Résumé
De la catastrophe, et singulièrement des effets de l’accident nucléaire, maintes représentations ont été faites ; notre intérêt se portera, dans les arts visuels, sur la question de la place de l’humour face au désastre. En effet, en évitant le sérieux ou le sublime que semble appeler la figuration d’un événement dramatique, le recours à l’humour autorise, peut-être plus encore que l’avènement d’une œuvre apotropaïque, un pas de côté qui permet de prendre du champ et de songer le désastre. Le rire ou la stupeur seconde générés par certaines images ne constitueraient-ils pas a priori l’un des remèdes les plus efficaces à la « jubilation affreuse », à la sidération ou encore à l’indifférence, dans lesquelles bien des œuvres paraissent vouloir nous laisser ?… Ces images reprises et retravaillées ne pointent-elles pas, directement, aussi, un mode de consommation et de réception de la catastrophe et de l’horreur ? Les XXème et XXIème siècles, au cours desquels l’accident nucléaire aura fait son irruption, sont les cibles et les lieux d’exercices d’imagiers aux vues singulières qui ambitionnent de retourner ou de déjouer les représentations convenues, attendues, grandiloquentes et pathétiques des catastrophes, pour en proposer des visions tour à tour déconcertantes et grinçantes.
Abstract
There are multiples representations of nuclear disasters, more particularly of their effects. In this article, we will focus on the place visual arts give to humor in the face of disaster. Indeed, by avoiding the seriousness or the sublime which representing a dramatic event seems to call for, humor implies a step aside that allows us to take a step back and consider the disaster perhaps more effectively than if we were dealing with apotropaic art. To what extent does the laughter or the secondary stupefaction produced by certain images constitute one of the most effective remedies to the « dreadful jubilation, » to the awe or even to the apathy which many artworks seem designed to induce? How do images which are reproduced and transformed directly point to a mode of consumption and reception of disaster and horror? The 20th and 21st centuries, during which the nuclear accident burst onto the scene, are the targets of visual artists who aim to turn around or thwart the conventionally grandiloquent and pathetic representations of disaster, in order to offer visions which are in turn confusing and caustic.
De fait, si l’invention n’est qu’une manière de voir, de saisir les accidents en tant que signes, en tant que chances, il n’est que temps d’ouvrir le muséum à ce qui survient d’impromptu, à cette « production indirecte » de la science et des technosciences que constitue le sinistre, la catastrophe industrielle ou autre. (Virilio, L’accident originel, 18)
Des images latentes
Dans La Route de Cormac McCarthy, le théâtre de l’action est un monde en proie à un mystérieux chaos, semblable à un hiver nucléaire ; l’homme, qui tente de fuir avec son fils, dit à ce dernier : « Quand tu rêveras d’un monde qui n’a jamais existé ou d’un monde qui n’existera jamais et qu’après tu te sentiras de nouveau heureux, alors c’est que tu auras renoncé. » (170) Ce dont témoigne ce roman, c’est d’abord de cette tension, ce sentiment de l’irréversible doublé de celui de l’irrémédiable, cette impression de vivre dans une tragédie surhumaine sans cause divine, sans même savoir précisément à quel acte on se situe, depuis que l’âme nucléaire – plus encore que l’arme – a comme irradié notre imaginaire collectif. Jean-Paul Engélibert reprend ces mêmes paroles du personnage du père dans La Route pour affirmer « qu’entretenir la nostalgie du monde d’avant ou l’espoir d’un monde d’après, c’est se tenir dans une fiction consolatrice, et cela revient à renoncer à survivre. » La catastrophe n’est plus annoncée, elle est non seulement passée, mais aussi, de manière concomitante, constamment actuelle – si ce paradoxe temporel était seulement possible ; il est, pourtant, imaginable. Cette sorte d’actualité est singulière car la catastrophe atomique n’a effectivement pas cours « en permanence » mais elle est une menace autant qu’elle est devenue notre histoire : elle est inscrite dans notre génome culturel et nous sommes atteints du cancer dont elle est le nom. Elle ne peut pas être « derrière » puisqu’elle est toujours une menace. Elle ramasse donc le temps, le passé de l’irréversible et le futur de l’inévitable, autour d’un point inconnu toujours possiblement présent. Mais c’est le présent lui-même qui semble alors impossible. Jean-Luc Nancy, à propos de l’accident nucléaire qui s’est produit à Fukushima en 2011, avance que la catastrophe « interdit tout présent : c’est l’effondrement de visée d’avenir qui force à travailler à d’autres avenirs » (Nancy, « L’Occident est-il un accident ? »).
Annie Le Brun rappelle quant à elle qu’il « aura suffi d’une vingtaine d’années pour que, de thème de plus en plus privilégié, les réflexions sur la catastrophe deviennent un genre, allant de la déploration au mode d’emploi » (12). On peut ajouter que, malgré la radicalité du phénomène atomique – qu’il prenne la forme de l’accident, de l’essai ou du bombardement –, son réemploi et le recours à l’humour participent eux aussi à ce genre. Il peut s’agir de recycler des débris, de se réapproprier des indices, de s’emparer des archives de l’événement nucléaire comme de matériaux inépuisables de création ou de recréation. Prise dans sa globalité, la prolifération des œuvres se réappropriant l’événement en apparence sans retour semble faire écho à la propagation radioactive, et à celle des atteintes malignes qui y sont liées, pour mieux signifier, peut-être, l’absurdité, l’inconscience, l’irresponsabilité… L’art ne cesse d’explorer les multiples aspects d’une phénoménologie liée à des motivations économiques à la mesure des enjeux énergétiques. Il s’agit ainsi de représenter l’incapacité de remise en question d’une humanité prédatrice, y compris d’elle-même.
Néanmoins, plutôt que de s’en tenir à un « catastrophisme éclairé », pour reprendre l’expression de Jean-Pierre Dupuy, certains artistes préfèrent pratiquer ce qu’on pourrait nommer un catastrophisme « joyeux », voire interpréter une danse de la catastrophe – sur le modèle d’une danse macabre, ou plus encore, d’une chorégraphie aux vertus cathartiques. Ils ne s’en tiennent ni à une position qui viserait à nier la catastrophe, ni même à celle qui consisterait à se morfondre dans une lamentation stérile. Cet art, plutôt que d’être post-apocalyptique (il faudrait pour cela que l’apocalypse ait eu définitivement lieu), est davantage post-prophétique. Au lieu d’entretenir la nostalgie d’un « monde d’avant » – d’avant les conséquences tragiques de la fission de l’atome –, ces artistes sont adeptes de l’expression d’une autre forme de retour, celui de l’origine même du péril, non pas son fondement technologique, mais sa naissance figurale : champignon atomique, milieu irradié, images polarisées, outils et environnements scientifiques, fragments disséminés… Aucune souffrance, aucune mélancolie, bien au contraire ; loin de toute forme de collapsologie, il s’agit davantage d’apporter la démonstration par l’ironie, via le remploi ou la parodie, que ces images épuisées par leur surutilisation (bien plus encore que par leur surinterprétation) et par leur archivage sont devenues des matériaux soit tristement inertes, soit trivialement anodins et recyclables. Aux antipodes de la mini-série Chernobyl, diffusée par HBO en 2019, qui veut redonner vie à la catastrophe et rejouer de façon spectaculaire la naissance d’une morbidité monumentale, des artistes comme Benoît Jeannet ou Clay Lipsky, notamment, loin de nier l’épuisement de la figure, et sans chercher à recréer une icône apte à susciter la fascination et la sidération, recyclent le matériau usé avec un semblant de légèreté qui peut déconcerter. Mais leur volonté n’est pas de redonner vie, ni même sens, à une manifestation tragique ; c’est de l’image, de sa force iconique perdue ou de la force d’une iconicité virale, irradiante, qu’il est alors question.
I. « Là-bas… là-bas… les merveilleux nuages ! »
L’infinie partition du monde atomique se donne à lire, ainsi, dans les travaux de plusieurs plasticiens, où les gestes et les démarches, consistant en des reprises d’images considérées comme emblématiques, tentent d’explorer à nouveau, sur un mode parodique, les miettes documentaires d’un monde nucléaire et atomisé. Ainsi, Benoît Jeannet, en s’intéressant à un lieu précis, les îles Marshall, dont la dévastation reste quasi invisible (et encore méconnue d’une grande partie des touristes qui s’y rendent ou l’érigent, de près comme de loin, en une destination paradisiaque) en scrutant le long processus de fixation d’une image, la rend solidaire de l’histoire nucléaire et insidieuse des lieux et y puise les ingrédients d’une installation qui prend peu à peu l’allure d’une sombre coulisse, d’où le génie des lieux se serait définitivement enfui. Le photographe aborde, avec distance, son terrain d’enquête en véritable « relecteur d’images », et en interprète ironique d’une iconographie déjà usée, et dont il décide de montrer la trame ; en photographe archéologue ou collecteur, il choisit ce faisant d’aller à rebours et « juste à côté » de l’invention des images, pour tenter, dans ce mouvement, de révéler ce que leur fixation recouvre.
1. L’installation d’un malaise
Benoît Jeannet proposait ainsi aux Rencontres d’Arles de 2019 une série intitulée « S’enfuir du paradis » rassemblant elle-même plusieurs installations. De prime abord, rien d’autre qu’une aimable collection d’images et d’objets aux tons pastel, des photographies de voyage presque quelconques. Le titre seul, suggérant une possible chute (« hors du Paradis ») pouvait conférer un ton élégiaque à ces images et ces artefacts, devenus alors de possibles souvenirs d’un Eden disparu. « Et in arcadia ego », semblait, de (très) loin, annoncer l’artiste ; « en voici les preuves ». Sur un socle, des chemises amidonnées, comme animées d’un mouvement brusque, paraissaient, en de modernes empreintes d’une Pompéi improbable, gardant encore sous la forme de bustes évidés la marque des corps de leurs éphémères possesseurs. Leur légende précisait : « Témoins oculaires d’un flash silencieux ». À quel « accident originel » (pour reprendre ici l’expression de Paul Virilio) avaient-ils pu assister ? À quelle sorte d’étrange enquête archéologique l’artiste lui-même pouvait-il ainsi se prêter ?
Ce n’était qu’en approchant de plus près que l’on pouvait voir percer l’humour noir derrière ce qui paraissait une anodine récolte de souvenirs de vacances (chemise, tirages, posters…) possiblement élevés au rang de reliques mélancoliques. Déployant, revisitant la panoplie de l’estivalier en quête d’exotisme, l’artiste collait en effet à la peau même des objets et des tirages les images et les effets d’une catastrophe qui continuait de filtrer à travers un paysage idyllique. Le dégradé des tons, la douceur des coloris se changeait alors en dégradation du sujet représenté et en perte de substance. En y prêtant plus attention, l’on discernait ainsi, par exemple, sur les chemises hawaïennes « rapportées », des motifs autrement plus singuliers que les traditionnelles fleurs ; cette fois, l’imprimé sur tissu était constitué de nuages atomiques, comme si un cliché, un symbole des lieux venait en chasser un autre, jusque dans l’imagerie la plus convenue. Fusionnant les souvenirs de vacances et la catastrophe silencieuse et oubliée d’un paysage un temps ravagé, l’artiste donne ainsi à voir, dans des artefacts de consommation de masse, le retour du refoulé. Une série d’objets photographiques forme le clou de l’installation : des grands tirages sur perspex présentent des vues d’un paysage de bord de mer, que l’on croirait, elles, photographies vernaculaires extraites de l’album de souvenirs d’un vacancier. Mais une forme insistante de surexposition, qui vient littéralement consumer les paysages idylliques, vient aussi jeter un doute, ou une alerte, sur ce qui nous est présenté.
2. Une trouble lueur : ruiner l’aura du photographique ?
La parodie, étymologiquement, c’est d’abord un « chant à côté » ; une voix, dissonante, qui vient se faire entendre à côté d’un autre chant, et qui vient le perturber ; ici nous est donné à voir le ravage sourd d’un champ dévasté, son caractère grinçant ; la reprise de vues pittoresques vient pasticher la fabrique d’images prêtes à poster sur les réseaux sociaux. Et ces images « pauvres » sont précisément issues d’un processus de reprise en réalité très simple : Benoît Jeannet a fait l’acquisition sur des sites de vente en ligne de vieux posters[1] qu’il a photographiés au moyen d’un appareil avec un flash puissant, dont la lumière est venue partiellement « manger » l’image-source. C’est aussi un progressif effondrement du regard, un effacement en cours que donnent à voir ces photographies de paysages supposément paradisiaques ; ce à quoi se livre Benoît Jeannet, c’est à un doux mais féroce travail de sape de la « belle image » et de ses dérivés de mauvais goût, par l’image même, par l’avènement d’une forme de beauté trompeuse. On assiste à un adieu ambigu au paysage, aux paradis locaux, aux utopies incarnées (les îles Marshall) mais aussi, peut-être, au paysage compris comme genre et à la redoutable facilité de sa fabrique : le poncif de la plage bordée de cocotiers, du coucher de soleil est réinterprété sous l’éclat d’une lumière douteuse. Dans ce travail, la mise à jour d’une ruine invisible rejoint la ruine du visible même. L’« effacement » – pour reprendre un mot qu’emploie Benoît Jeannet dans l’une des légendes de ses images – peut tout à la fois signifier la mémoire oublieuse des lieux, et la catastrophe, dont ils ont été le théâtre et dont ils continuent de subir les conséquences (il est à noter que certaines des îles Marshall, situées entre Hawaï et les Philippines, ont actuellement encore un taux de radioactivité dix fois supérieur à celui relevé sur le site de Tchernobyl). Ces suites de photographies montrent des sortes de paysage-séquelle, où le soleil a été soudainement remplacé par une source lumineuse artificielle et vulnérante, où l’éclat du flash vient rejouer l’éclat de lumière que provoquaient les essais nucléaires dans cette zone du Pacifique entre les années 50 et les années 70. Ce que cette fabrique d’images pointe également, c’est la question d’une consommation de la planète, d’un capitalisme recyclant incessamment ses propres décombres, et d’une capitalisation de toute forme de donné(es). Benoît Jeannet écrit, dans une note de travail :
À la moitié du 20e siècle, les premiers témoins oculaires de l’éclair provoqué par l’explosion atomique le décrivent comme un terrifiant flash photographique. […] Notre perception du monde est affectée par les flashs photographiques comme si nous avions les yeux brûlés par la violence des explosions atomiques. Comme une photographie le flash de l’explosion atomique fige des fragments d’histoire à l’intérieur de cadres délimités. Il en résulte une imagerie hybride représentative d’une perception du monde fabriquée. Les documents et archives photographiques sont des fossiles synthétiques d’un mythe […]. Escape from Paradise est un projet de recherche dans lequel le Pacifique se transpose en laboratoire d’observation iconographique. Chaque événement photographique construit et fusionne son avant et après, son contexte et ses conséquences.
Dans d’autres formes que peut prendre cette installation, des natures mortes sont représentées quasi mourantes : les fleurs photographiées, dans un troublant jeu de surimpression, paraissent se rapprocher de formes prises par le panache de fumée d’un champignon atomique. Cette légère perturbation du motif participe ainsi d’une opération de recyclage et de réemploi grinçante, ou même d’une perverse reconstruction iconographique, où les motifs, parasités, renouvelés, déplacés, et aussi simples soient-ils, sont définitivement porteurs d’une histoire qu’ils paraissent pouvoir finalement révéler par leur simple apparition : la parodie devient, ici, par son chant, le chœur d’une histoire jusque-là tue. Ces essais de transcriptions de l’invisible, de l’ineffable, ces variations autour de l’image blanche, de la lacune essentielle, en des sortes de visions issues d’une scène primitive de la catastrophe, font aussi écho aux premières tentatives de captation de la centrale éventrée de Tchernobyl : des images qui, en raison de la radioactivité, ne contenaient que peu d’information, et apparaissaient, après le développement des rouleaux négatifs, comme brûlées par cela même qu’elles avaient tenté de capter. La pratique iconoclaste (éclairer les images pour aboutir au blanc, au vide, à l’absence de tout motif) paraît se transmuer en démarche iconoplaste, ou même en geste « cataplaste » ; sur les ruines du visible émerge une forme ambivalente, prise entre apparition et disparition, sape de tout modèle et redoublement interrogateur, et, aussi, réinterprétation vorace. L’on comprend que cet acte de destruction créatrice revient aussi à évoquer, peut-être, l’origine même de toute création photographique – on aurait à contempler, dès lors, moins une image détruite qu’une allégorie de la possible (re)construction, voire de la poïesis.
Plus encore, ces images deviennent une nouvelle scène primordiale et une possible (re)naissance photographique, voire un renversement de perspective. Jean-Marie Schaeffer décrit la lumière photographique comme une force « scotophore ». Elle obscurcit, brûle, détruit une surface sensible : « L’effet scotophorique contrecarre la métaphysique de la lumière : il tire l’image photographique du côté de l’incrustation matérielle, de la brûlure lumineuse qui renvoie l’icône à l’imprégnant, aux “choses du monde”. » (192) Source d’une obscure clarté, image de l’origine et de la fin, du surgissement et de l’engloutissement, ce flash aveuglant serait à comprendre comme un ultime effet de réel, ce par quoi, pour reprendre les mots de Walter Benjamin :
l’observateur, en contemplant une telle image, se sent irrésistiblement conduit à y déceler, hic et nunc, la plus petite étincelle de hasard par laquelle la réalité a en quelque sorte brûlé le sujet photographié, à trouver le lieu invisible où, dans l’instant de cette minute bientôt écoulée, l’avenir se niche encore aujourd’hui, et avec tant d’éloquence que nous pouvons, rétrospectivement, le dévoiler. (16-17)
Cette série photographique qui laisse intervenir, même sous une forme apparemment potache, une part ouverte d’énigme, exhume le tombeau du présent, en arrachant au passé sa part de contemporanéité, et en rendant visible les reflets d’une catastrophe devenue presque invisible. Ces clichés réalisés au « second degré », devenus des vues spectrales, font surgir la catastrophe depuis l’image même. C’est dans la photographie qu’elle a lieu, de la matière même qu’elle émane, submergeant le sujet figuré pour faire advenir une forme de désastre figural, de laquelle rien ni personne ne peut sortir indemne. Ainsi, la catastrophe, prise, d’abord, comme un pur motif plastique, visuel, devient le prétexte ou l’instrument d’un humour plus profond que ce qu’il ne cherche lui-même à paraître ; détruisant toute vanité, toute représentation, il ne vise peut-être, dans son entreprise de démolition et de substitution, qu’à comprendre ce qui se joue dans toute mise en image.
II. Au pays de la catastrophe
1. Au revers de l’image
Dès le début de son œuvre photographique, l’artiste Clay Lipsky, né en Arizona en 1974, s’intéresse à l’événement nucléaire, avec la série « Atomic Overlook », présentée en 2013 à Las Vegas. À l’origine metteur en scène, Lipsky semble proposer d’autres espaces scéniques : des photos carrées de format modeste (environ 40 sur 40 centimètres) ouvrant sur de vastes décors qu’on pourrait qualifier de pittoresques. Ces « points de vue » peuvent être offerts aussi bien par un rocher, une digue, une route ou un chemin en bord de mer, le sommet d’une dune, un promontoire face à une large vallée… En incrustant, au dernier plan de cet univers somme toute archétypal, voire ordinaire, des champignons atomiques, l’artiste parasite la forme convenue d’une figure devenue hors de propos à force d’être obsolète. Ce champignon, souvent le produit d’un essai, en mer ou dans des lieux désertiques mais rappelant forcément l’usage belliqueux, est incontestablement une silhouette mythique. Mais celle-ci ne peine-t-elle pas à participer d’une mythologie au long cours ? Cette figure ne paraît-elle pas échouer à entrer dans un récit tant sa force effective, sa puissance destructrice semble annihiler toute narration, comme irradiant l’espace diégétique ? C’est pourtant aussi le projet de la série Chernobyl[2], dont le principal attrait et la principale fonction semblent de faire revivre au plus près le déroulé de l’événement, de ses causes fatalement liées à ses conséquences, de l’absurdité de son jugement et, plus que de chercher à comprendre, de permettre de jouir sans risque de l’impossible : une forme hypercontemporaine d’apocalypse dont on ne réchappe pas. Mais finalement, si la narration, par sa justesse, sa méticulosité, est emportée par la force de l’irréversible, de l’irrépressible et de l’irrémédiable, faisant renaître de façon grandiose le genre antique de la tragédie, elle peine à rendre l’œuvre cathartique car, malgré son pouvoir hypnotisant, elle nous révèle aussi notre infinie insatiabilité.
Dans « Atomic Overlook », la narration est ailleurs, périphérique, anecdotique. Incrustée, l’image de champignon – son statut d’image est ici affirmé de manière redondante, par le recours à l’incrustation – non seulement remet en cause avec légèreté la validité des scènes composées, mais elle ouvre un espace onirique entre autocritique et possible échappatoire. Car il est bien question d’échapper : à la figure annihilatrice du champignon autant qu’au problème de la construction d’une image dans un monde de la réversibilité et de la malléabilité iconique. La puissance imaginante n’est pourtant pas inquiétée ici. Le champignon acquiert soudain une force réalisante ; il devient source de fertilité : Lipsky permettrait-il alors à la figure mythique de donner corps à une autre forme de narration ?
L’artiste s’en explique ainsi :
j’ai grandi au plus fort de la Guerre froide, lorsque la menace d’une guerre nucléaire planait entre deux superpuissances. Les représentations dramatisées d’une telle apocalypse à la télévision et au cinéma m’ont à la fois intrigué et effrayé lorsque j’étais enfant, mais les archives historiques de l’ère atomique étaient remplies d’images en noir et blanc qui semblaient désuètes et éloignées du monde[3].
C’est comme si Lipsky apportait la démonstration que l’image de la catastrophe, d’une catastrophe sans retour, est elle-même sans avenir, sans autre avenir qu’elle-même. Et que ce serait ainsi du côté de l’image qu’il faudrait guetter « l’après ». Non pas l’après-coup mais l’après tout. Après tout pourquoi pas et, après tout, il reste l’image, peut-être bien plus résistante que l’homme aux radiations mortelles ; l’image est le seul avenir de la catastrophe.
2. Le spectacle de la mesure, la quête de la trace
Dans « Atomic Overlook », c’est aussi le statut même de la trace qui est revu ironiquement. Le champignon est le signe de la catastrophe, il en est la marque flagrante, mais celle-ci est à mettre en opposition avec l’indice de son effet, sur le vivant principalement : l’action de la radioactivité. L’événement atomique est suivi d’une immense désolation, il rend invivable une large part de l’environnement. Le corps de ces spectateurs constitue le véritable sujet de l’œuvre, et ce à double titre : puisque c’est eux qui peuplent l’image, mais c’est aussi leur personne qui est, physiquement, exposée aux inévitables radiations. Cette exposition ressemble à une mise en abîme du principe même de l’exposition, mais dans une version extrême, ultime ; cette exposition exige un engagement total. Lipsky montre un champignon en fond, tel un poster sur un mur invisible – d’ailleurs le poster n’a-t-il pas pour fonction principale d’invisibiliser son support ? Tout se passe comme si de rien n’était, comme si rien n’arriverait ensuite et que les corps de ces badauds pourraient continuer à vivre, sans séquelles, à vaquer à leur occupation contemplative : d’ailleurs ne semblent-ils pas bel et bien « en vacance » ? À travers cette insouciante vacuité, n’est-ce pas une mise en lumière de l’inconséquence de ces hommes et, à travers eux, de l’humain, concepteur et « usager » de la manifestation atomique ?
L’indicateur, seul, peut en premier lieu nommer le danger ; il est omniprésent dans la série Chernobyl et se révèle même l’une des causes de la catastrophe. Il accompagne les chasseurs d’images fixes ou animées, praticiens de l’urbex, aux abords des centrales accidentées. Le compteur Geiger ou le luxmètre deviennent les personnages principaux de la collection des 6000 polaroïds (on devrait dire « paranoïds », sans « e »), réalisés obsessionnellement par Horst Ademeit pendant quarante ans, et destinés à répertorier l’influence des rayonnements électromagnétiques froids sur son corps et les objets qui l’entourent. À l’inverse, chez Lipsky la volonté est d’évacuer non seulement l’indicateur mais aussi l’indice. L’artiste ne garde que la silhouette du drame, et à travers elle, ou plutôt son incrustation systématique – il s’agit bien d’une constellation formant système –, la conséquence toujours lointaine, fantasmatique. Relayée dans cet arrière-plan de l’image et de la conscience, cette forme qui a perdu, à force de répétition, sa capacité d’informer, laisse les publics dans un état entre curiosité et hypnose, mais qui ne serait ni exactement l’un ni tout à fait l’autre, et surtout très loin de la fascination, ou de la stupeur. On est loin de cette « fascination solaire », cette « jubilation affreuse » que Jean-Luc Nancy perçoit dans cette « sorte d’accomplissement » qu’a constitué Hiroshima.
3. Tourisme atomique ou quotidien du péril
Pour Lipsky,
« Atomic Overlook » évoque l’état actuel du monde, une culture voyeuriste et touristique où la catastrophe est considérée comme un divertissement par des masses de plus en plus désensibilisées. L’emblématique champignon atomique, un symbole chargé et gravé dans notre subconscient collectif, représente un triomphe de la science, une destruction apocalyptique et même, à une époque, une fierté nationale, mais dans ce cas, il peut également servir de métaphore pour des questions sociétales plus larges telles que le réchauffement climatique, l’énergie nucléaire, l’industrialisation et la pollution. Des problèmes qui semblent engendrer une apathie convenue, où les individus ne peuvent rien faire d’autre que de rester là à regarder[4].
La posture des « touristes », à la silhouette familière, qui devraient craindre les conséquences sanitaires, être terrassés par la peur, paraît étrange sans pourtant jamais nous devenir étrangère. C’est alors leur présence qui se révèle accessoire : seraient-ce des statues hyperréalistes telles qu’a pu en concevoir notamment Duane Hanson ? Ou seraient-ce des mannequins semblables à ceux qu’on en utilise dans les crash tests, et justement dans les lieux où les essais nucléaires sont réalisés et qui n’ont plus rien à voir avec des hommes ? Mais ils sont bien vivants, c’est manifeste, ils le sont autant que nous le sommes. Nous sommes avec eux, observateurs momentanés de ces contemplateurs, peut-être même sur le point de les rejoindre, en tout cas incapables d’être les voyeurs critiques de leur inconséquence tant ils nous sont proches. Et tant leur regard pourrait être le nôtre – est le nôtre. Ce regard qui ne regarde presque plus. Notre monde a-t-il alors élevé des êtres fantomatiques, des images d’êtres, le pur produit des images qu’ils surconsomment ? Dans ces photographies, l’homme reste seul face au reflet d’une œuvre qui, lui échappant à tout point de vue, le « ravit » au sens propre autant que figuré. Le ravissement, sujet premier de cette série, est bien celui de ces gens ayant trouvé – ou reçu – les moyens de s’extraire d’une réalité sociale, politique et économique invivable, tout en en ayant accepté la contrepartie : leur évanescence.
Comment ne pas alors songer à la série Fluffy Clouds, réalisée par Jürgen Nefzger entre 2003 et 2011, où l’on voit, de manière strictement documentaire, mais aussi doucement ironique, la manière dont le nucléaire fait désormais partie de notre horizon, appartenant à l’ordinaire du paysage et de nos vies quotidiennes ? Nefzger entend montrer qu’une « catastrophe imminente » est à l’œuvre tout près de nous et que nous avons appris à l’oublier tout en en côtoyant le générateur : la centrale nucléaire. Ses cheminées appartiennent pleinement à l’environnement, mais, souligne l’artiste, elles apparaissent, « de manière terrifiante, comme des fragments inoffensifs de la nature ». Sur ces plans larges semblant souvent inspirés par la tradition romantique, elles viennent sournoisement perturber la construction de l’image et, partant, celle de nos représentations. Des représentations subtilement asservies aux impératifs énergétiques d’une société de la consommation encore toute puissante. Et c’est la présence d’un pêcheur, de joueurs de golf, de baigneurs, de marcheurs… qui vient parfois donner corps au déni, ou plutôt à la scotomisation. Mais, contrairement à Clay Lipsky, ou même à Duane Hanson, l’ironie critique reste ici présente seulement en filigrane.
Hanson saisit un monde de la consommation lisible à même des corps objets du quotidien, Lipsky saisit des corps devenus iconiques, radiographiés, peut-être atomisés. Dans les deux cas, il est question du ravissement des corps par une économie prédatrice. L’économie iconique masquant la violence économique a conduit à l’actualisation tolérable de la catastrophe : et si nous avions alors affaire à la forme la plus plausible, la plus réalisable de l’apocalypse ? La technologie, tout à la fois, a mené à la catastrophe et en mesure l’ampleur, mais n’en montre que le spectacle, le spectre. Dans les images de Lipsky, aucune trace donc ni de l’origine de l’explosion, ni de l’outil qui en mesurerait les conséquences. Ne reste que la figure significative, faute d’être signifiante, et son public. Est-ce là le « selfie d’une société » entretenant jalousement son aveuglement ? Cette image met en lumière un échec indiciel (au sens sémiologique mais aussi économique) : et l’indice est bel et bien à trouver du côté du miroitement hypnotique de ce geste d’auto-représentation. Auto-représentation qui a aussi pour effet de suppléer sa propre image à celle du monde, indexant le paysage sur des schèmes purement et ouvertement égotiques. L’image bouscule ainsi un politiquement correct ou plutôt « digeste ». Elle rappelle le nouveau contrat social, d’abord économique, qu’a impulsé un événement pourtant non civil (Hiroshima-Nagasaki) mais, qu’importe, il s’est vite agi – et sans doute s’agissait-il déjà avant le largage fatal – de réorganiser économiquement le monde et de confondre au plus vite survie et surconsommation.
Le souvenir d’après
« Ce que la catastrophe nucléaire force à penser, depuis cette extrémité autodestructive du Capital, à travers la gestion des ressources et de l’énergie, c’est la question de la représentation et de ses diverses formes de conditionnement. […] s’interroger sur les figurations interdites, entravées ou filtrées, est un préalable à toute forme de création. » (Carmignac, Lecomte) L’événement atomique crée ou ouvre une immense zone d’invisibilité physique et temporelle, d’impensabilité. Cet impensable n’est pas un impensé ; il est de l’ordre de l’irréalisable mais il ne cesse de donner à penser, et d’abord à l’échec de la pensée, à sa fin. Et l’art s’en saisit. On le sait, « catastrophe » vient de kata (aller vers le bas, chuter) et strophé (le tournant, le renversement) : la pensée ouverte par la catastrophe n’est pas celle du renversement des valeurs, mais de leur effondrement ou du moins de sa possibilité permanente. Ne connaîtrions-nous pas aujourd’hui et depuis déjà bien longtemps ce que l’on pourrait nommer une « diathèse collapsologique » ? La diathèse, en médecine, est constituée par un « ensemble de symptômes et de troubles, de nature et de localisation diverses, atteignant un individu simultanément ou successivement, supposés avoir une origine commune » (CNRTL). Et si cette origine était le sentiment de l’effondrement – et qu’il avait atteint le corps social, au point, au travers de l’imaginaire et des représentations qui s’y rattachent, d’entretenir un cercle vicieux, une machine à fatalité faisant que la catastrophe elle-même ne serait qu’une étape, un moment d’un processus plus large d’autodestruction ? Et si certains artistes, à partir de la catastrophe nucléaire, mettaient en évidence ce mécanisme pervers et pourtant parfaitement accepté ? L’humour même peut entrer en jeu, à travers le détournement, la reprise, l’ironie, et la réappropriation d’une absurdité.
Le remploi, notamment, et, ici, la pratique du détournement et du photomontage, en semant le trouble dans la réception des images et leur capacité à témoigner de la véracité des événements, jette une lumière nouvelle sur notre rapport au monde et à ce qui « tombe », à ce qui s’écroule, à ce qui semble se défaire ; de plus, les manipulations simples, consistant en la reprises d’images et en leur insertion dans un nouveau contexte, en déconstruisant des vues censément sensationnelles, permettent d’aborder sous un angle purement plastique la représentation de la ruine et de l’effondrement, en mettant à nu – voire en sapant – la fabrique et le principe même de toute composition ou de toute reconstitution : on pourrait dire, alors, que la catastrophe devient une énigme féconde qui rejoindrait l’origine de toute création.
Ouvrages cités
Benjamin W., Petite histoire de la photographie, L. Duvoy (trad.), Paris, Éditions Allia, [1931] 2012, p. 16-17.
Carmignac A. et Lecomte V., « Une leçon de ténèbres photographiques », Les Cahiers de l’ARIP, octobre 2020. En ligne : [https://arip.hypotheses.org/4678] (consulté le 24 mars 2024)
Dupuy J.-P., « Contre les collapsologues et les optimistes béats, réaffirmer le catastrophisme éclairé », AOC, 22 décembre 2020. En ligne : [https://aoc.media/opinion/2020/12/21/contre-les-collapsologues-et-les-optimistes-beats-reaffirmer-le-catastrophisme-eclaire-2/] (consulté le 24 mars 2024)
Engélibert J.-P., « De l’usage des fictions devant les effondrements », AOC, 18 janvier 2021. En ligne : [https://aoc.media/opinion/2021/01/17/de-lusage-des-fictions-devant-les-effondrements/] (consulté le 24 mars 2024)
Jeannet B. « Rapport de résidence. Atelier de Berlin, 07 – 12 2019 », décembre 2019. En ligne : [https://www.ne.ch/autorites/DJSC/SCNE/Documents/Rapport_Berlin_2019_Benoit-Jeannet.pdf] (consulté le 24 mars 2024)
Le Brun A., Perspective dépravée, entre catastrophe réelle et catastrophe imaginaire, Paris, Sandre, 2012.
Lipsky C., traduction Vincent Lecomte, site de l’artiste. En ligne : [https://claylipsky.com/atomic-overlook] (consulté le 24 mars 2024).
McCarthy C., La Route, F. Hirsch (trad.), Paris, Points, [2006] 2009.
Nancy J.-L., « L’Occident est-il un accident ? », tokyo-time-table.com, 2016. En ligne : [https://www.tokyo-time-table.com/jean-luc-nancy-fukushima] (consulté le 24 mars 2024)
Nancy J.-L., L’Équivalence des catastrophes (Après Fukushima), Paris, Galilée, 2012.
Nefzger J., traduction Vincent Lecomte, site de l’artiste. En ligne : [http://www.jurgennefzger.com/] (consulté le 24 mars 2024)
Schaeffer J-M., L’Image précaire, Paris, Le Seuil, 1987.
Virilio P., L’Accident originel, Paris, Galilée, 2005
[1] Voir la vidéo issue de la série d’entretiens « #FoamAtHome » par le Foam Fotografiemuseum à Amsterdam : « #FoamAtHome with Benoît Jeannet : On Earth – Imaging, Technology and the Natural World », 14 avril 2020 (entretien avec l’artiste), disponible en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=fURJJH9mj6E (consulté le 24 juillet 2023).
[2] Mini-série britannico-américaine en cinq épisodes créée et écrite par Craig Mazin, réalisée par Johan Renck et diffusée du 6 mai au 3 juin 2019 sur HBO et Sky.
[3] Propos de l’artiste, traduits par les auteurs. [En ligne] : https://claylipsky.com/atomic-overlook (consulté le 24 juillet 2023).
[4] Propos de l’artiste, traduits par les auteurs. [En ligne] : https://claylipsky.com/atomic-overlook (consulté le 24 juillet 2023).