Poe : Expérience de pensée, la pensée comme expérience

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E.A. Poe s’est souvent penché sur les mécanismes de la pensée [1]. En témoignent des textes tels que « Le Scarabée d’or [2] », « Quelques mots sur la cryptographie [3] », Eureka, « Le Joueur d’échecs de Maelzel », et « La Genèse d’un poème », mais c’est surtout dans les trois récits où figure le détective Auguste Dupin, « Double Assassinat dans la rue Morgue », « Le Mystère de Marie Roget » et « La Lettre volée », que cette question est abordée dans tous ses détails et toute sa complexité. Ces récits forment une suite et se présentent comme une expérience de pensée dont le sujet est la pensée elle-même. Dans une expérience de pensée on postule une hypothèse, souvent paradoxale, pour la tester ; pour voir si on peut, à partir de cette hypothèse, imaginer un monde cohérent. Qu’en serait-il du monde, par exemple, si on postulait que les parallèles se rejoignent ? On sait qu’en réponse à cette question, on a pu construire un monde entièrement cohérent dont la principale caractéristique est l’espace courbe ; est ainsi née la géométrie non-euclidienne. Dans le même esprit, et afin de tester le deuxième principe de la thermodynamique, James Clerk Maxwell imagine un dispositif qui pourrait reconnaître et séparer les molécules chaudes des molécules froides, et ainsi engendrer spontanément de l’énergie. Ce paradoxe ne fut résolu qu’une fois que l’on comprit que le dispositif, connu sous le nom de « Démon de Maxwell », consommait autant d’énergie qu’il en produisait dans son travail de reconnaissance et de séparation. Ainsi son activité prenait une valeur calculable qu’on appelle aujourd’hui l’information.

Poe imagine quelque chose de semblable dans les récits où figure Dupin – du moins c’est ce que nous postulerons ici – en inventant son démon à lui, un personnage dont les facultés de pensée sont extraordinaires et infaillibles. Il construit à partir de là un monde cohérent pour tester son invention. Ce monde n’est rien d’autre, on l’aura compris, que ses trois récits. En somme, on pourrait imaginer que ces trois récits constituent « une pensée de la pensée », expression qu’utilise Poe pour caractériser l’infini dans Eureka (1121). Cet exercice aurait pour but la possibilité de détecter encore une anticipation scientifique dans l’œuvre de Poe, du même ordre que celles que l’on invoque à son sujet, comme le couple entropie/neguentropie, la résolution du problème du noir de la nuit, l’extension de l’espace et du temps, et même la théorie du Big Bang [4]. Mais cette fois-ci il s’agirait d’une science qui aurait pour objet les mécanismes de la pensée, ce qu’on appelle aujourd’hui les sciences cognitives. Sciences qui se placent, comme on le sait, au croisement de la psychologie, de la linguistique, des mathématiques, de la logique et de l’informatique.

La toute première phrase du premier récit, « Double Assassinat dans la rue Morgue », pose le problème qui retiendra l’attention du narrateur jusqu’au bout du dernier récit : « Les facultés de l’esprit qu’on définit par le terme analytiques sont en elles-mêmes fort peu susceptibles d’analyse » (517). On l’aura remarqué, Poe pose le problème sous forme d’aporie : il s’agit en effet d’analyser l’analyse, mais pour ce faire, il faudra aussi analyser l’analyse de l’analyse et ainsi de suite jusqu’à l’infini – le même infini, sans doute, que celui que caractérise « une pensée de la pensée » dans Eureka. Nonobstant, le problème ainsi posé permettra à Poe d’y revenir, et c’est bien ce qu’il fait de récit en récit, sans jamais arriver jusqu’au bout, bien sûr. Mais, par la même occasion, l’infini de cette analyse aura eu le mérite d’inviter maints autres à la poursuivre et de fonder ainsi un genre nouveau, le roman policier.

Les deux premiers récits commencent donc par de longs préambules sur ce que Poe appelle « la faculté de l’analyse » (518) ; dans le troisième interviennent des ajustements et des révisions de ce que le narrateur avait découvert au sujet de cette faculté dans les deux premiers. De plus, le narrateur indique clairement que ces récits ne sont que des illustrations de la faculté d’analyse (le monde qu’il imagine à partir de cette hypothèse) et va jusqu’à dire dans le deuxième récit à propos du premier « J’aurais pu ajouter d’autres exemples, mais je n’aurais rien prouvé de plus » (606). Mais s’il revient à l’analyse dans « Marie Roget », c’est parce qu’il n’avait pas été au fond de sa pensée dans « La Rue Morgue » : « Toutefois, des événements récents ont dans leur surprenante évolution, éveillé brusquement dans ma mémoire quelques détails de surcroît… » (606). Les deux récits n’ont évidemment aucun rapport sur le plan narratif, mais les détails en question se rapportent plutôt à ce que le narrateur découvre au sujet de la faculté d’analyse de Dupin.

Qu’est-ce donc que l’analyse pour Poe ? Il dit dans « La Rue Morgue » que l’analyste déploie « une puissance de perspicacité » (517) et qu’il « prend sa gloire dans cette activité spirituelle dont la fonction est de débrouiller » (517). Baudelaire traduit « mental » par « spirituelle », « acumen » par « perspicacité », et « disentangle » par « débrouiller ». Pour ce dernier terme, « démêler » eût sans doute mieux convenu car percevoir et démêler, observer et séparer sont justement les composantes de l’analyse que nous, en tant qu’héritiers de Descartes, reconnaissons. C’est précisément aussi ce que fait le démon de Maxwell dans son petit tube : il observe les molécules et les sépare.

Mais Poe assigne d’autres attributs à l’analyse qui ne sont pas exactement conformes au modèle cartésien. Il dit par exemple que l’analyste « entre dans l’esprit de son adversaire, s’identifie avec lui » (518), principe auquel il reviendra dans « la Lettre volée » quand Dupin donne comme exemple ce jeu de pair et impair auquel un gosse gagne à tous les coups en imitant la physionomie de son adversaire afin d’assumer sa façon de penser. Elle est brillamment illustrée dans « la Rue Morgue » par Dupin quand il devine exactement la pensée du narrateur lors d’une promenade silencieuse. Malgré l’étonnement du narrateur, il n’y avait rien de magique dans cet exploit : il parvient à lire sa pensée grâce, d’abord, à une observation minutieuse de son comportement et des circonstances communes de leur promenade, et grâce aussi à une haute probabilité d’associations d’idées. Ces associations se trouvent à leur tour confirmées par d’autres observations minutieuses. Les observations et les inférences de Dupin sont en fait d’ordre infinitésimal. Afin de démontrer, justement, cette taille infinitésimale des observations ainsi que leur grand nombre, le narrateur se penche longuement sur les activités d’un bon joueur de whist. Celui-ci doit faire preuve de :

Perfection dans le jeu qui comprend l’intelligence de tous les cas dont on peut légitimement faire son profit. Ils sont non seulement divers mais complexes […] il fait en silence une foule d’observations et de déductions. […] Il examine la physionomie de son partenaire, il la compare soigneusement avec celle de chacun de ses adversaires. Il considère la manière dont chaque partenaire distribue ses cartes ; il compte souvent, grâce aux regards que laissent échapper les joueurs satisfaits, les atouts et leshonneurs, un à un. Il note chaque mouvement de la physionomie, à mesure que le jeu marche […]. A la manière de ramasser une levée, il devine si la même personne peut en faire une autre dans la suite. Il reconnaît ce qui est joué par feinte à l’air dont c’est jeté sur la table […] (518-19)

Et ainsi de suite. Comme il se doit, la description est longue et minutieuse. L’effet, dit Poe, de cet immense nombre d’observations et de la minutie avec laquelle elles sont faites ressemble à de l’intuition. Commentaire qu’il reprend dans le deuxième récit, « Marie Roget », cette fois-ci à propos des exploits de Dupin dans « La Rue Morgue » : « il n’est pas surprenant que l’affaire ait été regardée comme approchant du miracle, ou que les facultés analytiques du chevalier lui aient acquis le crédit merveilleux de l’intuition. » (607) En fait, on pourrait, dès lors, reformuler cette remarque du narrateur en disant que ce qui avait été pris pour de l’intuition est un énorme, et énormément rapide, calcul de données infinitésimales (rappelons à ce propos que l’analyse en mathématiques prend ses sources dans le calcul infinitésimal). Mais pour que ce calcul puisse avoir lieu, il faut introduire dans le processus analytique une composante en plus de la « perspicacité » et du « débrouillage » (ou « démêlage »), en plus de l’observation et la séparation. Il faut quelque chose de semblable à ce que Poe appelle le « calcul des probabilités » (606), mentionné au tout début de « Marie Roget » et bien connu de lui pour l’avoir étudié à West Point. Notons aussi qu’un autre terme pour ce « calcul des probabilités » n’est rien d’autre que « Infinitesimal analysis of probabilities » où se retrouvent les deux termes qui nous intéressent le plus : « analysis » et « infinitesimal ».

Si les probabilités étaient implicites dans les moyens qu’utilise Dupin pour lire la pensée du narrateur, elles deviennent carrément explicites dans « Marie Roget » qui, ne l’oublions pas, porte comme sous titre, « Pour faire suite à Double Assassinat dans la rue Morgue » (605). Evidemment, ce récit ne fait pas suite à l’intrigue du premier, mais à l’analyse que fait Poe de l’esprit analytique. Le récit commence avec une longue citation de Novalis sur la coïncidence qui, en apparence, tâche d’expliquer d’une façon emblématique la coïncidence des événements racontés avec ceux du meurtre, réel cette fois, d’une vendeuse de cigares nommée Mary Cecilia Rogers à New York. Sans s’attarder sur ce dédoublement et sur cette fausse coïncidence, brillamment commentés par John T. Irwin [5], il est important de remarquer que les probabilités informent plusieurs autres aspects du récit. Le thème ou le mot revient une bonne douzaine de fois. On trouve, par exemple, une discussion assez poussée qui tente de distinguer ce qui aurait pu se passer (« might have been ») de ce qui pourrait avoir eu lieu ( « could have been ») et de ce que l’on croit avoir certainement eu lieu (« must[have occured] », c’est Poe qui souligne à chaque fois [6]) et que la traduction ne reproduit pas exactement (617). A un autre moment, Dupin remarque que les cas les plus difficiles à résoudre sont ceux qui sont les plus ordinaires et que les plus faciles sont résolus grâce à leur caractère extraordinaire. En d’autres termes, l’improbabilité des événements constitue un bon indice, une information fiable pour résoudre le mystère, tout comme en théorie de l’information l’événement le plus improbable est celui qui contient le plus d’information. On trouve encore un exemple quand Dupin contredit les spéculations relatives à la disparition de Marie Roget dans un article de journal. Le passage témoigne d’une compréhension rigoureuse des probabilités :

Dans ce cas, s’il est accordé que les relations personnelles soient égales, les chances aussi seront égales pour qu’ils rencontrent un nombre égal de connaissances. Pour ma part, je tiens qu’il est, non seulement possible, mais infiniment probable que Marie a suivi, à n’importe quelle heure, une quelconque des nombreuses routes conduisant de sa résidence à celle de sa tante, sans rencontrer un seul individu qu’elle connût ou de qui elle fût connue. Pour bien juger cette question, pour la juger dans son vrai jour, il nous faut bien penser à l’immense disproportion qui existe entre les connaissances personnelles de l’individu le plus répandu de Paris et la population de Paris tout entière. (627-8) 

Un dernier exemple se trouve à la fin du récit. Celui-ci semble être copié mot à mot d’un manuel de mathématiques ; il exprime la grande improbabilité d’obtenir deux ou trois fois de suite le même résultat en jouant aux dés (645-6). Compte tenu, donc, de la fréquence des probabilités dans ce récit, on ne se tromperait pas en disant qu’ils font partie pour Poe de l’esprit analytique, même s’il ne le dit pas explicitement comme il l’a fait pour « acumen » et « disentanglement », observation et séparation. On dirait presque qu’il a eu lui-même l’intuition du rôle important que jouent les probabilités dans les mécanismes de la pensée ou, un siècle et demi plus tard, le rôle qu’ils joueront dans certaines machines où, justement, le calcul est accompli à l’aide de la mécanique statistique, elle-même fondée sur le calcul des probabilités.

Les probabilités sont aussi présentes dans « La Lettre volée ». On se rappelle que le Ministre et Dupin utilisent tous deux un raisonnement fondé sur les probabilités, l’un pour cacher la lettre et l’autre pour la trouver. A partir du même principe évoqué dans « Marie Roget » qui veut que les cas les plus difficiles à résoudre soient les plus ordinaires – c’est-à-dire les plus probables parce que rien ne les distingue vraiment – le Ministre ne cache pas la lettre dans un quelconque compartiment secret – c’est-à-dire hors du commun et improbable – car le préfet, dans sa recherche méthodique, l’eût tôt ou tard trouvée, mais il la laisse en évidence dans un endroit des plus ordinaires, un endroit dirait-on des plus probables pour une lettre : un porte-carte placé bien en vue sur une cheminée. Et Dupin, employant le même raisonnement que le ministre, trouve, naturellement, la lettre.

S’il n’était de l’aporie de l’analyse de l’analyse qui ouvre les trois récits, tout porterait à croire que le fonctionnement de la pensée pour Poe aurait quelque chose de mécanique. Il n’est pas surprenant à cet égard de savoir que Poe a connu le travail de Charles Babbage, mathématicien anglais contemporain de Poe, reconnu aujourd’hui pour avoir conçu, avec l’aide de Ada Byron Lovelace, fille de Lord Byron, l’ancêtre du premier ordinateur [7]. Dans sa première version, Babbage baptisa son appareil « The Difference Engine », nom qui devait déjà évoquer quelque chose pour Poe en ce qu’il résume la perspicacité et le démêlage. C’est sans doute dans le nom de la deuxième version, « The Analytic Engine », que Poe a trouvé son bonheur. Babbage était aussi connu pour avoir traduit, alors qu’il était encore étudiant à Cambridge, Sur le calcul différentiel et intégral de S. F. Lacroix [8] ; il avait également fondé une société qui portait le nom – cela ne nous étonnera pas—de « Analytical Society » [9] . La description que fait Poe de cet appareil dans « Le Joueur d’échecs de Maelzel » ne diffère en rien de ce que nous connaissons aujourd’hui des ordinateurs, à l’exception, évidemment, des composantes matérielles :

[…] que devrons-nous donc penser de la machine à calculer de M. Babbage. Que penserons-nous d’une mécanique de bois et de métal qui non seulement peut computer les tables astronomiques et nautiques jusqu’à n’importe quel point donné, mais encore confirmer la certitude mathématique de ses opérations par la faculté de corriger les erreurs possibles ? Que penserons-nous d’une mécanique qui non seulement peut accomplir tout cela, mais encore imprime matériellement les résultats de ses calculs compliqués, aussitôt qu’ils sont obtenus, et sans la plus légère intervention de l’intelligence humaine ? (1037) 

Si la machine de Babbage était visionnaire, sa description chez Poe l’était encore plus. Car l’on sait que Babbage, malgré les énormes subventions qu’il avait reçues du gouvernement britannique, n’a pu mener son entreprise à terme ; d’autre part la puissance d’autocorrection que Poe lui assigne est l’un des premiers exploits des logiciels à caractère d’intelligence artificielle. Mais si Poe invoque cette machine, c’est pour démontrer que, aussi miraculeuse qu’elle soit, elle n’est pas comparable avec l’intelligence humaine. Ce sera par l’intermédiaire des mathématiques qu’il le démontrera : « les calculs arithmétiques ou algébriques sont, par leur nature même, fixes et déterminés. Certaines données étant acceptées, certains résultats s’ensuivent nécessairement et inévitablement. […] Et la question à résoudre marche, ou devrait marcher, vers la solution finale, par une série de points infaillibles qui ne sont passibles d’aucun changement et ne sont soumis à aucune modification » (1037). De même, une machine prend son point de départ « dans les donnéesde la question à résoudre, [et] continuera ses mouvements régulièrement, progressivement, sans déviation aucune, vers la solution demandée, puisque ces mouvements, quelques complexes qu’on les suppose, n’ont jamais pu être conçus que finis et déterminés » (1037-8). Ce qu’il y a d’étonnant ici est la compréhension profonde dont Poe fait preuve vis-à-vis du fonctionnement algorithmique de la machine. Les calculs sont produits par une suite d’opérations (les mouvements successifs) obéissant à un enchaînement déterminé. Lorsqu’on relit dans cette optique le passage où Dupin explique comment il a deviné la pensée du narrateur dans le premier récit, plus étonnante encore est la découverte que lui aussi suit de près un fonctionnement algorithmique : il lit la pensée de son ami en enchaînant ses observations minutieuses avec une suite d’opérations élémentaires, principalement la déduction à partir d’une évaluation des probabilités. Et il arrive ainsi à faire un commentaire sur ce que pensait silencieusement le narrateur.

Nous sommes maintenant en mesure de préciser la nature de l’expérience de pensée de Poe, du moins dans son projet initial. Elle consisterait à examiner si la l’intelligence humaine fonctionnait comme l’analyse mathématique, uniquement par algorithmes, et à déterminer s’il existait une mécanique de la pensée. La réponse qu’il donnera au terme de ses trois récits le mettra au cœur des débats actuels en sciences cognitives et fera basculer son expérience de pensée en une expression de la pensée comme expérience. Poe nous avait, en fait, déjà avertis depuis « La rue Morgue » que les facultés analytiques étaient fort peu susceptibles d’analyse. Si l’analyse est prise, comme nous venons de le voir, dans son sens algorithmique, on comprend maintenant que la faculté de l’esprit qu’on appelle l’analyse se prête peu à la computation :

Cette faculté de résolution tire peut-être une grande force de l’étude des mathématiques, et particulièrement de la très haute branche de cette science, qui fort improprement et simplement en raison de ses raisons rétrogrades, a été nommée l’analyse, comme si elle était l’analyse par excellence. Car, en somme, tout calcul n’est pas en soi une analyse (517, cette dernière phrase mérite d’être citée dans l’original : « Yet to calculate is not in itself to analyse » [10]).

Poe fait une différence nette entre le pensable et le calculable – sujet de débat encore aujourd’hui parmi les chercheurs en sciences cognitives dont une bonne majorité conteste cette différence. Deux récits plus tard, dans « La Lettre volée », on apprend exactement pourquoi dans une réponse que donne Dupin au narrateur qui avait déclaré que « la raison mathématique est regardée depuis longtemps comme la raison par excellence » (829). Le passage est long et ressemble fortement à un traité de philosophie des sciences :

Les mathématiciens, je vous accorde cela, ont fait de leur mieux pour propager l’erreur populaire dont vous parlez […]. Par exemple, ils nous ont, avec un art digne d’une meilleure cause, accoutumés à appliquer le terme analyse aux opérations algébriques. […] Les mathématiques sont la science des formes et des qualités ; le raisonnement mathématique n’est autre que la simple logique appliquée à la forme et à la quantité. […] Les axiomes mathématiques ne sont pas des axiomes d’une vérité générale. Ce qui est vrai d’un rapport de forme ou de quantité est souvent une grossière erreur relativement à la morale, par exemple. Dans cette dernière science il est très communément faux que la somme des fractions soit égale au tout. De même en chimie, l’axiome a tort. Dans l’appréciation d’une force motrice, il a également tort ; car deux moteurs, chacun étant d’une puissance donnée, n’ont pas nécessairement, quand ils sont associés, une puissance égale à la somme de leurs puissances prises séparément. (829-30)
 

Comme la morale et la chimie, l’analyse (mentale) échappe donc peut-être elle aussi à l’analyse (computationelle) parce que c’est un de ces objets dont la somme des parties, aussi petites soient-elles, ne forment pas son tout. Poe semble dire qu’il y aura toujours quelque chose dans l’analyse qui restera incalculable. Mais cela il faut aussi le prouver. Il faut démontrer l’impossibilité de calculer la pensée, démontrer, en d’autres termes, qu’il ne peut exister d’algorithme qui puisse systématiquement déterminer si la calculabilité de l’analyse est possible ou non [11]. Nous soupçonnons que c’est exactement le projet de Poe dans un conte datant 1845, c’est-à-dire un an après la publication de « La Lettre volée ». Dans le contexte de cette étude, « La Vérité sur le cas de M. Valdemar » ressemble fortement à une contre-expérience de pensée où il est démontré que, dans certains cas, l’analyse n’est plus possible. C’est en fait un récit où la réponse à la question de la possibilité d’analyser l’analyse est « non ».

Dans ce qui est présenté comme une véritable expérience scientifique, M. Ernest Valdemar est hypnotisé « in articulo mortis », juste au moment de sa mort, dans l’articulation même de son passage entre la vie et la mort. Il reste ainsi suspendu entre ces deux états pendant plus de six mois. La question est évidemment de savoir s’il est mort ou s’il est vivant. A un moment donné on lui demande s’il dort. Dans sa bouche ne peuvent aboutir qu’un « oui » et un « non » confondus, venant chacun d’un temps et d’un lieu différents : « Oui, non, j’ai dormi ; et maintenant, maintenant je suis mort » (892). Il dort et il ne dort pas, il est mort et il est vivant. Poe a en effet inventé un ensemble de conditions qui permettent à quelqu’un de déclarer « je suis mort », une déclaration qui implique à la fois une affirmation de l’être, « je suis », et exactement son contraire, « je suis mort » fusionnés dans une toute petite phrase. Et cette phrase, de par sa nature paradoxale, est la preuve, on l’aura compris, de l’incalculabilité de la question.

Mais il nous faut poser une autre question que celle que l’on pose à Valdemar, la question de la possibilité de la question. Compte tenu des données du récit (hypnose, suspension entre vie et mort), peut-il y avoir une question qui permettrait de trancher systématiquement par un « oui » ou un « non » si Valdemar est mort ou vivant ? Il est clair qu’une telle question ne peut exister car la réponse sera toujours oui et non. En fait, toute question formulable part d’une pensée binaire qui maintient le principe du tiers exclu et sera donc susceptible de calcul. Tandis que toute réponse repose sur des principes contraires : l’effondrement du système binaire et du principe du tiers exclu et restera donc toujours incalculable.

Avec l’expérience de pensée Valdemar, Poe aurait peut-être rêvé – de toutes façons, il nous donne à rêver – une machine de nature différente de celle des machines à différence ou même analytiques de Babbage dont nous avons hérité. Ce serait une machine d’abord qui ne « débrouille », ne « démêle » pas (« disentangle ») les parties mais qui les mêle (« entangle »), les intègre, les conjugue, une machine qui littéralement, les com-pute, c’est-à-dire, qui les calcule ensemble. On pourrait appeler cette machine là « une machine à conjecture » à l’instar de la citation de Thomas Browne que Poe met en épigraphe de son premier récit au sujet de Dupin et où sont posées, comme à Valdemar, une série de questions sans solution :

Quelle chanson chantaient les sirènes ? quel nom Achille avait-il pris, quand il se cachait parmi les femmes ? Questions embarrassantes, il est vrai, mais qui ne sont pas situées au-delà de toute conjecture.
 

« Conjecture » est aussi à prendre dans son sens étymologique de « jeter ensemble » dans le but d’arriver à une réponse établie sur des probabilités. Une machine, donc, qui tâchera de tenir compte du tout sans le confondre avec la somme. Et pour tenir compte de ce tout, il faudra qu’elle efface dans son fonctionnement la distinction entre le calculable et le pensable, entre l’analyse computationelle et l’analyse mentale, bref une machine où une pensée, au lieu d’être représentée par un algorithme, sera vécue en tant qu’expérience. Bien sûr, une machine pareille serait capable de penser la pensée et d’analyser l’analyse (dans les deux sens du terme) tout en donnant ses résultats. Mais, produit fictif, elle n’aura eu qu’un exemplaire unique : le Chevalier Auguste Dupin.

ps:

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) Vol II- 2008

notes:

[1] <*>Une première version de cet article a paru dans Europe, No.868-869, Août-Septembre 2001.

[2] Sauf indication contraire, nous renvoyons aux textes parus dans Edgar Allan Poe, Contes-Essais-Poèmes, traductions de Baudelaire et de Mallarmé complétées de nouvelles traductions de Jean-Marie Maguin et de Claude Richard, édition établie par Claude Richard, Robert Laffont, 1989.

[3] « A Few Words on Secret Writing »,Graham’s Magazine, July 1841, 33-38. (http://www.eapoe.org/works/essays/f…)

[4] Voir Henri Justin, « L’Imaginaire des savoirs dans l’Eurêka de Poe », RFEA,No.71, janvier 1997, 31-43.

[5] The Mystery to a Solution : Poe, Borges, and the Analytic Detective Story, The Johns Hopkins University Press, 1996

[6] Edgar Allan Poe, Selected Tales,Penguin World Classics, Oxford University Press, 1980, 154.

[7] Babbage est mentionné à deux reprises dans l’œuvre de Poe. La première date de 1836 dans « Le Joueur d’échecs de Maelzel » (1035-1055), cinq ans donc avant la publication du premier récit Dupin, « Rue Morgue » (1841), et la seconde dans « Le Mille Deuxième conte de Schéhérazade » publié en 1845, un an après « La Lettre volée ». Par rapport à la première mention de Babbage en 1836, il est aussi intéressant de noter les dates des autres textes de Poe qui, directement ou indirectement, traitent de l’esprit : les trois récits Dupin : 1841, 1842, 1844 ; son texte sur la cryptographie, « A Few Words on Secret Writing » : 1841, « Le Scarabée d’or » : 1843 ; « La Genèse d’un poème » : 1846 ;Eureka : 1848. Quant à savoir comment Poe aurait pris connaissance du travail de Babbage, on peut supposer qu’il aurait lu la longue étude de Dionysos Lardner dans le numéro CXX, Juillet 1834, duEdinburgh Review, 263-327, revue qu’il connaissait bien pour avoir fait le compte-rendu du numéro CXXIV, juillet 1835 dans le Southern Literary Messenger, décembre 1835, 41-68. (http://www.eapoe.org/works/criticsm…).

[8] Poe mentionne ce calcul dans « La Lettre volée » en nous apprenant que le Ministre avait écrit un livre fort remarquable « on the Differential Calculus » (Selected Tales, 210). Chose intéressante, Baudelaire reprend mot à mot le titre du livre de Lacroix pour traduire cette branche des mathématiques : « sur le calcul différentiel et intégral » (829).

[9] La société avait pour but l’introduction de la notation leibnizienne en Angleterre où était pratiquée la notation newtonienne. Et le “Difference Engine” n’avait pas grand chose à voir avec l’observation et la séparation, mais plutôt avec un calcul à base de différence. Il est clair que nous insistons surtout sur les résonances des termes de « Analytical » et « Difference » dans les contes de Poe.

[10] Selected Tales, 105.

[11] Nous empruntons ici la définition de ce que les mathématiciens modernes appellent l’incalculabilité de certains problèmes telle que l’énonce Roger Penrose dans Shadows of the Mind, Vintage, 1995, 29. Mais, comme on le verra, cette notion, bien que moderne, est déjà clairement présente dans la nouvelle de Poe.

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