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De la chambre biographique à la chambre comme métaphore du psychisme dans l’œuvre de Kafka, ou la littérature comme mode auto-thérapeutique du syndrome d’Asperger

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En mémoire de ma mère

Comment un discours intérieur peut-il se muer en espace intérieur ? Sans doute faut-il d’abord, pour exposer cette conversion, souligner les sens différents que prend le mot « intérieur » dans les deux occurrences de cette interrogation. Si le discours intérieur correspond à la mentalisation dans l’intériorité psychique d’une parole, d’une pensée, voire d’un rapport sensible à l’autre, l’espace intérieur sera celui de l’espace fermé conçu par l’imaginaire et projeté comme une réalité par l’entremise de la métaphore. La transposition dans l’espace concret – dont on finit par oublier la nature purement métaphorique – d’un discours intérieur fait de parole, d’émotions, apparaît centrale dans les conceptions sensibles qui forment la Weltanschauung de Franz Kafka.

« Ma cellule — ma forteresse [1]» écrit en effet Kafka dans le Journal à la date du 2 février 1920. Considérer un lieu clos comme sa forteresse, un espace physique comme une protection mentale, telle est l’issue de la prise de conscience par Kafka d’une ipséité singulière, celle d’être vraisemblablement atteint du syndrome d’Asperger – dont il ne pouvait pas davantage connaître le nom que le concept[2] – et de la transposition — ou métamorphose…— du discours intérieur de l’écrivain en un espace clos fictionnel : la chambre. Grâce à une œuvre qui le libère ainsi de « sa » réalité psychique en la projetant dans l’imaginaire, il a déjoué, par intermittence, la fatalité neuro-psychologique d’un Asperger, dont, pour l’instant, nous lui supposons simplement la pathologie.

Car Kafka était-il vraiment atteint de ce syndrome[3] ? Et un tel trouble a-t-il pu conditionner sa représentation esthétique romanesque ? Peut-on aller jusqu’à avancer que l’œuvre kafkaïenne a joué pour l’écrivain un rôle auto-thérapeutique — aux seules époques où il a trouvé autour de lui ou par elle suffisamment d’équilibre pour la produire — en constituant la ligature du symptôme ou du « sinthome » par lesquels Lacan pense que peut être renoué le nœud borroméen lorsqu’il menace de rompre et qu’il y a risque d’enfermement dans la psychose (Lacan, Séminaire XXIII, 77) ?

Nous devons avancer des réponses à ces interrogations avec une extrême prudence. Tout d’abord, un diagnostic posthume ne peut être qu’hasardeux ; un diagnostic, a fortiori s’il est d’ordre psychologique et neurologique, n’a son fondement épistémologique que dans le discernement des altérations de l’homéostasie et des équilibres psychiques d’un patient vivant. Cependant, dans L’Erreur de Descartes, Antonio R. Damasio a introduit une brèche dans ce principe en analysant avec brio, plus d’un siècle après la disparition de John Gage, le rapport entre la lésion cérébrale de cet homme, survenue après un accident de chantier, et la modification significative de son comportement (Damasio, 21-82).

Certes, dans le cas de Kafka, nous ne possédons aucune archive d’ordre neuroanatomique ; en revanche, nous disposons d’un matériau d’une extrême richesse concernant la vie intime, relationnelle de Franz Kafka, et sa transformation dans une œuvre imaginaire. À l’orée de leur diagnostic, peu de thérapeutes possèdent un surplomb diachronique et synchronique aussi vaste et aussi précis tant de la vie psychique que du comportement que celui que nous possédons de Kafka vu par lui-même et par ses proches. Telle base d’analyse nous permet d’émettre l’hypothèse d’un syndrome d’Asperger chez Kafka non pas par les voies neurologiques mais par le biais de matériaux cognitifs et, comme dans certaines approches très contemporaines, par le nombre important d’analogies avec la réalité de l’Asperger « de l’intérieur »  (Noël-Winderling, 73).

Au seuil de notre analyse existe aussi le risque que nous soyons leurrés par la surinterprétation propre à certains neuroscientifiques qui, forts de leur appui sur une science « exacte » et sur l’imagerie médicale qui met en évidence l’effectivité d’une activité neuronale donnée en la reliant à une action ou un phénomène cognitif, tendent à classer définitivement tel écrivain dans tel syndrome ou tel trouble psychiatrique comme le syndrome d’Asperger. Plus qu’aucun autre, le discours médical, a fortiori le discours psychiatrique, dont une part des symptômes est de l’ordre de l’immatériel, nous investit d’un effet pygmalion qui nous rend prompts à cataloguer l’objet de notre regard dans la pathologie dont nous venons de prendre connaissance. Être conscient de ces leurres de la surinterprétation ou d’une exactitude qui manque de multiples dimensions du réel peut nous être en contrepartie précieux : nous voilà invités à avancer à pas prudents, et à intégrer à notre analyse avant tout la singularité de chaque individu liée à son histoire génétique et culturelle, et d’autres dimensions, voire d’autres hypothèses, que celles que les neurosciences, parfois exagérément mécanistes, imposent comme seules possibles. En effet, nous nous trouvons à un carrefour épistémologique historique où certains neuroscientifiques lancent un discours dominateur[4] dont la prééminence n’est pas sans rappeler celle du positivisme et du scientisme qui s’imposaient à la fin du XIXème siècle, balayant la figure du « praticien philosophe[5] » chère à Flaubert, grâce à la si visible efficacité de l’imagerie radiographique dont l’imagerie cérébrale est le pendant contemporain. Tout discours scientifique qui écrase sur un seul plan l’humain, et a fortiori cette dimension si rhizomatique et évolutive[6] de l’humain qu’est la vie cérébrale, siège de la pensée et des interactions neurobiologiques entre le corps et le monde, ne peut que conduire à des impasses. Le cerveau possède en outre une capacité à se reconditionner : « on définit la plasticité par la capacité du système à se reconfigurer au fur et à mesure des stimulations qui changent la connectivité entre les neurones […] »  (Noël-Winderling, 44). Une telle complexité cérébrale doit renforcer notre prudence.

De ces prémisses épistémologiques découle la démarche épistémo-critique que nous nous assignons. Ayons tout d’abord la prudence de ne pas dissocier, autant qu’il est en notre mesure, les niveaux de discours aujourd’hui disponibles pour aborder une question qui engage la transversalité entre la littérature, donc l’esthétique, et les diverses approches métapsychologiques comme la psychanalyse, psychologiques, ou assumées comme exactes telles que la neurologie. Il s’agit de s’approcher du rhizome de l’esprit, tout au moins aussi près que nous le permettent les écrits que Kafka nous a laissés.

La deuxième précaution consiste à tendre au plus haut niveau de pertinence d’un état de la connaissance qui, en matière psychiatrique plus qu’aucune autre, peut connaître des évolutions étonnantes. La symptomatologie et la nosographie, mais aussi les critères limites de la pathologie, ont été si évolutifs que le syndrome d’Asperger, qui va nous occuper, a été (et c’est un cas quasi unique) rétrogradé entre le DSM-IV de 2000 et le DSM V[7] publié en 2013, de la pathologie au simple trouble psychiatrique.

Enfin tenons compte des variations du degré de trouble autistique ; la classe des autistes de haut niveau que sont les Asperger souffre des nuances dans les formes symptomatologiques et dans les capacités de résilience liées à l’environnement dans lequel l’enfant a grandi, a pu, ou n’a pas pu, trouver des modes compensatoires à ses difficultés. De ce fait, la symptomatologie peut être trompeuse dans la mesure où elle pousse à se focaliser sur des traits le plus souvent comportementaux. Or chaque personne atteinte du syndrome d’Asperger apporte la singularité d’une histoire et d’une personnalité dans son vécu du syndrome. Ainsi des spécialistes comme Myriam Noël-Winderling considèrent aujourd’hui que certains patients peuvent ne pas manifester l’ensemble des symptômes du trouble autistique d’Asperger tout en souffrant de cette altération. Le syndrome se manifeste en quelque sorte avec une géométrie variable : « Nombre d’Asperger estiment ne pas souffrir de troubles décrits par la littérature, ou évoquent d’autres signes généralement omis. » (Noël-Winderling, 51).

Par ailleurs, des manques à être, des symptômes négatifs qui s’évaluent dans les approches comportementalistes de l’Asperger sont remis en cause quand on envisage les phénomènes à l’échelle intérieure de « l’éprouvé ». Ainsi, traditionnellement, le syndrome d’Asperger était caractérisé par l’absence d’empathie. Une telle absence s’avère aujourd’hui remise en cause car cette empathie est manifestement ressentie par les personnes atteintes de ce trouble, mais reste « sous forme de couleurs, d’impressions, d’émotions brutes » envahissantes : « Il peut lui arriver d’être tellement envahi par les émotions d’autrui qu’il perçoit, qu’il s’y fond littéralement et peut y perdre la notion de soi-même, par un vertige qui lui fera ensuite rechercher le repos dans l’atonie émotionnelle. » (Noël-Windeling, 53). Existe donc une nuance majeure entre ressentir et manifester de l’empathie. Cette nouvelle approche modifie considérablement le regard porté sur l’autisme ; elle tend à déplacer l’interrogation vers l’intériorité marquée par une hyperacuité émotionnelle, souvent masquée par la diversité symptomatologique à l’échelle comportementale. Or la prise en compte de cette dernière a longtemps été prépondérante, et cette vision pouvait faire hésiter quant au cas de Kafka.

Sur cette base, considérons les traits qui, chez Kafka, pourraient relever du syndrome d’Asperger ou, au contraire, qui semblent l’écarter d’une telle hypothèse diagnostique[8].

Tout d’abord, si Kafka ne fit jamais l’objet d’un internement ou d’un examen psychiatrique, il présenta des troubles que l’on pourrait qualifier de borderlines si l’on en juge par le diagnostic empirique de ceux qui connaissent le mieux le jeune et le moins jeune Kafka — ses parents —, avis que nous pondérerons par ce qui peut intervenir des enjeux œdipiens parentaux dans le regard porté sur Kafka. En témoigne la page du 23 décembre 1911 du Journal :

Si ceux qui considèrent l’ensemble de ma façon de vivre, laquelle s’engage dans une direction fausse dont mes parents et amis ne peuvent se faire la moindre idée, en viennent à craindre, et si mon père dit ouvertement qu’il craint que je ne devienne un second oncle Rudolf, c’est-à-dire le fou de la seconde génération de la famille, un fou légèrement retouché pour les besoins d’une autre époque, je vais pouvoir désormais sentir se rassembler et se fortifier en ma mère, dont l’opposition contre une telle opinion n’a cessé de diminuer au cours des années, tout ce qui parle pour moi et contre l’oncle Rudolf et s’introduit comme un coin entre les deux images qu’elle se fait de nous. (Journal, III, 189)

Comme en témoigne toute la Correspondance, ainsi que les Journaux, Kafka lui-même avait le sentiment d’une différence, et même d’un état à la lisière de la maladie qui confine à ce « fou légèrement retouché » : « Voilà déjà assez longtemps que je me plains d’être toujours malade, mais sans jamais avoir de maladie déterminée qui me contraigne à me mettre au lit » (Journal, III, 122). On pourrait certes nous objecter que nous importons dans le domaine psychologique un concept de maladie qui pourrait relever de la physiologie, mais c’est sans compter ce qui suit cette plainte dans le Journal à la date du 24 octobre 1911, et le « désir [d’entendre la voix de sa mère qui] tient sûrement en grande partie à ce que [Kafka sait] combien la présence de [sa] mère peut être consolante ». En 1911, Kafka a 28 ans, donc n’est plus l’enfant Marcel qui, dans Du côté de chez Swan de Proust, redoute l’absence prévisible de sa mère au moment de l’endormissement. En revanche, cette figure et présence maternelle reste une égide affective vitale pour un Asperger[9], dans son désir de protection contre l’inattendu, l’ingérable, peut-être la résurgence de ce que l’école psychanalytique a nommé la « Grande Chute » (Tustin, 121 et suivantes). Le témoignage sincère de Kafka tend à valider cette hypothèse et on ne peut en tout cas le soupçonner d’avoir écrit au cœur du débat actuel entre tenants de l’explication psychanalytique ou de l’explication neurologique du syndrome d’Asperger.

Si le regard des parents ou de Kafka sur lui-même ne permet pas de trancher en faveur d’un diagnostic d’Asperger, celui-ci nous permet de revenir sur l’isolement qui marque sa vie relationnelle et qui est propre aux Asperger. Certes Kafka connut une vie amicale qui semble en contradiction avec le goût de l’isolement d’un Asperger. Cependant, force est de constater que ces amitiés étaient toutes fondées sur la passion pour la littérature, tant avec Max Brod dont Kafka commente à maintes reprises les œuvres dans son Journal, qu’avec Klopstock lorsqu’il décrit sa rencontre[10] au sanatorium, ou avec le philosophe Hugo Bergmann. Nous pouvons dès lors nous demander si la littérature ne constitue pas, davantage qu’un champ d’intérêt qui serait commun entre ces amis, une passerelle vitale qui relie dans l’amitié Kafka au monde des hommes et lui évite l’isolement. Car Utiz, son camarade d’enfance, décrit un Kafka dont l’isolement traduit l’absence d’empathie extérieurement caractéristique des Asperger : « Nous l’aimions tous bien et nous l’appréciions, mais jamais nous n’avons pu devenir avec lui tout à fait intimes, il était toujours comme entouré d’une paroi de verre. Avec son sourire paisible et aimable, il permettait au monde de venir à lui, mais lui se fermait au monde. » (David, 45) Face à tel isolement, l’écriture a pu être le viatique condensant par contrecoup toutes les formes de désir, comme Kafka le montre dans le journal à la date du 3  janvier 1912 :

On peut parfaitement discerner en moi une concentration au profit de la littérature. Quand il fut devenu évident dans mon organisme que l’orientation de ma nature vers la création littéraire était la plus productive, tout se pressa dans ce sens et laissa inoccupés ceux de mes talents qui se tournaient vers les joies du sexe, du boire, du manger, de la réflexion philosophique et, en tout premier lieu, de la musique. […] Je n’ai naturellement pas découvert ce but de façon indépendante et consciente, il s’est trouvé de lui-même, et seul le bureau y fait encore obstacle, mais radicalement.  […] il ne me reste qu’à chasser mon travail au bureau de cette vie commune pour commencer ma vraie vie, dans laquelle mon visage pourra enfin vieillir naturellement avec les progrès de mon œuvre. (Journal, III, 213)

A contrario de ce surinvestissement de la libido dans l’écriture, Kafka aura à plusieurs reprises la tentation du suicide durant les périodes stériles : il écrit à Félice Bauer le 1er novembre 1912 : « […] mais lorsque je n’écrivais pas, j’étais par terre tout juste bon à être balayé » (Lettres à Felice, IV, 27). Seule l’écriture le sauve de ce « vide effroyable » qu’il décrit dans la même lettre, et sans doute de la honte, inhérente aux Asperger, de celui qui pourrait être « balayé » comme une salissure. Cependant elle ne pourra constituer ni le palliatif du désir ni le viatique amical quand il s’agira pour Kafka de se livrer à la nudité sensible du rapport sexuel et sentimental.

Car les relations amoureuses de Kafka – que d’aucuns pourraient objecter à l’isolement de l’Asperger – ne sont pas caractérisées par la même continuité que sa vie amicale. La relation avec Felice Bauer ne se développa par exemple qu’à travers une longue correspondance de plus de 500 lettres conservées qui tend à nous leurrer sur l’effectivité de la relation. Comme le note Claude David, « la bien-aimée lointaine est presque imaginaire, elle est une ombre à l’horizon » (David, 141). Car hors de cette communication épistolaire différée, où la dimension non verbale de la communication, problématique pour un Asperger, a peu de place, les rencontres et les tentatives de vie commune avec Felice ne dépassent guère quelques semaines. Là encore, l’écrit, voire la littérature[11], compense la difficulté relationnelle de Kafka, comme d’une partie non négligeable des Asperger qui fuient la communication directe. Dès qu’il se retrouve sans cette ressource, en présence physique de l’autre féminin, Kafka entre dans la peur, voire l’angoisse, caractéristique du rapport aux autres des Asperger :

6 juillet [1916] Nuit de détresse. Impossibilité de vivre avec F. Impossibilité de supporter la vie en commun avec qui que ce soit. Ne pas le regretter ; regretter l’impossibilité de ne pas être seul. Un pas de plus : absurdité du regret, se soumettre et comprendre enfin. Se relever. Tiens-toi à ton livre. (Journal, III, 417)

Le constat de l’impossibilité de la relation rend Kafka à la compensation du « livre » ; celui-ci redevient l’objet d’un recentrage, mais aussi potentiellement une béquille.

Ainsi la biographie de Franz Kafka, considérée avec un certain recul, laisse-t-elle apparaître des périodes où l’écrivain a des velléités amoureuses, associées à des tentatives de départ du domicile familial ; après chaque échec suit le retour sur l’écriture, jusqu’au jour où, emporté par les difficultés de son trouble et ne trouvant plus dans l’écriture (où ne trouvant plus la force psychique de s’y livrer) la force compensatrice qu’il lui avait conférée, il l’abandonne comme un navire à la dérive et — c’est notre hypothèse — confie à Max Brod le soin testamentaire de détruire une œuvre qui, d’une certaine manière, n’était à son premier titre compréhensible que par le rôle d’auto-thérapie et de viatique relationnel qu’elle avait jouée pour son auteur. En outre, comme nous allons le montrer, l’œuvre était vouée à rester pour partie étanche à la compréhension du lecteur. En effet, Kafka s’y livre à un jeu purement intérieur grâce à un codage très personnel de la difficulté psychique de l’Asperger de manière à en projeter la représentation dans la réalité d’un espace spatial intérieur. Le talent de l’écrivain est de nous faire oublier que l’espace physique n’est sans doute qu’une métaphore du discours intérieur et de ce que Didier Anzieu a appelé, en utilisant une autre métaphore in praesentia pour désigner les limites de l’être, le Moi-peau (1985).

Avant de pénétrer dans cette œuvre en suivant les contours d’une possible sensibilité d’Asperger, il convient de préciser à quelle échelle d’appréhension nous l’abordons. Alors que tant de critiques de Kafka privilégient l’approche herméneutique, multipliant les lectures les plus diverses d’une œuvre destinée à rester pleinement ouverte et à accueillir une infinité d’interprétations, « […] afin que le lecteur puisse poursuivre éternellement sa lecture du texte aux niveaux multiples » (Manguel, 143), nous choisirons de nous placer au point d’émergence de l’écriture, au point où l’expérience d’un syndrome, qui s’ignore en tant que tel et qui n’a même pas été encore découvert par les scientifiques, mais dont les manifestations entrainent des gênes, trouve une expression modifiée de manière plastique au sein de l’esthétique kafkaïenne. Il nous appartient, en tout cas dans cette étude, de ne pas chercher ce que l’œuvre veut dire, mais d’assister, autant qu’il nous est possible, à la naissance de ce dire dans la singularité sensible de l’esprit de Kafka.

Adoptons un cheminement basé sur la nosographie pour observer cette genèse. Un trait majeur de l’Asperger, repéré dès 1943 par Kanner, est la tendance au repli sur soi, à l’isolement, à l’aloneness (Kanner, 242). Du point de vue biographique comme romanesque, l’espace cloisonné de la chambre matérialise cet isolement. Ainsi en va-t-il de l’espace biographique fondateur de l’appartement de la Niklasstraße sur lequel Kafka porte un regard amusé qui augure du plaisir avec lequel il s’amusera des chambres dans ses romans.

Kafka décrit la chambre qu’il occupait dans l’appartement familial à Prague[12] : en position centrale, elle était située de telle sorte que les parents, ou les sœurs, devaient sans cesse la traverser pour aller des pièces de vie commune à leurs propres chambres : « Les sœurs de Kafka dormaient toutes dans la même chambre. À 24 ans, pour la première fois de sa vie, Kafka put disposer de sa propre chambre — même s’il s’agissait plutôt d’un passage menant de la chambre de ses parents au salon et à la salle de bain collective. » (Begley, 28). Lieu normalement intime, la chambre devient pour Kafka en fait lieu carrefour, lieu de passages incessants et intempestifs. Plus encore, on peut supposer que les membres de la famille, dans les multiples allers et retours conjecturables dans la chambre de Kafka ne prenaient pas la peine de frapper à la porte à chaque fois. Ce lieu supposément intime devenait donc, à toute heure du jour, un lieu marqué par des irruptions surprenantes, comme le rapporte le Journal à la date du 5 novembre 1911 (1954, 121-122) [13] :

Et je veux écrire, avec un tremblement perpétuel sur le front. Je suis assis dans ma chambre, c’est-à-dire au quartier général du bruit de tout l’appartement. J’entends claquer toutes les portes, grâce à quoi seuls les pas des gens qui courent entre deux portes me sont épargnés, j’entends même le bruit du fourneau dont on ferme la porte dans la cuisine. Mon père enfonce les portes de ma chambre et passe, vêtu d’une robe de chambre qui traîne sur ses talons, on gratte les cendres du poêle dans la chambre d’à-côté, Valli demande à tout hasard, criant à travers l’antichambre comme dans une rue de Paris, si le chapeau de mon père a été bien brossé, un chut ! qui veut se faire mon allié soulève les cris d’une voix en train de répondre. La porte de l’appartement est déclenchée et fait un bruit qui semble sortir d’une gorge enrhumée, puis elle s’ouvre un peu plus en produisant une note brève comme celle d’une voix de femme et se ferme sur une secousse sourde et virile qui est du plus brutal effet pour l’oreille. Mon père est parti, maintenant commence un bruit plus fin, plus dispersé, plus désespérant encore et dirigé par la voix des deux canaris. Je me suis demandé, mais cela me revient en entendant les canaris, si je ne devais pas entrebâiller la porte, ramper comme un serpent dans la chambre d’à côté et, une fois là, supplier mes sœurs et leur bonne de se tenir tranquilles.

On pourrait penser qu’il s’agit d’une simple scène cocasse de la vie familiale, que Kafka dramatise avec humour. Or l’hypothèse Asperger nous permet de ressaisir pleinement le potentiel de souffrance que recèle ce passage. Pour une personne souffrant d’Asperger, rien n’est plus déstabilisant que les événements imprévus qui surviennent dans un quotidien familier et ritualisé, surtout au cœur du lieu sécurisant entre tous qu’est la chambre. Rien n’est aussi perturbant que le bruit. Le surgissement de l’imprévu peut générer de véritables crises de panique et de figement de la personne dans l’incapacité à agir, sans doute par retour dans la « capsule autistique » :

La défense contre la terreur issue de la Grande Chute sera le retrait dans la capsule autistique, sorte de module confondu avec le proto-self, dénué de tout contact avec l’extérieur et dans lequel règnent l’homéostasie et l’immuabilité. L’autisme capsulaire est un état a-verbal, a-mnésique, a-mental, a-temporel. (Noël-Winderling, 83)

Même si, avec l’humour qui le caractérise, Kafka parvient à créer – mais a posteriori seulement – une distance verbale, mnésique et temporelle par sa narrativité, la chambre kafkaïenne réalise au degré le plus intense l’ambivalence déjà explorée par Freud du mot Heimlich en allemand : familier/caché (Freud, 215 et suivantes). Supposée cocon protecteur où, justement (et c’est caractéristique dans l’extrait du Journal cité plus haut) l’écrivain parvient à se raccrocher à lui-même et aux autres par le biais de l’écriture, elle devient pour l’Asperger Kafka, soumis au régime des entrées impromptues, le lieu de la terreur, d’un « tremblement sur le front » qui en est caractéristique. Le familier se mue en inquiétant : il serait intéressant d’y lire par ailleurs les racines du fantastique kafkaïen. Certes, les autistes de haut niveau peuvent sortir de cette capsule autistique, faute de quoi ils n’auraient aucune socialisation. Mais force est de constater que les replis qu’ils opèrent à l’occasion d’événements qui les déstabilisent (voir plus haut) les terrifient.

Les neuroscientifiques offrent un deuxième niveau de lecture de cet isolement dans la chambre-esprit. La théorie qui semble prédominer aujourd’hui est celle du « monde intense » proposée par Kamilla et Henry Markram, chercheurs au Brain Mind Institute de l’école polytechnique de Lausanne. Ce modèle n’expose pas au départ des « déficits particuliers mais postule un type possible de fonctionnement de la matière cérébrale ». (Noël-Winderling, 83) :

Selon cette théorie, l’autiste aurait une perception des stimuli externes trop intense et fragmentaire en raison d’un traitement des informations trop performant dans les zones sensorielles spécifiques. Couplé à ce phénomène, un hyperfonctionnement de l’amygdale expliquerait une réactivité émotionnelle amplifiée. Face à ce déferlement de stimuli et de sensations, l’autiste n’aurait d’autre ressource que de se replier dans un « cocon » interne où les sensations seraient réduites a minima, fuyant les stimuli de l’environnement, et particulièrement des humains. (Noël-Widerling, 43).

            Une telle approche fait écho à la dualité de Kafka, à la fois hypersensible et porté au repli sur soi dans la chambre-forteresse et l’écriture, et permet d’envisager la chambre-forteresse comme le lieu de la rétractation d’où, dans les deux romans que nous envisagerons, tout et tous tendent soit à déloger (Le Procès) soit à repousser (La Métamorphose) le héros. À cette échelle métaphorique de la fiction, elle devient le lieu du repli sécurisant de Grégoire, repoussé dans sa chambre par sa sœur, qui referme la porte derrière lui : « D’ailleurs il éprouva une sensation de bien-être relatif. » (Métamorphose, II, 239).

Alors même que Kafka fait l’expérience susdite si traumatisante pour un Asperger de la chambre de la Niklasstraße, il va transformer et adopter ce lieu comme espace majeur de ses doubles romanesques que sont Grégoire Samsa et Joseph K.. Ce passage du biographique au romanesque est rendu bien sensible par la transformation de l’extrait du Journal consacré à cette chambre bruyante en un texte autonome, supposément fictionnel, intitulé Vacarme, au point que certains éditeurs modernes de Kafka retirent ce fragment du Journal, où il se trouvait originellement, pour le placer dans l’œuvre romanesque, puisqu’il fut initialement publié par Kafka[14]. En passant du biographique au fictionnel, le statut de ce texte se modifie, ce qui augure, au propre comme au figuré, la « métamorphose » de la chambre. Notons que la publication du texte Vacarme, en octobre 1912, coïncide avec le début de la rédaction de La Métamorphose, où la chambre joue un rôle central ainsi qu’avec celle du Procès où son rôle est augural. Ainsi, par un subtil glissement, la réalité spatiale biographique se mue en espace de signification imaginaire dans l’univers romanesque. À ce titre, Kafka manifeste un humour ironique et jubilatoire quand il inverse dans La Métamorphose son expérience de la chambre de la Niklasstraße : « “Quelle vie tranquille a menée la famille !” pensa Grégoire en regardant fixement dans le noir, et il se sentit très fier, car c’était à lui que ses parents et sa sœur devaient une existence si calme dans un si bel appartement. » (Métamorphose, II, 209). Les rapports du personnage, et plus particulièrement de Grégoire dans La Métamorphose, ne sont dès lors plus la transposition de ceux qui existent dans l’espace biographique, mais bien leur négatif. Au lieu des irruptions incessantes de la famille, comme dans la chambre de la Niklasstraße, le récit fictionnel offre bien plutôt les multiples tentatives avortées de Grégoire de rejoindre les personnes à l’extérieur.

Dans La Métamorphose, le mouvement opposé de retour brutal de Grégoire dans la chambre, repli où s’inverse la terreur biographique, intervient au moment œdipien de rupture avec la mère où celle-ci perd connaissance parce qu’elle a découvert Grégoire collé à une image de femme en fourrure. On notera la possible pudeur de Kafka dans l’évocation à travers un rapport à l’image féminine, de l’acte sexuel et, plus sûrement, le repli du désir sexuel dans un imaginaire onaniste. Cette scission si symbolique avec le personnage de la mère, qui semblait lier Grégoire à l’extérieur de la chambre, comme elle liait Kafka au monde, scelle, dans la panique, le début du repli définitif de Grégoire dans la chambre. Plus encore que chez Proust, où la terreur nocturne de l’absence de la mère est fondatrice, cette perte de la mère ou de la présence maternelle chez Grégoire/Kafka signe l’échec définitif des relations avec l’extérieur, les autres, et donc l’obsession de l’échec et de la mort. Comment ne pas retrouver dans ce cheminement de repli le rôle vital de la mère pour un Asperger plus encore que pour un individu neurotypique : « La mère demeure, à proportion égale, celle dont la présence est la condition indispensable à la continuation de la vie, et l’instrument de la séparation quand survient l’inéluctable séparation : mère sauveuse, mère tueuse. »  (Noël-Winderling 77). Kafka entretint avec sa mère, en tout cas avec la partie de la branche familiale maternelle un rapport d’identification, voyant en elle la part intellectuelle et spirituelle[15], à l’inverse du matérialisme mercantile qu’il rejetait dans la branche paternelle. Le détachement de la mère de Kafka dans l’extrait vu précédemment du Journal du 23 décembre 1911 semble suivre la même progression que celui de la mère de Grégoire, jusqu’à la rupture mortelle.

Dans cette cohérence métaphorique, le rapport à l’espace et les mouvements du personnage romanesque dans Le Procès et La Métamorphose peuvent se lire comme une spatialisation des troubles spécifiques de l’Asperger dont a pu souffrir Kafka. Si l’on considère l’incipit du Procès, c’est l’irruption de l’autre dans l’espace intime de la chambre de Joseph K. qui va générer l’entrée dans ce que nous pourrions appeler l’ère de la culpabilité. En effet, le réveil de Joseph K. est marqué par l’irruption de l’inattendu dans ce qui pourrait nous paraître anodin, mais qui est souvent très ritualisé chez chacun, le petit déjeuner : « La cuisinière de sa logeuse, Mme Grubach, qui lui apportait tous les jours son déjeuner à huit heures, ne se présenta pas ce matin-là. Ce n’était jamais arrivé » (Procès, I 259). La réaction révèle l’incompréhension de Joseph K., son inquiétude, son immédiate hyper-vigilance, toutes manifestations qui excèdent la réaction normale d’un individu face à l’anodin et tendent à décrire celle d’un Asperger devant le surgissement de l’inattendu. Aussitôt, le regard de Joseph K. est marqué par l’hyper-attention[16], par exemple dans la description en focalisation interne de l’homme entrant :

À ce moment on frappa à la porte et un homme entra qu’il n’avait encore jamais vu dans la maison. Ce personnage était svelte, mais solidement bâti, il portait un habit noir et collant, pourvu d’une ceinture et de toutes sortes de plis, de poches, de boucles et de boutons qui donnaient à ce vêtement une apparence particulièrement pratique sans qu’on pût cependant bien comprendre à quoi tout cela pouvait servir. (Procès, I, 260)

On notera que la description se limite au vêtement : aucun trait concernant l’attitude ni surtout le visage qui pourraient traduire du langage non-verbal et, de ce fait, déclencher ou en tout cas manifester l’empathie de Joseph K.. Le regard traduit à la fois une grande acuité aux détails et une incapacité à former une interprétation d’ensemble, synthétique. Le personnage de Grégoire se replie immédiatement dans une distance au monde qui rappelle le manque d’empathie apparente dont sont si souvent taxés les Asperger. Au contraire, ce regard s’avère froid, fuyant toute émotion, toute interprétation de l’expression de l’intrus au profit d’une approche cérébrale et analytique inhérente aux Asperger : Joseph K. « essai[e]d’abord muettement de découvrir par déduction qui pouvait être ce monsieur. » (Procès, I, 259). Voyons en Grégoire un double sensible de son créateur. Car on pourrait observer chez Kafka lui-même le même détachement émotionnel et la même acuité focale ; ainsi dans le Journal à la date du 4 janvier 1912 : « Depuis deux jours, je constate en moi, quand je le veux, de la froideur et de l’indifférence. Hier soir, en me promenant, le moindre bruit de la rue, le moindre regard jeté sur moi, la moindre photographie dans une vitrine m’importaient plus que moi-même. » (Journal, III, 215)

De ce fait, le tout premier échange verbal — qui n’a que l’apparence du dialogue — du Procès débouche sur l’incompréhension mutuelle des intentions et des implicites ; on constate l’absence de perception des visages qui pourraient, de part et d’autre, signifier la dimension non-verbale et orienter la compréhension :

« — Il veut qu’Anna lui apporte le déjeuner ! »
Un petit rire suivit dans la pièce voisine ; à en juger d’après le bruit, il pouvait se faire qu’il y eût là plusieurs personnes. Bien que l’étranger n’eût pu apprendre de ce rire rien qu’il ne sût auparavant, il déclara « C’est impossible » à K sur un ton de commandement.
« Voilà qui est fort, répondit K. en sautant à bas de son lit pour enfiler son pantalon. Je voudrais bien voir qui sont ces gens de la pièce à côté, et comment Mme Grubach m’expliquera qu’elle puisse tolérer qu’on puisse venir me déranger de la sorte. »
L’idée lui vint bien aussitôt qu’il n’eût pas dû parler à aussi haute voix, car il avait l’air, en le faisant, de reconnaître en quelque sorte un droit de regard à l’étranger. (Procès, I, 261)

Absence de langage non verbal que pourraient livrer le corps et les visages – oblitérés par l’absence de regard ou la dissimulation dans la pièce voisine – mais présence de la parole : on peut penser au titre de cette comédie, que Kafka avait écrite et qui n’a pas été conservée, intitulée Des Photographies qui parlent (David, 61) où l’immobilité photographique implique un figement de l’expression non-verbale pendant que le flux de la parole se poursuit. S’il tirait un motif comique de ces voix liées à des visages photographiés immuables, Kafka va se servir du procédé dans Le Procès pour créer de la confusion dans l’interprétation des événements par Joseph K.. Le malentendu qui va se perpétuer dans tout le roman se noue sur cette communication tronquée de la part non-verbale qui pourrait orienter le sens des propos, restaurer les implicites et, de ce fait, ôter la part d’incertitude angoissante inhérente au monde kafkaïen. Aussitôt Joseph K. regrette le ton inadapté qu’il a adopté dans le rapport à l’autre, ton qui porte la reconnaissance tacite d’une forme de culpabilité. Et il convient de remarquer que la mention de la culpabilité a précédé l’entrée même de l’homme dans la chambre, et suit immédiatement le surgissement de l’inattendu, de l’absence de petit déjeuner : « On avait sûrement calomnié Joseph K., car, sans avoir rien fait de mal, il fut arrêté un matin. » (Procès, I, 260). On peut donc penser que cette culpabilité est un sentiment préalable, qu’elle n’est pas effet, mais qu’elle est cause de l’interprétation du monde par Joseph K. qui lui fera suite dans tout le roman. C’est parce qu’il est hanté par la culpabilité propre aux Asperger que le personnage va interpréter toute parole et tout acte, en l’absence de compréhension du langage non verbal, comme des indices entrant dans un réseau d’accusation. En d’autres termes, Joseph K. n’est véritablement arrêté que par lui-même, victime définitive, comme beaucoup d’Asperger, de la culpabilité dont il a été fait mention précédemment.

L’incipit de La Métamorphose rappelle celui du Procès avec un réveil brutal de Grégoire dans sa chambre. Cependant le regard du personnage est cette fois-ci tourné vers lui-même et, à la manière de l’hyper-focus utilisé par certains auteurs de littérature fantastique comme Edgar Poe dans Le Sphinx, Grégoire observe son corps avec une telle hyper-attention aux détails coupés de leur totalité et donc de leur sens, une déprise sensible telle qu’elle finit par générer une vision monstrueuse de soi :

Un matin, au sortir d’un rêve agité, Grégoire Samsa s’éveilla transformé dans son lit en une véritable vermine. Il était couché sur le dos, un dos dur comme une cuirasse, et, en levant un peu la tête, il s’aperçut qu’il avait un ventre brun en forme de voûte divisée par des nervures arquées. La couverture, à peine retenue par le sommet de cet édifice, était près de tomber complètement, et les pattes de Grégoire, pitoyablement minces pour son gros corps, papillotaient devant ses yeux.
« Que m’est-il arrivé ? » pensa-t-il. Ce n’était pourtant pas un rêve : sa chambre, une vraie chambre d’homme, quoique un peu petite à vrai dire, se tenait bien sage entre ses quatre murs habituels. (Métamorphose, II, 192)

Il en est de même du mouvement du corps de Grégoire au réveil qui, décomposé à l’extrême par l’esprit, finit par acquérir une dimension étrange. Kafka s’y ingénie à une autodérision pleine d’humour envers un réveil paresseux ou ankylosé mais aussi envers son propre trouble :

Pour en sortir, il essaya d’abord de commencer par l’arrière-train ; malheureusement cet arrière-train, qu’il n’avait pas encore vu et dont il ne se faisait pas une idée précise, se révéla à l’expérience très difficile à mouvoir ; la lenteur du procédé l’exaspéra ; il réunit toutes ses forces pour se jeter en avant, mais, ayant mal calculé sa trajectoire, il se heurta violemment contre l’un des montants du lit, et la cuisante douleur qu’il en ressentit lui apprit que la partie inférieure de son corps était sans doute la plus sensible.
Il voulut donc, changeant de tactique, commencer par le haut du corps et tourna prudemment la tête vers le haut du lit. Il y réussit sans peine, et le reste de sa masse, malgré son poids et son volume, finit par suivre et s’orienter du même côté. Mais quand la tête fut sortie et qu’elle pendit dans le vide, Grégoire eut peur de continuer ; s’il tombait dans cette position, il se briserait le crâne à moins d’un miracle, et ce n’était pas le moment de perdre ses moyens ; mieux valait qu’il restât au lit. (Métamorphose, II, p. 196)

Ainsi La Métamorphose, dont les esquisses sont contemporaines de celles du Procès, va explorer une variante de la culpabilité — qui vient du rapport à l’autre — de l’Asperger, en l’espèce de la honte — liée quant à elle au rapport à soi. D’un côté, Le Procès lance le personnage dans une procédure sans fin, dont il ignore les tenants et les aboutissants, comme un Asperger voué à la fois à l’hyper-attention aux détails et à l’absence de compréhension des implicites des actes et paroles d’autrui avec lesquels, par retrait en lui-même, il ne parvient pas à entrer en empathie. La Métamorphose expose en revanche sous forme de métaphore filée, jouant sur l’indécision fantastique, le sentiment de honte et le rejet dont est victime une personne souffrant d’Asperger. Là encore, une approche « de l’intérieur », comme celle qu’a effectuée Myriam Noël-Winderling, s’avère particulièrement précieuse pour comprendre Kafka car, loin de nous enfermer dans ce qui pourrait être l’extérieur de la capsule — ou de la chambre — elle nous permet d’entendre le ressenti d’un Asperger :

Il faut se référer à ce tout premier stade du développement psychique autistique pour comprendre l’intensité de la honte communément éprouvée par les Asperger : ils ont conscience que les terreurs qui ont occupé leur enfance ne sont pas partagées par les autres, et que l’objet de leur angoisse est ce que tout être humain normalement constitué apprécie et recherche le plus naturellement du monde : être avec les autres. (Noël-Winderling, 78)

Sur cette base, nous pouvons lire tout autrement la métamorphose de Grégoire en vermine, non plus comme une hybridation progressive d’ordre fantastique tendant vers l’animalité, mais comme l’indice de sa honte de plus en plus grande, d’un dégoût qu’il projette sur lui-même à mesure qu’il tente d’aller vers les autres – de sortir de la chambre – et qu’il se trouve de plus en plus lourdement en échec. Ce dégoût émane clairement des images que Kafka projette sur lui-même, comme en témoigne le Journal à la date du 13 décembre 1911 :

Je n’ai pas écrit parce que j’étais fatigué et je suis resté couché sur le canapé dans la chambre chaude, puis froide, avec des jambes malades et des rêves dégoûtants. Un chien était couché sur moi, une patte tout prés de mon visage, cela m’a réveillé, mais pendant un bon moment encore, j’ai eu peur d’ouvrir les yeux et de le regarder. (Journal, III, 179)

Avec quelle merveilleuse plasticité Kafka va-t-il mettre ces sensations oniriques au service du dégoût que le personnage de Grégoire génère en se transformant en vermine ! On sait d’ailleurs que la référence au traitement que reçoit un chien est l’ultime sentiment éprouvé par Joseph K. dans ce que Kafka nous a laissé comme la dernière page du Procès, de même que la bonne désignera Grégoire mort à la fin de La Métamorphose par une image animale connotée de mépris : «  il est crevé comme un rat. » (Métamorphose, II, 240).

La chambre apparaît comme une métaphore de la clôture psychique séparant le moi des autres. Davantage que des déplacements dans l’espace, les tentatives de sortie de la chambre opérées par Grégoire matérialisent par du mouvement les tensions psychiques vers l’autre de l’Asperger, la douleur de l’échec relationnel. Cet échec a été codé par Kafka par des images à valeur symbolique universelle, comme celle de la clé. L’épisode de la clé inaccessible de la chambre dans La Métamorphose traduit l’inadaptation de Grégoire pour sortir de cet espace intérieur – cellule du moi et forteresse envers les autres -, équivalent de l’espace psychique : « […] il se reposa un moment de son effort ; après quoi il essaya d’ouvrir la serrure avec sa bouche. Comment saisir la clef ? » (Métamorphose, II, 203). Privé de mains, ou inapte à en faire l’usage voulu, le personnage va multiplier les positions les plus acrobatiques et incommodes jusqu’aux limites de la torture :

Et dans l’idée que toute la famille suivait ses efforts avec une attention passionnée il se cramponnait à pleine mâchoire, de toutes ses forces, presque à tomber inanimé. Suivant la position de la clef, il dansait autour de la serrure, se maintenant simplement de la bouche, ou se pendait après l’anneau et le ramenait en bas de tout le poids de son corps. Le déclic clair du pêne qui avait cédé sonna le réveil de Grégoire. « Je me suis passé du serrurier », se dit-il avec un soupir de soulagement, et il posa sa tête sur la poignée pour finir d’ouvrir. (Métamorphose, II, 203)

Certes Kafka insère vraisemblablement dans cette image un souvenir biographique puisque « Max Brod rapporte que [le grand-père paternel de Kafka] pouvait soulever du sol un sac de farine avec les dents » (David dans Kafka, 1976, p. XIX) mais l’inadaptation organique pour la préhension des clés peut devenir l’équivalent métaphorique du handicap ressenti par un Asperger. En ce cas, au prix d’efforts inouïs, Grégoire semble réussir sa sortie de la chambre mais le lecteur saura qu’il ne tente sa sortie que pour mieux y être repoussé, et pour y mourir.

Cet épisode des clés permet aussi de comprendre à quel point la réaction des autres — de ceux qui entourent un Asperger en ignorant le nom de son trouble — pour tenter d’entrer en contact avec Grégoire s’avère mécaniste et totalement inadaptée. Ainsi, alors que la mère, peut-être plus proche de la réalité pathologique de son fils (comme la propre mère de Kafka), réclame un médecin car elle conjecture Grégoire malade dans sa chambre, le père crie « Allez vite chercher un serrurier. »  (Métamorphose, II, 202). Ainsi s’opposent sans cesse deux mondes, l’extérieur et l’intérieur de la chambre, qui matérialisent respectivement d’une part les autres dans l’extériorité problématique et la tension qu’ils suscitent. La sortie brusque et inadaptée de Grégoire, qui ignore « si son discours a été compris », ne pourra qu’entraîner la panique et le rejet :

Et sans même s’inquiéter de savoir s’il pourrait aller bien loin ni si son discours avait été compris — ce qui semblait peu vraisemblable — il abandonna son battant de porte, passa par l’ouverture pour rattraper le gérant (qui se cramponnait déjà des deux mains à la rampe d’une façon tout à fait ridicule), chercha vainement un appui et tomba sur ses pattes grêles en poussant un petit cri. Il ressentit aussitôt pour la première fois de la matinée une impression de bien-être physique ; il avait mis le pied sur le sol ferme, il remarqua joyeusement que ses pattes lui obéissaient à merveille et brûlaient même de le porter où il voudrait ; et déjà il se prenait à croire que la fin de ses maux était venue. Mais tandis qu’il se balançait sur place sous l’influence de son besoin de courir, tout près de sa mère gisante, il la vit subitement faire un bond, tout évanouie qu’elle parut, lancer ses bras dans l’espace en écarquillant les doigts, et hurler : « Au secours, à l’aide, à l’aide ! » après quoi elle pencha la tête pour mieux le voir, puis contradiction flagrante, se mit à reculer follement sans songer à la table encore couverte, la heurta, s’assit dessus en toute hâte à la façon d’une personne distraire, et sembla ne pas s’apercevoir qu’auprès d’elle la cafetière renversée répandait un fleuve sur le tapis.

   « Maman, maman », souffla le fils en levant les yeux. Le gérant lui était complètement passé de l’esprit : voyant le café se répandre, Grégoire ne put s’empêcher d’esquisser plusieurs fois dans le vide le mouvement de mâchoires de quelqu’un qui mange. Là-dessus, la mère se remit à crier, abandonna brusquement la table et tomba dans les bras du père qui accourait au-devant d’elle. Mais Grégoire n’avait plus le temps de s’occuper d’eux ; le gérant était déjà dans l’escalier ; le menton sur la rampe il jetait un dernier regard en arrière. Grégoire prit son élan pour tâcher de le ramener ; le gérant, soupçonnant sans doute quelque chose, sauta d’un bond plusieurs marches et disparut en poussant un : « Ouh !… / ouh !… » qui retentit dans toute la cage d’escalier. Cette fuite eut le malheureux résultat de faire perdre complètement la tête au père qui, jusque-là, était resté relativement maître de lui ; au lieu de courir lui-même après le gérant, ou tout au moins de ne pas entraver Grégoire dans sa poursuite, il empoigna de la main droite la canne que le visiteur avait abandonnée sur une chaise avec son pardessus et son chapeau, saisit de la main gauche un journal qui traînait sur la table et se mit en devoir de taper des pieds tout en agitant le journal et la canne pour repousser Grégoire dans ses quartiers. Nulle prière n’y fit, nulle d’ailleurs ne fut comprise ; Grégoire avait beau tourner vers lui une tête suppliante, si humble qu’il se montrât, son père n’en prenait note que pour redoubler ses piétinements. (Métamorphose, II, 206/207)

Quel merveilleux humour jubilatoire de Kafka envers son trouble, sans que jamais ne soit perdue de vue la signification seconde de ce contact houleux. En fait, quand Grégoire-Asperger retrouve ainsi l’équilibre, ce sont les autres qui le perdent : une logique psychique chasse l’autre et deux mondes ne peuvent se rencontrer. Face à l’irréductibilité de deux logiques de communication antagonistes, va exister ainsi — et tel est un sens majeur de « métamorphose » — une communication seconde, une tentative de lien avec l’extérieur par l’intuition, que l’on trouve dans le substitut organique des « antennes » : « Pour savoir ce qui s’était passé il se traîna lentement vers la porte en tâtant gauchement autour de lui avec ses antennes dont il commençait à apprécier enfin l’utilité. » (Métamorphose, II, 208). Ces antennes purement métaphoriques apparaissent ici comme un instrument ou un procédé prothétique substitutif aux langages traditionnels partiellement inaccessibles à un Asperger.

Car il reste des langages accessibles. Une des rares possibilités de sortie de la chambre offerte à Grégoire, se présentera par l’entremise de la musique dont Kafka était si friand : « Attiré par la musique, Grégoire — audace ! — s’était avancé légèrement et il avait déjà toute la tête dans la salle. » (Métamorphose, II, 233). On sait combien les langages non verbaux comme l’image, la musique, constituent pour nombre d’Asperger un biais de communication avec autrui. Henri Rey-Flaud évoque les « dons restés mystérieux de certains autistes pour la musique ainsi que de la prédilection générale de ces sujets pour cet art » (Rey-Flaud, 360 et suivantes). Grégoire n’a pu brièvement sortir de son enfermement que par son intermédiaire.

Au terme de cette visite analytique de l’espace métaphorique de la chambre dans l’œuvre narrative, proposons une articulation possible entre le plan neurologique du « monde intense » de l’esprit de Kafka, et le niveau métapsychologique où l’écrivain invente une parade à son trouble par un mécanisme de sublimation dans l’écriture.

Kafka fait preuve d’un humour par lequel il prend des distances avec lui-même, avec « sa » réalité douloureuse, mais aussi tente de (re-)nouer par l’écriture avec l’autre — et avant tout avec le premier lecteur qui est souvent un ami — la relation émotionnelle si ardue. Dans cet humour au deuxième degré, le romancier inverse l’ordre des causalités à son profit, ou plutôt au profit de son double-personnage – tous les romans de Kafka ont une dimension autobiographique partielle. Les formules fatalistes de Grégoire Samsa deviennent ainsi des traits d’autodérision et de distanciation ironique, de détachement face à une réalité quotidienne douloureuse qui est aussi celle d’un Asperger victime de sa différence. Par opposition au désordre qui entoure la chambre biographique de Kafka, le personnage de Grégoire établit un rapport égocentré dans lequel il aurait l’apanage de l’ordre – mais aussi de l’impuissance : « […] désespérant de trouver aucun moyen de restaurer la paix et l’ordre dans cette société despotique » (Métamorphose, II, 209).

Dans la création, Kafka réussit à restaurer une distance humoristique et salvatrice à une réalité, à « sa » réalité vécue et à la transposer dans la création. Le journal du 11 février 1918 proclame : « Vivre signifie : être au milieu de la vie ; voir la vie avec le regard dans lequel je l’ai créée. » (Journal, III, 476 — nous soulignons). La réalité de Kafka réside dans la spécificité du monde intense qui est le trait neurologique majeur de l’Asperger, réalité qui l’accable. On perçoit cette tension où ce que Lacan nommera le nœud borroméen pourrait se déchirer le 5 juin 1912 : « Le monde prodigieux que j’ai dans la tête. Mais comment me libérer et le libérer sans me déchirer. Et plutôt mille fois être déchiré que le retenir en moi ou l’enterrer. Je suis ici pour cela, je m’en rends parfaitement compte. » (Journal, III, 300). Ainsi, très significativement, dans l’espace intérieur métaphorique de la chambre de Grégoire, seul le bureau, qui forme une métonymie de l’écriture, ne peut être enlevé : « le bureau devait rester à sa place » (Métamorphose, II, 221) dans la chambre vidée. L’écriture a dû être intégrée à la réalité de l’espace immuable, à l’immutable sameness (Kanner, 245), auxquelles les Asperger sont attachés. Elle est devenue essentielle, vitale dans l’espace psychique, pour éviter ce « vide effroyable » dont il a déjà été question.

À titre de conclusion, chassons toute tentation d’interprétation univoque de l’œuvre kafkaïenne. Toutes les lectures de Kafka ont, sinon leur pertinence tout au moins leur cohérence, comme le résume Alberto Manguel :

[…] un lecteur peut être saisi de désespoir et un autre éclater de rire. Ma fille Rachel a lu La Métamorphose à treize ans et l’a trouvée désopilante ; Gustav Janouch, ami de Kafka, l’a lue comme une parabole éthique et religieuse ; Bertold Brecht comme l’œuvre du seul véritable écrivain bolchevique ; le critique hongrois Gyorgy Lukacs comme le produit caractéristique d’une bourgeoisie décadente ; Borges comme une nouvelle version des paradoxes de Zénon ; la critique française Marthe Robert comme un modèle de la langue allemande dans sa plus grande clarté ; Vladimir Nabokov comme (en partie) une allégorie de l’Angst adolescente. (Manguel, 143-144)

On sait que Primo Levi tomba en dépression juste après avoir traduit en italien Le Procès, peut-être parce qu’il retrouvait dans l’univers kafkaïen apparemment dénué d’empathie l’insensibilité à l’humain inhérente à l’univers concentrationnaire nazi dont il ne cessait de vivre le souvenir traumatique. Kafka n’était pourtant pas susceptible de complaisance envers le nazisme qui n’avait pas émergé de son vivant. Il « inspire à Levi un amour ambivalent « proche de l’effroi et du refus » (Quillot, 239- 240). Mais le vécu coupé de la dimension non-verbale et émotionnelle d’un Asperger ne fait que coïncider avec la résultante insensible à l’humain de l’idéologie nazie : il y a de l’un à l’autre la différence entre un état subi et une intention délibérée. Lire l’écriture de Kafka comme une écriture de l’Asperger nous permet de concevoir l’étanchéité des univers « psychonormatifs » pour l’individu possédant des traits autistiques. Une part de notre émerveillement esthétique face aux œuvres de Kafka tient à cette impénétrabilité radicale. Et finalement, au-delà même du probable déficit autistique de Kafka qui nous permet de comprendre le cheminement si créatif qu’il parcourt pour sortir de sa « capsule autistique », son lecteur ne peut qu’être ébloui de la créativité incroyable, de la prodigieuse et si fine intelligence, de l’humour fabuleux qu’il manifeste envers ses troubles relationnels et affectifs au point de nous les livrer à travers une réalité spatiale dont il nous fait oublier qu’elle est et n’est qu’une métaphore de l’immatérialité sensible du psychisme. Nous demeurons admiratifs devant sa capacité à avoir inventé dans l’écriture une forme d’auto-thérapie empirique face à un trouble qui n’a même pas encore été décrit. Enfin ce constat peut achever de nous convaincre, s’il en était encore besoin, du pouvoir de résilience de l’écriture et de la littérature, et de la nécessité de ne pas enfermer les êtres humains dans des protocoles thérapeutiques trop mécanistes.

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ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XVIII


[1] Journal, 2 février 1920, op. cit., p. 501. Nos références sont celles de l’édition Gallimard, collection de la pléiade, des Œuvres complètes de Kafka. Nous indiquons entre parenthèses après chaque citation, dans le corps du texte, successivement l’œuvre, le tome et la page.

[2] Rappelons que le syndrome d’Asperger ne sera décrit qu’en 1944, 20 ans après la mort de Kafka, par Hans Asperger à partir des travaux précurseurs sur l’autisme infantile de Leo Kanner. Alors que Léo Kanner publie en 1943 son article « Autistic disturbances of affective contact » dans Nervous Child (2 (3) p. 117-250), Hans Asperger soutient l’année suivante sa thèse Les Psychopathies autistiques pendant l’enfance  l’année suivante et publie l’article original « Die autistischen Psychopathen in Kindesalter » dans Archiv fûr Psychiatrie und Nervenkrankheiten (117, p. 76-136). Le syndrome porte aujourd’hui son nom.

[3]Sans jamais être démontrée, cette hypothèse a été alléguée dans la presse populaire : « Franz Kafka, Bob Dylan, Lawrence d’Arabie, l’acteur de Matrix, Keanu Reeves, Woody Allen ou encore Bill Gates sont tous suspectés d’avoir des troubles autistiques. »  » Syndrome d’Asperger : un autisme aux frontières de la normalité  » Sciences et avenir, n° 679, 1er septembre 2003, p. 50.

[4] Chris Frith s’invente ainsi un contradicteur dans son ouvrage de vulgarisation neuroscientifique en l’espèce d’un professeur de littérature adepte de psychanalyse » p. 17. Ainsi le discours de la psychanalyse, qui repose sur la parole du patient, son ressenti, son histoire, est-il qualifié de « littérature », au sens péjoratif que ce terme peut avoir chez un scientifique surinvesti dans la croyance à sa propre démarche : « je n’ai pas envie de gâcher la soirée en suggérant que Freud était avant tout un conteur d’histoires, dont les spéculations à propos de l’esprit humain étaient largement erronées. » Chris Frith, Comment le cerveau crée notre univers mental, traduit de l’américain par Mathias Pessiglione, Paris, Odile Jacob, 2010, p. 17.

[5] L’expression désigne le docteur Larivière, médecin qui ne pourra que constater l’échec sur Emma Bovary empoisonnée des traitements prescrits par les thérapeutes excessivement rationalistes et voltairiens que sont le docteur Canivet et le pharmacien Homais. Gustave Flaubert, Madame Bovary, Paris, Seuil, L’Intégrale, tome 1, 1964, p. 682.

[6] Alors que l’imagerie médicale visualise avec une précision sans cesse accrue l’activation des réseaux neuronaux en fonction d’opérations, elle distingue à peine leur statut entre opérations réelles et imaginaires (parce que en effet elles sont extrêmement semblables au niveau neurologique, ce qui est tout à fait intéressant pour nous, littéraires), et ne prend que partiellement en compte d’autres dimensions non visualisables (mais qu’on commence tout de même à mesurer, certes pas par fMRI ) et qui se produisent à une autre échelle de temps, comme les phénomènes chimiques ou endocriniens. Par ailleurs cette imagerie nous offre la plupart du temps des instantanés, au mieux des séquences d’opérations, mais elle ne peut pleinement prendre en compte la manière dont le sujet, au cours de l’ontogénèse investit et réinvestit des zones du cerveau avec une part de singularité plastique, ainsi qu’on l’observe chez des personnes cérébro-lésées en rééducation fonctionnelle.

[7] Le DSM IV, Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, de l’American Psychiatric Association (APA) a été publié en mai 2000 ; la version IV TR de 2005 accessible en ligne sur http://web.archive.org/web/20070630225757/http://dsmivtr.org/coding.cfm (consulté le 19 février 2015). Le DSM-5 est paru en mai 2013 : Diagnostic and statistical manual of mental disorders, 5e édition, Washington D.C. American Psychiatric Association, 2013 (ISBN 9780890425541)

[8] Mes remerciements vont à Hervé-Pierre Lambert et Robert Kahn qui ont été des contradicteurs avisés du diagnostic d’Asperger en ce qui concerne Kafka.

[9] Bien au-delà des thèses aujourd’hui périmées de Bruno Bettelheim sur le rôle de la « mère rejetante » dans l’autisme, la figure maternelle constitue une présence singulière pour l’Asperger, sans doute parce qu’elle parvient à communiquer avec la personnalité atteinte du syndrome autistique sous des formes émotionnelles non conventionnelles.

[10] « […] très ambitieux, intelligent, très littéraire […]. Jésus et Dostoïevski sont ses maîtres […] » Lettre à Max Brod, IV, 1026.

[11] Kafka fit de Felice la dédicataire du Verdict, ce qui était une manière de lui offrit en gage de séduction sa première œuvre littéraire.

[12] Kafka, qui ne quitta le domicile de ses parents qu’en 1914, occupa la chambre de cet appartement familial, Niklasstraße 36, de fin 1906 à novembre 1913.

[13] Nous utilisons exceptionnellement cette édition car l’édition de la Pléiade ne reproduit pas ce passage à la page 143 du tome 3, où elle devrait se trouver à la date du 5 novembre 1911, en expliquant en note « Ici figure dans le Journal le texte ensuite publié dans le recueil Regard (Betrachtung) sous le titre Vacarme (T. II, p. 169). Notons que le terme Betrachtung ne signifie pas seulement « contemplation » mais qu’il dénote une forme de retrait de l’observateur, comme le rappelle Claude David.

[14] Ainsi Marthe Robert laisse ce passage aux pages 121 et 122 du Journal, paru à Paris, chez Grasset en 1954 alors que l’édition de la pléiade des Œuvres complètes de Kafka le rapporte dans le recueil Regard (Betrachtung) où il était initialement paru en 1912 sous le titre Vacarme (T. II, p. 169).

[15] Le grand-père et l’arrière-grand-père maternels sont tous deux décrits dans le Journal comme très pieux et très savants par Kafka.

[16] L’hyper-attention aux détails, l’absence de communication non-verbale et d’empathie, le fractionnement de la réalité observée sans solution de continuité sont trop universelles dans l’œuvre fictionnelle kafkaïenne pour qu’on puisse, selon nous, leur dénier une origine dans la sensibilité d’Asperger que nous attribuons à Kafka. Il a eu le génie de faire contribuer ces tendances à un univers absurde au plan esthétique.

 

 

 

Jean-Michel Caralp
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