7 – La colorisation de films d’archives, l’exemple de la société de production Composite Films

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Corinne Doria – Entretien avec Clara Bleuzen

<C. D. : Vous êtes en train de mener une recherche sur la colorisation de films d’archives. En quoi consiste précisément votre travail ?

C. B. : Composite Films est une société de production spécialisée dans la restauration et la colorisation de films d’archives. Des chaînes de télévision et sociétés de production nous confient des documentaires réalisés à partir d’images d’archives, qui proviennent de sources comme Gaumont Pathé, British Pathé, l’ECPAD, la NARA ou encore Lobster. Depuis 2016, nous avons travaillé sur les séries America in Color et Britain in Colour, produites pour la Smithsonian Channel. Celles-ci retracent l’histoire des États-Unis et de la Grande-Bretagne de 1920 à 1960. Nos autres projets en cours comprennent des documentaires sur les lendemains de la Première Guerre mondiale en France, la colonisation et la décolonisation, mais aussi sur Georges Brassens. Enfin, nous avons récemment apporté notre expertise aux documentaires Maria by Callas (2017) de Tom Volf et I Am Not Your Negro (2017) de Raoul Peck.

Notre équipe de documentalistes, dont je fais partie, effectue les recherches historiques préalables à la colorisation. L’enjeu de notre travail est de constituer un ensemble de références en couleurs, afin de permettre à notre équipe technique de coloriser les séquences de la manière la plus réaliste possible. Les références que nous utilisons sont très variées ; il peut s’agir de costumes et uniformes d’époque, d’autochromes, de cartes postales, mais aussi de films de fiction ou de séries comme Downtown Abbey ou The Crown. Pour les atmosphères du Paris du début du siècle, il nous arrive également d’utiliser des peintures naturalistes de Basile Lemeunier, Henri Gervex ou encore Jean Béraud.

Certaines images ont une signification historique particulière, elles sont spécifiques, car elles représentent des personnes ou des lieux connus. D’autres images sont au contraire génériques, et ont surtout vocation à illustrer le propos du documentaire. Les images d’archives peuvent donc être utilisées de deux manières différentes. Selon l’utilisation faite par le documentaire, nous allons adapter notre méthodologie. Notre objectif est de rehausser l’image d’archive, d’apporter des éléments de compréhension supplémentaires, sans se substituer à l’image et sans tomber dans l’invention. Nous sommes au service de ces images, et non l’inverse. Ainsi, une grande partie de notre travail porte sur des images des guerres 14-18 et 39-45, pour lesquelles nous sommes particulièrement attentifs aux uniformes et médailles. En outre, coloriser des uniformes permet au spectateur d’identifier plus facilement les nations en présence, comme le fameux bleu horizon des soldats français de la Première Guerre mondiale. Les plans que nous colorisons concernent aussi de nombreux anonymes, qu’ils soient ouvriers d’usines métallurgiques à Pittsburgh dans les années 1940, ou peuples indigènes sous le joug des colons français en Afrique. La colorisation permet de rendre hommage à ces hommes et femmes, au même titre que les personnages historiques. Ainsi, j’ai travaillé sur une séquence à propos du mouvement des suffragettes à Londres. Peu de gens connaissent les couleurs des suffragettes anglaises, à savoir le vert, le violet et le blanc. Ces couleurs, très vives, sont étonnantes, car inattendues sur un film d’archives du début du XXème siècle, mais reflètent pourtant la réalité historique et donnent des clés de lecture qui résonnent de manière particulière aujourd’hui à l’ère post #metoo (le violet étant la couleur des mouvements féministes).

Britain in Color – épisode 1, « Royalty » (Smithsonian Channel)
Source de l’archive : British Pathé

Parfois, bien que l’évènement filmé soit connu et documenté, rien ne permet de retrouver les couleurs d’origine de certains éléments. Par exemple, d’importantes recherches ont été menées afin de retrouver la couleur des voitures Renault utilisées lors de la deuxième mission Gradis en 1924, une expédition automobile à travers le désert du Sahara. Malgré nos investigations, nous n’avons pas retrouvé les voitures d’origine, et avons donc procédé par déduction. Nous avons choisi la couleur la plus cohérente, c’est-à-dire qui correspondait à certains autres modèles d’époque de la marque, mais également qui se « posait » bien sur l’image.

C. D. : Quelle place occupe la restauration des couleurs dans l’échelle des priorités d’un film à restaurer ?

C. B. : Nous ne restaurons pas les couleurs à proprement parler. Lorsque les images nous parviennent, elles sont en noir et blanc, et brutes. Plusieurs étapes sont nécessaires avant de procéder à leur colorisation. Il faut préparer l’image, tout d’abord en la restaurant afin d’enlever les éventuelles griffures, saletés, poussières, poils ou même moisissures qui peuvent perturber la lecture de l’image. Nous procédons ensuite à un pré-étalonnage, qui consiste à harmoniser les niveaux de gris. Cela permet de révéler certains détails, utiles à l’équipe de documentalistes afin de mener les recherches adéquates. Le pré-étalonnage est également nécessaire à l’étape technique de colorisation, car il permet aux couleurs de mieux se poser sur l’image. Notre démarche est différente de celle adoptée, par exemple, par Peter Jackson dans They Shall Not Grow Old. Le réalisateur a en effet eu recours à des technologies de pointe utilisées dans ses propres films, comme la 3D ainsi que certains effets spéciaux, ce qui lui permet de remodeler les objets à l’image.

Lors des dernières années, une inflexion a eu lieu dans les choix éditoriaux des chaînes de télévision. Les documentaires, autrefois plutôt consacrés aux grandes fresques historiques, et notamment aux guerres du XXème siècle, sont aujourd’hui davantage tournés vers des sujets d’histoire sociale et culturelle, comme le montrent nos récents projets, Une si Belle Époque ! La France d’avant 1914 et Après la guerre, l’impossible oubli, 1919-1920, diffusés sur France 3. Les sociétés de production s’entourent d’historiens comme Dominique Kalifa.

Notre travail s’inscrit directement dans cette histoire sociale. Par exemple, en colorisant un plan représentant une foule au lendemain de la Grande Guerre, à priori anodin, on se rend compte du grand nombre de veuves dans l’assistance. Ce plan prend tout à coup une portée très symbolique, et l’immersion du.de la spectateur·trice est renforcée.

Après la guerre, l’impossible oubli, 1919-1920 réalisé par Gabriel Le Bomin (Maria Roche Productions)
Source de l’archive : Gaumont-Pathé Archives

Une si Belle Époque ! La France d’avant 1914 réalisé par Hugues Nancy (Compagnie des Phares et Balises)
Source de l’archive : Gaumont-Pathé Archives

La colorisation implique trois paramètres intrinsèquement liés : artistique, éditorial et technique. C’est un parti-pris ; tous les documentaires réalisés à partir d’images d’archives ne sont pas colorisés. Ce choix est fait quand le·a réalisateur·trice ou bien la chaîne de télévision décide que la colorisation renforcera le propos et l’impact du documentaire. Par ailleurs, certains documentaires ne sont colorisés qu’en partie seulement, et des séquences sont laissées en noir et blanc.

La colorisation, liée au départ à des enjeux d’audience sur les chaînes de télévision, pose de nombreuses questions éthiques. Dans notre cas, nous ne colorisons pas des films de fiction, mais bien des images d’archives qui n’ont pas le même statut artistique. Par la colorisation, nous perpétuons l’objectif premier de ces images, qui est d’informer. La colorisation est une valeur ajoutée aux documentaires qui sont eux-mêmes, ne l’oublions pas, des constructions modernes subjectives (Corberand, 24). Si on inscrit les enjeux de restauration et de colorisation des images d’archives dans le spectre plus large des restaurations d’œuvres d’art, il est important de préciser que nous n’altérons pas le matériau de base, c’est-à-dire la pellicule, et que notre action est toujours réversible.

Nous nous heurtons parfois, et cela est compréhensible, aux représentations très ancrées des images d’archives, qui ont toujours été vues en noir et blanc. Notre travail permet de confronter nos représentations d’une certaine époque, et de questionner notre rapport à l’image et à l’Histoire. Jean-Pierre Esquenazi reprend ainsi la thèse de Ludwig Wittgenstein selon laquelle l’expérience visuelle est le fruit de la rencontre, d’un amalgame, entre une représentation préalable et une impression visuelle :

Il [Wittgenstein] s’intéresse particulièrement à toutes les expériences où nous voyons soudainement un objet changer d’aspect : non que l’objet change effectivement, mais que nous découvrons soudainement en lui un trait que nous n’avions pas remarqué jusque-là, et dont la présence soudaine nous oblige à modifier notre vision de cet objet. (2).

<C. D. : La prise de conscience de l’importance de conserver et restaurer les films a suivi des temporalités différentes selon les pays. Si aux US on considère le point de départ l’appel lancé par Martin Scorsese en 1975, pour la France il faut atteindre les années 1990 pour qu’une sensibilisation se dégage. Comment expliquez-vous ce décalage ?

C. B. : Aux États-Unis, je dirais même que cette prise de conscience remonte à 1935 avec la création du Film Department et de la Film Library du MoMA sous l’impulsion d’Alfred Barr, premier directeur, et Iris Barry, première conservatrice de ce département.

A la fin des années 1970, Martin Scorsese, réalisateur cinéphile par excellence, a quant à lui tiré la sonnette d’alarme en constatant la dégradation rapide des pellicules en couleurs. Il attire l’attention sur la nécessaire adoption de dispositifs de sauvegarde et de restauration adaptés (Noël, 231). L’UNESCO lance ensuite un appel officiel à la sauvegarde du patrimoine cinématographique et audiovisuel en 1980, avec la « Recommandation pour la sauvegarde et la conservation des images en mouvement ».

Tout au long du XXème siècle, la France a été plus conservatrice que les États-Unis dans le domaine artistique. Le cinéma, à l’origine montré dans les fêtes foraines, a donc longtemps été considéré comme un simple divertissement à destination des masses.

La particularité française réside également dans son intérêt historique pour les enjeux d’archivage, depuis l’instauration du dépôt légal obligatoire en 1537. Cependant, les politiques de conservation des œuvres n’ont pas toujours suivi cette volonté exhaustive d’archivage. C’est particulièrement le cas des films, qui nécessitent des conditions de conservation particulières et dont les supports évoluent en permanence. Ainsi, le dépôt légal du patrimoine cinématographique est géré par le CNC depuis 1992, et le dépôt légal de l’audiovisuel est confié à l’INA à la même date.

Il est important de préciser que nous travaillons principalement à partir d’images d’actualité et non de films. Ces images, à la différence des films, sont avant tout des objets historiques et non des œuvres de l’esprit. Les enjeux de conservation sont donc différents des grandes œuvres du cinéma. Enfin, la conscience de l’importance de la conservation du patrimoine filmique n’a pas attendu l’intervention des politiques publiques en France ; par exemple, les sociétés Gaumont et Pathé ont dès le départ eu à cœur de préserver leurs actualités cinématographiques comme le Pathé Journal ou Gaumont Actualités. Grâce à cela, nous disposons aujourd’hui de milliers d’heures de films qui font la matière première des documentaires que nous colorisons.

C. D. : On dit que le développement du numérique va mettre fin aux problèmes de conservation des films. Quelle est votre opinion à cet égard ?

C. B. : Au contraire, nous sommes en permanence confrontés à l’obsolescence des supports numériques, et notamment aux problèmes de compatibilité des formats. Pour le moment, la conservation physique sur pellicule, doublée d’une conservation numérique, est la seule manière d’assurer une conservation pérenne des films. En effet, la pellicule physique reste le document de référence à partir duquel s’effectue la numérisation. La conservation du support physique est donc encore impérative. Il faut prendre en compte la nature même de la pellicule, dont l’exemple le plus parlant est le nitrate de cellulose, hautement inflammable (nous avons tous en mémoire cette scène du film Inglorious Basterds de Quentin Tarantino, dans laquelle Shosanna Dreyfus enflamme sa collection de bobines en nitrate de cellulose afin de tuer les dignitaires nazis présents dans son cinéma).

Cependant, de nouvelles techniques de traitement de l’image permettent une restitution numérique de meilleure qualité, notamment à la suite de la dégradation du support ou de mauvais choix de conservation. En partenariat avec l’Agence nationale de la recherche, nous sommes en train de développer des projets dits de super-résolution ; il s’agit d’une intelligence artificielle qui utilise des images préexistantes afin de recréer l’information perdue sur une image, et ainsi lui donner le plus haut niveau de détails possible. Ces techniques posent elles aussi des questions éthiques. L’enjeu pour nous est de rendre sa splendeur à l’image d’origine et de révéler ses détails perdus, tout en lui restant fidèle.

C. D. : Dans l’histoire du cinéma, l’avènement du son et l’usage systématique des couleurs ont été les deux évolutions techniques majeures. Est-il possible d’étudier ces questions dans la perspective de l’histoire des sens ?

Le cinéma a de spécial qu’il est un art plurisensoriel. Si l’avènement du son et l’usage des couleurs constituent bien entendu des avancées techniques majeures, les couleurs et le son ont toujours été étroitement liés au cinéma, et ce dès les origines. En effet, les séances de cinéma étaient toujours accompagnées musicalement, des bonimenteurs étaient présents, on avait recours à des techniques de bruitage, les spectateur·trice·s étaient encouragé·e·s à commenter le film en direct, etc. (Gunning, 58, 61).

Les techniques de coloriage (à la main ou au pochoir), de teintage et de virage ont immédiatement tenté de pallier l’absence de couleurs sur les films, suivies très rapidement par des innovations comme le Kinemacolor (Martin, 9-10). Ainsi, dès 1935 sort le premier film en couleurs (utilisant le Technicolor trichrome), Becky Sharp, réalisé par Robert Mamoulian (Arbus, 73).

En outre, on constate que la vue et l’ouïe, qui sont les sens sollicités par le cinéma, appartiennent à la « sensualité haute » selon la hiérarchie sensorielle traditionnelle en Occident (Gélard, 94). Le cinéma serait donc doublement légitime, alors même qu’il a été relégué au rang d’art populaire pendant de nombreuses années. Par ailleurs, Jessie Martin souligne qu’au sein des études cinématographiques françaises, la couleur reste encore aujourd’hui un sujet très secondaire (3).

Cette prédominance de la vue et de l’ouïe persiste grâce à la multiplication et à l’omniprésence des écrans dans notre espace sensoriel (Walton, 14-15). Au-delà de l’usage des couleurs et du son, c’est donc avant tout l’avènement du cinéma suivi par les mutations technologiques incessantes qui marquent l’histoire des sens (Guédron, 6).

Notre démarche chez Composite Films, pour reprendre les termes employés par Marie-Luce Gélard afin de décrire le travail d’Alain Corbin, est de « reconstituer, au plus près, les réalités et les univers sensoriels vécus » (94).

Le rapport aux couleurs change bien évidemment au fil du temps ; l’univers visuel n’est pas le même au lendemain de la Grande Guerre que, quelques années plus tard, pendant les années folles. C’est probablement dans cette histoire des sens que nous nous inscrivons.

Ainsi, les autochromes sont parmi nos sources de prédilection, car ils permettent de toucher du doigt l’ambiance visuelle de l’époque. Nous avons très souvent recours aux collections numérisées du site du musée Albert Kahn. Les autochromes sont cependant à utiliser avec précaution, car les couleurs sont souvent ternes et grisées ; nous complétons donc toujours nos références par des images contemporaines.

Par ailleurs, même si nous tâchons d’être aussi objectifs que possible, notre rapport contemporain à la couleur a une influence certaine sur la façon dont nous percevons l’univers visuel d’une autre époque. Nous travaillons par exemple avec un studio d’effets visuels, Live pixel, basé à Mumbai. Les techniciens vivent dans un environnement visuel bien différent du nôtre et vont parfois avoir tendance à utiliser des couleurs très chatoyantes pour coloriser les vêtements.

C. D. : Au cours des dernières années, l’image et le son ont connu des évolutions techniques remarquables sur le plan de la qualité et des techniques de diffusion (dolby, 3D, IMAX). De quelle manière l’introduction de techniques a modifié le rapport des spectateurs aux films ?

Cette question me fait immédiatement penser à une des scènes mythiques du film Sunset Boulevard de Billy Wilder (1950). Lors de la projection de l’un de ses films de jeunesse, Gloria Swanson / Norma Desmond déplore l’arrivée des talkies/span>par cette réplique culte « Still wonderful, isn’t it? And no dialogue. We didn’t need dialogue. We had faces1. »

Les évolutions techniques de l’image et de son oscillent entre deux pôles tout au long du XXème siècle : d’un côté une course à l’innovation afin de proposer une expérience sensorielle sans cesse renouvelée et tendre vers un réalisme accru, et de l’autre une profonde nostalgie. La couleur a ainsi mis du temps à s’imposer, et cet attachement au noir et blanc de la part des spectateurs s’explique tout d’abord par l’instabilité et le manque de naturalisme des premiers procédés couleurs, et ensuite par le référentiel fort que représente la photographie, notamment la photographie de presse. Le noir et blanc restent longtemps corrélés à une idée de vérité, alors que la couleur relève de l’imagination, du spectaculaire, voire même de l’exotisme. Ce n’est que lorsque la photographie en couleurs s’impose dans les journaux que ce paradigme évolue (Martin, 113-114). L’ambivalence de la couleur se retrouve dans l’histoire de l’art, comme le souligne Martial Guédron : « Si, suivant une vieille tradition, la couleur passe pour conférer vie et vérité à la peinture, elle est aussi apparentée à la contingence, au faux-semblant, à la superficialité. » (200).

Aujourd’hui, c’est précisément cette sensation de réalisme accru qui est soulignée dans les retours que nous avons sur notre travail de colorisation. David Royle de la Smithsonian Channel déclare à propos d’une scène montrant des membres du Ku Klux Klan marchant dans la capitale américaine : « I’ve seen that image many times before in black and white, but when you see it in color, it is just absolutely haunting […] I just kept reflecting on the old images, thinking, “This could really be happening now. It’s not that different2.”» (Hansen).

Les innovations techniques sont indissociables de l’affect des spectateur˙trice·s, et la colorisation crée un rapport plus intime. À propos d’images d’archives en couleurs naturelles de la Seconde Guerre mondiale, Pierre Arbus oppose l’homogénéité du noir et blanc à l’hétérogénéité de la couleur, le collectif à l’individualisme. Le noir et blanc est porteur d’une forte tension dramatique et d’une certaine transcendance tandis que la couleur permet de s’identifier plus facilement à ce qui se joue à l’écran. Le spectateur est personnellement sollicité et fait appel à sa propre expérience sensitive, ce qui repousse la barrière chronologique (Arbus, 73-80).

Cela est rendu possible par la qualité technique à laquelle nous sommes aujourd’hui parvenus chez Composite Films, couplée à l’important travail de recherche historique en amont. La levée de boucliers dans les années 1990, légitime, s’explique par les médiocres résultats visuels des techniques de colorisation de l’époque (Noël, 239). L’apport principal permis par la colorisation, à savoir un réalisme accru, n’était alors pas assuré et la colorisation allait à l’encontre de sa vocation première. En proposant une expérience plus intime, le but de la colorisation dans les documentaires est donc également d’atteindre un plus large public (Starr) et de renouveler l’intérêt pour les images d’archives et pour l’Histoire.

Après la guerre, l’impossible oubli, 1919-1920 réalisé par Gabriel Le Bomin (Maria Roche Productions)
Source de l’archive : ECPAD

C. D. : J’aimerais solliciter votre réflexion au sujet de la hiérarchie et de l’interaction entre les sens dans l’expérience cinématographique. Si la vue se pose comme sens maître, l’expérience du cinéma se produit chez le spectateur par le concours de plusieurs sens. Est-il possible d’étudier ce phénomène dans une perspective historique, notamment en lien avec l’introduction de nouvelles technologies ?

C. B. : Comme évoqué précédemment, le cinéma, et plus largement l’expérience cinématographique, est fondamentalement plurisensorielle. Les nouvelles technologies, présentées dans un premier temps sous la forme de simulateurs dans les foires ou parcs d’attractions comme le Futuroscope (avec la fameuse attraction Vienne Dynamique, lancée en 1994), ont franchi les portes des cinémas. Ce ne sont donc plus seulement la vue et l’ouïe, mais l’intégralité des sens qui est sollicitée, et le corps tout entier est embarqué dans une véritable expérience sensorielle. Si toutes ces nouvelles techniques sont des arguments commerciaux certains, l’expérience du·de la spectateur·trice ne s’en trouve pas moins renouvelée. Les professionnel·le·s du cinéma proposent un spectacle toujours plus fascinant et grandiose. Lors de ces dix dernières années, on a assisté à une course à l’innovation avec la 3D bien sûr, dont le film Avatar(James Cameron, 2009) a été pionnier, puis avec les techniques de réalité virtuelle, de réalité augmentée, ou plus récemment avec la technologie 4DX. Cette dernière propose une expérience totalement immersive grâce à des fauteuils mobiles, mais aussi grâce à des effets de lumière, d’eau, de vent et même des odeurs. Le site du Kinépolis de Lomme, près de Lille, explique par exemple :

Notre salle 4DX vous plonge au cœur de l’action, des tornades aux courses poursuites. Ressentez la vitesse, la tempête qui fait rage, la pluie fine sur votre visage, le vent dans vos cheveux…Humez l’odeur des fleurs, flottez sur l’océan…Tous vos sens sont en action ! (Kinepolis.fr).

On s’inscrit finalement dans les mécanismes à l’œuvre lors des premiers temps du cinéma, tels que décrits par Tom Gunning sous le vocable « cinéma d’attractions » dont sont emblématiques les vues Lumière ou les films à trucs de Georges Méliès (57). Gunning se réfère lui-même à Serguei Eisenstein, qui décrit l’attraction au théâtre comme une « action sensorielle ou psychologique » (59). Par exemple, l’attraction Hale’s Tours of the World, très populaire au début du XXème siècle notamment dans les fêtes foraines, simule un voyage en train grâce à un compartiment en mouvement, un panorama d’images, des bruitages et même la présence d’un contrôleur (Gunning, 58). Du Hale’s Tours à la 4DX en passant par la Vienne Dynamique, il n’y a qu’un pas ! L’objectif est en tout cas le même, créer l’illusion la plus parfaite possible à grand renfort de technologies spectaculaires, et faire la « démonstration des possibilités du cinéma » (Gunning, 59). En effet, Tom Gunning explique que c’est davantage la présentation de nouvelles technologies et de nouvelles machines, que le film en lui-même, qui attire les foules (59). Aujourd’hui, on peut penser que la plupart des spectateur·trice·s qui assistent à une séance en 3D ou en 4DX le font avant tout pour vivre une nouvelle expérience. Ce qui se joue à l’écran est secondaire, car la démonstration de nouvelles technologies est le but principal de ce type de séances de cinéma. Il est cependant possible de concilier les enjeux de réalisme et de narrativisation du cinéma aux enjeux de spectacle et d’attraction reposant sur la stimulation sensorielle (Gunning, 65 et Esquenazi, 3-5 et 8) ; les blockbusters hollywoodiens sont ainsi fondamentalement hybrides.

Si l’on cherche à intégrer l’ensemble des sens dans cette réflexion, on peut ajouter que le grignotage, notamment de pop-corn, est pour beaucoup inséparable de l’expérience cinématographique, et participe même à une certaine mythologie de la séance de cinéma. Certains sièges sont équipés de porte-gobelets pour sodas, ce qui n’est pas le cas au théâtre ou à l’opéra par exemple. Boire et manger, dans les grands multiplexes, est donc intrinsèquement lié à l’expérience cinématographique.

Enfin, la course à l’innovation renouvelle l’ensemble des expériences cinématographiques. Regarder un film muet dans un petit cinéma d’art et d’essai de quartier devient finalement une expérience à part entière. Une telle séance fait office de voyage dans le temps, de parenthèse enchantée, et porte la nostalgie d’un temps qu’aucun·e de nous ne connaît plus. L’expérience se vit en creux : l’absence de dialogues est désormais une expérience auditive, et l’absence de couleurs ou le visionnage d’un film en format 35 mm, une expérience visuelle. En outre, lorsque le·la réalisateur·trice d’un film fait le choix d’avoir recours à la pellicule et non au numérique, ou bien au noir et blanc et non à la couleur, cela fait partie de la stratégie de communication déployée au moment de la sortie du film, et est un argument commercial de choix pour les exploitants de salles de cinéma. C’était par exemple le cas avec Le Fils de Saul de László Nemes, sorti en 2015.

Il existe donc une pluralité d’expériences cinématographiques, faisant appel aux sens de manières différentes, et complémentaires. Il s’agit de dépasser l’opposition caricaturale entre un cinéma d’art et essai sobre, et un cinéma grand public faisant une utilisation outrancière des nouvelles technologies. Encore une fois, rappelons-nous que le cinéma a tardé à acquérir ses lettres de noblesse, et est resté pendant longtemps un divertissement populaire, à la portée de toutes les bourses ; en Amérique du Nord, les nickelodéons sont ainsi nommés, car l’entrée ne coûte qu’un nickel, soit cinq cents. De plus, les premiers films cités dans tous les ouvrages d’histoire du cinéma sont au départ avant tout des expérimentations techniques, des curiosités. Le cinéma est par essence un art de la technologie. Comme le prédisait déjà Tom Gunning en 2006 : « Un Coney Island de l’avant-garde est donc peut-être à venir […] » (65).

Notes sur l’auteur : Clara Bleuzen est diplômée de l’École du Louvre, et occupe actuellement le poste de chercheuse – documentaliste au sein de la société de production Composite Films. Elle a réalisé un mémoire d’étude sur les articles écrits par Chris Marker dans la revue Esprit entre 1946 et 1952. Son mémoire de recherche porte sur le rôle joué par Jackie Raynal dans la diffusion du cinéma français à New York, au sein des salles de répertoire Bleecker Street Cinema et Carnegie Hall Cinema, dans les années 1970 et 1980. Elle s’intéresse à la culture visuelle, et notamment aux liens entre le cinéma et les arts graphiques.

Contact : bleuzen.clara@gmail.com

Ouvrages cités :

Arbus P., « Les couleurs de la guerre » in Costa de Beauregard R., Cinéma et couleur, Paris, M. Houdiard, 2009, p. 73 – 80.

Chion M., « Colorisations » in Aumont J. (dir.), La couleur en cinéma, Mazzotta, Cinémathèque française, 1995, p. 63-64.

Corberand M., « The colourisation debate continues… », Archive Zones, n°97, Spring 2016.

Esquenazi J.-P., « Cinéma, nouvelles technologies et dispositions sociales », Le Portique, n°3, janvier 1999. En ligne : [http:// journals.openedition.org/leportique/298] (consulté le 21 novembre 2019).

Gélard M.-L., « L’Anthropologie sensorielle en France: un champ en devenir ? », L’Homme, n° 217, 2016, p. 94.

Guédron M. (dir.), L’Emprise des sens, Paris, Hazan, 2016, p. 6, p. 200.

Gunning T., « Le Cinéma d’attraction : le film des premiers temps, son spectateur, et l’avant-garde », 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, n°50, décembre 2006. En ligne : [http://journals.openedition.org/1895/1242] (consulté le 21 novembre 2019).

Hansen D., « “America in Color” breathes new life into nation’s epic past », Realscreen, 28 juin 2017. En ligne : [http://realscreen.com/2017/06/28/america-in-color-breathes-new-life-into-nations-epic-past/] (consulté le 9 octobre 2019).

Martin J., Le cinéma en couleurs, Paris, Armand-Colin, 2013, p. 3, p. 9-10, p. 113-114.

Noël B., L’histoire du cinéma couleur, Croissy-sur-Seine, Press’Communication, 1995, p. 231, p. 239.

Starr M., « Smithsonian series lends color to historical footage », New York Post, 29 juin 2017. En ligne : [https://nypost.com/2017/06/29/smithsonian-series-lends-color-to-historical-footage/] (consulté le 9 octobre 2019).

Walton D., « Avant-propos », Hermès – La voie des sens, Brigitte Munier et Éric Letonturier (dir.), n° 74, 2016, p. 14-15.

Références complémentaires :

Dossier de presse de l’exposition « Scorsese » à la Cinémathèque Française, 14 octobre 2015 – 16 février 2016, p. 8. En ligne : [https://www.cinematheque.fr/media/espace-pro/dossier-de-presse-martin-scorsese.pdf] (consulté le 21 octobre 2019).

UNESCO, Recommandation pour la sauvegarde et la conservation des images en mouvement, 27 octobre 1980. En ligne : [http://portal.unesco.org/fr/ev.php-URL_ID=13139&URL_DO=DO_TOPIC&URL_SECTION=201.html] (consulté le 30 octobre 2019).

En ligne : [https://www.cnc.fr/cinema/actualites/les-innovations-a-venir-dans-les-salles-de-cinema_868938] (consulté le 26 novembre 2019).

En ligne : [https://www.cnc.fr/professionnels/depot-legal_143489] (consulté le 21 octobre 2019).

En ligne : [http://www.gaumontpathearchives.com/index.php?html=4] (consulté le 21 octobre 2019).

En ligne : [https://institut.ina.fr/institut/statut-missions/depot-legal-radio-tele-et-web] (consulté le 21 octobre 2019).

En ligne : [https://kinepolis.fr/faq-page/technologies/quest-ce-que-la-4dx] (consulté le 26 novembre 2019).

1 « Toujours merveilleux, n’est-ce pas ? Et pas de dialogue. Nous n’avions pas besoin de dialogue. Nous avions des visages. »

2 « J’ai vu cette image de nombreuses fois auparavant en noir et blanc, mais quand vous la voyez en couleurs, c’est particulièrement glaçant […] Je continuais à penser à ces vieilles images, en me disant Ça pourrait vraiment arriver en ce moment-même. Ce n’est pas si différent. »

Corinne Doria
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Professeure à la School of Advanced Studies de l’université de Tyumen (Fédération de Russie) depuis 2019, Corinne Doria est spécialiste de l’histoire sociale et culturelle de la médecine. Son travail porte en particulier sur l'histoire de l’ophtalmologie et du handicap visuel. Elle a publié de nombreux articles sur l’histoire de la médecine et du handicap (notamment : « À la recherche de la vision normale.  Mesurer l’acuité visuelle au XIXe siècle », Canadian Bulletin of Medical History, 37(1), 2020, p. 147-172 ; « La soif du regard. Ophtalmologues et opticiens au XIXe siècle », in L’œil du XIXe siècle. Actes du VIIIe congrès de la SERD, 2020, https://serd.hypotheses.org/loeil-du-xixe-siecle  ; « From the darkness to the light. Memoirs of blinded Canadian veterans of the First and Second World Wars », Canadian Journal for Disability Studies, Vol. 7 No. 3, (2018), p. 122-144  ; « How to Face a Sanitarian Emergency. French Ophthalmologists and the Great War », First World War Studies, 2018, p.1-17).

Clara Bleuzen
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Clara Bleuzen  possède une double formation en histoire de l'art (Ecole du Louvre), et gestion de projets culturels (ESCP). Spécialisée en histoire du cinéma, elle s'intéresse également aux arts graphiques et aux études de genre. Elle a réalisé un mémoire d’étude sur les articles écrits par Chris Marker dans la revue Esprit entre 1946 et 1952. Son mémoire de recherche porte sur le rôle joué par Jackie Raynal dans la diffusion du cinéma français à New York dans les années 1970 et 1980. Cet entretien a été réalisé lorsqu'elle occupait le poste de chercheuse – documentaliste au sein de la société de production Composite Films. Contact : bleuzen.clara@gmail.com