Thomas Vercruysse est actuellement chercheur postdoctorant à l’Université du Luxembourg. Membre du groupe Valéry de l’ITEM/CNRS et correspondant étranger de la revue "Aisthesis", ses recherches portent sur les liens entre esthétique et épistémologie. Il s’apprête à publier un essai chez Droz, "La cartographie poétique - Tracés, diagrammes, formes, Valéry, Artaud, Mallarmé, Michaux, Segalen, Bataille". Principales publications :
- "Parole de la mère et symbolisme du père dans la poésie de Vénus Khoury-Ghata" in "Paroles, langues et silences en héritage", Caroline Andriot-Saillant (éd.), Clermont-Ferrand, PUBP, 2009 - "La peau et le pli : Bernard Noël, pour une poétique de la réversibilité" in Lendemains, 2009, Tübingen, Gunter Naar, 2009.
- "La bêtise selon Valéry et l’idiotie de Valéry". Colloque "bêtise et idiotie" tenu à Nanterre en octobre 2008, organisé par Nicole-Jacques Lefèvre et Marie Dollé (actes à paraître).
- "Intensité et modulation : Valéry à la lumière de Deleuze" Colloque "L’intensité : formes, forces et régimes de valeurs", tenu à Poitiers en juin 2009, organisé par Colette Camelin et Liliane Louvel (actes à paraître dans "La Licorne"). Editions :
- Tome XII des Cahiers de Valéry, à paraître chez Gallimard en 2011. "Georges Bataille philosophe", Franco Rella, Susanna Mati, Vrin. A paraître en mars 2010.
- « Paul Valéry- Identité et analogie », Valérie Deshoulières et Thomas Vercruysse (éd.), revue Tangence (à paraître).
Ecologie et kairologie de l’attention – la pensée de l’individuation d’Yves Citton
L’écologie de l’attention comme écosophie de l’interaction
L’entreprise d’Yves Citton s’assimile d’abord à une récusation, celle du paradigme économique orthodoxe, incapable de décrire judicieusement ce qui se joue dans nos processus attentionnels, c’est-à-dire dans l’herméneutique globale se déployant dans notre société de communication-consommation. Il lui préfère un autre paradigme, celui de l’écologie dite « profonde », que le philosophe norvégien Arne Naess a baptisée du nom d’écosophie:
« Ecosophie » est composé du préfixe « éco- » que l’on trouve dans « économie » et dans « écologie », et du suffixe « -sophie » que l’on trouve dans « philosophie ». […] La « sophia » n’a aucune prétention scientifique spécifique, contrairement aux mots composés de « logos » […] mais toute vue de l’esprit dite « sophique » doit être directement pertinente pour l’action. […] La « sophia » signifie le savoir intuitif (acquaintance) et la compréhension, plutôt que la connaissance impersonnelle et abstraite.[1]
On pourrait dire que l’écosophie, en tant qu’écologie « profonde », répond à la « rhétorique profonde » de Baudelaire ou à la stylistique des profondeurs de Jean-Pierre Richard où les motifs de l’écriture témoignent des schèmes propres à l’imaginaire d’un écrivain, schèmes qui sont à la fois des empreintes et des matrices. Cette écosophie participe de la dé-ontologie relationaliste ou relationiste propre à la kairologie où, comme le montrent les travaux de Michel Bitbol, les individus n’existent pas avant d’être constitués par leurs relations. Par conséquent, ce sont moins leurs contours qui comptent que leur valence : « Le relationnisme a une valeur écosophique parce qu’il permet de faire disparaître la croyance selon laquelle les organismes ou les personnes sont des choses isolables de leur milieu.»[2] Le point de vue d’Arne Naess frappe par sa radicalité, assénant une maxime réductionniste de bon aloi (ce qui est rare !), résumant l’organisme à sa composante herméneutique[3]: «Parler d’interaction entre les organismes et le milieu nourrit de fausses idées, parce qu’un organisme est une interaction.»[4] Michel Bitbol expliquait ce parti-pris relationiste par une image aussi frappante qu’évanouissante : celle du sourire du chat sans chat d’Alice au pays des merveilles[5].
Yves Citton marche dans les brisées de ce relationisme en posant cette équation : «l’attention est une interaction»[6], équation que son ouvrage s’efforce, avec élégance et fermeté, de résoudre. De fait, il enrichit l’acception herméneutique de la maxime d’Arne Naess, en montrant comment interpréter son environnement représente un enjeu vital pour l’organisme humain, qu’on pourrait qualifier d’homo interpretandi si cette activité n’était pas le propre de l’organique, donc n’était pas rééservée au vivant humain. Yves Citton, et c’est tout l’intérêt de son enquête, détaille les enjeux de la spécificité actuelle et contemporaine de cette interprétation depuis la perspective de l’attention, attention qui s’assimile au conatus: « Elle constitue le médiateur essentiel en charge d’assurer ma relation à l’environnement qui alimente ma survie : un être ne peut persister dans l’existence que dans la mesure où il parvient à faire attention à ce dont dépend sa forme de vie. […] cela implique de tisser ses observations et ses gestes en respectant le degré de tension propre à entretenir des relations soutenables avec notre milieu.»[7] Cette reprise de la figure de l’araignée pour décrire l’Homme s’accompagne du motif de l’eumétrie : l’eumétrie, néologisme que nous empruntons à Michel Onfray[8], désigne ce calcul des distances et des jouissances que je dois effectuer à chaque instant pour que mes relations augmentent mes plaisirs plutôt que mes peines. Ce calcul n’est pas effectué abstraitement mais concrètement dans l’accord que je tends entre mes relations et moi.
Si Yves Citton se situe bien ici dans l’héritage spinoziste[9], il va doter le concept de conatus d’une composante phylogénétique, donc d’une profondeur diachronique nécessairement absente d’une œuvre comme l’Ethique, prenant pour modèle un traité de mathématique. En convoquant le motif du filtre, cette phylogenèse de l’attention se livre à une réhabilitation du cliché qui permettrait de préempter le kairos:
En collectionnant des formes pertinentes dont se composent nos envoûtantes collectivités, notre attention collective dote chacun de nous d’une série de filtres sensoriels qui font apparaître certaines saillances au sein de notre environnement. En héritant de tels filtres, chaque génération bénéficie des croyances et des savoirs accumulés par les générations antérieures. On peut caractériser comme clichés ces formes déjà constituées, à travers lesquelles s’articulent des modes de perception des phénomènes de notre environnement, des façons d’y réagir et des manières de les désigner au cours de nos communications avec nos semblables – Philippe Descola parlerait à leur propos de « schèmes », Lawrence Barsalou de « simulateurs »[10].
On pourrait ici convoquer la théorie de la communication exposée par Michel Serres dans Hermès, notamment le modèle de la chaîne. Chaîne, arbre et réseau sont, d’après Serres, les formes fondamentales du savoir dans l’histoire des sciences. Elles organisent « une lecture continue du monde »[11], allant du plus simple au plus complexe, « l’arbre étant un ensemble de chaînes et le réseau étant une pluralisation des sommets, des points de référence de l’arbre.»[12] La phylogenèse de l’attention fonctionnant, comme toute phylogenèse, d’après le modèle de l’arbre, décrit une suite de chaînes reliant les stéréotypes accumulés et transmis à travers les générations. Serres indique que le modèle de la chaîne se divise en deux paradigmes de communication, celui des substances, propre à Leibniz, et celui de la conscience, propre à Descartes. Si notre parallèle entre Citton et Spinoza est valide, il n’est pas incongru de mobiliser cette controverse née à l’âge classique pour commenter l’écologie de l’attention :
L’abstraction la plus haute naît d’une exigence aigüe sur la meilleure communication possible; celle-ci à l’âge classique, s’établit, comme en retour, sur un support mathématique. […] Le cartésianisme donne de ces interrogations un paradigme particulier; il devenait intéressant de réexaminer le modèle de la chaîne, l’opération intuitive et l’affirmation du cogito, selon les mêmes normes : examen centré, ici, sur les notions de transition et de distance abolie. […] La pensée mathématique mêlait son cheminement à celui de la communication. Mais il y a deux manières de rendre compte de leur alliance : du point de vue de la conscience, comme chez Descartes, ou, directement, par le concept, comme chez Leibniz; dialogue ici repris, dont la modernité cherche l’issue.[13]
Comment la pensée de Citton se fraie-t-elle, selon nous, une issue dans la reprise de ce dialogue ? Ce qui est visé, c’est une transition qui s’efface en tant que distance pour se faire pur connecteur, instance de ligature, filtrant la circonstance pour, selon les cas, s’en prémunir ou s’en saisir. Leibniz parvient à abolir la distance en passant par le concept, à l’égal de ce que l’on constate avec cet art du concept qu’est l’art de la pointe. Le jaillissement du conceptisme est voué à se figer en académisme de la trouvaille verbale, en stéréotype langagier, comme un métal incandescent s’immobilise dans la trempe d’une fine lame. L’art de la pointe fonctionnait d’après le principe de la mécanique des fluides, afin de faire jaillir l’idée en même temps que le mot. Baudelaire est bien un héritier de cet art quand il considère que, grâce aux contraintes du vers rimé, l’idée jaillit plus intense. L’alexandrin rimé agit comme un goulet d’étranglement. Recourir à ces contraintes métriques, à ces filtres cognitifs, dispense d’une certaine manière de chercher, de partir à l’aventure dans le vague de l’esprit, et permet de courir à la formule sans avoir à la produire de manière laborieuse. Il en va de même avec les filtres attentionnels décrits par Citton. Mais qu’un mot d’esprit, qu’un vers cesse de faire effet ou qu’un filtre ne prédispose pas à la bonne situation et l’enchaînement quasi mécanique de la chaîne se rompt. Il est alors nécessaire de repasser par la conscience[14], comme dans le paradigme cartésien, pour introduire une forme de dérivation et maintenir tendu le flux de l’esprit et son adéquation, sa fitness à la circonstance. L’opération herméneutique réside dans cette rectification des clichés pour les cas «où ils auront trompé nos attentes et où nous aurons dû opérer des réinterprétations.»[15]
Valéry examine d’une certaine manière ce problème en posant deux types d’attention, dont l’un exige une dérivation : « Il y a des fonctions qui ne peuvent s’exercer que moyennant une dérivation à leur profit, une inégalité. 2 sortes d’attentions – bien distinctes. L’une multiplie les tâtonnements, l’autre essaie de les abolir – les contient. L’un se meut autour d’un point – l’autre se conserve sur une ligne. » (C2, 264) Quand le modèle cartésien tourne autour du point, dans le but d’accommoder, de faire une mise au point, le modèle leibnizien de la pointe tente de maintenir le jaillissement de sa ligne. Il s’agit dans les deux cas de résoudre « l’Equation du Présent par rapport à une des grandeurs qui y entrent. » (Ibid., 263). Recourir au vers rimé permet d’avoir un ordre de grandeur qui fait passer la nouveauté au crible, favorisant la trouvaille, le kairos de la pointe.
Or Citton recourt justement à Valéry, lecteur de Gracian et de Descartes, pour placer son écologie de l’attention sous l’horizon d’une thermodynamique de l’esprit:
Aussi bien l’attention automatique (identificatrice) que l’attention interprétative (correctrice) constituent des facteurs de néguentropie : comme le souligne bien Paul Valéry, l’attention « se rattache à tout ce qui dans le vivant lutte contre le principe de Carnot (c’est-à-dire l’entropie, le « désordre”) ».[16]
Dans la mesure où l’on ne dispose que de ressources attentionnelles limitées, il convient de trouver des procédés pour ne pas gaspiller cette énergie : l’attention étant « ce qui conserve […] certaines relations. Cette conservation maxima se paye. On ne peut payer cette dépense indéfiniment. […] Ce serait faire que la partie devienne le tout – et l’absorbe. Restriction moyennant dépense, et transformation devenant restriction – c’est l’attention. (Cette transformation, en général, n’aurait pu avoir lieu sans attention – mais quelquefois l’attention aurait pu être remplacée par du temps, soit sous forme de chances, soit sous forme d’économie de puissance, inverse d’énergie.) » (C2, 263-4).
Parmi les procédés réalisant de l’« économie de puissance », on a mentionné les filtres attentionnels qui consistent, selon l’expression de Valéry, en « l’institution de réflexes artificiels » (C2, 257) qui, parce qu’ils ne consomment pas d’attention, « permet[tent] la nouveauté » (Ibid., 256). Cette nouveauté, manière de désigner le kairos, s’assimile à la néguentropie de la thermodynamique, puisque qu’elle est apport d’énergie extérieure : «Attention – Emprunt fait à une source inconnue mais immédiate d’énergie pour accomplir un travail.» (Ibid., 257) L’éventail de tâches à effectuer est varié, d’« Enfiler une aiguille » à « Faire un sonnet ». L’écriture du sonnet repose sur un principe-clé de l’économie attentionnelle, la réduction des variables : «le changement du nombre de variables d’un état mental est essentiel à la connaissance. « Prendre conscience” désigne ce changement quand il est accroissement. n devient n+1. Mais l’attention tend au contraire à réduire ce nombre. […] « Fixer son attention” signifie fixer une partie des variables. » (Ibid., 266-7)
À partir du moment où l’on choisit de fixer certaines des variables, on n’a plus affaire à une épistémologie de la potentialité, caractérisée par son horizontalité, mais à une épistémologie de la nécessité[17], caractérisée par sa verticalité :
L’être pensant est un ensemble de systèmes dépendants en acte, indépendants en puissance.
Et il y a comme des degrés d’engrenage.
Il est remarquable que par l’attention nous soyons comme le maître momentané de notre tout et libres par quelque force à l’égard des événements assez petits – mais ceci par une restriction de notre variabilité totale que nous refusons en quelque manière de subir, au bénéfice d’une certaine variation choisie. (C2, 260)
La structure du sonnet, par exemple, favorise l’exercice d’une attention profonde, voire naviguant en eaux profondes et dès lors susceptible de saisir un kairos, une idée poétique reculée et qui n’était plus facilement accessible. Yves Bonnefoy relatait ainsi que l’écriture de La longue chaîne de l’ancre[18], livre composé de sonnets, avait favorisé le processus d’anamnèse et fait surgir des images qu’une forme libre n’aurait pas été capable d’extraire. Le fait de disposer d’une structure contingente, comme le sonnet, permet de produire de la fulgurance, comme la remémoration arrachée à l’inconscient.
« Je ne fais jamais attention tout seul »
Ce bonheur tiré de la contingence peut être goûté à partir des phénomènes d’attention présentielle. Pour les étudier, Citton s’inspire notamment des travaux de Natalie Depraz sur Husserl dont il retient un principe essentiel, même s’il ne le formule pas en ces termes : l’attention n’obéit pas au modèle réductionniste du face-à-face, celui d’un sujet face à un objet, mais au modèle kairologique du corrélat, selon lequel l’attention s’exerce au sein d’une circonstance donnée[19]. Citton formule une sorte de cogito attentionnel : « je ne fais jamais attention tout seul.»[20] Parler d’attention présentielle, c’est donc parler d’attention conjointe. Or on peut, dans une certaine mesure, étendre le principe de Heisenberg, d’après lequel l’observation modifie les faits qu’elle vise, à ces situations « où je sais ne pas être seul dans le lieu où je me trouve et où ma conscience de l’attention d’autrui affecte l’orientation de ma propre attention. »[21] Valéry a précisément cherché à penser le lien entre le principe de Heisenberg et l’attention :
Conv[ersation] avec Bauer.
Ils pensent maintenant que le déterminisme est inobservable (à cause du n[ombre] de conditions) et de ce fait que tout mode imaginable d’observation conduirait à altérer par l’introduction de ces moyens mêmes la chose à observer. (P[ar] ex[emple] lumière (X rays p[ar] ex[emple] sur électrons). […]
C’est pourquoi j’avais pensé jadis à une théorie du recul – c’est-à-dire à considérer l’attention comme relation entre 2 membres et une équation entre eux. (C2, 869)
Le modèle ne répond pas ici au patron sujet-objet; on a plutôt affaire à une sorte de polarisation des deux membres qui font attention l’un à l’autre. Citton parle en ce cas de « co-attention présentielle, caractérisées par le fait que plusieurs personnes, conscientes de la présence d’autrui, interagissent en temps réel en fonction de ce qu’elles perçoivent de l’attention des autres participants.»[22] Dans les cas de dialogue, cette réciprocité, bien différente de l’asymétrie structurant le dispositif sujet-objet, donne lieu à une mise au point constante. La co-attention présentielle est ici décrite dans les termes de la cybernétique et permet de remarquer que renoncer au modèle sujet-objet pour rendre raison des faits attentionnels implique de ne plus recourir à la causalité linéaire, qui correspondrait à ce que Citton appelle le « système radio »[23], à source univoque, qu’on utilise dans les cas d’attention collective sans qu’on puisse le convoquer pour modéliser les phénomènes d’attention conjointe qui sont des exemples du « système en réseau »[24]. Michel Serres a finement étudié ce motif du réseau, dès Hermès I – La communication. Dans ces cas d’attention conjointe s’impose « l’idée d’une rétroaction, c’est-à-dire le retentissement immédiat de l’effet sur la cause. »[25] Dans ces effets de feed-back, on voit à l’œuvre une « causalité semi-cyclique »[26] qui « a l’avantage de rompre l’irréversibilité logique de la conséquence et l’irréversibilité temporelle de la séquence : la source et la réception sont en même temps effet et cause.»[27]
Ces cas d’attention conjointe fonctionnent bien d’après une causalité semi-cyclique, qui correspond à la boucle rétroactive de la cybernétique : on se renvoie l’un à l’autre, non la balle, mais le « travail d’ajustement réciproque entre la parole »[28] de l’un et l’écoute de l’autre, ajustement que Citton qualifie d’« effort d’accordage affectif »[29]. Me soucier ainsi de l’autre m’interdit de programmer ma parole et de la dérouler sans guetter son retour. Si l’effort d’accordage affectif de Citton le plaçait clairement sous le paradigme de la cybernétique, la conséquence qu’il en tire en terme d’agir semble emprunter au jazz, dont il est d’ailleurs amateur[30]: « se montrer attentionné envers l’attention d’autrui exige d’apprendre à sortir des routines programmées à l’avance, pour s’ouvrir aux risques (et aux techniques) de l’improvisation.»[31] Un ouvrage consacré très récemment au jazz fait état du rapport au temps impliqué par cet art de l’improvisation :
Archie Shepp joue avec son big band comme d’un instrument à part entière. Il prend le temps de changer un accord qui ne lui convient plus, d’accélérer un tempo ou d’en ralentir un autre. Aucun morceau du célèbre album ne manque, mais aucun n’est joué dans sa version originale. Oui, ça tâtonne et ça cherche. La mémoire fait parfois défaut. Comme une assurance contre tout passéisme, tout risque de fétichisme.[32]
Le jazz, comme l’effort d’accordage affectif, ne sont pas des arts de la mémoire. Ils ne sont donc pas à proprement parler des arts, car ils ne peuvent être placés sous le patronage de muses, filles de Mnémosyne. Il conviendrait mieux de parler de styles, au sens où l’entend Marielle Macé, c’est-à-dire de manières de devenir[33]. S’abandonner au devenir, à sa ligne de fuite, requiert bien le renoncement à tout fétichisme. Le jazz, comme l’effort d’accordage affectif et donc comme la kairologie promeuvent en fait une éthique de la trahison, car ils trahissent les attentes. Jouer le jazz, c’est déjouer l’attente. S’accorder à mon interlocuteur, c’est trahir mon intention initiale pour capter son attention. Saisir le kairos, c’est se rendre sensible à un inattendu désiré.
Enseigner par le transindividuel
De fait, une situation de communication réussie se doit de parier sur cet inattendu si elle veut devenir propice aux occasions. Les troubles de l’attention, même si leur étiologie est encore méconnue, sont probablement à envisager comme des signes de la dégradation de notre environnement de communication, vicié par les asymétries. Ainsi, on sait que les élèves ont tendance à s’agiter si l’enseignant dispense un cours magistral, situation dans laquelle « la salle de classe est structurée selon le « système radio”, avec un « émetteur central” (le professeur) « relié en sens unique (ꞌunivoqueꞌ) à une pluralité de récepteurs périphériques” (les élèves). »[34] Dans ce cas de figure, l’enseignant n’est pas un jazzman improvisant mais un récitant scrupuleux. Son objectif est de diffuser une information qui préexiste à son exécution dans la salle de classe; cette dernière n’est pas un lieu d’élaboration mais de transmission du message préalablement stocké (d’« information en conserve » selon l’expression d’Abraham Moles[35]) qu’on cherche à livrer avec le moins de déperdition possible. L’interaction avec les élèves n’est pas perçue comme une occasion d’enrichir le message ou de le doter d’une plus grande fitness par rapport au public : l’interaction fait courir le risque du bruit, c’est-à-dire d’une perte d’information le long du processus de communication.
À l’opposé de cette configuration, on trouve le cours interactif, dans lequel la salle de classe est structurée selon le « système en réseau », reliant les participants de manière « biunivoque », afin qu’ils puissent tous émettre et recevoir. Le but de ce dialogue est d’opérer la synthèse d’informations partielles préexistantes, en cherchant à « relever le niveau d’information »[36] et non seulement à transmettre de l’émetteur A au récepteur B. Citton a raison de relever que les pratiques d’enseignement se situent la plupart du temps entre ces deux pôles extrêmes du magistral et de l’interactif; toutefois, le positionnement au sein de l’axe permet d’identifier « sur quel type d’écosystème attentionnel repose leur dynamique. »[37] Ce positionnement livre, de notre point de vue, la nature de la poétique du cours. On devinera aisément quel pôle est le plus kairologique des deux. On pourrait se risquer à avancer que le pôle interactif prédispose ceux qui sont présents à faire usage de l’art de la pointe : dans ce dispositif, si mon interlocuteur débite une banalité informe, cela « m’incite à élever le niveau général d’information en répondant par une suggestion plus saillante. »[38] Quand, dans le cadre du cours magistral, une platitude émise par le professeur mine la raison d’être de la communication et conduit les élèves à la distraction, cette platitude peut devenir un kairos si elle amène un élève alerte à intervenir : c’est une occasion qui lui est offerte d’aiguiser son propos, la platitude affûtant la formulation pertinente ou lui offrant la matière informe à mouler.
Même dans le cas où le cours magistral ne serait pas susceptible d’énoncer des propos insipides, l’asymétrie énonciative ne dédouane pas l’enseignant de maintenir une symétrie attentionnelle avec ses auditeurs, cette symétrie se diluant, selon l’expression de Citton, en fonction du nombre de participants. En effet, pour reprendre à Simondon l’image de la polarisation que l’on a déjà utilisée un peu plus haut, s’il est possible de polariser avec un auditoire resserré, et donc de tenir compte du retour attentionnel, du feed-back des auditeurs, cette polarisation est impossible à maintenir devant une trop grande assemblée : l’énergie se disperse, se dissipe. La seule source néguentropique est alors la parole du locuteur, qui ne peut plus compter que sur elle-même.
En dehors de la symétrie attentionnelle, Citton mentionne deux autres principes que tout enseignant doit garder à l’esprit pour penser son exercice. La « nécessité de connexion émotionnelle »[39] pose que « le substrat indispensable à toute communication »[40] étant une certaine communion affective, les enseignants doivent d’abord se connecter avec leurs étudiants à un niveau émotionnel. Le lexique employé par Citton (« substrat ») est d’autant plus intéressant qu’il fait ensuite référence à Simondon : «Comme l’a bien mis en lumière Gilbert Simondon, nos émotions manifestent l’état de la relation transindividuelle qui nous unit à notre environnement: elles nous servent de thermomètre pour mesurer l’état de notre écosystème attentionnel. »[41] On pourrait ainsi avancer la proposition suivante : la communion affective doit être le fond à partir duquel peut advenir la morphogenèse du cours; on peut donc bien parler de poétique du cours[42]. Cette poétique concerne non seulement l’individuation du contenu, de l’enseignement, mais aussi celle des membres du cours lui-même. Si le cours doit favoriser le kairos, c’est afin d’être une occasion d’individuation.
Cette théorie de l’enseignement suppose que le cours soit work in progress, donc qu’il réponde à une « Nécessité d’invention : la salle de classe n’offre un écosystème favorable à l’attention conjointe que si elle est le lieu d’un processus d’invention collective en train de se faire. »[43] Il doit être en train de se faire, comme ceux qui y participent, qui sont non pleinement individués. L’expérience éducative devient authentiquement une expérience spirituelle, dans une acception laïque du terme :
La spiritualité est la signification de la relation de l’être individué au collectif, et donc par conséquent aussi du fondement de cette relation, c’est-à-dire du fait que l’être individué n’est pas entièrement individué, mais contient encore une certaine charge de réalité non-individuée, pré-individuelle, et qu’il la préserve, la respecte, vit avec la conscience de son existence au lieu de s’enfermer dans une individualité substantielle, fausse aséité.[44]
Le cours réussi n’existe jamais par lui-même, donc dans son aséité préalablement rédigée. Il repose idéalement sur cette capacité à actualiser la réalité pré-individuelle des membres qui le composent, animés par le même questionnement et guidés par l’enseignant. L’enseignant doit se faire le berger du pré-individuel. Il doit accorder, comme un chef d’orchestre, les données émotionnelles vibrant dans la salle en recourant au concept simondonien de modulation : « Pour instaurer un environnement favorable aux dynamiques de l’attention conjointe, l’enseignant doit apprendre à sentir, à reconnaître et à moduler les résonances affectives (harmonieuses ou dissonantes) qui structurent la salle de classe »[45].
Ainsi conçu comme occasion d’individuation, le cours aiguise l’aptitude à se saisir du kairos, en faisant « converger les deux étymologies de l’invention (in-venire) et de l’attention (ad-tendere) vers un même accroissement de notre faculté de remarquer. »[46] Cette théorie de l’écosystème attentionnel peut être reformulée dans les termes de la mésologie d’Augustin Berque[47] : on décrira alors la co-suscitation du cours (comme contenu) et du cours (comme public) dans l’unité concrescente (en train de croître, de se faire) de la séance, ou encore la subjectivisation de l’enseignement (par les enseignés) et l’éducation des enseignés (par l’enseignement). On retrouve ici la vieille idée des humanités comme étant ce qui nous permet de nous révéler à nous-mêmes, mais enrichie, semble-t-il, de l’aspect que les enseignés auront affiné la matière, l’auront informée à la mesure de leur système de circonstances. Le cours interactif a donc plus de fitness que le cours magistral.
Cette exigence de fitness permanent amène naturellement à faire usage de la sérendipité pour tenter de faire de chaque imprévu voire de chaque erreur une occasion d’enrichissement, de raffinement de l’énergie mise en œuvre pour apprendre. Dans ce cadre, chaque erreur d’un apprenant peut être potentiellement recyclée par le professeur en ayant recours à l’abduction, c’est-à-dire en sachant :
tirer des surprises, des difficultés, des mécompréhensions, des fulgurances venues des étudiants de quoi renouveler, préciser, approfondir, pluraliser sa propre conception du problème. Des deux côtés, on «invente»: on trouve une nouvelle voie pour «arriver dans» (in-venire) un paysage insoupçonné (ne serait-ce qu’une nouvelle manière d’envisager un lieu qu’on croyait familier). Des deux côtés, cette invention passe par un effort pour «tendre vers» (ad-tendere) quelque chose de nouveau: les étudiants sont appelés à tendre leur regard vers ce que leur pointe l’enseignante, tandis que celle-ci doit saisir l’occasion de leurs résistances pour tendre à aligner son regard sur le leur, gagnant ainsi un moyen d’étendre sa propre compréhension du sujet.[48]
Issu du paradigme indiciaire, l’abduction est un concept de Peirce. Il a été habilement décrit par Sylvie Catellin, spécialiste des questions de médiation et de la diffusion des savoirs, qui insiste sur son caractère fulgurant et nécessairement contextuel, donc kairologique :
D’où vient l’hypothèse, d’où vient cette illumination abductive, cet « Eurêka ! » ou éclair intuitif, au fondement de tout acte créateur, en art comme en science ? Il faut sortir du cadre de la logique formelle pour appréhender l’abduction dans ce qu’elle a de plus singulier. La logique formelle réduit les opérations aux seules relations établies entre elles, indépendamment de toute autre connaissance sur le monde et de la situation du découvreur. Or il est nécessaire de tenir compte du contexte empirique dans lequel les faits sont produits et sont interprétés.[49]
On a aussi recours à l’abduction pour lire les traces laissées par les animaux sur les pistes et deviner de quelle espèce il s’agit ou de quand date son passage. Ici, chaque pas de côté d’un élève doit fournir l’occasion d’explorer une nouvelle piste pour rejoindre le but fixé, la piste offrant un nouveau point de vue sur le paysage conceptuel. L’abduction participe en fait d’un questionnement sur la mimesis, donc sur la fiction. L’historien Carlo Ginzburg, dans un article célèbre, va jusqu’à affirmer que la fiction serait née de la nécessité pour les chasseurs d’inférer des empreintes l’espèce de l’animal et, partant, d’en reconstituer l’histoire: « Le chasseur aurait été le premier à « raconter une histoire” parce que lui seul était en mesure de lire une série d’événements cohérente dans les traces muettes (sinon imperceptibles) laissées par les proies. »[50].
Raconter l’histoire de la proie, c’est tenter d’entrer dans sa peau pour refaire son parcours, entreprendre une cartographie en première personne. Valéry a trouvé des mots élégants pour décrire ce mimétisme: « Ce à quoi l’on fait attention, on s’y incarne un peu, on accumule pour agir brusquement. On se retient, on laisse venir, on imite peu à peu l’objet de l’attention, on en forme la représentation – on prend la pose la plus favorable pour parvenir à un déclenchement juste et puissant. » (C2, 253) Valéry rejoint sur ce point René Thom, dans ses considérations sur la chasse. Le prédateur, qui a grandi en se nourrissant de son environnement[51], se réveille avec la faim. L’image de sa proie l’aliène, sa proie qui lui réclame son conatus, sa constitution, afin de persévérer dans son être. Il y a ici transgression du principe d’identité ou identification symbolique. La fonction essentielle du système nerveux central est alors sollicitée, c’est-à-dire sa fonction d’aliénation. Elle permet à un être vivant d’être autre chose que son être spatial: le prédateur, quand il est affamé, devient sa proie. C’est ainsi, d’après René Thom, que naîtrait l’imaginaire, par disparation, à partir de cette incompatibilité entre deux critères de l’identité : celui qui identifie l’être à son topos, à son espace-temps, et celui qui pratique une définition intensive de l’identité, tant et si bien qu’un être peut apparaître simultanément soi et un autre, ici et ailleurs. Entre le prédateur et la proie, il se dessine une anse qui les identifie; l’espace, topologiquement, prend une forme excitée qui, d’elle-même, reviendra à la normale, à la différenciation des deux actants. Quand la proie réelle (p), qui faisait l’objet d’une représentation interne (p’) dans le métabolisme du prédateur, est avalée, le déséquilibre, la disparation aboutit à une nouvelle stabilité, jusqu’à la digestion de la proie. Le prédateur, rassasié, peut dormir et rêver (d’un sommeil caractérisé par l’indistinction entre prédateur et proie, confondus dans la métabolisation), puis, au sein du rêve, la distinction p/p’ va se rétablir.
On retrouve ici le motif de la métamorphose, tel qu’Elias Canetti l’a posé. Si l’on suit Ginzburg affirmant que la fiction serait née des exigences de la chasse[52], c’est tout naturellement qu’on peut lier, dans un geste aristotélicien, chasse et mimesis, et donc chasse et métamorphose. Canetti considère que les métamorphoses subies par l’Homme pour ressembler aux animaux qu’il chasse, en se mettant dans leurs peaux pour parvenir à les traquer, l’affectent durablement en retour. Au cours de la période, particulièrement longue, où l’Homme fut chasseur, il aurait métabolisé par métamorphose tous les animaux qu’il chassait. Si l’imitation, selon Aristote, est le propre de l’Homme, cette distinction réside en cette capacité métamorphique d’intégration des identités animales dont il mangeait la chair[53].
Il subsisterait alors en l’Homme ce potentiel de rémanence animale. Pour ce qui nous occupe ici, dans le contexte de l’enseignement, on pourrait retenir la distribution due à Canetti et reprise par Deleuze-Guattari dans « Rhizome ». L’enseignant qui use du « système en réseau » (on n’est pas loin du rhizome) formerait, avec son public, une meute, tandis que le cours magistral en « système radio » correspondrait à ce que Canetti décrit comme masse[54] :
Elias Canetti distingue deux types de multiplicité qui tantôt s’opposent et tantôt se pénètrent : de masse et de meute. Parmi les caractères de masse, au sens de Canetti, il faudrait noter la grande quantité, la divisibilité et l’égalité des membres, la concentration, la sociabilité de l’ensemble, l’unicité de la direction hiérarchique, l’organisation de territorialité ou de territorialisation, l’émission de signes. Parmi les caractères de meute, la petitesse ou la restriction du nombre, la dispersion, les distances variables indécomposables, les métamorphoses qualitatives, les inégalités comme restes ou franchissements, l’impossibilité d’une totalisation ou d’une hiérarchisation fixes, la variété brownienne des directions, les lignes de déterritorialisation, la projection de particules. Sans doute n’y a-t-il pas plus d’égalité, pas moins de hiérarchie dans les meutes que dans les masses, mais ce ne sont pas les mêmes. Le chef de meute ou de bande joue coup par coup, il doit tout remettre en jeu à chaque coup, tandis que le chef de groupe ou de masse capitalise ses acquis.[55]
Ainsi, quand l’enseignant dispense un cours magistral où il reste sur ses acquis (le cours soigneusement rédigé et prêt à être débité tel quel), l’enseignant qui pratique le système-réseau ose remettre en jeu le savoir à chaque cours et à chaque coup. Comment procède-t-il concrètement ? C’est là que se rejoignent la sérendipité et la métamorphose. Quand l’enseignant-radio n’a rien à attendre de l’imprévu et tout à craindre, l’enseignant-rhizome, entendant une intervention décalée d’un étudiant, doit se mettre à sa place, entrer dans sa peau, refaire son cheminement mental pour le faire venir sur le terrain du questionnement instigué par le groupe.
Ce faisant, le statut de la signification au sein du groupe aura changé, elle se sera enrichie de venir de plus loin ou d’à côté. Elle bénéficie, si l’on raisonne dans une thermodynamique de l’enseignement, d’un apport d’énergie extérieur, d’une plus-value néguentropique. L’irrégularité intervient comme un élément de définition du discours : « Il n’y a pas d’un côté le sens, de l’autre certains « malentendus” contingents dans sa communication, mais d’un seul mouvement le sens comme malentendu. »[56] Pour reprendre un concept simondonien, maintes fois utilisé ici, le sens est fondamentalement disparation. À la manière du carnivore qui devient un peu chacune de ses proies, l’enseignant-rhizome devient un peu chacun de ses élèves pour peu qu’il y ait eu interaction: se mettre dans la peau de ses élèves, refaire leur cheminement mental précise la cartographie heuristique du cours. L’enseignant gagne en plasticité cognitive et est davantage en mesure de faire en sorte que tous les cheminements mentaux mènent à son cours, à ce qu’il veut faire saisir, car il l’aura innervé, mis en réseau avec l’expérience d’élèves, expériences ainsi mimées puis assimilées. Le cours en réseau, idéalement, devient système de résonance, c’est-à-dire que l’enseignant qui aura su se faire le berger du préindividuel parviendra à faire de son cours un collectif transindividuel, où c’est le modèle de la meute qui prévaut, responsable du sens co-produit, non celui de la masse soumise à l’autorité du chef qui délivre ex cathedra la bonne parole. Faire cours nécessite de comprendre que la signification ne passe pas que par le langage, mais que le langage suppose la signification, drainée par le système de circonstances qui relie les membres du collectif entre eux :
Il n’y a pas de différence entre découvrir une signification et exister collectivement avec l’être par rapport auquel la signification est découverte, car la signification n’est pas de l’être mais entre les êtres, ou plutôt à travers les êtres : elle est transindividuelle. Le sujet est l’ensemble formé par l’individu individué et l’apeiron [l’indéterminé] qu’il porte avec lui; le sujet est plus qu’individu; il est individu et nature, il est à la fois les deux phases de l’être; il tend à découvrir la signification de ses deux phases de l’être en les résolvant dans la signification transindividuelle du collectif; le transindividuel n’est pas la synthèse des deux premières phases de l’être, car cette synthèse ne pourrait se faire que dans le sujet, si elle devait être rigoureusement synthèse. Mais il en est pourtant la signification, car la disparation qui existe entre les deux phases de l’être contenues dans le sujet est enveloppée de signification par la constitution du transindividuel.[57]
Dans un cours en réseau, l’élève accède à la signification comme il accède au collectif, dont le chemin est induit par l’enseignant qui l’emprunte et participe à cette individuation transindividuelle où les membres produisent le sens comme résonance. Ils performent le sens, comme des joueurs de free jazz improvisant. Dans sa description des écosystèmes attentionnels, Yves Citton aura finalement, par un biais original, bâti une authentique théorie de l’individuation. Quand j’oriente mon attention sur une chose, je choisis ce que je veux devenir, je décide comment poursuivre ma naissance. L’écologie de l’attention repose bien sur une conception néoténique du sujet, quand l’attention est une éthopoïèse, une stylisation cognitive, une morphogenèse qui s’opère au fil de ma vigilance :
S’il est vrai que nous sommes ce que nous mangeons, alors nous sommes ce que nous regardons et écoutons, puisque, depuis les terrains de chasse de jadis jusqu’aux supermarchés actuels, ce qui passe par notre bouche est d’abord passé par nos yeux, narines et oreilles. L’attention est individuante dans la mesure où elle sélectionne ce que je serai demain en élisant ce que je vois et entends aujourd’hui. La relation d’un sujet à un objet relève de l’individuation mutuelle : je me donne forme (de sujet) en distinguant une figure (d’objet) sur le fond du flux sensoriel qui m’affecte.[58]
[1] Arne Naess, Ecologie, communauté et style de vie [1989], Paris, Dehors, 2008, p. 72.
[2] Ibid., p. 97.
[3] Herméneutique au sens où l’organisme spécifie constamment et modifie ainsi sa propre relation à ce qui l’entoure et dont il participe en le co-créant.
[4] Ibid. On ne sera pas surpris, en consultant son ouvrage, de découvrir que cette théorie du champ relationnel se réclame du sophiste Protagoras (voir « La théorie protagoréenne du « à la fois x et y” », op.cit., p. 95-9) et de la Gestalttheorie (voir « Gestalt et pensée gestaltiste », op.cit., p. 99-107).
[5] Voir la 4e de couverture de sa somme : De l’intérieur du monde – pour une philosophie et une science des relations, Paris, Flammarion, 2010.
[6] Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Paris, Seuil, 2014, p. 45.
[7] Ibid., p. 46.
[8] Michel Onfray, La sculpture de soi, Paris, Grasset, 1993.
[9] Il lui a d’ailleurs consacré un ouvrage: L’Envers de la liberté. L’invention d’un imaginaire spinoziste dans la France des Lumières, Paris, Amsterdam, 2006.
[10] Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, op.cit., p. 63.
[11] Voir Michel Serres, Hermès III – La Traduction, Paris, Minuit, 1974, p. 27-35.
[12] Stéphanie Posthumus, La nature et l’écologie chez Lévi-Strauss, Tournier et Serres, London (Ontario), PhD, University of Western Ontario, p. 190.
[13] Michel Serres, Hermès I – La Communication, Paris, Minuit, 1969, p. 9.
[14] En repassant par la conscience, l’esprit accommode, car l’objet rencontré ou proposé par le filtre n’a plus sa valeur habituelle, n’a plus la même intensité, comme Valéry le commente : « Les choses ne sont ce qu’elles sont qu’aux regards de durée et de profondeur MOYENNES. C’est cette moyenne connaître; il y a une sorte de nombre au voisinage duquel je connais, je reconnais, je puis utiliser (- de même, ces mots si clairs et simples dans le discours où ils passent, si obscurs séparément). (Ainsi, dans la notion capitale de « points de vue”, c’est-à-dire de qualité d’accommodation, il faut comprendre aussi une intensité.) […] Faire attention, c’est trouver ou essayer de trouver une valeur de x différente de sa valeur moyenne […]. La valeur moyenne est considérée comme erreur et on cherche une valeur particulière – un élément de la valeur moyenne comme plus approchée que cette moyenne de la vraie valeur x. […] Cette attention est donc une tentative de repasser de l’irréversible au réversible. » (C2, 262) L’attention s’affirme bien, selon Valéry, comme néguentropie, cherchant à échapper à l’irréversibilité qui caractérise le deuxième principe de la thermodynamique.
[15] Yves Citton, op.cit., p. 65.
[16] Ibid., p. 64.
[17] Expression que nous reprenons de Jean-Christophe Cavallin. Voir sa belle étude, « Pour une théorie de l’acte pur », [in] Pablo Valdivia-Orozco (dir.), Paul Valéry, für eine Epistemologie der potentialität, à paraître
[18] Yves Bonnefoy, La longue chaîne de l’ancre, Paris, Mercure de France, 2008. Yves Bonnefoy avait témoigné de cette expérience poïétique lors d’une présentation du recueil à la Maison de l’Amérique latine en février 2008.
[19] Voir Yves Citton, op.cit., p. 125.
[20] Ibid.
[21] Ibid.
[22] Ibid., p. 127.
[23] Ibid., p. 128.
[24] Ibid., p. 129.
[25] Michel Serres, Hermès I – La communication, op. cit., p. 20.
[26] Ibid.
[27] Ibid.
[28] Yves Citton, op.cit.
[29] Ibid.
[30] Voir Ibid., p. 202.
[31] Ibid., p. 131.
[32] Raphaël Imbert, Jazz suprême – Initiés, mystiques et prophètes, Paris, Editions de l’Eclat, 2014, p. 300.
[33] Voir son si bel ouvrage, Façons de lire, manières d’être, Paris, Gallimard, 2011 et notre article, à paraître, « Façons de lire, manières de devenir : l’herméneutique intégrée de Marielle Macé ».
[34] Yves Citton, op. cit., p. 134.
[35] Cité par Vilém Flusser, La Civilisation des médias, Belval, Circé, 2006, p. 103.
[36] Vilém Flusser, op.cit.
[37] Yves Citton, op.cit., p. 135.
[38] Ibid.
[39] Ibid., p. 136.
[40] Ibid.
[41] Ibid.
[42] L’expression de poétique du cours ne date pas d’hier, et fut employée par exemple par Guillaume Bellon dans L’inquiétude du discours – Barthes et Foucault au Collège de France, Grenoble, Ellug, 2012. Néanmoins, il ne décrit pas les cours des deux stars du structuralisme dans les termes de la morphogenèse de Simondon.
[43] Yves Citton, op. cit., p. 137.
[44] Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, op. cit., p. 252.
[45] Yves Citton, op.cit. Nous soulignons.
[46] Ibid.
[47] Voir par exemple Poétique de la Terre – Histoire naturelle, histoire humaine – essai de mésologie, Paris, Belin, 2014.
[48] Yves Citton, op.cit., p. 138-9.
[49] Sylvie Catellin, Sérendipité – Du conte au concept, Paris, Seuil, 2014, p. 76.
[50] Carlo Ginzburg, «Signes, traces, pistes», Le Débat n°6, novembre 1980, p. 14.
[51] Nous reprenons ici le commentaire de Philippe Jousset [in] Anthropologie du style, op.cit., p. 38-40.
[52] L’hypothèse de Ginzburg d’après laquelle l’écriture serait née du déchiffrement des traces, à la chasse, est probablement erronée, comme le montre Anne-Marie Christin (voir Poétique du blanc – Vide et intervalle dans la civilisation de l’alphabet, Paris, Vrin, 2009, p. 27-9). Mais l’idée qui voudrait que la chasse ait engendré, du côté des proies, le langage, mérite examen: « le sujet, au voisinage d’un prédateur, pourra […] prendre la fuite, répondre au défi, y faire face ou […] pousser un cri d’alarme à destination de ses congénères. C’est même grâce à cette dernière manifestation d’ »altruisme” que pourra s’inventer quelque chose comme du langage, par détachement du signal de son déclencheur, détente de la réaction, relâchement de la pression tendue vers sa résolution (son retour à l’équilibre). » Philippe Jousset, Anthropologie du style, op. cit., p. 39.
[53] Un tel raisonnement, que nous suivons, peut amener Corine Pelluchon à nous sensibiliser au fait qu’en mangeant des animaux soumis aux conditions épouvantables de l’élevage industriel, nous incorporons de la souffrance. Voir son essai magistral, Les nourritures – Philosophie du corps politique, Paris, Seuil, 2015.
[54] Ainsi, l’expression populaire « noyé dans la masse » peut dire quelque chose de ce qui se joue dans un cours où l’auditoire est trop nombreux pour que se déploie une interaction avec l’enseignant. Ce type de configuration d’enseignement pourrait être une des explications du taux d’échec élevé relevé en première année à l’Université.
[55] Gilles Deleuze, Félix Guattari, « Rhizome », Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 46.
[56] Dominique Maingueneau, Genèse du discours, Liège, Mardaga, 1984, p. 131. Voir sur ce point Philippe Jousset, op. cit., p. 130-1.
[57] Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, op. cit., p. 307.
[58] Yves Citton, op. cit., p. 251.