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8 – Régimes sensoriels modernistes : l’exemple de Rilke

Hugo Hengl – Université Clermont Auvergne

Si l’œuvre poétique et littéraire constitue pour l’histoire des sens et plus largement les études sensorielles une source privilégiée, ce n’est pas sans poser un certain nombre de difficultés, liées au statut particulier de ce type de texte. D’une part, celui-ci se nourrit plus ou moins consciemment de régimes et de codes sensoriels déterminés culturellement. Par ailleurs, il a la possibilité de formuler des particularismes pour traduire des modalités plus individuelles de ressentir et d’être au monde. Il s’agit alors d’évaluer dans quelle mesure ces traits particuliers entretiennent un certain rapport avec un régime « dominant » et peuvent par exemple être révélateurs de tensions au sein d’un certain mode de perception du monde1.

C’est sans doute dans cette direction qu’on peut chercher utilement les enseignements de textes relevant du modernisme artistique, période qu’on associe tout particulièrement à la mise en œuvre assumée par l’artiste d’une corporéité et d’une sensorialité vécue et non plus simplement conventionnelle. Cette caractéristique, qui suppose de porter un intérêt particulier aux ressources sensorielles, est cependant loin de résumer entièrement le modernisme, qui se caractérise bien plutôt par une profonde ambivalence. En effet, dans le sillage du romantisme, puis de Baudelaire, la revendication moderniste de la subjectivité individuelle paraît étroitement liée au constat de la difficulté croissante pour l’artiste de saisir et de restituer le monde, alors que parallèlement le discours scientifique positiviste acquiert au cours du XIXème siècle une autorité de vérité sans précédent. Les incidences sur la pratique artistique sont nombreuses, en particulier lorsque la science se met à interroger la perception humaine : un exemple en est la popularisation des expérimentations physiologistes, avec la mise en évidence scientifique, par Helmholtz entre autres, du caractère arbitraire de la relation entre stimulus extérieur et sensation, qui vient renforcer le potentiel déréalisant qu’exerce d’emblée pour bon nombre d’auteurs la modernité industrielle2.

Appréhendé dans un tel contexte de mise à l’épreuve de la réalité du monde extérieur, le modernisme littéraire apparaît comme l’expression d’une véritable crise du sensible. Le traitement littéraire de la sensorialité, dans les œuvres qui en résultent, est dès lors souvent révélateur d’une certaine remise en question des capacités du sujet individuel, au même titre que le sont par exemple les indices de dépersonnalisation du narrateur ou du sujet lyrique caractéristiques des principales productions modernistes.

Dans certains cas, la conscience d’un tel état de crise peut conduire l’auteur moderniste à concevoir sa pratique artistique comme une tentative de sauvetage du réel sensible. C’est ce qu’on observe chez le Rilke des Élégies de Duino qui, dans la fameuse lettre du 13 novembre 1925 adressée à son traducteur polonais Witold Hulewicz (Corr., 590), déplore la perte des « objets vécus » qui faisaient autrefois la richesse du quotidien des hommes, et qu’il voit remplacés par des « simulacres de vie […] venus d’Amérique ». Dans cette lettre, Rilke évoque la responsabilité dévolue à l’activité artistique et plus largement humaine de préserver la « valeur humaine et larique3 » des choses par une « transformation du visible en invisible », qui n’est pas à comprendre comme une négation du sensible, mais comme un travail de conservation fondé dans l’immanence terrestre. Conception riche en conséquences face à ce qu’il considère comme une perte généralisée de « l’équivalent sensible » (ÜDK, 231), et qui entraîne notamment aussi son rejet des entreprises d’abstraction picturale post-cézanniennes. Nous souhaitons montrer que ce type de position fait appel à un modèle de perception particulier, visant expressément à dépasser les conditions du régime sensoriel en vigueur. Mais auparavant, il est utile de retracer rapidement la trajectoire artistique de Rilke.

Durant sa phase de jeunesse (1895-1902), largement tributaire de formes établies traditionnelles (en particulier romantiques) et plus contemporaines (symbolisme, Jugendstil), Rilke conçoit initialement la poésie comme la mise en résonance d’un épanchement intérieur avec les éléments de la nature. Il développe peu à peu une esthétique dite du « prétexte » (Vorwand) où le monde est appréhendé comme faire-valoir à l’intériorité du poète. Parallèlement, son écriture décline le thème de l’incessante recherche d’une voix personnelle : progressivement, une grande part des poèmes, adressés par le sujet lyrique à lui-même ou à quelque figure de son intériorité, traite ainsi de sa tentative de progression spirituelle et artistique. Le principal sens mobilisé dans les textes qui reflètent cette quête est l’ouïe, sous forme d’une écoute attentive (lauschen) supposant un état de réceptivité supérieur. Dans ce schéma esthétique fondé sur une conception somme toute assez conventionnelle du for intérieur, le rôle déterminant est donné à la subjectivité du poète, dont Rilke ne fait guère qu’exacerber le modèle romantique. Le poète, lit-on dans le discours « Poésie moderne » de 1898 (SW 5, 364-395), doit savoir « écouter en lui-même » (in sich lauschen) tout en menant un « dialogue incessant avec les choses, des plus grandes aux plus petites », afin de s’approcher « des sources silencieuses de toute vie ». Il est à noter que le jeune Rilke, dès ses premières prises de position esthétiques, assume délibérément une position critique envers les courants artistiques modernes (et en particulier envers le naturalisme qu’il perçoit comme un des errements du réalisme). Ce n’est pas sans un certain goût de la provocation qu’il fait dans ce discours de l’écoute et de la solitude (Lauschen und Einsamsein) les qualités principales du poète moderne. La prise de position poétologique que constitue la valorisation de l’ouïe se fonde sur un discours militant (et, dans un sens, réactionnaire), consistant à opposer des données supposées intemporelles (telles que l’inspiration poétique) à des épiphénomènes artistiques qu’il considère comme des effets de mode.

Cependant, Rilke va évoluer vers une esthétique tout à fait opposée, fondée sur un rapport censément objectif avec les choses, celle d’un regard « non sélectif » (unwählerisch) et d’un « dire objectif » (sachliches Sagen), tirée de l’exemple des arts plastiques et de la découverte du travail de Rodin et de Cézanne4. La réalité du monde s’impose peu à peu au poète comme première, ne permettant plus à la poésie de s’en détacher au profit de l’évocation exclusive d’un état subjectif. L’esthétique du « prétexte », qui supposait la persistance d’une foi en un rapport harmonieux entre le moi et le monde, va se trouver contredite par l’expérience du poète, qui est ainsi conduit dans sa période dite médiane (1902-1914) à réorienter son modèle poétique selon un paradigme essentiellement visuel, axé sur l’observation. L’œuvre emblématique de cette conception esthétique, généralement considérée comme l’entrée effective de Rilke dans la modernité, sont les Nouveaux Poèmes où Rilke semble se concentrer presque exclusivement sur ce qu’il appellera plus tard l’« œuvre de la vision » (OP, 565), dont l’enjeu est une expression neutre, débarrassée de ses artifices esthétisants et sentimentaux, un dire inséparable d’un regard (Schauen) appréhendé comme garant possible d’une perception pure, non médiatisée, du monde. À nouveau donc, ici, certaines modalités d’un unique sens sont posées comme fondement esthétique et éthique de la pratique artistique et de l’appréhension du réel (les deux étant chez Rilke traitées de façon quasi interchangeable).

Mais la poursuite de cette démarche visiocentriste avec un engagement extrême conduit Rilke à une importante crise. En 1914, il déclarera avoir senti durant son séjour à Tolède de 1912 que sa vue était « saturée », qu’il était « arrivé à la fin de ses yeux » (BB, 17 sq.). C’est aussi en 1914 qu’a lieu la rédaction de poèmes mettant sévèrement en cause le rôle prédominant du paradigme visuel. Ainsi, dans « Waldteich » (« Étang de forêt »), le poète constate que son regard « inconditionnel », visant une acquisition intérieure des choses regardées, est impuissant à saisir la totalité du réel (OP, 881). Le poème « Wendung » (« Retournement »), que Rilke envoie le 20 janvier 1914 à Lou Andreas-Salomé, expose de façon spectaculaire cette remise en cause de la vision en affirmant la « limite » du regard (OP, 565).

Par ses deux premières phases de création, Rilke fournit ainsi une illustration vivante de la disqualification successive des prétentions à une visée subjectiviste aussi bien qu’objectiviste de l’œuvre d’art dans la période moderniste. L’esthétique du « Schauen » sera elle-même ultérieurement relayée (ou corrigée) par d’autres conceptions qui caractérisent la phase de maturité (1914-1926), dont se détachent en particulier les Élégies de Duino et les Sonnets à Orphée (parus tous deux en 1923). L’enjeu majeur de l’œuvre semble être dès lors une abolition effective des frontières entre le moi et le monde. À un niveau empirique, la conception que le poète développe à partir de 1914 d’un espace à la fois intérieur et extérieur (Weltinnenraum) traversant tous les êtres paraît liée à un certain nombre d’expériences de dépersonnalisation dont il fait le récit dans sa correspondance ainsi que dans le court récit en prose intitulé « Moment vécu » (« Erlebnis ») : « […] un cri d’oiseau au-dehors et à l’intérieur de lui-même étaient accordés au point qu’il ne se produisait pour ainsi dire aucune rupture à la limite du corps, et les deux se réunissaient en un espace uni, dans lequel il ne demeurait, mystérieusement protégé, qu’un seul point de pure et très profonde conscience » (OPr, 607).

Cette position alternative ne représente toutefois pas pour Rilke une conception entièrement nouvelle. Si elle est à ce moment pleinement assumée en vue de sa réalisation poétique, on en trouve des indices dès le début de son parcours créateur où, de manière intéressante, on la voit associée à des considérations relevant du discours scientifique. En effet, Rilke exprime déjà dans son article « Impressionnistes » de 1898, la nécessaire mise en évidence d’un « grand Un, au sein duquel les différences se réconcilient » (OPr, 695), suggérant que l’art, pour atteindre à ce but, peut tirer parti des résultats des sciences expérimentales. Dans le discours « Poésie moderne » de la même année, il déclare que bientôt il serait démontré que toutes les données sensorielles ne sont en fait que des ondes ou vibrations (Schwingungen) issues d’un même centre, qui ne sembleraient distinctes à l’humain que du fait de la configuration et de la limitation de ses organes sensoriels (SW 5, 384). On retrouve cette même conception bien des années plus tard dans la lettre à Hulewicz où, évoquant toujours la grande unité du « Tout », Rilke suggère que, du fait que toutes les « matières de l’univers ne sont que des indices de fréquences différentes », l’activité spirituelle humaine pourrait donner lieu à « des corps, des métaux, des nébuleuses et des constellations nouvelles » (Corr., 590). De manière analogue, le poème « Musique » de 1925 postule une continuité « vibratoire » entre les phénomènes visuels et auditifs : « […] Les sons rayonneront. Ce qui est ouïe ici pour leur pleine affluence est œil aussi en quelque lieu […] Pour nos seuls sens il semble qu’il y ait là séparation […] » (OP, 1065).

On peut donc soutenir que, face à l’impasse que constituent pour Rilke ses deux premiers modèles sensoriels poétologiques, il développe au sens d’une théorie esthétique propre une intuition première fondée sur une extrapolation, commune à son époque, des données expérimentales résultant de l’exploration progressive du spectre électromagnétique et du champ perceptif humain. C’est à cette réflexion qu’il convient alors d’associer des passages comme l’extrait suivant de sa lettre de 1907 à son épouse Clara, où il réagit à l’envoi par celle-ci d’un brin de bruyère : « Mais quelle splendeur, ce parfum. Il n’est pas d’autre odeur, me semble-t-il, où la terre se laisse ainsi respirer toute entière, la terre mûre ; une odeur aussi vaste que la mer, amère là où elle touche au goût, et plus douce que miel là où elle semble frôler les premiers sons » (Corr., 93). La confusion des données sensorielles que Rilke suggère ici peut sembler relever d’un imaginaire synesthésique hérité du symbolisme : cependant, eu égard aux prémices « scientifiques » évoquées plus haut, il semble qu’elle ait plus précisément trait au programme d’élargissement perceptif et spirituel que s’assigne le poète aussi bien dans son œuvre que dans son expérience vécue, et qui ne s’intéresse pas tant à une éventuelle correspondance entre les sens qu’au mouvement même d’une transposition, ou traduction, intersensorielle propre à figurer le franchissement des cloisonnements sensoriels établis.

L’idée d’un dépassement des séparations entre champs sensoriels fournit en effet une clé essentielle du projet de Rilke d’une suppression des frontières du moi et de l’accession à un état d’absolue présence au monde, comme en témoigne plus explicitement le texte « Expérience », rédigé en 1919 et publié plus tard sous le titre « Bruit premier » (OPr, 635-640, titre allemand Ur-Geräusch). Le texte s’ouvre sur le souvenir de la fabrication, en classe de physique, d’un phonographe artisanal permettant, à l’aide d’un cylindre enduit de cire entraîné par une manivelle et d’une aiguille, l’enregistrement et la restitution rudimentaires de paroles et de chants. De façon remarquable, le point de départ de la réflexion est un fait technique : le sillon résultant de l’enregistrement d’un son, symbole du passage d’un registre sensoriel à un autre (du sonore au visuel et vice-versa, par le biais d’un procédé tactile)5.

L’analogie entre le sillon phonographique gravé sur le cylindre et la suture coronale entraîne ensuite le poète vers une rêverie sur les façons d’obtenir un son d’un crâne humain, puis sur la possibilité de faire entendre, par un procédé qui resterait à inventer, tout autre type de sillon observable dans la nature : pensée qui, comme Rilke le soulignera par la suite à plusieurs reprises, n’aurait cessé de le hanter, nous invitant à y voir, au-delà d’une spéculation fantaisiste, l’illustration « scientifique » de l’enjeu perceptif majeur que recouvre pour lui l’œuvre d’art.

La deuxième partie du texte nous encourage à interpréter son propos comme l’ébauche d’une véritable poétique de la sensorialité, permettant de combiner intériorité et expérience objective. Rilke y constate que la poésie européenne fait, à l’opposé de poésies d’autres traditions observant un régime sensoriel plus « équitable », une part quasi exclusive à la vue, qui se trouve « surchargée de monde » au détriment de l’ouïe « inattentive » et plus encore des autres sens, à l’œuvre tout au plus accessoirement. Le domaine « surnaturel » du poème, pourtant, exigerait que le poète s’empare du monde simultanément avec les « cinq leviers » sensoriels. Parallèlement au texte, Rilke s’aide d’un schéma, et représente sous forme d’un cercle le champ d’expérience du monde couvert par les sens, et où la part des « zones obscures », correspondant à ce que les sens humains ne peuvent percevoir, est majoritaire. S’il est donné à la figure de « l’amant » de séjourner dans le centre indistinct du cercle où se rejoignent toutes les sensations, ce n’est pas, selon Rilke, la place du poète. Selon lui, sa tâche serait, tout en restant conscient de la multiplicité de l’un (das vielfältig Einzelne), de connaître les limites de chaque domaine sensoriel – et de l’abîme (Abgrund) qui les sépare – pour pouvoir travailler sciemment à leur élargissement. La réunion de ces champs reste donc un horizon lointain, ce que Rilke exprime par une image à tonalité presque mystique : les « cinq jardins » des sens pourront tout au plus être franchis, l’espace d’un saut, par « l’exaltation ramassée » du poète. Celui-ci, pour finir, est mis en concurrence avec le chercheur : l’instrumentarium scientifique permettant d’augmenter vers le macro- comme le microscopique les capacités visuelles humaines, dont on aurait pu croire qu’il complèterait utilement le schéma cité, est en définitive disqualifié pour ne permettre qu’une expérience médiatisée, non vécue. Seul l’artiste, avec la « main à cinq doigts de ses sens » (fünffingrige Hand seiner Sinne) accèderait de manière authentique à un surplus de réalité ou, comme il l’exprime, une extension de domaine (Gebietsgewinn). Certes, étant seul à en bénéficier (quoiqu’au nom de l’humanité), ses résultats, dans l’absolu plus valides que ceux de la science, ne sont pas objectivement répertoriables – d’où l’intérêt de l’expérience du son crânien, qui permettrait de révéler à tous l’enjeu crucial de l’établissement d’un lien entre les domaines sensoriels, avec pour résultat de réduire objectivement les « parts d’ombre » perceptives.

Schéma de Rilke accompagnant le texte « Bruit originel ». Rilke-Archiv der Schweizerischen Landesbibliothek zu Bern

L’esthétique ébauchée par le texte « Bruit premier » fait depuis quelques années, à la faveur du « sensory turn6 » dans les sciences humaines, l’objet de nombreux commentaires7. Peu d’auteurs ont formulé aussi conséquemment que Rilke leur œuvre comme une recherche portant sur la situation existentielle et anthropologique du sujet créateur et son interaction avec le monde. Le fait qu’il ait, en conséquence, accordé dans ses écrits à la sensorialité un rôle aussi central apparaît aujourd’hui comme l’un des traits les plus remarquables de son œuvre. Par ailleurs, son évolution met assez clairement en évidence comment le poète est amené à épouser la dimension culturelle et sociale propre à tout modèle sensoriel. Si sa valorisation initiale de l’ouïe paraît correspondre au souhait de préserver contre les ruptures de la modernité une conception socioculturelle de l’artiste héritée du romantisme, Rilke se rattache dans sa période médiane à un modèle plus objectiviste revendiquant, à l’instar des disciplines positivistes, comme terrain d’expérience l’immanence du réel. Le sens directeur, sous la forte influence qu’exercent à ce moment historique les arts plastiques, mais aussi les instruments scientifiques destinés à élargir le champ de la vision, est ici la vue, non cependant au sens d’une vision abstraite figurant une trompeuse transparence de la raison (modèle propre au classicisme, contre lequel s’était opposé en son temps le romantisme), mais visant à mettre en scène un sujet incarné et, dans une certaine mesure, auteur de ses sensations8.

Cependant, Rilke disqualifie au bout du compte le statut simplement métaphorique imparti aux sens dans ces modèles en réclamant de la part de l’artiste une approche plus concrète, mobilisant de manière concertée toutes ses ressources sensorielles. Cette position, en plus grande adéquation avec son projet philosphico-poétique moniste, rejoint de façon intéressante un certain discours de contestation de la tradition occidentale jugée trop étroitement visiocentriste, qui fait un écho particulier aux préoccupations des sciences humaines actuelles. Dans le domaine germanique, Rilke apparaît avec Herder comme l’un des premiers auteurs ayant fait valoir que connaissance et sensorialité sont indissociablement liées, et à remettre en cause la partialité de la hiérarchisation occidentale des sens au profit d’un traitement égalitaire des ressources sensorielles propres à assurer une pleine participation au réel.

Un autre aspect remarquable est le dialogue qu’entretient constamment la réflexion de Rilke avec le discours scientifique. Face à l’ambition de celui-ci d’intégrer à son investigation jusqu’aux mécanismes de la création artistique elle-même, l’artiste se sert ici de données scientifiques comme d’un prétexte à une entreprise de réappropriation du monde : c’est dans une rivalité assumée avec l’arsenal scientifique que la pratique artistique prétend mener à bien sa mission d’appréhension du réel. Cependant, Rilke développe dans « Bruit premier » deux enjeux, en apparence contradictoires. Celui de la transposition d’une trace visible vers un autre registre sensoriel et plus largement d’une transition d’un sens à un autre, procédant de l’élaboration poétique de données scientifiques bien plus que d’un fonds ésotérique d’inspiration symboliste, est en définitive plutôt d’ordre métaphorique en ce qu’il dessine pour le poète l’objectif d’un état exceptionnel, forcément fugitif, de pleine possession de ses moyens sensoriels. Car Rilke ne met pas pour autant en question la spécificité des sens, se fondant ici encore sur les acquis scientifiques et techniques récents. Le disque sensoriel qui sert de support à sa réflexion affirme catégoriquement la séparation existant entre chacun d’eux, et les parts d’ombres de la perception qu’il s’agirait d’investir. L’autre enjeu, plus concret, et sur lequel le premier repose, est celui de l’accroissement de chaque champ sensoriel individuel. Les deux doivent néanmoins être considérés ensemble, comme Rilke y insiste, nous invitant de même à penser conjointement la rêverie technologique et la profession de foi poétologique qui constituent son texte.

Dans les deux cas, les modalités de l’expérience sensorielle apparaissent conditionnées par des technologies de la perception, d’une façon fort comparable à celle que Danius met en évidence pour d’autres auteurs modernistes. Chez Rilke aussi, on observe, au-delà de son attitude ambivalente vis-à-vis de la modernité industrielle, une véritable « internalisation » (Danius, 21-23) par les habitudes sensorielles de « matrices de perception technologiquement médiées » (Danius, 194), internalisation signalant un changement de paradigme dans les modes de perception, assurément déterminant dans la formulation de l’esthétique propre au modernisme. L’image multisensorielle de l’obtention, par un biais phonographique, du « son » d’une boîte crânienne annoncerait ainsi la péremption des conceptions métaphoriques traditionnelles de l’intériorité – et ce d’autant plus qu’elle est présentée comme une expérience à caractère scientifique. Danius montre par ailleurs comment Thomas Mann, Proust et Joyce thématisent chacun à sa manière la dissociation des sens et de la vérité (en particulier la disjonction entre vision et connaissance) et celle des sens entre eux (dissociation de l’ouïe et de la vue chez Proust et Joyce) qu’induiraient les innovations scientifiques et techniques de la modernité. Rilke, dans « Bruit premier », fait un diagnostic analogue9 de « crise épistémologique » (Danius, 56) : les technologies permettant en apparence un prolongement de notre perception aboutissent en fait à une dissociation extrême des sens, aliénante en termes d’expérience individuelle et corporelle. De là sa conclusion que le perfectionnement de la « préhension » de la « main à cinq doigts de ses sens » (OPr, 640) serait la véritable tâche de l’artiste, que lui seul serait à même d’accomplir.

Le modèle d’une poétique de l’interaction sensorielle développé par Rilke dans sa phase de maturité, loin de quitter le terrain du modernisme, fournit donc au contraire une solution originale à la problématique du sujet créateur dans le contexte historique de la modernité. L’influence des sciences positives l’amène à nuancer la conception élitiste de l’artiste de ses débuts, pour mettre en avant la mission de pourvoyeur de connaissance qu’il assume pour la collectivité. D’investigateur de son intériorité, le poète devient agent d’élargissement de la perception humaine. Cette mutation, favorisée par le rejet de Rilke de toute visée transcendante, ancre son projet poétique dans la réalité terrestre et fait de l’expérience sensorielle le seul outil valable de révélation spirituelle : Si la limitation des sens humains est à l’origine de notre perception fragmentée du monde, c’est néanmoins nulle part ailleurs que sur le plan de la sensorialité qu’il nous est donné de chercher à appréhender la totalité du réel. Situé délibérément dans une perspective immanente, fondée sur les données des sens, le poète se présente ainsi lui-même comme un instrument supérieur, chargé, non pas de restituer, mais de contribuer à réaliser le monde face aux nombreuses forces qui s’appliquent à le virtualiser.

Ouvrages cités :

Bachner, Andrea, The Mark of Theory: Inscriptive Figures, Poststructuralist Prehistories, New York, Fordham University Press, 2018.

Crary, Jonathan, Techniques of the Observer: on Vision and Modernity in the Nineteenth Century, Cambridge, MA, MIT, 1990.

Danius, Sara, The Senses of Modernism: Technology, Perception, and Aesthetics, Ithaca, New York, Cornell University Press, 2002.

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Harris, Stefanie, Mediating Modernity. German Literature and the “New” Media, 1895-1930, University Park, Pennsylvania, Penn State University Press, 2009.

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Hengl, Hugo, Pessoa et Rilke : Modernisme et poétiques acroamatiques, Paris, Classiques Garnier, 2018.

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Winkelvoss, Karine, Rilke, la pensée des yeux, Paris, PIA, 2004.

1 L’idée de « régimes » sensoriels dominants apparaît d’abord dans les études visuelles avec la notion de régime scopique de Christian Metz, élargie par Martin Jay (« Scopic Regimes of Modernity ») et par la suite appliquée au domaine auditif (Szendy). Nous entendons ici par « régime sensoriel » le système hiérarchisé d’interrelations entre l’ensemble des cinq sens traditionnels supposé en vigueur dans une situation historique et socio-culturelle donnée.

2 Dans la foulée des travaux de Johannes Müller sur la loi des énergies nerveuses spécifiques, Hermann von Helmholtz montre qu’un même stimulus extérieur peut produire différentes sortes de sensations selon les nerfs qu’il excite et que, par ailleurs, une même sensation peut être causée par différents stimuli (ainsi, une stimulation artificielle du nerf optique peut entraîner une impression de luminosité). Les perceptions causées par les objets extérieurs sont donc tributaires de la configuration de notre système nerveux et ne nous livrent aucunement la réalité objective du monde. Sur cet aspect des théories de Helmholtz, dont l’influence sur Nietzsche est souvent évoquée, voir Helmholtz ; pour une présentation synthétique, notamment Leroux et Mausfeld ; sur leur portée culturelle dans le contexte du modernisme, Crary (93-95).

3 Pour expliciter ce terme, issu du latin « lar » (maison, foyer), Rilke ajoute entre parenthèses : « au sens des divinités du foyer ».

4 Sur les rapports de Rilke à l’œuvre de Cézanne, en plus des travaux de référence de Meyer, Webb, Hoffmann, Le Rider et Gerok-Reiter, voir aussi, en lien avec cet article, Köhnen.

5 L’un des premiers à témoigner de l’intérêt pour ce texte est d’ailleurs le théoricien des médias Friedrich Kittler, certes en en considérant principalement la première partie, mais ouvrant néanmoins un dialogue riche en potentialités entre « Bruit premier » et les « media studies » (voir notamment Harris, 41-45, Bachner, 145-188).

6 Sur cette notion, voir en particulier les travaux de David Howes. Les enjeux en sont synthétisés notamment dans son article programmatique « The Expanding Field of Sensory Studies », ou encore dans Martin Jay, « In the Realm of the Senses: An Introduction ».

7 L’accent mis par Rilke lui-même sur le paradigme de la vue dans ses écrits et sa correspondance a contribué à ce qu’il soit perçu comme un poète principalement « visuel », position favorisée par la critique d’inspiration phénoménologique et aujourd’hui relativisée, même si elle a pu trouver de nouveaux arguments à la faveur d’une réflexion sur l’image portée par le « tournant iconique » (voir par exemple Winkelvoss). Sur le versant auditif, la recherche a par la suite exploré « l’imagination acoustique » qui, chez Rilke, s’opposerait à « l’hégémonie du visuel » (Goebel, 425), mais qui vise également, comme nous avons essayé de montrer (Hengl, 2018), à dépasser les oppositions entre paradigmes sensoriels normatifs, qu’ils soient visuels ou auditifs, au profit de l’expérience sensorielle vécue. L’adoption d’une approche plus systémique de la sensorialité chez Rilke a lieu notamment chez Stopka et Pasewalck dans Brittnacher/Porombka/Störmer, Pasewalck (2002), ou encore Hlukhovych, de façon caractéristique en ménageant au texte « Bruit premier » une place privilégiée.

8 A bien des égards, le modèle perceptif que Rilke assume alors dans son parcours artistique épouse les caractéristiques du nouveau type d’« observateur » que Crary voit apparaître au XIXème siècle.

9 On peut noter que le problème d’une « expérience authentique à une époque où la catégorie de l’expérience est elle-même devenue problématique » (Danius, 3) et en particulier la disjonction entre l’œil et son rôle paradigmatique traditionnel de pourvoyeur de connaissance sont largement thématisés dans le roman de Rilke Les Carnets de Malte Laurids Brigge (Hengl, 109-118).

Hugo Hengl
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Hugo Henglest docteur en littérature comparée et PRAG à l’Université Clermont Auvergne. Ses principaux axes de recherche sont : mouvements littéraires européens du XVIIIème au XXème siècle ; théories artistiques (romantismes, avant-gardes, modernismes) ; rapports arts-littérature. Dernières publications :Pessoa et Rilke : Modernisme et poétiques acroamatiques, Paris, Classiques Garnier, 2018 ;Rainer Maria Rilke/Auguste Rodin, Correspondance 1902-1913, Paris, Gallimard, 2018.