Corinne Doria School of Advanced Studies, University of Tyumen
Dans le cadre des études sur les sens, la vision occupe une place privilégiée qui paraît aller de concert avec la primauté qui historiquement lui a été attribuée sur les autres sens. Depuis le sensory turn1 qui s’est produit dans les sciences humaines et sociales, le nombre de publications consacrées à la vue a dépassé largement celui des publications portant sur l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher2 (Jutte, 1-6). Le statut exceptionnel occupé par la vision est prouvé par la reconnaissance d’une discipline qui lui est spécifiquement consacrée, les Visual Studies3. Les appels formulés à plusieurs reprises par les chercheurs, d’un côté, à appréhender le sens de la vue non pas de manière isolée, mais dans ses interactions avec les autres sens4, et, de l’autre, à reconsidérer le caractère oculi-centrique de la modernité5, paraissent ne pas avoir pour le moment trouvé suffisamment d’écho dans la littérature pour contrebalancer cet état de fait. Un consensus généralisé semble exister au sujet de la centralité de la vision dans la modernité6. Les débats qui se sont développés dans le milieu académique ont ainsi concerné non pas l’oculi-centrisme en tant que tel 7, mais ses différentes temporalités et les modalités de son avènement. En ce qui concerne la question de la temporalité, la théorie la plus influente demeure la ‘great divide theory’ formulée par Marshall McLuhan et Walter Ong8. Elle situe la naissance de la domination du visuel au XVe siècle, lorsque l’invention de l’impression imprimerie à caractères mobiles réalise le passage de l’oralité à la visualité dans la culture et dans la société occidentales. Quant aux débats autour des modalités selon lesquelles la prédominance de la vision s’est manifestée, ils se sont articulés autour de la notion de « régimes scopiques »9, qui encadre la plupart des travaux sur les typologies et déclinaisons du visuel dans l’histoire.
Les études en sciences humaines sur la vision, ses productions et ses pratiques, ont été menées surtout dans une perspective d’histoire culturelle et sociale. Elles ont été (et restent) profondément influencées par deux perspectives disciplinaires : en premier lieu par l’histoire de l’art, qui fournit, selon les cas, le cadre théorique de référence, le terrain d’enquête privilégié et la partie essentielle des sources utilisées10; ensuite, par les travaux de Michel Foucault, qui ont popularisé les dynamiques de pouvoir comme clé de lecture et d’analyse des pratiques du regard11. Les travaux relevant d’autres disciplines ou adoptant des perspectives différentes sont très rares12. On peut citer les études de David M. Levin sur les discours autour de la vision dans la philosophie moderne et contemporaine, ou encore les travaux de Carl Havelange sur les significations et les valeurs successivement attribués au regard pendant l’époque moderne13. En outre, la plupart de la littérature portant sur la vision se base en grande partie sur des sources en quelque sorte « élitistes »14, provenant de la culture « haute » et notamment des arts figuratifs. Les études qui s’attachent à la dimension de la culture populaire tendent à utiliser des sources limitées en ce qui concerne leur typologie ou leur espace d’appartenance15. Un trait commun partagé par la majorité des études existantes est l’usage très réduit de sources médicales. Tout n’en étant pas complètement absentes, elles sont rarement dans une position privilégiée, et presque jamais au cœur d’une enquête. Ceci est d’autant plus surprenant si l’on considère que la majorité des historiens reconnaissent la médecine comme étant, à partir du XIXème siècle, le cadre de référence pour l’appréhension des sens16. Dans leur état actuel, les études historiques sur la vision présentent donc plusieurs limites, et invitent à une réflexion critique à la fois sur leur méthodologie, leurs problématiques et leurs objets d’étude. Elles invitent surtout à élargir le spectre des sources à utiliser.
Se situant dans la perspective d’une réflexion critique sur l’écriture de l’histoire de la vision, cet article étudie la manière dont l’œil et ses fonctions ont été appréhendés par la médecine au XIXème siècle. Il se base sur une analyse des publications à caractère médical et scientifique, à la fois savantes et de vulgarisation, du début des années 1850 aux premières décennies du XXème siècle. Les bornes chronologiques à l’intérieur desquelles s’inscrit cette étude correspondent à la période où l’ophtalmologie s’affirme comme une spécialité médicale basée sur la pratique clinique et à l’époque de l’essor de la presse scientifique de masse. Pour ce qui est des publications savantes, nous avons puisé à des sources provenant de différents pays européens et nord-américains, l’ophtalmologie étant caractérisée depuis sa naissance par la circulation et les échanges d’informations entre les spécialistes au niveau international. Concernant la presse scientifique populaire, nous avons utilisé surtout des sources publiées en France, en raison de la quantité et de la variété des revues scientifiques à destination du grand public parues dans le pays à cette époque. Cet article entend contribuer à la compréhension de la manière dont l’appareil visuel et ses fonctions ont été conçus à un moment considéré comme capital dans l’histoire de la vision. Souvent qualifié de siècle des images, le XIXème siècle est reconnu comme une période pendant laquelle le rapport à la vision et à ses usages change de manière considérable. Cette époque est marquée par la production, la reproduction et la circulation sur une échelle inédite d’images de toutes sortes (fixes, animées), portée par un train continu d’innovations techniques (de la photographie au cinéma), qui vont de pair avec une série de mutations sociales et culturelles d’envergure (essor de la presse de masse, démocratisation de l’instruction primaire, transformation du paysage, notamment urbain, diffusion de loisirs ‘visuels’ – théâtre, danse, cinéma). L’industrialisation entraine également de nouvelles exigences visuelles. Ces mutations ont un impact profond sur le sens de la vue17, entrainant la diffusion d’habitudes visuelles inédites. Le sens de la vue acquiert une importance renouvelée : le fait d’avoir une bonne capacité visuelle devient désormais une nécessité incontournable, à la fois dans la vie sociale et professionnelle. Ce texte montre aussi que les recherches médicales autour de la vue ne restent pas enfermées dans les milieux savants, mais trouvent une large diffusion dans la presse scientifique populaire. Elles atteignent ainsi le grand public, contribuant de cette façon à consacrer la médecine comme la science la plus autoritaire au sujet de la vision. Une même attitude d’émerveillement et de fascination pour l’œil et ses fonctions caractérise ainsi la littérature scientifique savante et populaire de l’époque, dont les auteurs et les lecteurs à la fois assistent et participent au « spectacle de la vision » en train de se dévoiler.
Cet article est organisé en trois sections. La première est consacrée à l’exploration de l’œil et de ses fonctions entreprise par les médecins à l’époque où l’utilisation systématique de l’ophtalmoscope et d’autres instruments optiques conduit à une reconfiguration profonde des connaissances sur l’anatomie et la physiologie de la vision. La deuxième partie montre comment les études sur la physiologie de la vision portent à reconnaitre le caractère subjectif des perceptions visuelles, dont le siège principal est identifié non plus dans l’œil, mais dans le cerveau. La dernière décrit comment, à travers un rigoureux processus de classification et de rationalisation des connaissances nouvellement acquises, les ophtalmologues arrivent à re-objectiver les perceptions visuelles. La découverte du caractère subjectif de la vision ne se traduit donc pas en une perte de confiance en la fiabilité du sens de la vue, mais en une réification de celui-ci à travers la science médicale, qui devient le garant de sa validité. Cet article met ainsi en question la théorie explicitée par Jonathan Crary18 qui soutient que la découverte du caractère subjectif de la vision au XIXème siècle entraîne une irréversible perte de confiance en ce sens comme moyen d’accès à la réalité du monde extérieur, dont l’un des effets fut la quête de « réalisme » dans la photographie et le cinéma. Cet article se propose enfin de prouver l’importance de l’utilisation à la fois des sources érudites et populaires dans l’étude du sensible, et de contribuer ainsi à la réflexion sur l’usage des sources de l’histoire des sens qui est au cœur de ce dossier thématique.
L’exploration : le spectacle de la découverte
Le XIXème siècle représente un tournant dans l’organisation des savoirs et des pratiques médicales concernant l’appareil visuel. On assiste tout d’abord à une augmentation considérable des connaissances sur l’œil et son fonctionnement. L’ophtalmoscope, inventé par le médecin prussien Hermann von Helmholtz19 en 1851, rend possible l’observation de l’intérieur de l’œil vivant20. L’ophtalmomètre, inventé aussi par Helmholtz en 1855 et perfectionné par l’ophtalmologue français Émile Javal21, permet de mesurer la courbure du cristallin et de la cornée et d’en registrer les variations. Grâce à ces instruments, les connaissances sur l’anatomie et la physiologie de l’appareil visuel augmentent de manière très significative. Sur le plan des connaissances anatomiques, à la fois les segments antérieur (cornée, cristallin, iris) et postérieur de l’œil (rétine, nerf optique) peuvent être décrits dans le détail. De nombreux traités d’anatomie et d’« Atlas d’ophtalmoscopie » sont publiés22. L’utilisation des nouveaux dispositifs est à la base de l’étude On the Anomalies of Accommodation and Refraction of the Eye, publiée en 1864 par le médecin néerlandais Francis Cornelis Donders23. Dans ce travail fondateur, Donders fournit la première description proprement scientifique de la physiologie de l’œil humain, formulant les lois qui règlent les processus de la réfraction et de l’accommodation24. Des progrès notables sont également réalisés dans le traitement des maladies des yeux, principalement celles du segment postérieur de l’œil (rétine, macula). Le diagnostic du glaucome et des rétinopathies se précise grâce à l’ophtalmoscopie. La chirurgie oculaire connaît aussi une nette amélioration grâce à l’expérimentation de nouvelles techniques opératoires et à l’introduction de l’asepsie25. Le XIXème siècle est aussi le moment où l’ophtalmologie commence à se singulariser et devenir une spécialité médicale à part entière26. Un mouvement dans ce sens est identifiable dès le début du siècle27, mais à partir des années 1850 il connaît une forte accélération et expansion. De plus en plus d’hôpitaux et de cliniques spécialisés ouvrent en Europe et aux États-Unis, devenant des lieux d’enseignement et de recherche. Des chaires commencent à être créées dans les universités28; des revues scientifiques spécialisées sont fondées29; des associations professionnelles voient le jour30 et des congrès internationaux commencent à être organisés de manière régulière.
Les avancées que nous avons décrites marquent le passage du statut de l’ophtalmologie comme discipline empirique à celui de véritable science. Dans le passé, l’impossibilité d’observer l’intérieur de l’œil vivant avait fait que la grande majorité des travaux étaient limités à des descriptions anatomiques, ou à la casuistique des pathologies oculaires concernant surtout le segment antérieur de l’œil et ses annexes (glande lacrymale, paupières). La physiologie oculaire, de son côté, avait été étudiée davantage par les philosophes que par les médecins. Les travaux d’optique physiologique de Kepler31 et Descartes32 avaient déjà constitué un apport considérable à la connaissance de la fonction visuelle, mais leur diffusion dans les milieux médicaux avait été pratiquement inexistante. Cet état des choses change radicalement au XIXème siècle. Les travaux de Donders sont intégrés dans l’enseignement médical et dans la pratique clinique, et atteignent rapidement le statut d’ouvrages de référence. Dans les facultés de médecine comme dans la presse spécialisée, l’exploration de l’œil est présentée comme une nécessité scientifique que les praticiens sont appelés à entreprendre de manière systématique33. Le discours médical de l’époque est animé par un élan d’enthousiasme, et exprime une fascination authentique pour l’œil et ses fonctions, que l’on décrit comme un « spectacle » auquel on est en train d’assister pour la première fois dans l’histoire.
L’intérêt scientifique pour la vision s’accompagne du développement de l’intérêt populaire. Les recherches médicales connaissent une large diffusion dans la presse de vulgarisation scientifique, qui les porte à l’attention du grand public. Le XIXème siècle est considéré à juste titre comme l’âge d’or de la diffusion, via la presse, des connaissances scientifiques34. Un très grand accroissement du nombre de revues et journaux consacrés à la science se produit à cette époque, en relation avec la place de plus en plus importante que celle-ci occupe dans la vie quotidienne. Véritables outils de « médiation » entre le monde savant et le public non spécialisé, ces publications se proposent de diffuser les progrès de la science, et de divertir les lecteurs à travers la fascination et l’amusement que suscitent ses découvertes35. Les informations que l’on trouve dans la presse scientifique populaire peuvent parfois être simplifiées, mais elles ne sont jamais altérées dans le but d’être plus attrayantes pour les lecteurs. Par ailleurs, ces derniers ne sont pas perçus comme de simples « récepteurs » des exploits de la science moderne, mais comme témoins et validateurs des nouvelles connaissances, qui reçoivent une reconnaissance définitive seulement à partir du moment où elles deviennent accessibles au plus grand nombre.
Les articles d’ophtalmologie se multiplient dans la presse de divulgation à partir des années 1870. Des revues ouvrent même des rubriques spécifiques. C’est le cas de La Science illustrée, qui dès 1875, année de sa fondation, propose dans chacun de ses numéros une rubrique portant sur l’« optique », qui présente sous forme de questions-réponses une grande variété de sujets d’ophtalmologie. De manière générale, les articles d’ophtalmologie peuvent être classés en trois catégories. L’on trouve des articles de fonds, qui traitent une question complexe – telle que les fonctions de la rétine ou la cécité aux couleurs – sur plusieurs pages et en détail. D’autres articles fournissent une synthèse – normalement d’une page – sur un sujet spécifique, comme par exemple la tache aveugle ou l’utilisation de l’électroaimant en chirurgie oculaire. Se rencontrent enfin de courts articles qui fournissent, dans l’espace d’un ou deux paragraphes, la description de phénomènes visuels différents (comme les images résiduelles ou la perception de la profondeur), proposant souvent des expériences amusantes que les lecteurs sont invités à exécuter. Pour ce qui est des sujets traités, les articles sur l’exploration de l’œil humain à travers les nouveaux instruments sont parmi les plus populaires. Ils comportent des descriptions détaillées des parties dont se compose l’organe de la vue. Souvent, ils sont couplés avec des dessins anatomiques ou des photographies ophtalmoscopiques36. Ophtalmoscopes et ophtalmomètres font l’objet d’articles qui en expliquent le fonctionnement et l’importance scientifique37. Dans ces publications, l’on retrouve le même émerveillement et la même fascination transmis par la presse médicale spécialisée. Dans les traités de médecine comme dans la presse de vulgarisation, l’œil et la vision sont présentés comme étant parfaitement appréhendables et accessibles à la science. Cela est aussi un indice de la nouvelle importance reconnue au sens de la vue à l’époque par la société dans son ensemble.
Le subjectif : le spectacle des perceptions visuelles
Les recherches en physiologie de la vision conduisent à une réattribution du rôle et de la fonction de l’œil dans la perception visuelle. Le mécanisme de la vision binoculaire fait l’objet de recherches systématiques38. Les études des conditions de la perception du relief se multiplient à partir des années 1840, à la suite de l’invention du stéréoscope par le médecin anglais Charles Wheatstone39. Les perceptions de la profondeur, du relief et de la distance sont conçues comme étant le résultat de la différence entre les images qui se forment sur les deux rétines et qui, acheminées par les nerfs optiques dans le cortex visuel, sont ensuite fusionnées en une seule image par un acte mental. Les perceptions visuelles s’apparentent donc à des actes subjectifs sans relation immédiate avec le monde extérieur40. La subjectivité des actes visuels avait déjà été avancée à titre d’hypothèse par le physiologiste prussien Johannes Müller dans les premières décennies du XIXème siècle41. Cependant, à partir des années 1860, les recherches sur la vision binoculaire se multiplient et produisent de plus en plus de preuves du caractère subjectif des perceptions visuelles. Le siège principal de la vision est alors déplacé de l’œil au cerveau42. Comme le synthétise l’ophtalmologue suisse Henri Parinaud, « La vision binoculaire a essentiellement pour but la coopération des deux yeux à une même sensation, afin de rendre cette sensation plus parfaite, plus précise en ce qui concerne sa localisation dans l’espace. Pour cette coopération, les deux yeux sont associés cérébralement de manière à former, au point de vue fonctionnel, un organe unique »43.
Le caractère subjectif de la vision ressort aussi des recherches menées sur les images persistantes et les images consécutives. L’étude expérimentale des images résiduelles date des années 1820 et des travaux du physicien belge Joseph Plateau. Elle est par la suite conduite par les médecins ophtalmologues, intéressés à déterminer le caractère normal ou pathologique de ce type de perceptions. La persistance d’une image après que l’exposition à l’objet a cessé est reconduite aux caractéristiques des photorécepteurs de la rétine et à la réception des signaux visuels par le cerveau. La perception de plusieurs images individuelles en succession fluide est identifiée comme le résultat d’un acte cérébral, davantage lié au cortex visuel qu’à la physiologie de l’œil44. La perception du mouvement et de la vitesse sont donc classées comme des phénomènes subjectifs, n’ayant pas de correspondance directe avec les caractéristiques du monde extérieur.
Un autre aspect qui ressort des recherches cliniques est la fragilité de la vision humaine. La mesure de l’acuité visuelle, pratiquée toujours plus fréquemment et au moyen de techniques de plus en plus précises, met au jour la fréquence et la variété des troubles visuels tels que la myopie, l’astigmatisme, la presbytie, l’hypermétropie45. L’introduction de l’examen de la vue pour certaines professions (armée, chemins de fer, marine) révèle le nombre considérable de personnes atteintes de daltonisme. Même si ce dernier est classé comme une anomalie et non pas une pathologie au sens propre, dans la mesure où il n’est généralement pas accompagné de défauts de l’acuité visuelle, il apparaît néanmoins comme un état incapacitant pour certaines professions46.
La découverte de la multiplicité des phénomènes visuels s’accompagne d’une sorte de fascination qui s’exprime aussi bien dans les publications professionnelles que dans la presse scientifique populaire. La presse professionnelle manifeste un véritable enthousiasme devant la découverte de la capacité de la vision humaine à produire un éventail si riche de perceptions, ainsi que pour la facilité avec laquelle l’œil et le cerveau reçoivent de telles impressions sensibles47. La presse de vulgarisation scientifique s’exprime sur un ton tout aussi passionné, et relate les découvertes publiées dans la presse médicale en accentuant l’aspect surprenant et « spectaculaire » de la vision humaine. Nombreux sont les articles sur la vision du relief, la perception de la profondeur et de la distance, du mouvement et de la vitesse. L’explication en termes scientifiques de ces phénomènes est d’habitude accompagnée d’« applications pratiques » amusantes, allant des plus simples, comme l’expérience des deux épingles48, aux plus sophistiquées, telle que la construction du zootrope ou des anaglyphes49.
L’objectivation : le spectacle de la science
La découverte du caractère à la fois subjectif et fragile du sens de la vue n’occasionne pas sa dévaluation. La reconnaissance de la subjectivité des perceptions visuelles va de concert avec un travail de mesure, de quantification, de systématisation et de classification entrepris par les ophtalmologues. Ce travail conduit finalement à une re-objectivation de la vision humaine sur la base de la science médicale50. Les ophtalmologues approchent l’appareil visuel de manière rigoureusement scientifique, à travers une série d’observations cliniques qui leur permettent de collecter un grand nombre de données. Ces données sont par la suite analysées afin d’identifier les lois subjacentes aux phénomènes visuels. Le discours autour de la vision est donc formulé dans le langage de la science expérimentale. Comme le rappelle Helmholtz,
l’art de l’expérimentation, si perfectionné par l’étude des sciences naturelles, a pu pénétrer pour la première fois dans le domaine des fonctions psychologiques. […] c’est sur elle que repose le développement extraordinaire qu’a pris l’oculistique dans ces vingt dernières années, développement qui est peut-être sans exemple dans l’histoire de la médecine, à cause de sa rapidité et de son caractère éminemment scientifique51 » et à « l’exactitude et la sécurité avec laquelle la vue nous permet d’apprécier la position, la distance, et la grandeur des objets qui nous entourent.52
Confrontés à la grande variabilité des phénomènes visuels, les praticiens cherchent à dégager des régularités, des constantes, et à formuler des lois en mesure d’expliquer le fonctionnement de la vision humaine en toute sa diversité53. Les publications médicales détaillent ainsi, par exemple, la manière dont on peut déterminer la différence entre les images des deux rétines à travers la mesure combinée de l’angle d’incidence des rayons lumineux sur leurs surfaces et de la direction du regard de l’observateur54. Le décalage entre la dimension apparente et réelle des objets est déterminé en mesurant le degré de convergence des axes optiques, la déviation des lignes de projection, et le degré de courbure de la cornée et du cristallin. Ces procédés permettent d’établir les relations entre l’observateur et l’objet observé, et prouvent la correspondance entre les perceptions visuelles et le monde extérieur.
Les excitations nerveuses dans notre cerveau et les représentations dans notre conscience [sont] l’image de ce qui se passe dans le monde extérieur. [Elles] représentent l’analogie des objets par l’analogie des signes, de sorte que l’enchaînement des objets extérieurs se trouve reproduit ». Cette relation entre les objets extérieurs et leur représentation « suffit […] à notre intelligence, dans la tâche qu’elle se propose de rechercher les analogies qui existent au milieu de la diversité que présente le monde extérieur, et de les réunir pour en former des idées ou des lois 55.
Pour qu’une perception visuelle soit fiable, il suffit qu’elle soit constante. Les illusions des sens sont donc reconnaissables, car inconstantes. « Il n’y a d’apparence trompeuse que lorsqu’on confond l’apparence normale d’un objet avec celle d’un autre […] l’accord entre les perceptions visuelles et le monde extérieur repose entièrement sur la même base que toute notre connaissance du monde réel c’est-à-dire sur l’expérience constamment vérifiée des expériences nouvelles56 ».
La même démarche est poursuivie au sujet de la vision des couleurs. L’étude des caractéristiques physiologiques de la rétine amène à déterminer d’un côté le rôle des photorécepteurs (cônes et bâtonnets) et de l’autre celui du cerveau dans la perception des couleurs. La mise au point d’échelles chromatiques pour le dépistage des dyschromatopsies permet de les identifier et de les classer selon différentes typologies57. En résulte notamment la classification de différents types de cécité aux couleurs.
L’étude anatomique et physiologique des surfaces réfringentes de l’œil (cornée, cristallin) permet à la fois d’expliquer la façon dont l’œil s’adapte à différentes distances et la manière dont se produisent les vices de réfraction. L’examen de la vue, réalisé à la fois au moyen de tests subjectifs (échelles et tableaux) et objectifs (observations à l’ophtalmoscope et à l’ophtalmomètre), permet de mesurer l’acuité visuelle et les caractéristiques de l’œil à la vision imparfaite. La myopie, l’astigmatisme, l’hypermétropie et la presbytie sont ainsi définis de manière scientifique. Des unités de mesure sont créées pour exprimer l’acuité visuelle (décimales ou en vingtièmes) et pour exprimer le pouvoir des verres optiques (dioptrie). Les médecins ophtalmologistes deviennent ainsi en mesure d’appréhender exactement la différence entre une vision saine et une vision défectueuse.
La science médicale ne se limite pas à fournir un tableau détaillé de la vision humaine dans son état normal et en toute la diversité de ses états pathologiques. Elle offre également les moyens de remédier à son intrinsèque fragilité et imperfection. Les défauts de vision peuvent être corrigés par les lunettes, dont l’usage, encouragé par les médecins et rendu accessible par le perfectionnement dans la fabrication des verres optiques, se démocratise au cours du XIXème siècle58. Les progrès de la chirurgie oculaire permettent d’obtenir de plus en plus de succès dans les opérations de la cataracte et du strabisme. La médecine se présente donc comme étant susceptible de fournir les moyens de préserver la vue, de corriger ses défauts, et d’améliorer ses performances, ce qui renforce la confiance générale en la fiabilité du sens de la vue.
L’appréhension de la vision comme un sens fiable bien que subjectif est partagée par la société dans son ensemble. Les revues de divulgation scientifique consacrent de nombreux articles aux défauts de la vision, décrivent dans le détail leur origine et leur nature ainsi que le moyen de les corriger59. L’œil est présenté comme un organe que l’on peut observer de manière précise. Dans un article publié dans La Nature en 1894, le fonctionnement de l’œil est décrit comme une opération « rapide, facile », que l’on peut exécuter avec « une certitude, on peut dire, absolue ».60
Les lunettes sont présentées comme un dispositif médical efficace et fiable, en mesure de corriger tous les défauts de la vue grâce à un choix approprié des verres61. Nombreux sont aussi les articles qui décrivent comment dépister le daltonisme et en déterminer le type. Ces procédés, par ailleurs, sont souvent présentés de manière ludique, comme des expériences que tout le monde peut faire à la maison. La presse de vulgarisation met en scène le spectacle de la science médicale et de ses accomplissements. Elle contribue ainsi à renforcer l’idée de la vision comme moyen fiable d’accéder à la réalité extérieure, et à valider le rôle de la médecine et de ses officiants, qui deviennent ainsi les premiers et incontournables garants de la vision humaine.
L’analyse que nous venons d’exposer trace le cadre de la manière dont l’œil et la vision sont appréhendés au XIXème siècle et met en question la thèse formulée par Jonathan Crary dans Technique of the Observer. Dans cet ouvrage, Crary affirme qu’à l’époque moderne, la vision était considérée comme un instrument direct et objectif pour avoir accès au monde extérieur. Le fonctionnement de l’œil était envisagé comme analogue à celui d’une chambre noire, c’est-à-dire d’un dispositif optique à l’intérieur duquel une image est projetée sur une surface plane. Les images des objets extérieurs imprimées sur la rétine étaient considérées comme des reproductions objectives62. Au début du XIXème siècle, poursuit Crary, la camera obscura aurait cessé d’être le paradigme épistémologique de la vision humaine. L’inclusion du corps humain dans le discours sur la vision à cette époque aurait porté en soi la conception du sens de la vue comme non véridique, car situé dans un organisme imparfait et fragile. Les perceptions visuelles, désormais liées au corps et à sa subjectivité, ne donneraient pas une représentation fidèle du monde extérieur et auraient contribué à ce que Crary appelle le « nihilisme visuel » de l’époque63. L’œil ne pouvant que donner des perceptions subjectives, la recherche de l’objectivité aurait été canalisée par la photographie et le cinéma, utilisés pour saisir, fixer et reproduire des sujets et les représenter de manière « réaliste ».
La thèse de Crary comporte plusieurs aspects problématiques. En premier lieu, le statut « objectif » de la vision à l’époque moderne est difficile à prouver. Le caractère souvent trompeur des perceptions visuelles, reconnu depuis l’antiquité64, était largement répandu, notamment chez les philosophes rationalistes qui, comme Descartes, affirment la priorité de l’intellect sur les sens comme moyen d’accès à la vérité65. En deuxième lieu, le discours de Crary ne peut pas rendre raison des démarches d’objectivation de la vue que nous avons décrites, ainsi que des discours formulés à la fois par les médecins et la presse populaire au sujet du caractère objectif de la vision humaine. Nous croyons que la raison principale pour laquelle Crary n’a pas saisi ces aspects, pourtant fondamentaux, du discours autour de l’œil et de la vision au XIXème siècle, réside dans les sources sur lesquelles il a construit son travail. En se rapportant, d’un côté, aux études d’optique et aux productions artistiques (sources « élitistes »), Crary néglige une partie essentielle des discours autour de l’œil et de la vision au XIXème siècle. Le discours médical est à peine mentionné et les sources médicales ne sont pas intégrées dans son enquête. Crary formule ainsi une théorie sans doute stimulante, mais difficile à soutenir une fois qu’on élargit l’horizon des sources66.
Conclusion
Il est difficile de sous-évaluer les changements intervenus au XIXème siècle au niveau des connaissances relatives à la vision et, en général, au niveau de la place que le sens de la vue acquiert dans la science, la société et la culture. Il est possible d’affirmer que cette époque marque le passage à la modernité de la vision, à la fois en raison de la place de la science dans l’appréhension de l’appareil visuel et de ses fonctions, et du rôle que le sens de la vue acquiert au niveau socioculturel.
La médecine révolutionne la manière où la vue saisie, s’imposant comme la discipline au prisme de laquelle la vision est décrite, appréhendée et validée. La mise au jour de la subjectivité et fragilité de ce sens ne mine pas la confiance en la vision en raison des techniques de classification et quantification utilisées au même temps. La fiabilité du sens de la vue est ainsi reconstituée et renouvelée grâce à la médecine, qui se trouve à son tour investie de nouvelle confiance grâce à ces nouvelles fonctions de gardienne et protectrice de la vision humaine. La seconde moitié du XIXe siècle marque un tournant en la manière de concevoir savoir médical. Un procès de d’objectivation et de rationalisation mis en place par la médecine. Le savoir médicale tend à construit à partir de l’observation clinique, de la mensuration et de la collection de donnés quantitatifs sur le corps. Mensuration et collecte de donnés se font à l’aide d’une instrumentation nouvelle, de plus en plus adapté, performante et sophistiquée. La fiabilité en les résultats de la recherche médicale est liée aux caractéristiques ce cette connaissance, qui se définit comme quantitative, et donc mensurable et reproductible67. Le développement de l’ophtalmologie à cette époque est lié à la généralisation des observations cliniques et à l’emploi systématique d’une nouvelle instrumentation capable d’appréhender de manière quantitative le sens de la vue.68
La relation entre le médecin (observateur) et les instruments qu’il emploie n’est pas passive. Les instruments ne se substituent pas médecin-observateur qui garde son rôle « actif » dans l’interprétation des donnés observés. La « subjectivité » du médecin n’entraine pas cependant la production de jugements particuliers variables d’un individu à l’autre, car, grâce à la science médicale, à ses procédés et à ses instruments, il est désormais possible de faire la distinction entre réalité du monde extérieur et les opérations de la conscience individuelle.
Les découvertes de l’ophtalmologie sont de manière presque simultanée diffusées auprès du grand public. Il participe à ce processus, valide ses accomplissements, et il est conquis par le discours médical. Le « regard instrumenté » n’est pas exclusif du milieu savant. La presse de vulgarisation scientifique, l’industrie du loisir, l’accessibilité des lunettes et la démocratisation de leur usage, le succès des dispositifs d’illusion optique font en sorte que la capacité de faire la distinction perceptions visuelles réelles bien que subjectives et illusions des sens.
La « médicalisation de la vue » qui se poursuit au XIXème siècle est donc un élément essentiel de l’histoire de la vision, de ses usages sociaux et culturels et des productions visuelles. Les études se proposant d’enquêter le sens de la vue sur le plan historique ont donc tout intérêt à incorporer les sources médicales dans leur horizon, et à accorder au discours scientifique, à la fois dans sa dimension savante et populaire, une place plus considérable que celle qui leur a été réservée jusqu’à maintenant dans la littérature.
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1David Howes, anthropologue spécialiste en l’étude des sens, parle de ‘sensory turn’ ou ‘sensory revolution’ au sujet de l’intérêt développé au sein des sciences humaines et sociales autour de l’analyse des idéologies, valeurs et pratiques transmis par les sens (i>Empire of the Senses, The Sensual Culture Reader, Oxford, Berg, 2005, p. 1-17).
2 Voir Robert Jutte, A History of the Senses, Cambridge, MIT, 2000, (1ère edition 1993), p. 1-6.
3 Les Visual Studies sont un champ disciplinaire qui étudie la dimension visuelle d’une culture et d’une société, à la fois dans ses productions culturelles et artistiques, et dans les pratiques du regard. Nés au sein de l’histoire de l’art, Les Visual Studies ont progressivement élargi leurs sujets et problématiques à l’histoire sociale et culturelle.
4 Robert Jutte encourageait les chercheurs à dépasser la classification traditionnelle des sens – qu’il reconnaît être une simple construction historique – déjà au début des années 1990 (1-6). Dix ans plus tard, David Howes réitérait cette invitation, proposant d’explorer de manière multi-directionnelle l’interaction des sens (1-17). Quinze ans après, cet appel était lancé à nouveau par Jonathan Reinarz (Social History of Medicine (« Sensory History Comes of Age: Exploring the Senses in Social History of Medicine », 2019, consulté le 14 avril 2020).
5 À cet égard, voir Mark M. Smith, Sensing the Past, Berkeley, University of California Press, 2007, p. 19-38 et le numéro spécial de la revue Hermès (« La voie des sens », n° 74, 2016).
6 Howes, 1-17.
7 Utilisé pour la première fois par Martin Jay ( « The Rise of Hermeneutics and the Crisis of Ocularcentrism », Poetics Today, 9, 2, 1988, p. 307–326), le terme oculocentrisme indique la primauté de la vision par rapport aux autres sens propre de la culture occidentale. Pour une aperçu des débats académiques sur le sujet voir Brian Stonehill, « The Debate over « Ocularcentrism », Journal of Communication, 45, 1, 1995, p. 147–152 et Kavanagh D, « Ocularcentrism and Its Others: A Framework for Metatheoretical Analysis », Organization Studies, 25, 2004, p. 445–464
8 De Marshall McLuhan, voir en particulier The Gutenberg Galaxy: The Making of Typographic Man (Toronto, Toronto Univeristy Press, 1962) et Understanding Media: The Extensions of Man (New York, McGraw-Hill,1964); de Walter Ong, Orality and Literacy: The Technologizing of the Word (New York, Methuen, 1982).
9 Introduit par le théoricien du cinéma Christian Metz ( Essais sur la signification du cinéma, Paris, Klincksieck, 1975), le concept de « régimes scopiques » a été popularisé par Martin Jay (« Scopic Regimes of Modernity », in Hal Foster (dir.), Vision and Visuality, Seattle, Bay Press, 1988, p. 3-25). Un « régime scopique » indique les coordonnées conceptuelles de l’univers visuel propre d’une époque. Ces coordonnées sont formulées en premier dans le discours philosophique et se manifestent dans les pratiques artistiques. Jay identifie ainsi trois « régimes scopiques » qui se sont succédés du XVIème au XVIIIème siècle : le régime « cartésien » (fondé sur l’idée de subjectivité rationnelle de Descartes et sur la perspective linéaire de l’art de la Renaissance italienne), le régime « descriptif » (correspondant au discours sur le détail de la philosophie de Huygens et à la peinture néerlandaise du XVIIème siècle), et le régime « baroque », dont il identifie la manifestation philosophique en la monadologie Leibniz et celle pratique en l’art baroque de la contre-réforme.
10 Voir à cet égard Alpers S.,The Art of Describing: Dutch Art in the Seventeenth Century, Chicago, University of Chicago Press, 1983.
11 En particulier Naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical (Paris, Presses Universitaires de France, 1963) et Surveiller et punir. Naissance de la prison (Paris, Gallimard, 1975).
12 Sites of Vision, Cambridge/London, MIT Press, 1997.
13 De l’œil et du monde, une histoire du regard au seuil de la modernité. Paris, Fayard, 1998.
14 À ce sujet, Mark M. Smith remarque que « Frequently, the descriptions we have of the use of the senses were established by – and left by – elites, which likely reflect their preferred understanding of the reality » (« Souvent, les descriptions que nous avons de l’utilisation des sens ont été établies par – et laissées par – les élites, ce qui reflète probablement leur compréhension préférée de la réalité », nous traduisons), (15).
15 Sur la question de la complexité dans le choix des sources pour écrire une histoire des sens voir Corbin, « Charting the Cultural History of the Senses », in Howes, 128-139.
16 Sur ce point voir W.F. Bynum et Roy Porter, Medicine and the Five Senses, Cambridge /New York, Cambridge University Press, 2004.
17 Voir Jutte R., 218-236 et Letonturier É, Munier B., « Introduction. La sensorialité, une communication paradoxale » in Hermès, 17-24.
18 Techniques of the Observer, Cambridge, MIT Press, 1990.
20 Cet instrument se compose d’un miroir et d’une une lentille concave, montés sur une poignée en bois. À l’aide d’une source lumineuse placée derrière les verres, il permet d’observer à travers les milieux transparents d’un œil vivant.
21 Né à Paris, Émile Javal (1839-1907) fréquente l’École des Mines avant d’entreprendre des études de médecine. Il se spécialise en ophtalmologie, devenant un des experts les plus réputés de son temps. Chirurgien-major pendant la guerre franco-prussienne, il crée et dirige ensuite le laboratoire d’optique physiologie à la Sorbonne. En 1885 il est élu à l’Académie de médecine. Parmi ses nombreux travaux nous rappelons Du strabisme, dans ses applications à la théorie de la vision, Thèse de Doctorat, Paris, 1868, Manuel du strabisme, Paris, Masson, 1896, Physiologie de la lecture et de l’écriture, Paris, Alcan, 1905.
22Voir, parmi d’autres, Émile Hippolyte Martin, Atlas d’ophtalmoscopie, Paris, Baillière, 1865-1866 et Liebreich R.,Atlas d’ophtalmoscopie, Paris, chez l’auteur, 1870.
23 Né à Tilburg – Hollande – en 1817, Donders étudie médecine à Utrecht et Leiden, où il se diplôme en 1840. En 1852 il est nommé professeur d’ophtalmologie à la faculté de médecine de Utrecht. En 1858, il ouvre un hôpital ophtalmique – nommé à sa mort Fondation Donders – et en 1866 un laboratoire de physiologie. On the Anomalies of Accommodation and Refraction of the Eye, commissionné par la New Sydenham Society de Londres, est publié en 1864 en anglais et ensuite traduite en français, allemand et italien. La première édition en hollandais – langue maternelle de Donders, apparaît seulement en 1869.
24 L’examen de la réfraction mesure la déviation subie par les rayons lumineux lors qu’ils traversent la cornée et le cristallin ; l’accommodation décrit la propriété de l’organe visuel à pouvoir s’adapter à la distance des objets à travers l’accroissement de convexité du cristallin. Voir Larousse Médical, 2018 « Réfraction oculaire » (https://www.larousse.fr/encyclopedie/medical/r%C3%A9fraction_oculaire/15801) et « Accommodation » (https://www.larousse.fr/encyclopedie/medical/accommodation/10877), consultés le 20/04/2020.
25 Voir Pouliquen Y., « La seconde moitié du XIXème siècle. Naissance et applications de l’ophtalmoscope », Herman Faure (éd.) L’Ophtalmologie des origines à nos jours (Annonay, Laboratoires H. Faure, vol 1, 1973), p. 83-89.
26 Une discussion approfondie sur l’essor de l’ophtalmologie comme spécialité médicale, ses caractéristiques et dynamiques va au-delà de l’objet de cet article. Nous renvoyons pour cela à Rosen G., The Specialization of Medicine with particular reference to ophthalmology (New York, Arno Press & The New York Times, 1944) et Weisz G., Divide and Conquer. A Comparative History of Medical Specialization (Oxford, Oxford University Press, 2006).
27 En 1805 est créé à Londres le London Eye Infirmary, qui devient aussi un lieu d’enseignement à partir de 1811 ; en 1812 une chaire d’ophtalmologie est créée à l’université de Vienne ; en 1820 est fondé le New York Eye and Ear Infirmary, le premier hôpital pour les maladies des yeux aux États-Unis ; en 1830 ouvre à Paris de la première clinique spécialisée en les maladies oculaires par Julius Sichel (voir Rosen, 30-49).
28 L’Allemagne est le premier pays où l’ophtalmologie s’institutionnalise comme spécialité médicale. L’enseignement universitaire dans ce domaine commence à se répandre à partir des années 1860. À Berlin, chaire d’ophtalmologie est créée en 1866. En France, le premiers cours ouvrent à l’université de Strasbourg à la fin des années 1860 ; à Paris la première chaire est créée en 1878 (voir Rosen, 30-49 and Weisz, 44-62).
29 Nous rappelons, parmi d’autres, les Annales d’oculistique dont le premier numéro apparaît déjà à la fin des années 1830, les Archives d’ophtalmologie (1883) et le Transactions of the Ophthalmological Society of the United Kingdom, 1882. En 1862 est créé l’American Journal of Ophthalmology ; les revues allemandes Archiv für Ophthalmologie et Klinische Monatsblätter für Augenheilkunde sont créées respectivement en 1854 et 1863.
30 L’American Ophthalmological Society est créée en 1864, l’Ophthalmological Society of the United Kingdom en 1883, comme la Société française d’Ophtalmologie.
31 Ad Vitellionem Paralipomena, quibus astronomiae pars optica traditvr, Francfort, Claudium Marnium and Haeredes Joannis Aubrii, 1604.
32 « Dioptrique », en Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences, plus la dioptrique, les météores et la géométrie, Leyde, Imprimerie de Ian Maire, 1637.
33 En donnant voix à une opinion largement partagée par le corps médical, l’ophtalmologiste Henri Parinaud qualifie les connaissances des fonctions visuelles comme « nécessaires », Annales d’oculistique, 2, 1892., p. 228-256.
34 Voir Raichvarg D. et Jean Jacques J., Savants et ignorants. Une histoire de la vulgarisation des sciences, Paris, Seuil, 1997 et Bensaude-Vincent B . et Anne Rasmussen (dir.) La science populaire et la presse dans l’édition au XIXème et XXème siècle, Paris, CNRS éditions, 1997, Chemineau M.,, Fortunes deLa Nature, 1873-1914, LIT Verlag Münster, 2012 et Honhsbein A., La Science en mouvement. La presse de vulgarisation scientifique au prisme des dispositifs optiques (1851-1903). (thèse, 2016, univ. Lyon 2, en cours de publication).
35 Bensaude-Vincent B. et Rasmussen A. « La science dans la production de masse au XIXème siècle se qualifie comme utile, pratique, amusante, populaire, récréative », La science populaire, 13-30.
36 Voir par exemple les articles publiés dans La Nature sur « La structure de l’œil » (n° 757, 1888, p 537), « La photographie du fonds de l’œil » (n° 1044, 1893, p. 10-14)
37 Voir, toujours dans La Nature, « L’ophtalmoscope » (n) 122, 1875, p. 274), et « Le skiascope-optomètre » (n° 1107, 1894, p. 163-164).
38 La vision binoculaire est un mode de la vision dans lequel les deux yeux fonctionnent de manière simultanée. Elle rend possible la perception visuelle de la profondeur et de la distance.
39Le mécanisme de la vision binoculaire a été décrit de manière scientifique pour la première fois en 1838 par le médecin anglais Charles Wheatstone, qui l’a démontré à travers du stéréoscope, un dispositif permettant la projection d’images tridimensionnelles. (« Contributions to the physiology of vision. Part I. On some remarkable, and hitherto unobserved, phenomena of binocular vision », Philosophical Transactions of the Royal Society of London, no 128, 1838, p. 371-379). Sur l’influence des inventions techniques et de leur utilisation sur l’épistémologie du regard on revoit à Hamou P., Les Mutations du visible. Essai sur la portée épistémologique des instruments d’optique au XVIIe siècle,Villeneuve d’Ascq : Presses univ. du Septentrion, 1999 et leizes D. et D. Reynaud (éd.), Machines à voir. Pour une histoire du regard instrumenté, XVIIe-XIXe siècles, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2017.
40 Voir Serre A., Recherches sur la vision binoculaire, Paris, Masson, 1855 et la série d’articles publiés par Henri Parinaud dans les Annales d’oculistique, sous les titres « Vision binoculaire » (n° 1, 1896 p. 401-409) et « Relations fondamentales des deux yeux. La vision simultanée, binoculaire, alternante » (n° 2, 1897, p. 161-181 et 241-271).
41« Lorsque nous voyons, nous sommes confrontés à l’état de la rétine, et rien de plus que cela » (« When we see we are experiencing the state of the retina, and nothing more than this ». Müller J., Elements of physiology, vol. 2, 1843, p.739. Dans cet ouvrage, Müller admet la possibilité, alors encore inexplorée, d’expliquer la collaboration entre le cerveau et la rétine.
42 Helmholtz, « Les sensations de la vue … ne dépend[ent] nullement de la nature de l’objet extérieur mais uniquement des relations centrales du nerf attaché ». « Des progrès récents dans la théorie de la vision », Annales d’oculistique, vol 1, 1869, p. 150.
43 Parinaud, Annales d’oculistique, p. 242.
44 Les principales contributions en la manière sont dues au physicien belge Joseph Plateau, qui produit les premières démonstrations dans les années 1830 à l’aide d’un dispositif appelé « phénakistiscope » (voir De Laey J. J., « De Blindheid van Joseph Plateau. Myth en realiteit »Tijdschrift voor Geneeskunde, n° 58, 2002, p. 915-920). La perception des images consécutives fait l’objet d’une section du Congrès international d’ophtalmologie de Utrecht de 1893.
45 Voir Masselon J., Examen fonctionnel de l’œil, Paris, Doin, 1890 et Mergier, G. E., Du système optique de l’œil, Paris, Coccoz, 1892.
46 Voir Warlomont E. et Moeller A., « Examen de la vision du personnel rattaché aux chemins de fer – Rapport adressé à M. le ministre des travaux publics de Belgique », Annales d’oculistique, n° 2, 1880, p. 8-128.
47 Avec une épingle dans chaque main, on fixe le regarde d’abord sur l’une en ensuite sur l’autre. Quand on regarde l’une, l’autre apparaît floue. Voir « La clef de la science – Optique », La Science illustrée, 1893, p. 314
48 Le zootrope est un appareil formé d’un cylindre à l’intérieur duquel est placée une bande en papier avec le dessin d’une figure occupant différentes positions. Fait tournée, le zootrope donne l’illusion du mouvement. Un anaglyphe est constitué de deux images superposées en couleurs complémentaires représentant la même scène mais vue de points légèrement décalés. L’image apparaît en relief à cause du décalage entre les deux yeux. Voir « L’illusion des sens » et « L’impression du relief – Les anaglyphes », La Science illustrée 1893, p. 208 et 343).
49 Voir, par exemple, « La persistance des sensations lumineuses » (La Nature, n° 462, 1882, p. 278).
50 Voir Parinaud H. « L’image stéréoscopique, bien que virtuelle et subjective, se prête à des mesures directes » (Annales d’oculistique, n° 1, 1904, p. 241-270).
51 « Des progrès récents dans la théorie de la vision » (trad. par Javal), Annales d’oculistique, 1869, p. 5-6.
52 Helmholtz, « Des progrès récents dans la théorie de la vision », Annales d’oculistique, 1869, p. 9.
53 Voir Landolt E. « L’œil est l’organe auquel on peut appliquer les lois de la physique mieux qu’aux autres organes humains », Annales d’oculistique, 1874, p. 30-43.
54 Voir Warlomont, « De l’unité de jugement ou de la sensation dans l’acte de la vision binoculaire », communication faite à l’Académie des Sciences, le 2 juillet 1860, Annales d’oculistique, 1860, p. 143-144.
55 Helmholtz, « Des progrès récents dans la théorie de la vision », Annales d’oculistique, 1869, p. 152.
56 Helmholtz, « Des progrès récents dans la théorie de la vision », Annales d’oculistique, 1869, p. 153. Voir également Serre d’Uzès, « Recherches sur la vision binoculaire simple et double et sur les conditions physiologiques du relief », Annales d’oculistique, 1855, p. 197-240. Serre d’Uzès s’écrie contre l’opinion selon laquelle « entre l’impression physique sur le nerf et la sensation qui la suit il y a un abîme ; que les lois de la mécanique ne sont pas applicables à un phénomène physiologique » (p. 197). « Toutes nos sensations visuelles – poursuit-il – sont rapportées au rideau physiologique lui-même et non à l’endroit où se trouvent les objets… Elles sont toutes contractées sur ce plan, conformément aux lois d’une perspective irréprochable, qui reproduit ces objets avec leurs seules apparences visibles et tels qu’ils sont imagés sur la rétine … Partout où nous trouvons des actes physiologiques s’accomplissant avec une rigueur mathématique … » (p. 237).
57 Voir Donders F. C., Annales d’oculistique, 1880, p. 206-216 et 1881, p. 109-144.
58 Sur ce point nos renvoyons à Doria C., « La soif du regard. Ophtalmologues et opticiens au XIXe siècle », in L’œil au XIXème siècle, actes du VIIIe Congrès de la SERD https://serd.hypotheses.org/5790.
59 Voir par exemple, « Les défauts de l’œil et de la vue. Les moyens d’y remédier », La Nature, n°560, 1884, p. 178-179 ; « Les progrès en ophtalmologie. Le traitement de la cataracte », La Nature, n°875, 1890, p. 150; « La myopie », La Science illustrée, 1892, p. 266 ; « L’œil myope et presbyte », La Science illustrée , 1895, p. 50-52.
60 « Le skiascope-optomètre », La Nature, n° 1107, 1894, p. 163-164.
61 Voir « Optique-Œil myope et presbyte », La Science illustrée, 1895, p. 50-52.>
62 « For at least two thousand years it has been known that, when light passes through a small hole into a dark, enclosed interior, an inverted image will appear on the wall opposite the hole. Thinkers as remote from each other as Euclide, Aristotle, Roger Bacon, and Leonardo noted this phenomenon and speculated in various ways how it might or might not be analogous to the functions of human vision… from the late 1500s to the end of the 1700s, the structural and optical principles of the camera obscura coalesced into a dominant paradigm through which were described the status and possibilities of an observer », Jonathan Crary, “Modernizing Vision” in Foster, 1988, p. 30-31.
63 « Once vision became located in the empirical immediacy of the observer’s body it belonged to time, to flux, to death », Techniques of the Observer<, p. 150.
64Voir Aristote, « De sensu et sensibilibus », Parva Naturalia, I, 436 BC.
65 Voir Catherine Wilson, « Discourses of Vision in Seventeenth-Century Metaphysics » et Margaret Atherton « How to Write the History of Vision: Understanding the Relationship between Berkeley and Descartes », Levin 117-138 et 139-166, et Riskin J., Science in the Age of Sensibility, Chicago, University of Chicago Press, 2002
66 Sur les critiques à Crary voir Jutte, 1-6 et Smith 19-39.
67Sur ces points voir Theodore M. Porter,Trust in Numbers: The Pursuit of Objectivity in Science and Public Life, Princeton, Princeton University Press 1996 et Lorraine Daston et Peter Galison. Objectivity, Cambridge, MIT, 2018.
68Cette démarche sera appliquée de manière analogue sur les autres sens, bien qu’avec de temporalités et résultats différents. Sur ce sujet voir Nélia Dias, La Mesure Des Sens: Les Anthropologues Et Le Corps Humain Au Xix Siècle. Paris: Aubier, 2004.
Corinne Doria
Professeure à la School of Advanced Studies de l’université de Tyumen (Fédération de Russie) depuis 2019,Corinne Doriaest spécialiste de l’histoire sociale et culturelle de la médecine. Son travail porte en particulier sur l'histoire de l’ophtalmologie et du handicap visuel. Elle a publié de nombreux articles sur l’histoire de la médecine et du handicap (notamment : « À la recherche de la vision normale. Mesurer l’acuité visuelle au XIXe siècle », Canadian Bulletin of Medical History, 37(1), 2020, p. 147-172 ; « La soif du regard. Ophtalmologues et opticiens au XIXe siècle », in L’œil du XIXe siècle. Actes du VIIIe congrès de la SERD, 2020, https://serd.hypotheses.org/loeil-du-xixe-siecle ; « From the darkness to the light. Memoirs of blinded Canadian veterans of the First and Second World Wars », Canadian Journal for Disability Studies, Vol. 7 No. 3, (2018), p. 122-144 ; « How to Face a Sanitarian Emergency. French Ophthalmologists and the Great War », First World War Studies, 2018, p.1-17).