I. Lʼécriture de la pauvreté
Lʼécriture de Céline est fondée sur un certain rejet des structures narratives et grammaticales classiques. Prenant acte à sa manière de lʼentrée de la culture dans lʼère moderne, elle témoigne de lʼapparition de nouveaux savoirs, de lʼeffondrement dʼanciennes illusions et de la mise au jour de problèmes littéraires et sociaux inédits. Le tour de force de Céline – et de quelques autres écrivains moins célèbres – est dʼavoir produit une oeuvre capable de renouveler la littérature au moyen dʼune langue qui avait été maintenue dans les cultures classiques et romantiques en dehors de lʼécriture, à savoir la langue familière, le français populaire, celui que parlent, précisément, ceux qui nʼécrivent pas. Ancien combattant de la guerre de 14, obscur médecin de banlieue au temps de la Crise de 29, Céline est devenu, après la publication de Voyage au bout de la nuit, le porte-parole de tous les exclus, sorte de nouveau Prométhée qui sʼétait emparé de lʼécriture pour la mettre au service du peuple. Il avait su, par lʼusage de lʼargot, représenter le monde tel quʼil est perçu du point de vue des victimes. Conférant une nouvelle efficacité à la critique sociale, il avait ainsi révélé lʼextraordinaire pouvoir de subversion que lʼécriture peut sʼarroger lorsquʼelle sʼérige contre ses propres valeurs. Bref, cʼest en quelque sorte comme si Céline avait donné au peuple ses lettres de noblesse.
Lʼun des aspects de cette réussite – qui ne sera véritablement accomplie quʼavec Mort à crédit – réside dans lʼabolition de la distinction classique entre le langage qui est prêté aux personnages et celui que détient le narrateur. On avait certes, avant Céline, permis que des personnages issus des basses classes de la société sʼexpriment dans lʼidiome qui leur est propre, mais cette parole avait été maintenue à une certaine distance par rapport à la voix narrative dominante, lʼécriture reproduisant ainsi, par le biais de cette coupure stylistique, lʼunivers social de la domination. On pourrait voir, par exemple, une prise en compte de la parole du pauvre dans lʼoeuvre dʼÉmile Zola. Mais, comme le souligne Pierre Bourdieu, « en se réclamant du modèle de médecins éminents, [Zola] identifiait le regard du “romancier expérimental” au regard clinique, instituant entre lʼécrivain et son objet la distance objectivante qui sépare les grandes sommités médicales de leurs patients » [1]. En effet, la pauvreté chez Zola est mise en observation, et cʼest précisément cela qui lʼempêche de contaminer lʼécriture jusque dans le retranchement de la voix narrative. Or, chez Céline la position narrative, le statut de médecin et la condition misérable fusionnent définitivement. Cʼest donc par la revendication dʼune certaine pauvreté littéraire que Céline fait son entrée dans la grande littérature. Aussi, le travail stylistique qu’il ne cessera dʼapprofondirsubséquemment impliquera-t-il toujours la recherche de cette pauvreté qui sʼexprime dans le dépouillement de tout ce que la littérature avait pu capitaliser sur le compte de la domination sociale. Du côté de sa carrière médicale, Céline reproduira cette même solidarité avec les milieux défavorisés, puisque toute sa vie il se voudra médecin des pauvres, et sera lui-même aussi pauvre et aussi malade que ses patients. Nous tenterons de comprendre dans cet article les sources de lʼintérêt que Céline pouvait avoir, en tant quʼartiste, pour cette pauvreté quʼil côtoyait chaque jour en tant que médecin.
II. Lʼécriture du corps Cʼest sur le modèle de lʼoralité comprise comme parole vivante que Céline a fondé son écriture. Dans les Entretiens avec le professeur Y, il explicite le rôle joué par lʼémotion dans ce travail de déconstruction des structures écrites conventionnelles : cʼest lʼémotion qui permet dʼinsuffler la vie à un texte. Or, lʼexpression des émotions exige que lʼon sʼécarte dʼune norme linguistique jugée froide et répressive. Cet écart, on peut en trouver le modèle dans la langue parlée, mais on peut aussi le recréer par un travail dʼécriture : bref, ce qui compte, ce nʼest pas tant lʼoralité du parlé que lʼémotion qui pointe à travers lʼexpression libérée des modèles conventionnels dʼécriture. Si lʼexpression est vivante, cʼest quʼelle provient dʼune mise au vif de la sensibilité de celui qui écrit. Il y a un véritable investissement corporel qui est exigé par le travail dʼécriture qui vise à transmettre une émotion. « Alors jʼai mis ma peau sur la table », est lʼune des formules que Céline reprend le plus souvent dans la série dʼentretiens quʼil donne a la fin de sa vie. Lʼesprit malicieux y verra simplement une stratégie visant redonner sa légitimité à des prétentions littéraires ruinées par un engagement politique condamnable et effectivement condamné à cette époque -sorte de captatio benevolentiae destinée à provoquer la pitié et le respect pour lʼhomme qui a souffert dans son corps la parole quʼil veut nous transmettre. Lʼesprit encore plus malicieux dira que Céline nʼa pas payé assez cher son écriture, en particulier ses pamphlets antisémites, et quʼil aurait dû littéralement y laisser sa peau. Mais nʼoublions pas néanmoins quʼil sʼagit là dʼune conception de lʼécriture activement défendue par Céline, et qui informe grandement le travail quʼil a produit -ce quʼil nomme encore, de manière éloquente, « ma grande attaque contre le Verbe », cʼest-à-dire contre le Verbe qui sʼest fait chair : Céline, lui, prétend faire de sa propre chair la source vivante de son verbe. Ces déclarations nous incitent à réfléchir sur les relations que peuvent entretenir la vie dʼun écrivain et son oeuvre. Le sens commun formule le plus souvent cette relation comme une relation simple. Lʼhomme étant le créateur de son oeuvre, connaître lʼhomme permettrait de mieux comprendre lʼoeuvre. Il sʼagirait, par exemple, de connaître ce que Céline a effectivement pu souffrir pour mieux comprendre les ressorts psychologiques de son écriture. Or, bien que la connaissance biographique ne soit pas entièrement futile, on connaît le paradoxe que Proust a énoncé dans son Contre Sainte-Beuve : si la connaissance de lʼhomme et celle de son oeuvre sont discontinues, cʼest que le sujet de lʼoeuvre nʼest pas lʼhomme dont on peut faire la connaissance dans le monde, mais celui qui ne peut être révélé au monde que par le biais de lʼoeuvre. Je est un autre, disait Rimbaud. Il y a là un dédoublement de personne qui, à première vue, ne permet pas dʼamalgamer le sujet vivant et le sujet écrivant.
Le cas de Céline, docteur Destouches de son vrai nom, présente à un degré troublant cette forme de rupture dʼipséité à laquelle ont fait allusion Proust, Rimbaud et tant dʼautres figures de la modernité. On a parlé à ce sujet de « Lʼétrange cas du Dr Destouches et de M. Céline ». On peut poser de nombreuses questions à ce sujet. Par exemple, pour ce qui nous intéresse ici : y a-t-il un rapport a établir entre la vocation médicale de Céline et la conception de lʼécriture quʼil développe dans son oeuvre ? la littérature et la médecine, si elles sont toutes deux concernées par la souffrance de lʼhomme, sont-elle pour Céline des pratiques continues ou discontinues ? ou encore, comment, dans lʼécriture célinienne, la volonté dʼinvestir son propre corps peut-elle cohabiter avec la mise en oeuvre dʼun regard médical, cʼest-à-dire dʼun rapport au corps que lʼon peut en grande partie caractériser comme savoir ? la figure du médecin prolétaire incarnée par Bardamu permettrait-elle ainsi une double relation au corps, à la fois concrète et abstraite, subjective et objective dans la mesure où lʼaccent est mis tantôt sur le corps comme sujet de lʼexpérience, tantôt sur le corps comme objet de connaissance ? Ce sont ces questions que nous tenterons dʼapprofondir ici en nous penchant sur la manière dont certaines expériences vécues par Céline sont représentées dans son oeuvre, et sur le rôle que peut jouer le savoir médical dans une telle mise en récit du vécu.
III. Lʼécriture de la guerre Parmi les principaux thèmes autobiographiques du Voyage, la guerre et la maladie, « ces deux infinis du cauchemar »(p. 418) [2], représentent de manière paroxystique les « deux grandes manières de crever » (p. 82) qui menacent lʼexistence du pauvre. Dʼun côté, la guerre contient la menace dʼune mort violente. De lʼautre, la maladie représente un processus tout aussi angoissant de mort lente. Dans quelle mesure le regard qui est posé sur la guerre et sur la maladie par Céline est-il solidaire avec le regard du pauvre ? quelle place fait-il au corps comme sujet de lʼexpérience ? Se démarque-t-il de ou sʼidentifie-t-il à un regard clinique, nourri du savoir médical ? Notons dʼabord que lʼexpérience de la guerre est transmise chez Céline dans la proximité dʼune conscience pour laquelle elle apparaît comme totalement absurde : « aussi loin que je cherchais dans ma mémoire, je ne leur avais rien fait aux Allemands. […] La guerre en somme cʼétait tous ce quʼon ne comprenait pas » (p. 11-12). En effet, Bardamu sʼest engagé dans la guerre dès le début des hostilités, alors quʼil était encore étudiant en médecine, et cette situation inédite lui fait lʼeffet dʼune formidable erreur. Or, malgré la perplexité quʼil ressent au début, cette expérience sʼavérera très vite riche dʼenseignements pour lui, qui fera dans les sentiers de la guerre ses premiers pas dans la vie intellectuelle : « pour que dans le cerveau dʼun couillon la pensée fasse un tour, il faut quʼil lui arrive beaucoup de choses et des biens cruelles. Celui qui mʼavait fait penser pour la première fois de ma vie, […] cʼétait sûrement le colonel Pinçon, cette gueule de torture » (p. 27). Aussi, lʼimpression de ne rien comprendre à ce qui se passe autour de soi cède vite la place à une foule de révélations sur la nature humaine et sur le monde en général : « jamais je nʼavais compris tant de chose à la fois » (p. 19).
Ces révélations multiples se ramènent vite à une seule et même leçon, qui consiste en la prise de conscience de lʼétendu de la « vacherie » humaine. En effet, la guerre apporte la spectacle saisissant de la cruauté dont sont capables les hommes, du réveil brutal de leurs instincts barbares. Rien désormais ne semble impossible dans le domaine du mal, pas même le sacrifice de « quatre-vingt mille croyants par semaine » que lʼauteur, dʼaprèscertaine relation mi-historique mi-légendaire, attribue aux Aztèques : « cʼest des choses quʼon a du mal à croire avant dʼaller à la guerre. Mais quand on y est, tout sʼexplique, et les Aztèques et leur mépris du corps dʼautrui » (p. 37). La guerre apparaît ainsi comme la reconduction dʼun ordre théocratique sanguinaire et primitif, fondé sur le sacrifice massif de victimes innocentes : « cʼest le même [mépris] que devait avoir pour mes humbles tripes notre général Céladon des Entrayes, […] devenu par lʼeffet des avancements une sorte de dieu précis, lui aussi, une sorte de petit soleil atrocement exigeant » (id.).Lʼexpérience de la guerre est ainsi vécue par Bardamu comme un mépris du corps, et ce mépris accorde au général des armées un véritable pouvoir de vie et de mort sur les soldats.
IV. « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort » Par-delà lʼimpression dʼabsurdité, sʼexprime donc une vision tragique de la guerre quʼon a souvent rapprochée de la manière dont Freud a analysé le phénomène guerrier. En effet, dès 1915, Freud formule lʼhypothèse dʼun désir de meurtre qui serait enfoui dans notre inconscient, et qui, dʼune part, déterminerait la logique militaire conduisant à lʼescalade des conflits, et, dʼautre part, expliquerait notre facilité déconcertante à nous laisser entraîner par cette logique alors même que nous la savons moralement condamnable. Cette pulsion inconsciente nous ferait souhaiter quotidiennement la mort des autres chaque fois quʼils constituent des obstacles à nos désirs : « Dans nos désirs inconscients, nous supprimons journellement, et à toute heure du jour, tous ceux qui se trouvent sur notre chemin, qui nous ont offensés ou lésés. Notre inconscient tue même pour des détails ; […] Cʼest ainsi quʼà en juger par nos désirs et souhaits inconscients, nous ne sommes nous-mêmes quʼune bande dʼassassins. » [3]
On retrouve dans les propos de Bardamu un passage qui ressemble étrangement à cette analyse du grand clinicien viennois. Cependant, là où Freud insistait sur le côté à la fois inconscient et collectif du désir de meurtre (« dans nos désirs inconscients », dit-il), Céline transpose le conflit psychique en conflit social, qui oppose une horde de meurtriers à leur victime innocente, individuelle : « Dans la vie courante, réfléchissons que cent individus au moins dans le cours dʼune seule journée bien ordinaire désirent votre propre mort, par exemple tous ceux que vous gênez, pressés dans la queue derrière vous au métro, tous ceux encore qui passent devant votre appartement et qui nʼen ont pas, tous ceux qui voudraient que vous ayez achevé de faire pipi pour en faire autant, enfin, vos enfants et bien dʼautres. »(p. 116-117) Par-delà le côté comique de ce passage, qui provient plus dʼun rapport familier au corps que dʼune intention parodique dirigée à lʼencontre de Freud, lʼhypothèse psychanalytique du désir de meurtre alimente chez Céline une logique paranoïaque où le conflit que le psychanalyste situait entre la pulsion sadique et la loi morale, est désintériorisé par lʼécrivain puis projeté sur le monde social. Le cadre freudien dans lequel cette hypothèse avait été formulée, cadre que lʼon peut qualifier de socratique dans la mesure où il insistait sur la connaissance de soi comme condition de la paix, contraste hautement avec le cadre romanesque célinien, que lʼon peut décrire comme tragique dans la mesure où il reconduit la mythologie du meurtre sacrificiel dont se nourrit grandement la vision tragique du monde social. Sʼil y a donc filiation entre Freud et Céline, il sʼagit alors dʼune filiation conflictuelle, où le fils, dans son appropriation de lʼautorité du père, la renverse en tenant sur le même sujet que lui un discours opposé, ou du moins qui sʼen est clairement démarqué. [4]
Aussi, est-il symptomatique que lʼon ne trouve aucune revendication explicite de la psychanalyse à lʼintérieur du Voyage. Il y a bien quelques résonances freudiennes qui se font entendre ça et là par le biais dʼun vocabulaire issu du la psychanalyse, mais il sʼagittoujours dʼun vocabulaire déjà médiatisé à lʼépoque où Céline écrit, et donc, dans une certaine mesure, débarrassé de lʼempreinte freudienne. Même la tirade de Baryton dans la dernière partie du roman, qui fustige les nouvelles tendances de la psychiatrie, peut se lire comme une reprise des clichés circulant à lʼépoque sur la psychanalyse. Or Céline a lui-même affirmé à plusieurs reprises après la publication du Voyage que la psychanalyse avait compté beaucoup pour lui. Cependant, une étude de lʼensemble des documents ne permet pas de conclure à autre chose quʼà une certaine ambivalence vis-à¬vis du rôle que peut jouer ce savoir dans lʼécriture célinienne. « LʼHommage à Zola », prononcé en 1933 lors du pèlerinage annuel à Médan, pendant lʼécriture de Mort à crédit,permet néanmoins dʼéclairer quelque peu cette question. Ce texte important montre bien la conscience que Céline pouvait avoir de sa propre situation historique, situation qui lʼobligeait à réinventer lʼécriture romanesque.
V. « Hommage à Zola » Derrière la forme classique de lʼhommage rendu à un écrivain consacré, Céline pose cette question fondamentale : peut-on, de nos jours, écrire comme Zola ? La réponse quʼil donne, bien entendu, est négative, et les raisons quʼil invoque pour la justifier sont multiples. Trois arguments semblent cependant ressortir du texte. Dʼabord, il y a la multiplication des organes dʼinformation dans le monde moderne, qui aurait rendu caduque la conception quʼon se faisait de la littérature au temps de Zola : « Aujourdʼhui, le naturalisme de Zola, avec les moyens que nous possédons pour nous renseigner, devient presque impossible » [5]. Lʼécrivain serait ainsi forcé de se démarquer du journalisme dʼenquête en cherchant dʼautres terrains dʼinvestigation. Ensuite, la réalité sociale aurait profondément changée depuis la mort de lʼauteur des Rougon-Macquart : « Zola nʼavait point à envisager les mêmes problèmes sociaux dans son oeuvre ». Et enfin, lʼétat actuel des connaissances nous forceraient à réviser les conceptions psychologiques que Zola pouvait se faire à son époque : « Nous avons appris sur lʼâme, depuis quʼil est parti, de drôle de choses ». Selon Céline, la solution à cette triple aporie est à chercher dans lʼintériorité de lʼécrivain : « À nous les symboles et les rêves ! Tous les transferts que la loi nʼatteint pas, nʼatteint pas encore ». Ainsi, la littérature et la psychanalyse partageraient le même objet. Mais leur méthode cependant diffèrent radicalement. En effet, il nʼest plus question pour Céline de prendre la science comme modèle en reproduisant, dans le monde du roman, le regard clinique issu du monde médical : « Les mots dʼaujourdʼhui […] vont plus loin quʼau temps de Zola. Nous travaillons à présent par la sensibilité et non plus par lʼanalyse, en somme “du dedans” ». Lʼaccent est donc mis sur le corps comme sujet de lʼexpérience -travail par la sensibilité -plutôt que sur un quelconque objet de connaissance -rejet de lʼanalyse, et de manière concomitante du regard clinique jeté sur le monde.
Pour le dire autrement, il y a chez Céline une double conception du « délire », qui est à lʼorigine sans doute de nombreuses confusions. Dʼune part il y a ce « délire de destruction » qui est le produit dʼune fascination de lʼhomme pour la mort. Cʼest lui quʼon trouve à lʼoeuvre dans la guerre, par exemple. Dʼautre part, il y a un « délire de création » qui se fonde essentiellement dans la sensibilité de lʼartiste. Cʼest ainsi que la psychanalyse, comme approche scientifique du délire, offre un équivalent analytique du travail de lʼécrivain, mais il nʼest pas pour autant question pour lʼécrivain de jouer au psychanalyste. Car le discours du narrateur et celui des personnages délirants doivent être fondus dans un même « délire », qui est celui de lʼécrivain : « si la littérature donc a une excuse, dit Céline, cʼest de raconter nos délires. Le délire, il nʼy a que cela et notre grand maître actuellement à tous, cʼest Freud ». [6]
VI. Lʼécriture de la maladie Mais le regard médical, qui a été, comme on vient de le voir, radicalement exclus dans lʼécriture célinienne par le choix dʼune méthode qui se veut non-analytique, fait un retour in fabula par le biais du narrateur médecin quʼest Bardamu. Or, il faut préciser dʼemblée que Bardamu est un médecin raté. Non seulement est-il lui-même pauvre et malade, mais il est en outre totalement impuissant à lutter efficacement contre la maladie. Cʼest que le mal auquel il est confronté est incurable. Les patients ne veulent pas guérir, ou plutôt la pauvreté le amène se réfugier dans la maladie : « Lʼespoir de la pension les possédait corps et âme » (p. 333). Lʼenvironnement malsain de la banlieue de Rancy transforme la population en une sorte de malade collectif. Personne nʼéchappe à cette emprise délétère de la ville : « tout le monde toussait dans ma rue » (p. 224). La maladie, dans de telles conditions, nʼest pas accidentelle, elle est une fatalité. Le cadre tragique refait ainsi surface en temps de paix à travers lʼimage de la cité maudite -image, comme celle de la horde meurtrière et du bouc émissaire, quʼon retrouve une fois de plus dans le cadre des mythologies. Le médecin est ainsi placé devant lʼinsurmontable tragédie humaine, et son savoir ne lui sert à rien. Il devient, tel un christ, le dépositaire des souffrances du peuple, et sa conscience sʼalourdit peu à peu. Cʼest ainsi quʼil peut prétendre à lʼécriture, parce quʼil est allé suffisamment loin dans la nuit. Et lʼon peut dire ainsi que cʼest lʼéchec de la médecine qui marque en quelque sorte chez Céline le commencement de lʼécriture. Dʼoù sans doute la volonté quʼa eu lʼécrivain dʼêtre connu du public comme médecin, et pas nʼimporte quel médecin, le plus bas dans la hiérarchie sociale, le plus près de la misère, le médecin des pauvres.
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE
Étudiant à la maîtrise en littératures de langue française à lʼUniversité de Montréal, David Desrosiers poursuit présentement des recherches sur la figure du témoin dans la littérature de la seconde moitié du XXe siècle, et sur la théorie du témoignage comme genre littéraire.
[1] BOURDIEU, Pierre, Les règles de lʼart, Seuil, coll. « points », p. 197-198
[2] Toutes les citations de Voyage au bout de la nuit renvoient à lʼédition « folio », chez Gallimard.
[3] FREUD, Sigmund, « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort », dans Essais de psychanalyse, trad. Jankélévitch, Payot, Paris, 1927, p. 260.
[4] FREUD, Sigmund, « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort », dans Essais de psychanalyse, trad. Jankélévitch, Payot, Paris, 1927, p. 260.
[5] Hommage à Zola », dans Céline et lʼactualité littéraire. 1932-1957, Gallimard, 1976, p. 78-83
[6] Interview avec Charles Chassé », dans Céline et lʼactualité littéraire. 1932-1957, Gallimard, 1976, p. 88