Le 4 septembre 2007
Salle pleine. Une audience attentive. Derrière un projecteur de transparents low-tech se tient un jeune homme, presque. Et cela, oui, étonne un peu lorsqu’on se souvient d’avoir été fasciné il y a maintenant presque trente ans par la lecture de son Escher, Gödel, Bach. [1] Douglas Hofstadter est à Paris 8 invité par l’équipe CRAC (Compréhension, Raisonnement et Acquisition des Connaissances du laboratoire “Paragraphe”). Dans un français parfait –cela, par contre, n’étonne pas vu qu’il est l’auteur d’un livre sur Clément Marot [2] — il présente le travail de son équipe à Indiana University par l’intermédiaire d’une proposition simple, claire et radicale : l’analogie est au cœur des processus cognitifs. Il n’y a rien d’autre, ou presque. Une proposition, comme on le voit, à la fois ambitieuse par sa généralité et modeste par sa simplicité. La démonstration, toujours ancrée dans l’exemple, l’anecdote et le quotidien, se servira de deux ou trois concepts de base.
Vient d’abord ce qu’il appelle « high level perception » (la perception de haut niveau). Il s’agit de ce qui permet de distinguer et catégoriser le monde extérieur. Ceci va du plus simple et concret, comme un objet que l’on perçoit, quel qu’en soit le moyen, visuel, auditif, olfactif, etc. et qui déclenche dans notre esprit une étiquette, un mot ou une phrase, jusqu’à des entités plus abstraite, comme la compréhension d’un récit ou la reconnaissance d’un style, impressionnisme en musique ou art déco en typographie. L’étiquette, mot ou phrase, n’est même pas nécessaire dans une perception de haut niveau pour générer ces catégories mentales. Elle est sans doute par ailleurs assez rare. Nous arrivons à vivre notre quotidien, marcher, prendre le métro, prendre un café au bistrot du quartier sans avoir à faire défiler constamment dans notre tête une série d’étiquettes. Il y va aussi de nos souvenirs. Ce sont bel et bien des concepts qui ne portent pas nécessairement de noms.
D’après Hofstadter, c’est par l’analogie que ces perceptions de haut niveau deviennent des catégories ou des concepts. C’est par analogie que l’information reçue par la rétine, par exemple, devient une catégorie mentale, que la stimulation physique devient sens. En fait, la perception de haut niveau, par opposition à la perception tout court, n’est rien d’autre que la production d’analogies. Par « analogie », Hofstadter entend une concordance inexacte, approximative entre des catégories déjà acquises et de nouvelles perceptions, qu’elles soient des perceptions d’objets physiques, de minuscules événements ou de tout un récit. Une grande partie de la conférence consistait à donner des exemples de ces productions ; il serait fastidieux de les reprendre ici, d’autant plus qu’un bon échantillon est disponible par l’intermédiaire d’un seul clic.
Vient ensuite le « chunking », l’agrégation d’analogies productrices de concepts. On commence, tout petit, avec quelques petits concepts et au fur et à mesure qu’on acquiert une certaine expérience, on forme des agrégats de concepts de plus en plus nombreux et de plus en plus importants. Un nouvel événement, une nouvelle perception activent certains de ces agrégats qui, en fonction du contexte de ce nouvel événement, sont partiellement décompactés et ramenés au niveau de la mémoire à court terme où apparaît une nouvelle perception de haut niveau, qui se met en rapport avec d’autres agrégats, et ainsi de suite.
Tout ceci serait entièrement spéculatif (et sans doute sans intérêt) si la proposition de Hofstadter n’allait pas de pair avec une (et même deux) modélisations computationnelles. Avec son équipe il a créé « Copycat » et « Métacat », des logiciels qui ont pour fonction de découvrir des analogies intéressantes et de le faire d’une façon psychologiquement réaliste. Pour ne citer qu’un petit exemple, ces logiciels trouvent les solutions possibles à des problèmes tels que : abc:abd :: xyz : ? (supposons que abc est transformé en abd, quelles transformations peut-on faire subir à xyz ?). Une des réponse, mais la moins intéressante, est bien sûr xyd, mais elle ne tient pas compte d’autres facteurs comme la séquence des lettres, leur succession et le fait que « a » et « z » sont la première et la dernière lettres de l’alphabet. Une réponse plus satisfaisante serait wyz car elle serait basée sur le fait que « d » vient après « c » dans l’ordre ascendant au début de l’alphabet à l’image (inverse) de « w » qui précède « x » dans l’ordre descendant à la fin de l’alphabet. C’est en fait une analogie en miroir. [3]
La proposition de Hofstadter donne, comme on le voit, beaucoup à penser. Permettons-nous, à notre tour, une ou deux spéculations. Si l’analogie est au cœur de la pensée humaine, il ne s’agirait plus, dans un cadre évolutif, d’une rupture entre l’intelligence animale, fondamentalement analogique, (se souvient-on du « Stade du miroir ? ») et l’intelligence humaine mais d’une continuité, caractérisée par une croissance d’intensité, d’une sophistication de plus en plus poussée de la pensée analogique. Et si cette pensée peut, en fait, être modélisée, on aura réduit tant soi peu l’écart –là aussi dans un cadre évolutif— entre la pensée humaine et celle d’une machine.
Sydney Lévy
notes:[1] Gödel, Escher, Bach : An Eternal Golden Braid, Harvester Press, 1979 et Gödel, Escher, Bach : les brins d’une guirlande éternelle, Jacqueline Henry et Robert French, tr., InterÉditions, 1985
[2] Le Ton Beau de Marot : In Praise of the Music of Language, Basic Books, 1998
[3] Pour les lecteurs d’une inclination plus technique, voir ce résumé de Copycat , ainsi que le livre de Douglas R. Hofstadter, Fluid Concepts & Creative Analogies : Computer Models of the Fundamental Mechanisms of Thought, Basic Books, 1995