humanisation peut parfois aller un peu loin ! Ainsi, la disparition de Néandertal pourrait être liée à son pacifisme : « Comment Néandertal a-t-il réagi ? (à l’arrivée des Homo sapiens). Il a évité le conflit ! Or, lui étant plus fort et les premiers Hommes modernes ni nombreux ni mieux armés, il aurait pu facilement chasser ces intrus de son territoire. Il a préféré s’éloigner, peut-être pour des raisons spirituelles – le meurtre étant, en liaison avec ses mythes, tabou. » (Patou-Mathis, 2006, p. 235).

Le site de Byzovaya (extrême-nord de la Russie) serait quant à lui un refuge de Néandertaliens devant l’inexorable arrivée des Homo sapiens (Slimak et al., 2011) ; l’attribution à Néandertal de ce site sur la seule base de l’industrie lithique est toutefois contestée (Zwyns et al., 2012).

Désormais, ce sont plutôt des problèmes de faible démographie qui sont le plus souvent évoqués pour expliquer la disparition de notre cousin (Patou-Mathis & Depaepe, 2018), laquelle peut cependant être multifactorielle.

Une humanisation tempérée de Néandertal semble désormais consensuelle au sein de la communauté scientifique. On peut dès lors s’étonner des dermoplasties présentées au très récent Musée des Confluences (Lyon, ouvert en 2014). Figurent côte-à-côte une Homo sapiens et une Homo neanderthalensis : la première est vêtue d’habits certes en peaux mais bien coupés ; elle est coiffée avec soin, est chaussée, porte des bijoux. Bref : une femme contemporaine, ou du moins jugée comme telle ! La seconde est en haillons, pieds nus, mal coiffée, sans bijoux ni ornements corporels. Une sauvage mal dégrossie ! Et quel contraste avec le Néandertal du Musée de l’évolution humaine de Burgos, glabre, paré (figure 12).

Figure 12 : Dermoplasties d’une Homo sapiens et d’une Homo neanderthalensis, par Elisabeth Daynes (Musée des Confluences, Lyon), et du Néandertal de Burgos par Fabio Fogliazza (Musée de l’évolution humaine, Burgos – photographies P. Depaepe)

Car par ailleurs, un poncif dans les reconstitutions montre toujours les Hommes préhistoriques échevelés et barbus, alors qu’en réalité nous n’en savons rien. Décidément, les préjugés ont la vie dure !


Ouvrages cités

Boule, M., Les Hommes fossiles. Éléments de paléontologie humaine, Masson, 1921.

Cartailhac, E., « Les cavernes ornées de dessins. La grotte d’Altamira, Espagne. « Mea culpa » d’un sceptique ». L’Anthropologie, 13, 1902, p. 348‑354.

Clémenceau, G. (1885, juillet 31). La colonisation est-elle un devoir de civilisation ? https://www2.assemblee-nationale.fr/decouvrir-l-assemblee/histoire/grands-discours-parlementaires/georges-clemenceau-31-juillet-1885 (consulté le 17 novembre 2022).

Cohen, C., Un Néandertalien dans le métro, Paris, Seuil, 2007.

Coon, C., The Races of Europe, Macmillan, 1939.

David Stockman Interview, Bloomberg Markets, 30 août 2018, https://www.youtube.com/watch?v=jF6Bex3HVhY (consulté le 17 novembre 2022).

Depaepe, P., « Néandertal et nous », L’archéologie préventive dans le monde. Apports de l’archéologie préventive à la connaissance du passé, Demoule J.P. (dir.), Paris, La Découverte, 2007, p. 17‑27.

Depaepe, P., Victor Commont (1866-1918), « l’Homme des alluvions ». Historiographie de préhistoriens et de protohistoriens français du XX° siècle. Proceedings of the XVIII UISPP World Congress (4-9 June 2018, Paris, France), Session VII-5, F. Djindjian éd., 19, 2021, p. 3‑9.

Ferry, J., Les fondements de la politique coloniale, 1885. https://www2.assemblee-nationale.fr/decouvrir-l-assemblee/histoire/grands-discours-parlementaires/jules-ferry-28-juillet-1885 (consulté le 17 novembre 2022).

Fuhlrott, C.-J., Menschliche Ueberreste aus einer Felsengrotte des Düsselthals. Ein Beitrag zur Frage über die Existenz fossiler Menschen. Verhandl. Naturhist. Ver. Preuss. Rheinlande Westphalen, 16, 1859, p. 131‑153.

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Films cités

La nuit au Musée : 2006, réal. Shawn Levy. Prod : Michael Barnathan, Chris Colombus & Shawn Levy.

The Gorilla : 1939, real. Alla Dwan ; prod : Harry Joe Brown.

The Neanderthal man : 1953, real. Ewald André Dupont ; prod. Ilse Kahn, Jack Pollexfen, Aubrey Wisberg.


1 Homme au sens de l’espèce, pas du genre.

2 Il s’agit des abbés Jean et Amédée Bouyssonie, de leur frère Paul et de Louis Bardon (3 août 1908)

3 Néandertal a perdu son h depuis une réforme de l’orthographe allemande, mais l’a conservé dans la nomenclature biologique. Plusieurs graphies coexistent cependant.

4 Ces œuvres sont abondamment reproduites dans Patou-Mathis & Depaepe 2018.

5 Grotte de Shanidar, Irak. Cette découverte est cependant contestée.

6 Un exemple parmi d’autres : « Pour mener l’être humain vers la civilisation, il a fallu quelques millions d’années, alors que le retour au Néandertal prend moins d’une semaine » (F. Beigbeder, « L’amour dure trois ans », 1997).

7 Une mention particulière au vidéoclip de la chanson d’Arielle Dombasle « À la Néandertal ». A regarder sans modération !

8 https://en.oxforddictionaries.com/definition/neanderthal (consulté le 17 novembre 2022)

9 https://www.collinsdictionary.com/dictionary/english/neanderthal (consulté le 17 novembre 2022)

10 En hommage Kinga Grege, l’efficace commissaire muséographique de cette exposition