Thomas Vercruysse est actuellement chercheur postdoctorant à l’Université du Luxembourg. Membre du groupe Valéry de l’ITEM/CNRS et correspondant étranger de la revue "Aisthesis", ses recherches portent sur les liens entre esthétique et épistémologie. Il s’apprête à publier un essai chez Droz, "La cartographie poétique - Tracés, diagrammes, formes, Valéry, Artaud, Mallarmé, Michaux, Segalen, Bataille". Principales publications :
- "Parole de la mère et symbolisme du père dans la poésie de Vénus Khoury-Ghata" in "Paroles, langues et silences en héritage", Caroline Andriot-Saillant (éd.), Clermont-Ferrand, PUBP, 2009 - "La peau et le pli : Bernard Noël, pour une poétique de la réversibilité" in Lendemains, 2009, Tübingen, Gunter Naar, 2009.
- "La bêtise selon Valéry et l’idiotie de Valéry". Colloque "bêtise et idiotie" tenu à Nanterre en octobre 2008, organisé par Nicole-Jacques Lefèvre et Marie Dollé (actes à paraître).
- "Intensité et modulation : Valéry à la lumière de Deleuze" Colloque "L’intensité : formes, forces et régimes de valeurs", tenu à Poitiers en juin 2009, organisé par Colette Camelin et Liliane Louvel (actes à paraître dans "La Licorne"). Editions :
- Tome XII des Cahiers de Valéry, à paraître chez Gallimard en 2011. "Georges Bataille philosophe", Franco Rella, Susanna Mati, Vrin. A paraître en mars 2010.
- « Paul Valéry- Identité et analogie », Valérie Deshoulières et Thomas Vercruysse (éd.), revue Tangence (à paraître).
Façons de lire, manières de devenir – La lecture comme occasion d’une ethopoétique
L’individuation par la lecture
L’esthétique de la réception que l’on doit à Hans Robert Jauss visait à donner consistance à un grief, d’après lequel la critique littéraire avait considéré des entités là où devraient prédominer des rapports : non seulement la prévalence de la relation avait été passée sous silence mais la recherche, ne s’attachant qu’à l’auteur et à l’œuvre, avait appauvri le système relationnel. Le désir théorique de Jauss fut donc animé par la mise au jour des effets de l’œuvre sur le destinataire. L’essai de Marielle Macé, qui s’est imposé en quelques années comme un ouvrage décisif, tire sans doute sa force de la délicatesse, concept qu’elle étudie d’ailleurs, avec laquelle elle s’évertue à ramifier ce système relationnel de l’œuvre et du lecteur et à en détailler les guises. On sait que Kant compare au contrat social l’appel adressé par l’œuvre au consensus et à la communauté universelle émergeant librement. On pourrait peut-être décrire les sections de l’ouvrage de Marielle Macé comme une typologie des contrats sociaux passés entre des figures et des œuvres ; il convient de parler de figures, car elle traite sur un pied d’égalité auteurs-penseurs (notamment Proust, Sartre, Ricoeur, Flaubert, Baudelaire, Bourdieu, Barthes et Rancière) et personnages (notamment Charlus). Dans le cadre de notre contribution, il sera impossible de détailler tous ces contrats, aussi nous concentrerons-nous sur la première partie de l’ouvrage qui, nous semble-t-il, lui permet d’asseoir son cadre théorique.
Dans l’ensemble, Marielle Macé choisit d’aborder la lecture en tant qu’elle réorganise les coordonnées de notre existence. La dimension spatialisante de sa recherche pourrait, d’une certaine façon, faire ressortir son entreprise au spatial turn dont on n’a pas suffisamment envisagé l’impact depuis le lieu du lecteur, quand celui du narrateur, ou de la narration multifocalisée, ont fait l’objet de travaux récents[2]. Il s’agit ici d’être attentif à la focale de la lecture en tant qu’elle ouvre ses pistes à nos « conduites », terme permettant à Marielle Macé de mettre en syntaxe « une phénoménologie de l’expérience des œuvres et une pragmatique du rapport à soi » (p. 15). La dimension phénoménologique du lire est donc réarticulée à une éthologie, et même, pour une part, à une « éthopoétique »[3] des pratiques qui entend rompre avec la clôture du paradigme sémio-narratologique hérité du structuralisme littéraire.
On pourrait dire qu’une partie de son herméneutique prend source chez Michel Foucault. En effet, ce dernier expose que le cynique Demetrius distingue l’« ornement de la culture »[4], ensemble de connaissances qui peut être vrai mais ne modifie en rien le mode d’être du sujet, et le contenu de connaissance qui a la faculté de transformer le mode d’être d’un individu : le contenu « éthopoétique »[5]. Ce qui intéresse Marielle Macé participe du deuxième type de connaissance : son étude de la lecture, dès lors, n’est pas une herméneutique du « déchiffrement » mais du « comportement » en tant qu’elle embraye sur une individuation innervant nos pratiques quotidiennes et butinant des ressources auprès d’elles ; c’est pourquoi elle la qualifie d’ « intégrée » (Ibid.). Pour l’intellectuelle, ce souci de placer la lecture sur l’échiquier commun de nos conduites participe de la volonté de réfléchir à une stylistique de l’existence. Les formes de langage proposées à la lecture s’offrent à nous comme des occasions de « formes de vie »[6], conception qui rattacherait sa démarche à la kairologie[7], tradition de pensée faisant primer la texture des contextes, dans ce qu’ils ont de requérant ou de modelant, sur des identités établies.
La lecture est ainsi traitée comme un opérateur d’individuation, et la critique simondonienne du schéma hylémorphique rapprochant des éléments déjà constitués, une forme et une matière, n’est pas oubliée :
La pratique littéraire combat ici subtilement les prescriptions médiatiques de distinction, qui supposent des identités élémentaires, victorieuses et déjà accomplies : « be yourself ! ». Ce que permet l’observation de la lecture, alors, c’est l’observation des dynamiques d’individuation […]. L’individu : ce qui se donne sans contours, qui se fait et se défait en permanence, chance et charge modernes. […] Dans ces occasions esthétiques, la manière des pratiques est aussi leur matière : le style d’une lecture, son comment, est le contenu de l’expérience qu’elle constitue, son contenu enfin individué. (p. 19-20. Nous soulignons)
Un syntagme s’impose comme plan de travail, quasiment au sens du Bauplan des biologistes, c’est-à-dire de l’« architecture de base »[8] de notre être : la « forme-maîtresse » de Montaigne qui n’est pas un archétype ou une essence posée d’avance mais la manière[9] de jouer notre possible dans l’entre des choses. Cette insertion au sein des choses fait l’objet d’une étude qui parvient à substituer à la mécanique émancipatrice traditionnelle de la fiction un modèle plus proche de la thermodynamique, appris chez Simondon, qui guette les différentiels d’intensité se faisant jour entre les œuvres et nos formes de vie. Dans cette émulation des mots et des mondes, l’empan des réactions, au sens quasi-chimique, marque par son ampleur :
Dans la réflexion sur la littérature, la multiplicité et, à vrai dire la concurrence de ces modes d’articulation entre les œuvres et les formes de vie est trop souvent négligée ; ce maniérisme subtil des pratiques est écrasé […] lorsqu’il est recouvert par un éloge global des fictions, ou une croyance au caractère mécaniquement émancipateur de toute expérience esthétique, indépendamment des individus qui les traversent. (p. 23. Nous soulignons)
Contre une mécanique systématiquement émancipatrice qui réduirait l’éventail immense des réceptions à un taylorisme éthique où l’on produirait de la liberté en série, Marielle Macé entend mettre l’accent sur une lecture qui soit « fabrique littéraire de la sensibilité » (p. 28), tenant compte du matériau humain sur lequel elle s’exerce en tant qu’il recèle des singularités: celles des sédimentations de nos « personnalités perceptives » (Ibid.). Être attentive à la dimension différenciée du matériau humain, et ne pas le traiter comme une matière amorphe, passive et homogène qui produirait mécaniquement les mêmes effets, relève d’un positionnement théorique qui n’a rien n’anodin et où l’on retrouve sa prise de distance envers le structuralisme littéraire. En cela, son herméneutique évoque sur certains points la sémio-physique de Jean Petitot, sans que l’on puisse parler d’influence.
Pour une sémiophysique de la lecture
Jean Petitot a pris également congé de cette conception aristotélicienne, hylémorphique, qui avait, selon lui, imprégné le structuralisme de l’époque formaliste, « logico-combinatoire »[10]. Ce structuralisme, qu’il qualifie d’« idéalisme », renoue avec l’opposition aristotélicienne traditionnelle entre forme et matière : « la matière est un continu magmatique amorphe et passif et seule l’imposition de la forme en tant que principe actif peut lui conférer une structure différenciée – différentielle – et, ce faisant, engendrer le sens. […] Qu’il s’agisse d’une forme logique ou d’une forme algébrique comme dans le binarisme structuraliste, elle est symbolique et purement relationnelle. »[11]
Les conséquences, pour l’appréhension du sens, sont exorbitantes : le sens, complètement désincarné, perd tout lien avec le monde naturel et culturel; ce que l’on pourrait rapprocher de « l’écoumène » défini par Augustin Berque est oblitéré, c’est-à-dire ce « couplage perception-action qui fonde notre rapport écologique et éthologique à ce monde. »[12] La forme, désolidarisée de tout principe organisateur inhérent à la matière devient, fatalement, logico-combinatoire. Figée en une sorte d’en soi symbolique, elle « est découplée de sa genèse. »[13] La conclusion théorique qu’en tire Jean Petitot est que le « concept structural de forme doit être remplacé par le concept génétique de forme comme auto-organisation émergente »[14].
À l’instar de Jean Petitot, Marielle Macé pense l’émergence de la forme (ici la « forme de vie » initiée par la lecture) d’un point de vue épigénétique et non pas préformaté (préformatage qui, en embryologie, se nomme préformationnisme). Elle est sensible à l’articulation de la lecture aux « autres occasions perceptives » (Ibid.), soit au système de circonstances sensorielles dans laquelle cette pratique s’effectue. Jean Petitot et Marielle Macé affirment ainsi la non – autonomie de la couche sémiotique du sens. Celle-ci s’articule à « la structuration morphologique du monde naturel »[15] comme au « corps propre, [à] la perception et [à] l’action (la vision, la kinesthésie, la proprioception, le comportement). »[16] Le sens ne doit pas être désolidarisé de nos conduites quotidiennes, culturelles et perceptives qu’il contribue lui-même à informer : « La lecture devient une question de stylisation cognitive ; elle engage d’abord la capacité intime du lecteur à se conduire dans les signes, en se laissant désorienter par des figurations inédites » (p. 29). La lecture conduit le sujet à composer avec la désorientation qu’elle induit, impulsant, dans sa relance, un tracé cartographique non programmé qui recompose le monde :
Cette relance dit l’ampleur de ce qui se joue, de nos façons d’être, dans nos rencontres quotidiennes avec les formes : une dynamique de restitution, une pratique de ressaisie intérieure et d’invention de formalités […]. Ce geste de lecture décide de formes de vie ; on n’y crée peut-être rien (s’il faut réserver l’idée de création aux productions souveraines), mais on se façonne soi-même et l’on façonne son environnement en donnant, comme tout le monde, une nuance et une valeur existentielle à ses propres sensations. (Ibid.)
Du sens des formes on est passé au sens des formalités, soit à la conversion instantané du cognitif en social. Cette herméneutique intégrée peut être élargie à la sphère du vivant dont les êtres qui le composent sont considérés, notamment par Simondon, comme des systèmes dynamiques ouverts. C’est aussi la conception d’un éminent spécialiste de l’herméneutique philosophique, Heinz Wismann, que l’on peut donc rapprocher ici de Marielle Macé :
[…] l’individu absorbe des éléments qui ne semblent pas d’abord faire partie de lui ; il fonctionne ainsi comme des systèmes dynamiques ouverts dont la conservation repose sur l’intégration d’éléments qui ne lui appartiennent pas de prime abord. Ainsi peut-il phagocyter son environnement, se maintenir dans un système d’échanges avec ce qui l’entoure […][17].
En phagocytant son environnement, l’individu le modifie. La perspective herméneutique a pour effet, Jean-Michel Salanskis le fait remarquer, de dissoudre l’alternative proposée par Marx dans Les Thèses sur Feuerbach entre comprendre le monde et le transformer : « pour elle, le monde se résume à chaque fois à sa situation et c’est la comprendre ou l’interpréter que la transformer. »[18] Dans l’herméneutique philosophique de Heinz Wismann, dans l’herméneutique formelle de Jean-Michel Salanskis comme dans l’herméneutique littéraire de Marielle Macé, comprendre et transformer ne sont qu’une seule et même opération.
S’il revient à Heidegger d’avoir systématisé ce type de description, l’approche de Macé n’est pas soluble dans l’analytique existentiale du philosophe de Fribourg. Ainsi, le niveau du comprendre, évoqué au §32 de Sein und Zeit, s’il se donne comme la description transcendantale du Dasein comme lieu d’une compréhension de l’Être, en tant qu’elle extrait des « »catégories” cartographiant a priori cette compréhension dans ses modalités», et si lui correspond la scène temporelle qui lui est idoine, celle de la quotidienneté, cette herméneutique se revendique comme pré-textuelle en tant qu’elle est herméneutique du temps court et du non-texte[19]. On peut lui préférer la tentative de Marielle Macé qui relie herméneutique des pratiques quotidiennes et herméneutique textuelle intégrée. On la rapprochera plutôt ici de Jean-Michel Salanskis dont elle réaliserait le vœu, convaincue comme lui que « l’herméneutique ne peut pas être génériquement et sans problème être ainsi arrachée à une temporalité ou une textualité où elle fixe son identité. »[20]
Thermodynamique de la lecture
On pourrait nous opposer que l’intellectuelle ne s’engage pas dans ce débat, bien abstrait, sur la légitimité du transcendantal. Pourtant, les références de Macé à Simondon, attestées dans son essai et sa bibliographie, relèvent bien d’une prise de position, à la fois implicite et en acte, d’une large portée épistémologique. Les stylisations cognitives permises par la lecture reposent sur une vision bien distincte de celle défendue par les défenseurs de l’Intelligence Artificielle et des sciences cognitives computationnalistes orthodoxes, assumant quant à eux « une vision « discrète” du couple sujet-monde »[21] où le sujet et son intelligence ont été conçus sur le modèle d’un automate calculant dont le système relationnel avec le monde était établie de manière irrévocable par un codage d’entrée et une transcription motrice du code endogène à la sortie. À l’inverse de cette figuration, Marielle Macé, dont la démarche est ici affine de celle défendue par Varela et sa théorie de l’enaction[22], promeut une cognition homogène à la mouvance continue du monde (on appréciera sur ce point notamment ses pages consacrée à la lecture dans le train, p.61-66) pour nous faire un portrait du lecteur en « homme de l’adaptation et de l’actualisation» (Ibid.), dont l’intelligence est un système dynamique continu, dont la condition neurologique n’est pas découplée du métabolisme global du corps, « au gré desquelles se décide ce qui vaut pour environnement et quelles interventions doivent y prendre place. » (Ibid.) À ce titre, ce n’est pas l’alternative du vivre et du lire qui est posée, mais les modalités de passage, les transactions ou les interfaces qu’une série de grands auteurs-lecteurs (ou leurs personnages) vont négocier.
Avec Proust, Macé nous incite à élargir la notion littéraire de contexte : « Proust fait constamment revenir son lecteur au monde sensible ; ce qui restera de l’expérience du livre, suggère-t-il, c’est bien une situation perceptive et affective, formée par un couple individu-milieu, c’est-à-dire une certaine façon d’être dans le monde, un certain mode d’être. » (p. 49) Contre le paradigme immanentiste de la clôture du texte, où le contexte se restreint au co-texte, Macé invite à passer de la cohésivité du texte (concept de la linguistique textuelle) à la cohérence de la lecture, par le truchement d’une écocritique en première personne : « Car le champ attentionnel du lecteur embrasse une étendue qui excède largement la surface des pages imprimées, et tout ce qui entre dans ce champ attentionnel (une perception, un souvenir, une imagination, un désir…) ne vient pas seulement parasiter la lecture, mais la recharger autour d’une dynamique affective qui, à elle seule, la fonde. » (p. 50) Le hors-texte constitue la recharge dynamique de la lecture. De fait, c’est bien une thermodynamique de la lecture qui est ici envisagée : si le fonctionnement opère en espace clos, le risque d’entropie guette, il pèse tout du moins sur le théoricien de la lecture. Un apport d’énergie extérieure est requis et c’est là qu’intervient le hors-texte, qui n’est pas un hors-la-lecture même s’il était traité en paria de l’approche sémio-narratologique traditionnelle.
Enjeux phylogénétiques
Une approche phylogénétique de la lecture donnerait probablement raison à Marielle Macé. La lecture, intervenant à l’extrémité de notre histoire évolutive, ne s’exempte pas du rapport à l’extériorité construit par les mammifères dès leur phase de développement embryonnaire. Ainsi, pour le lecteur, se confronter au corps de l’œuvre mobilise les mêmes ressources que celles qu’il a activées pour se faire un corps, soit l’établissement d’une aperture. Telle est la différence, Philippe Jousset y insiste, entre vertébrés et insectes, la « stratégie de régulation » est différente : alors que l’insecte se retire dans sa carapace, comme pour refuser le monde extérieur, le vertébré, quant à lui, consacre la partie principale de son tissu périphérique (ectoderme) à la simulation du monde extérieur : « La paroi qui le sépare de l’extérieur, la peau, forme la frontière continuellement régénérée où se déploie le conflit entre organisme et monde extérieur. »[23] La lecture s’éprouverait donc bien dans un corps-à-corps avec le monde, qui constitue le mode de notre ouverture à lui, bien loin d’un repli autarcique. On pourrait se risquer à avancer que l’approche sémio-narratologique, clôturante, est invertébrée car elle part d’un postulat épistémologique qui s’appliquerait mieux aux insectes…
Didier Anzieu l’a bien montré[24], la peau est l’interface avec le monde tissée au cours de notre développement. On lit donc aussi avec notre peau, qui se situe à l’intersection du texte et de l’environnement attentionnel, intersection qui module la dimension kairologique du texte : « Les textes ne sont en effet pas des tableaux placés sous les yeux du lecteur mais de véritables environnements sensoriels et sémantiques, par conséquent des occasions de conduites perceptives qui font partie des modalités plus vastes de notre insertion dans un espace-temps, et qui instituent des formes de vie. La modulation constante de l’attention, affaiblie ou rechargée, fait de la lecture l’expérience vive d’états mentaux subtilement différenciés. » (p. 50. Nous soulignons) Une sorte de psychogéographie est ainsi corrélée, impliquée par l’acte de lire qui advient forcément en un site, exploité, on l’a vu plus haut, comme une ressource. En retour, le lire participe de la constitution de ce site : la lecture, à l’instar de l’individuation simondonienne, est la co-production d’un individu et de son milieu. Macé insiste bien sur l’identification du lire à un acte d’individuation, où se déploie la morphogenèse du sens : « L’état mental suscité par la lecture est « agent”, et fonde par conséquent le sens de soi. C’est un pur acte d’individuation, où l’individu constitue son site, sa portion d’être et sa façon de l’occuper, en unifiant ses modes de présence mais sans se donner nécessairement de contenus distinctifs. » (p. 52)
En convoquant Leroi-Gourhan, référence essentielle de nombre de ses travaux[25], Macé dote sa stylistique de l’existence, qui s’annonce dès cet essai, d’une réelle épaisseur diachronique :
Jeux sur les seuils, réglage de distances, arrachement et réinscription dans un périmètre individuel, la lecture rejoue cette insertion de l’individu dans son milieu, vecteur d’une mise en ordre du monde, faite d’une oscillation rythmique entre sécurité et exercice d’une liberté que Leroi-Gourhan a mise au principe anthropologique de toute conduite stylistique, où il voyait la recherche et l’ajustement d’un équilibre dynamique entre « l’assurance matérielle ou métaphysique », et la « lancée dans une exploration efficace »[26]. (p. 53)
Si, comme elle l’expose, Leroi-Gourhan considérait que s’émanciper d’un milieu revenait à nouer d’autres attachements, en prenant un appui dialectique sur ce à quoi l’on s’arrache, la lecture pourrait être assimilée à l’abri dans la description du paléo-anthropologue, abri à partir duquel l’homme initie un mouvement de va-et-vient avec le territoire :
Ce qui, chez l’homme, s’exprime à travers des symboles architecturaux ou figuratifs s’applique chez l’animal aux formes les plus élémentaires du comportement d’acquisition ; le va-et-vient entre l’abri et le territoire est la trame de l’équilibre physique et psychique des espèces qui partagent avec l’homme cette séparation entre le monde extérieur et le refuge. Il est par conséquent normal que le rapport refuge-territoire soit le terme principal de la représentation spatio-temporelle et que la forme du refuge corresponde à la fois aux besoins matériels de la protection et de l’économie et à l’articulation entre refuge et territoire, entre espace humanisé et univers sauvage, c’est-à-dire aux termes de l’intégration spatio-temporelle, en situation et en mouvement[27].
Cette analyse pourrait être reliée à une origine phylogénétique plus large qui donnerait une profondeur anthropologique assez vertigineuse à la dialectique de la lecture élaborée par Macé. Erwin Straus affirmait que, dans la vie animale, l’ingestion et l’excrétion relèvent d’un rapport au monde bien distinct de celui qu’on remarque chez les végétaux : « il s’agit d’un ordre de relation qui doit être décrit comme une union et une séparation, mieux : comme un s’unir-à et un se séparer-de. C’est à cette relation au monde du s’unir-à et du se séparer-de et à toutes ses réalisations dans le s’ouvrir et le se-fermer à l’autre, qu’est subordonnée l’expérience vécue primaire de la vie animale. »[28] La lecture serait elle-même prise dans cette dialectique entre un s’unir-à et un se séparer-de, reliée aux origines animales de l’homme, où elle exprime sa dimension proprement motrice.
Lecture et écologie attentionnelle
Erwin Straus, comme Marielle Macé, insistent en effet sur la dimension motrice de l’expérience du sens : le sentir étant inséparable d’un se-mouvoir, on peut bien parler de « gestualité du sens » (p. 55). En lisant, en « regardant » faire ou penser des personnages, nous esquissons des quasi-gestes, nous activons en nous des « simulations gestuelles » (« formes d’impulsions, de sensations, de directionnalités », p. 56). Le contrat d’empathie mimétique comprendrait une composante kinésique essentielle, que la notion de neurones miroirs a pu fonder sur le plan cognitif. Cette motricité est pilotée par le dire du texte : il y aurait une composante chorégraphique de la lecture. Lire le texte, c’est le simuler, le jouer, donc le chorégraphier. Même dans la lecture silencieuse, la mise en voix du texte est solidaire d’une mise en geste qui est une mise au point perceptive, une accommodation. Le style de l’auteur induit donc un style de lecture, conçu comme aptum :
La densité sensible d’un environnement, la force kinésique d’un texte se jouent donc phrase à phrase style à style. Dans l’immobilité de la lecture, en percevant un à un des mouvements, en recevant la mise en scène de gestes, d’allures et de jeux de distances successifs, on accommode mentalement sur la forme de ces gestes, sur la manière dont ils sont qualifiés, colorés, temporalisés, dirigés. (p. 56)
Cet agir impliqué par le lire mobilise une écologie attentionnelle dans laquelle se pose la question de l’unité idéale de la forme de langage propice à la rencontre. Il semblerait ici que le palier de la phrase soit déterminant pour pouvoir importer la donation phénoménale de la lecture dans le système de circonstances du sujet, établi à un certain niveau de vigilance : « L’échelle de la phrase compte beaucoup dans cette gestualité de la lecture : elle ramène les phénomènes à la dimension attentionnelle du sujet, dans son temps propre, dans le cours successif et concrètement rythmé de ce qui lui arrive. » (p. 58)
La notion de « stylistique affective », empruntée à Stanley Fish, permet d’affirmer une fois de plus la dimension kairologique de cette herméneutique de la lecture. Fish propose de définir le sens d’un énoncé comme la somme des événements survenant au lecteur dans le cadre de sa rencontre avec la forme de langage. Dans la pragmatique de Fish, où lire c’est faire[29] , la performativité de la lecture ne relie pas le sens de l’énoncé à une visée préalable mais à un effet réellement produit, c’est-à-dire à ce qu’un sujet expérimente au moment où il transforme la forme de langage en forme de vie : « C’est l’expérience d’un énoncé – tout entier, et non pas ce qui pourrait se dire, à son propos, incluant tout ce que je pourrais en dire – qui est son sens. »[30] Le sens de la lecture, c’est donc son kairos : c’est l’occasion qui m’est donnée d’avoir une expérience, expérience qu’il faut envisager de manière intégrative.
Kafka, lecteur de Goethe, a été sensible à la complétude de l’expérience de lecture, que le structuralisme de type logico-combinatoire a trop restreint à un mentalisme. Il convient de restaurer la plénitude sensorielle du lire ; le lecteur signe le contrat d’empathie avec tout son corps. Le sens ne peut être qu’expérimenté, l’herméneutique a donc bien pour fondement une phénoménologie : « le vécu corporel n’est pas ici obstacle à la construction du sens, mais le fondement inaliénable de l’herméneutique, parce que l’évocation est irrésistiblement évocatrice, investie par le lecteur. » (p. 59). L’empathie ne se restreint pas ici à l’intersubjectivité mais à l’identification générale à « des figures, des postures, des rapports spatiaux ou des dimensions tactiles. » (Ibid.)
Une phénoménologie herméneutique de la lecture se doit, pour sonder les rapports qui s’établissent avec les dimensions offertes par le texte et cadrées par le lieu de déchiffrement[31], d’envisager celle-ci comme expérience attentionnelle, l’attention occupant la fonction de modulateur de l’expérience, à l’intérieur de la dialectique déjà évoquer du s’unir-à et du se séparer-de. Il s’agit ici de « tourner la page de la concentration »[32], qui autorisait l’approche sémio-narratologique traditionnelle à se contenter de l’immanentisme, car il ne serait question que du texte, pour s’ouvrir à la vigilance et à ses degrés, comme s’y est employée très récemment Natalie Depraz, en se réclamant également de Simondon et de son concept de modulation :
Moduler signifie faire varier, infléchir, adapter à différents cas ou contextes. En musique, le terme modulation a un sens précis : c’est la variation d’accent, d’intonation, d’intensité d’un son au moment de son émission ; en biologie, c’est le vivant tout entier qui est processus de modulation et cela signe son individuation dans sa forme métastable, où la production des tensions réorganise ses limites en intégrant l’information[33].
Au cours de la lecture aussi, l’accentuation de la vigilance varie en fonction des circonstances, ce qui contribue à l’organisation du sens dans la conscience, à l’information. C’est d’ailleurs à présent une idée bien connue que de considérer que le développement de l’embryon est un acte de lecture de l’ADN. Dans ces deux types de lecture, traditionnelle et ontogénétique, les circonstances jouent un rôle majeur dans l’actualisation d’un code[34] qu’on ne se contente pas de déchiffrer mécaniquement.
Pour en rester ici à la lecture des textes littéraires, le geste théorique de Marielle Macé pourrait bien être envisagé comme une contribution à une « écologie de l’attention », pour reprendre l’expression de l’ouvrage récemment paru d’Yves Citton[35]. La scène proustienne de la lecture de Mme de Sévigné paraît à cet égard exemplaire :
La scène souligne cette dimension centrale de l’expérience attentionnelle : ses variations rythmiques, fondées sur des flottements d’intensités qui tiennent autant aux différenciations d’accentuation de ce que l’on lit (des degrés de puissance stylistique, figurale, fictionnelle, des qualités tactiles, des exigences herméneutiques) qu’au vécu perceptif du lecteur, à ses oscillations psychiques ou même à son désœuvrement. Il faut reconnaître la part que prend l’inattention dans l’expérience lectrice, ce que Benjamin et Simmel appelaient la « distraction » […]. Ce mode de perception engage une dialectique rénovée entre contact et séparation, solitude et ouverture, proximité et dispersion. La perception distraite, insuffisante, latérale, a donc aussi son rôle à jouer dans une relation esthétique qui n’est pas nécessairement frontale, extraordinaire, dramatisée, ce qui ne l’empêche pas d’être décisive. (p. 62-63).
Aujourd’hui, multitâches, nous sommes devenus indifférents « à la requête d’attention de formes ralenties. » (p. 63). Or, comme le souligne Natalie Depraz, les objets et les personnes changent de statut ontologique en fonction de l’attention que nous leur accordons[36]. Une telle approche incite à sortir de l’ontologie en tant qu’elle est pilotée par les principes d’identité et de non contradiction pour tenir compte d’une modulation transformatrice des entités. Macé apporte donc sa pierre à une historicité du sensible, historicité qui est donc dé-ontologique et kairologique, pour ce qu’elle affirme que la rencontre possible entre le texte et le lecteur est conditionnée par le système de circonstances, notamment par sa dimension technique, sa célérité, qui entraîne une « volatilité des percepts » (Ibid.). Elle place également la question du genre littéraire sous l’orbe d’une phénoménologie du « lever les yeux les yeux de son livre » et de la transitivité induite par le genre. Elle cite alors « La tâche du lecteur » de Jean-Christophe Bailly qui se fait rapporteur de la variété des régimes de valence impliquée par le genre du livre qu’on tient entre les mains. Ainsi, l’essai accroche mieux le paysage : on constate l’harmonie entre ce que nos yeux lisent et le « long travelling ininterrompu des paysages » (p. 64). Le genre de l’essai joue un rôle facilitateur, il est créateur d’accord, favorise le kairos entre les deux modes de lecture, il module à la hausse la force des associations dans un réseau de connexions[37] : les livres abstraits, non fictionnels, « accrochent le paysage par des pinces souvent plus sensibles, plus secrètes et plus résistantes que celles de la fiction »[38]. Leurs phrases générales, dans le flottement de la référence, trouvent une transitivité naturelle dans ce que Gibson appellerait les affordances du paysage[39] ; on pourrait bien parler alors d’écocritique de l’attention : « Le monde ne s’absente pas du champ attentionnel du lecteur ; il constitue l’horizon de cette zone incandescente sur laquelle se concentre l’attention, et il y prolonge concrètement ses effets. » (Ibid.). C’est une singulière morphogenèse de la perception qui s’esquisse ici : la figure se dégageant de la lecture prend tantôt pour fond la page, tantôt le paysage, elles constituent deux réserves de devenir du sens et de la sensation. Le lecteur est l’instance où se nouent la coalescence de ces offres sensibles. L’intériorité alors se redispose sous la figure du trait d’union, notre être est un « et » : « Lisant dans le train, on éprouve fortement son être-parmi, son être-avec […]. » (p. 65)
De l’habitus de Bourdieu à l’habitus de Mauss : du « déjà-lu » au « déjà vu »
Cette fonction de trait d’union peut être aussi endossée par l’habitus de la lecture, qui conditionne des pratiques avec lesquelles il communique, comme c’est le cas chez Marcel : « Les traces que les lectures ont déposées en lui se prolongent en façons de faire et c’est ce passage qui est décisif. » (p. 66-67). L’enjeu est le suivant : entre la lecture et l’existence, entre les formes de langage et leur conversion en formes de vie, y a-t-il répétition ou « possibilité de bifurcation » ? (p. 67) La distinction entre les deux branches de l’alternative recoupe la distance entre l’habitude et l’habilité ou entre deux conceptions de l’habitus : celle de Bourdieu (sur lequel Macé a publié[40]) qui voit en l’habitus d’un individu « l’enrégimentement violent de son corps et l’imprégnation des rapports de force traversés » (p. 67), et celle de Mauss, dont Macé est sans doute ici plus proche, qui y lisait l’incorporation d’un savoir-faire, « l’inflexion de gestes et de modèles efficaces, l’acceptation de médiations extérieures ou d’instruments autour desquels se ressaisit une liberté. » (p. 67).
Marcel tend à se laisser guider obstinément par le « déjà-lu », il veut y séjourner et cherche à le retrouver à la rencontre des choses. Le dépôt des esthésies se sédimente jusqu’à former un habitus perceptif. La rencontre est ainsi filtrée, déterminée. La lecture a suscité la nostalgie d’un paysage : les premières lectures de Marcel lui ont inoculé une propension à ne s’imaginer des amours que dans un environnement de fleurs où chanteraient des rivières. Le kairos de la rencontre est ici prédéterminé, contraint en son événement : « Le paysage émanant du livre fait un décor au désir, il en découpe les contours, il encadre ce que le héros-lecteur va aimer, et qui va se détacher du réel pour être élu. C’est la basse sourde de l’existence et comme son écrin. » (p. 68) La morphologie du désir n’est plus vraiment du domaine de la rencontre mais tend vers le protocole : le fond sur lequel la figure de l’être aimé doit se découper est déjà prescrit. Il paraît impossible de désirer dans un autre agencement de circonstances. Le désir n’est pas détente, abandon à la scénographie inédite d’un maintenant, il est « anticipation acharnée de retrouvailles » (p. 68). Le réel ne sert qu’à répéter la lecture, la phénoménologie qu’à bégayer l’herméneutique.
Cette expérience n’est, pour autant, pas purement aliénante, puisqu’elle suppose une compétence de figuration que l’on a acquise au contact de singularités et que l’on peut remobiliser face à d’autres singularités. Il y a une « puissance de cadrage perceptif » de la lecture, ce pouvoir de « voir le commun », de « voir le genre » (p. 70-71), ce talent dont Aristote disait qu’il revenait aux poètes et dont découlait l’art de métaphoriser : la capacité analogique. L’analyse de Macé hisse ainsi au rang d’une authentique phénoménologie la notion d’horizon d’attente de Jauss :
La perception rejoint précisément ce qui dans le livre avait, en construisant « l’idée » d’un paysage et en la généralisant, introduit une attente générique et indiqué une direction : « Il me semblait avoir sous les yeux un fragment de cette région fluviatile que je désirais connaître…» (cité par Macé, p. 71)
De la lecture au quotidien, ce n’est pas seulement un sensible qui en a vicarié un autre, une individualité qui en a remplacé une autre, quitte à l’occulter, c’est aussi une médiation qui s’est accomplie par la projection anticipatrice « d’une piste figurale décantée par ses répétitions ». (Ibid.) L’habitus est également ce producteur de typicité, qui n’est pas seulement un pli imprimé au sensible mais un potentiel qu’on peut solliciter pour étayer et nourrir la perception.
Peut-être que l’exemple proustien, si on le généralisait, constituerait une prise de position forte sur un des débats cruciaux de la philosophie. Y a -t-il un sentir qui ne passe pas par la médiation du langage ? Cette question a été notamment posée au §7 de Sein und Zeit[41]. Denis Bertrand, comme Proust, répondraient par la négative à cette question, sous l’un de ses aspects, celui de l’ontologie localiste. Question qui est la suivante : dans la perception sensorielle d’un lieu, est-ce le lieu du discours qui est fondateur, et conditionne la perception du lieu comme ancrage sensible, ou doit-on faire le constat de la dimension prégnante et rectrice « de l’antéprédicatif, de l’ancrage physico-sensoriel, de l’entrelacs et de l’immanence du sensible …incarnés dans une ontologie du lieu » ? Sémiotiquement, il paraîtrait plus adéquat de prendre le discours pour origine :
[…] notre hypothèse ici est que le sens, même sensible, a une histoire, y compris dans la perception immanente : il est « informé » de langage. En transformant le lieu fusionnel de la matière en substance du contenu, la perception projette des topiques intentionnelles, narratives, affectives, etc., qui sont elles-mêmes inéluctablement déjà investies de signification[42].
Il y aurait bien, dans le cas de Marcel comme dans la sémiotique de Denis Bertrand, contrôle de l’esthésie par la topique, à condition de parler de lieu du discours, et de la façon dont le discours trace une orientation ; le lieu du discours serait une activité cartographique en ce qu’il permet la saisie du kairos. Le livre a constitué une matrice permettant à Marcel de former « une figure généralisable pour mieux habiter la nouveauté de chaque circonstance » (p. 72). L’adjectif « fluviatile », une fois que Marcel a métabolisé ses « possibilités descriptives » (Ibid.) ne fait pas écran à la perception du moment, il rend « disponible à la nouveauté de la circonstance » (Ibid.) en aiguisant le pouvoir schématisant de l’esprit. Le lire a aiguisé le vivre. Devançant la donation du vécu, le livre sécrète en Marcel « un genre particulier d’antécédence » (p. 73), au sens où il diagrammatise[43] le réel à venir, il en trace les lignes de force formatives. Pour user d’un vocabulaire deleuzien, le passé devient l’appareil de capture du présent. Si les livres invitent à une « fabrique active de « déjà vu” » (Ibid.), cela ne ruine pas toute spontanéité perceptive. À cause du livre, le réel n’arrive pas forcément trop tard, il arrive mieux sondé dans ses reliefs : il est converti en réservoir d’affordances. Toutefois, lorsqu’on possède systématiquement une image à disposition qui dispense de voir soi-même, l’art devient une machine anti-kairologique, qui « détourne de l’acte neuf et exigeant de la perception » (p. 80). Quand le texte de l’expérience est déjà écrit dans l’œuvre lue, le réel n’est plus ressource de kairos, d’occasion, mais de rectification. Le vivre vient raturer le texte du lire, le réel confine à l’épanorthose. Il s’agit donc de comprendre comment le texte lu aimante le réel.
Marielle Macé esquisse alors, de Proust à Gracq, une sorte d’énergétique comparée de la lecture. Quand Marcel est chargé d’énergie cinétique par la lecture de Bergotte, il tend parfois à ne faire du monde qu’un espace de dépense, sans pouvoir informer son style perceptif (voir p. 81). Le style littéraire d’André Breton provoque d’autres effets sur Julien Gracq, sensible à la force d’attraction, au sens électrique du terme, de cette manière. La personnalité de Breton est le point d’intersection des lignes de forces surréalistes et le foyer de congruence de leur faisceau, harmonisé au sein d’un « ton » que son style déploie souverainement. La question du pouvoir d’unité de ce style est posée par Gracq, et assimilé à un « magnétisme » syntaxique ; les phrases sont des « aires d’attraction », aimantant « des perceptions, des idées, des circonstances, des mouvements et des désirs » (p. 75). Le milieu ambiant est décrit comme un réservoir de recharge, dont les ressources, captées, sont ensuite adressées au lecteur pris dans ce champ de forces. Supporter, pour le lecteur Gracq, une telle charge, amenée par une phrase conductrice, occasionnait une individuation le dotant d’« antennes » qui lui communiquaient une capacité de conduction devenant sa « forme maîtresse ».
Peut-être aurait-il été possible de rapprocher cette « forme maîtresse » d’une sensibilité empreinte des courants du réel, de la notion de « forme empreinte », formule utilisée par Gracq pour décrire la forme de la ville de Nantes : « ville qui [l’] a couvé », qui a joué pour lui le rôle d’une « présence incubatrice, une chaleur enveloppante et informe »[44]. À Nantes, Gracq encore jeune sentait qu’en son âme plastique « toute impression se faisait empreinte, ou plutôt, au sens goethéen, forme empreinte, destinée en vivant à se développer. »[45] « La forme maîtresse », dans le cas de Gracq, est donc bien une « forme empreinte » : à l’instar des motifs écouménaux étudiés par Augustin Berque[46], elle est une empreinte en même temps qu’une matrice. La « forme maîtresse » de Gracq se fait empreinte de ce qui est bon pour elle, par affinité élective : les Carnets du grand chemin sont bien placés sous le patronage de « l’ange gardien » des lectures, glissant à l’oreille du lecteur : « celui-ci est pour toi, celui-là n’est pas pour toi »[47].
Quand Macé se réfère à Deleuze, définissant le goût « comme l’accord de deux désirs, de deux puissances, c’est-à-dire comme la capacité de l’individu à être touché par ce qui sera bon pour lui, une double faculté de saisir et d’être saisi, de capter et d’être capté – capturé, captivé » (p. 77), on ne peut qu’être frappé par la tonalité spinoziste de l’analyse. C’est d’autant moins surprenant que Spinoza est le premier maître de Goethe[48], à partir duquel il commencera à élaborer sa morphologie qui donnera plus tard lieu au fameux concept de « forme empreinte », justement repris par Gracq. C’est peut-être ici qu’il faut trouver la généalogie à laquelle référer Gracq, au moins autant qu’en « héritier authentique de la phénoménologie» (p. 78), d’autant que la scansion des pièces critiques et des peintures de paysages, moulant « des phrases faites de vides et de pleins, de relances et de variations rythmiques » (Ibid.) évoque précisément l’alternance diastole-systole de la morphologie goethéenne, comme de la peinture de Francis Bacon commentée par Deleuze[49].
Phrase-type : accords d’intensité
Cette question de l’accord des puissances entre auteur et lecteur, soit de l’intensité, dont l’essence est différentielle (« L’expression « différence d’intensité” est une tautologie », écrivait Deleuze[50]) trouve à se reformuler par le biais de la phrase. La phrase-type est ainsi l’expression au dehors d’un style d’être, qui, typifié, s’offre à autrui comme une occasion non d’adoption, mais de mise en débat, de mise en résonance (p. 86). Si le livre, comme c’est progressivement le cas dans la Recherche, devient accès plus qu’écran, c’est que s’y déploie entre la forme et le lecteur une « dialectique du rapport de stylisation » (Ibid.). Suivre un auteur dans sa phrase, c’est se lancer dans le risque cartographique : « c’est accepter de renouveler cette tâche, de faire à l’aveuglette l’expérience d’un cheminement inédit, dans un temps qui ne vous appartient plus et dans l’épreuve d’un dépaysement. » (p. 87). Ce dépaysement, pour être pleinement vécu, doit s’apparenter à une dérive, au sens situationniste, à une « marche sans but » (p. 88), entièrement ouverte à la sollicitation de la forme langagière. L’entrée dans une phrase introduit ainsi dans un système cybernétique qui correspond, comme chez Valéry[51], au modèle demande-réponse du stimulus et du réflexe : « imprévisible, inattendue, entièrement dirigée vers sa fin, elle nous fait entrer dans une dialectique tendue d’attente et de réponse, elle figure le déséquilibre inhérent au passage du temps et au rapport d’interlocution. » (p. 87).
Ce déséquilibre pourrait être décrit d’après le motif du hors d’aplomb, qui a sans doute valeur de paradigme dans la Recherche (Marcel trébuchant sur les pavés inégaux de la cour de l’hôtel des Guermantes, dans Le Temps retrouvé). La lecture revêt alors une dimension sportive : suivre le kairos promis par la phrase exige « une épreuve musculaire et [d]es chutes à répétition » (p. 89) ; la grammaire proustienne, inédite, arrache le lecteur au confort d’un sentier balisé. Recueillir les fruits de ce « style cognitif » implique de payer « un coût perceptif important » (p. 91) propre à la posture du hors-d’aplomb où se défont les structures et les équilibres établis afin de refaire le chemin de la schématisation et cartographier un réel rendu à son indétermination. Les sujets possèdent ainsi des « styles cognitifs » différents selon qu’ils sont plus ou moins capables de « faire face à une désorientation formelle, […] accepter les retards de catégorisation ou les faibles dynamiques d’intégration » (p. 91).
Une telle conception de la perception rejoint finalement celle défendue par la théorie des formes sémantiques développée par Yves-Marie Visetti et Pierre Cadiot, dans la lignée de la phénoménologie de Gurwitsch :
la perception, qui repose sans doute sur des profils clos et bien déterminés répondant à des principes d’organisation impérieux, est en même temps une perception fondamentalement ouverte ; elle s’inscrit dans une certaine exigence de continuation de sa visée, qui introduit en permanence de l’indéterminé, c’est-à-dire de l’à-déterminer, au cœur de l’identité, puisque dès le moment où la dimension de l’identité s’introduit, des horizons apparaissent, qui sont eux-mêmes à expliciter, en agissant selon certaines anticipations plus ou moins révocables[52].
C’est cette nécessité de l’à-déterminer qui introduit des retards de catégorisation sur lesquels Proust s’est appuyé pour en faire des scènes de quasi-métempsychose (notamment celle du réveil où Marcel met un temps avant de réaliser dans quelle chambre il se trouve. Le retard de catégorisation de Marcel est ici très élevé). La lecture est exemplairement chez Marcel métempsychose, qui est la conversion phénoménologique d’un kairos fourni par le texte : Marcel « répond aux lectures par son propre travail de stylisation perceptive (par une manière, à sa manière) trouvant l’occasion d’aller ailleurs, d’essayer un autre corps, un autre soi, de circuler entre des dispositions, de changer sa façon de s’emparer des choses. » (p. 93. Nous soulignons) Si lire sollicite notre « être centrifuge »[53] (p. 94), c’est que cette activité fait de notre « être » un « et », qui était conducteur au sens électrique chez Gracq lecteur de Breton et qui, chez Marcel, est une disposition à être à n+1, donc à toujours devenir.
Le Narrateur hors d’aplomb
Cette aisance qui permet la métempsychose a été acquise grâce à une forme de yoga perceptif, cette souplesse de passer d’une disposition à une autre, apprise chez Elstir. La leçon du peintre consiste à se bâtir un nouveau schéma corporel, enrichi d’une palette de nuances. Il apprend à « désaimer le sublime pour aimer l’impression », ce qui conduit à « élargir le spectre des formes attentionnelles ». (p. 95) C’est ici que l’on retrouve la posture du hors d’aplomb. Ouvrir l’éventail des dispositions attentionnelles nécessite de « trébucher » (p. 96), de « déchirer violemment l’ordre des préférences ou la stabilité du présent » (Ibid.), de subir cet « évanouissement des espaces proxémiques » (p. 97) où se joue la mise en difficulté d’un sujet inhérente à son individuation, à sa formation (c’est en ce sens que la Recherche est un Bildungsroman). Dans ce conflit des rythmes, entre sa propre durée intérieure et la rencontre d’une altérité, le narrateur se situe dans l’entre. À l’instar de Heinz Wismann, penseur de l’entre des langues, le Narrateur est un Luftmensch, un piéton de l’air, léger, qui n’a pas peur de tomber. Quand, comme eux, on s’installe entre, on est face à deux altérités puisque l’origine, elle aussi, se fait autre. Le milieu de l’entre est le milieu de la réflexivité, et non celui de l’identification. La réflexion est « une forme de mobilité qui se refuse à des formes de fixation »[54]. Si la posture du hors d’aplomb rend raison de Proust et de Wismann, c’est que le fonctionnement de leur esprit n’a pas pour visée de « reconduire une forme de sédentarisation »[55]. Chez eux s’exprime le même refus de « s’assimiler à une posture ou de se laisser capter intégralement par elle »[56], afin d’être capable de repasser « l’épreuve vitale du dépaysement » cognitif (p. 97).
C’est à ces dépaysements qu’invite l’ouvrage de Marielle Macé, pour se frotter à la personnalité de différentes figures lectrices et retirer, de cette confrontation, une « fruition » (p. 99), où le livre s’apparente au tableau pour Merleau-Ponty :
Du tableau, Merleau-Ponty disait qu’il n’est pas une chose, et qu’on voit « selon lui ou avec lui » plutôt qu’on ne le voit : aller-retour entre les formes lues et les formes vécues, souvenir et disponibilité mêlés, où le style d’une conduite dans les livres, engainé dans la grammaire du texte, se prolonge, se relance et s’infléchit en un style de conduite avec eux, dans les choses. (p. 97-98)
[1] À paraître sur Fabula.
[2] On pense bien sûr à Bertrand Westphal, en particulier à son ouvrage manifeste: La géocritique – Réel, fiction, espace, Paris, Minuit, 2007.
[3] Voir Michel Foucault, L’herméneutique du sujet – Cours au Collège de France 1981-1982, Paris, Hautes Etudes – Gallimard – Seuil, Frédéric Gros (éd.), 2001, p. 227.
[4] Ibid.
[5] Pour être précis, Marielle Macé réserve ce concept à un certain type de « manières d’être » abordées dans le dernier tiers de son ouvrage et faisant l’objet d’une stylisation de soi volontariste.
[6] Ce mouvement des formes de langage aux formes de vie se retrouve aussi dans l’œuvre d’Henri Meschonnic : c’est la définition qu’il donne du rythme, et c’est en tant qu’il est ce passeur qu’il est un vecteur d’individuation.
[7] C’est à la mise au jour de cette tradition que nous travaillons actuellement, dans un ouvrage intitulé : La kairologie – Pour une poétique de la circonstance, en cours d’écriture.
[8] Voir John Stewart, Ruth Scheps, Pierre Clément, « La phylogenèse de l’interprétation » [in] François Rastier, Jean-Michel Salanskis, Ruth Scheps (dir.), Herméneutique : textes, sciences, Paris, Puf, 1997, p. 234.
[9] Ce maniérisme de l’existence a chez elle le mérite de ne pas être rabattu sur une vision esthétisante de la vie comme une vision convenue, et finalement erronée du dandysme pourrait le faire croire. Si elle aborde ce thème (voir son « Dandysme des signes », op.cit., p. 246-63), sa stylistique de l’existence parvient à en renouveler l’acception, de même qu’elle contient un répertoire de figures plus nettement partageable. On regrettera peut-être qu’elle n’engage pas de dialogue avec L’art et la manière de Gérard Dessons (Paris, Champion, 2004) qui poursuit, dans le sillage d’Henri Meschonnic, une recherche où bien des échos pourraient se faire entendre avec celle de Marielle Macé.
[10] Jean Petitot, Morphologie et esthétique, Paris, Maisonneuve et Larose, 2004, p. 134.
[11] Ibid., p. 134-5.
[12] Ibid., p. 135. Pour Augustin Berque, voir Ecoumène – Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, [2000], 2009.
[13] Jean Petitot, op.cit.
[14] Ibid., p. 136.
[15] Jean Petitot, op.cit.
[16] Ibid.
[17] Heinz Wismann, Penser entre les langues, Paris, Albin Michel, 2012, p. 74.
[18] Jean-Michel Salanskis, Herméneutique et cognition, Villeneuve d’Asq, Presses Universitaires du Septentrion, 2003, p. 13.
[19] Et de la non-phrase même. Voir, pour ces citations, Jean-Michel Salanskis, « Herméneutique et philosophie du sens », [in] François Rastier, Jean-Michel Salanskis, Ruth Scheps (dir.), Herméneutique: textes, sciences, op.cit., p. 408-9
[20] Ibid., p. 411.
[21] Ibid., p. 405.
[22] Voir notamment Francisco Varela, Evan Thompson, L’inscription corporelle de l’esprit – Sciences cognitives et expérience humaine, trad.fr. par Véronique Havelange, Paris, Seuil, 1996.
[23] Philippe Jousset, Anthropologie du style, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2007, p. 38 pour ces citations.
[24] Notamment dans Le moi peau, Paris, Dunod, 1995.
[25] Voir par exemple son article : « Caillois, technique du vertige », Littérature, 2013/2, n°170, p. 8-20. Voir aussi l’article écrit en collaboration avec Alexandra Bidet, « S’individuer, s’émanciper : risquer un style (autour de Simondon) », revue du Mauss, 2011/12, n°38, p. 397-412.
[26] André Leroi-Gourhan, Le Geste et la parole – La mémoire et les rythmes, II, Paris, Albin Michel, 1965, p. 171.
[27] André Leroi-Gourhan, op.cit., p. 167-8.
[28] Erwin Straus, Du sens des sens [1935], Grenoble, Millon, 2000, p. 236. C’est ce que rappelle aussi Philippe Jousset, op.cit., p. 35-6.
[29] Allusion bien sûr à la traduction du livre de Stanley Fish, Quand lire, c’est faire. L’autorité des communautés interprétatives [1980], trad.franç. Etienne Domenesque, Paris, Les prairies ordinaires, 2007.
[30] Stanley Fish, « L’épreuve de la littérature. Une stylistique affective », trad. fr. Philippe Jousset, Poétique n°155, septembre 2008, p. 352.
[31] Nous employons ce terme ici pour éviter la répétition de lecture, tout en sachant que Marielle Macé, on l’a indiqué, prend ses distances avec une conception de la lecture comme déchiffrement.
[32] Natalie Depraz, Attention et vigilance – À la croisée de la phénoménologie et des sciences cognitives, Paris, Puf, 2014, p. 170.
[33] Ibid.
[34] Ainsi, les inducteurs embryogénétiques trouvés jusqu’ici seraient non spécifiques, donc de nature à induire des réponses variées en fonction des circonstances. Voir Jean-Jacques Kupiec et Pierre Sonigo, Ni dieu, ni gène, Paris, Seuil, 2000.
[35] Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Paris, Seuil, 2014.
[36] Voir Nathalie Depraz, op.cit., p. 8.
[37] Voir là-dessus Natalie Depraz, op.cit., p. 170-1.
[38] Jean-Christophe Bailly, « La tâche du lecteur », Cahiers de la villa Gillet, n°1, novembre 1994, p. 74-9. Cité par Marielle Macé, op.cit., p. 64.
[39] Voir James J. Gibson, The Ecological Approach to Visual Perception, Boston, Houghton Mifflin Harcourt, 1979.
[40] Voir Marielle Macé, « Penser le style avec Bourdieu », [in] Jean-Pierre Martin (dir.), Bourdieu et la littérature, Nantes, Cécile Defaut, 2010, p. 63-76.
[41] Voir aussi là-dessus Martin Rueff, Différence et identité – Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel, Paris, Hermann, 2009, p. 14 sq.
[42] Denis Bertrand, « Topique et esthésie » [in] Françoise Parouty-David, Claude Zilberberg (dir.), Sémiotique et esthétique, Limoges, Pulim, 2003, p. 230 pour les deux citations.
[43] Au sens où ce concept a été retravaillé par Noëlle Batt voir le numéro qu’elle a dirigé: penser par le diagramme, de Gilles Deleuze à Gilles Châtelet, TLE, 2004, n°22. Nous avons-nous-mêmes proposé une reformulation des enjeux du diagramme et de sa généalogie dans notre étude : La cartographie poétique – Tracés, diagrammes, formes, (Valéry, Mallarmé, Artaud, Michaux, Segalen, Bataille), Genève, Droz, 2014.
[44] Julien Gracq, La forme d’une ville, Paris, Corti, 1985, p. 211 pour les deux références.
[45] Ibid.
[46] Augustin Berque, Ecoumène, op.cit., p. 241.
[47] Julien Gracq, Œuvres complètes, t. II, éd. Bernhild Boie et Claude Dourguin, Paris, Gallimard, Pléiade, p. 1080.
[48] Voir là-dessus Jean Lacoste, Goethe – science et philosophie, Paris, Puf, 1997.
[49] Voir Gilles Deleuze, Francis Bacon – Logique de la sensation, Paris, La Différence, 1981, p. 31.
[50] Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, Puf, [1968], 2003, p. 287.
[51] Voir Marcel Gauchet, « Un réflexologue inconnu : Valéry » [in] L’inconscient cérébral, Paris Seuil, 1992.
[52] Olivier Cadiot, Yves-Marie Visetti, Pour une théorie des formes sémantiques – Motifs, profils, thèmes, Paris, Puf, 2001, p. 76.
[53] Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, t. II, Jean-Yves Tadié (éd.), Paris, Gallimard, Pléiade, p. 641. Cité par Marielle Macé, op.cit., p. 94.
[54] Heinz Wismann, Penser entre les langues, op.cit., p. 42.
[55] Ibid., p. 43.
[56] Ibid.