Fabula-LhT : Inventer l’économie

Date limite: 15 mai 2021

Direction : Claire Pignol et Christophe Reffait


Michel Serres disait que ce qui l’intéressait chez Jules Verne, ce n’étaient pas ses synthèses d’une science déjà vieillie, mais c’était « là où il invente ». Les romans qui parlent d’économie inventent sans doute moins la science économique que le monde social qu’ils prétendent décrire et expliquer en le racontant. Mais ce geste d’invention, cette prétention de l’invention à faire comprendre le monde social tel qu’il est, est ce que la littérature partage avec la pensée — les pensées — économique(s) qui s’invente(nt) depuis le XVIIIe siècle, qui ont donné à voir le monde social comme il n’apparaissait pas auparavant, comme il n’apparaît pas immédiatement. Toutes les pensées économiques (celles des physiocrates, des classiques, de Marx, des marginalistes) prétendent, par leurs inventions théoriques, faire apparaître ce qui demeure caché à l’observation première. Ainsi l’exploitation chez Marx, la mesure de la valeur par le travail et non par la monnaie chez Smith, l’idée que la détermination du prix échappe aux volontés individuelles chez tous…

Certes ces théories diffèrent, mais leur caractère commun d’invention renvoie au second plan, voire disqualifie, certaine prétention de la critique littéraire à concevoir la littérature comme une critique des théories économiques (ramenées à une pure rhétorique ou taxées d’irréalisme). Symétriquement, une lecture des récits de l’économie par des économistes qui y chercheraient une fidélité aux concepts théoriques, dont ils seraient seuls juges, annihilerait l’intérêt de la littérature, y compris pour eux-mêmes. Si la pensée économique est elle aussi invention, si elle s’est aussi inventée aux côtés de la fiction littéraire et parfois par elle (témoin Robinson Crusoë), alors mettre en rapport ces deux inventions donne à voir ce qui est propre à chacune et ce à quoi chacune est aveugle. L’hypothèse serait dès lors que le propre de la fiction littéraire est de déborder les concepts de la théorie économique en les remettant dans un écheveau d’irrégularité, de pathologies, voire de mal.

Mais cette convergence de la littérature et de la théorie économique est d’abord faite de confusion notionnelle. La représentation commune confond par exemple la richesse réelle avec la richesse monétaire : on peint le riche comme le ventru, le dispendieux, en négligeant que le capitaliste de la théorie économique est d’abord le discret, le frugal, qui se prive pour accroître son capital. Le père Grandet est donc bien vu, plutôt conforme au catéchisme de Benjamin Franklin ou à l’éthique de l’industriel selon Jean-Baptiste Say. Mais il est composite, tout à la fois fou de sa cassette comme l’avare classique et capable de vendre son or pour acheter des titres, donc à cheval entre pathologie monétaire et arbitrage rationnel, entre fétichisme allégorique et spéculation moderne. C’est peut-être ici que nous approchons une différence importante entre invention littéraire et invention de la théorie économique, et une raison pour laquelle elles s’éclairent mutuellement : le roman assume l’ambivalence, tandis que la théorie économique s’efforce de la minorer pour faire primer une cohérence modélisable. 

De même, on confond communément l’intérêt avec l’intérêt pécuniaire, alors que l’économie donne d’abord une acception très large à l’intérêt, l’identifiant à la recherche du bonheur. Stendhal le savait, qui a d’abord retrouvé dans l’utilitarisme benthamien la confirmation qu’il n’est pas possible que l’individu ne fasse pas toujours ce qui lui procure le plus de bonheur. Mais Julien Sorel comme l’Angelo de Giono, attentifs à leur intérêt et témoins de leur orgueil, constatent que cet intérêt-là est dévorant, tandis que le bonheur naît de l’imprévu. Ne serait-ce pas en montrant comment le bonheur déjoue tout calcul, ou bien en rabattant parfois l’intérêt sur l’intérêt pécuniaire, que la littérature suggère que la théorie économique peut oublier le bonheur et la réalité économique assécher l’intérêt ? De même, ne serait-ce pas en montrant la méconnaissance par le sujet de son propre intérêt, l’obscurité de son désir, que la littérature ferait pièce à la tentation de rationalisation et de calcul qui anime la théorie en la matière ? Inversement, les aventures de Francion suggèrent, à l’aube de l’histoire de l’idée d’intérêt que retrace Hirschman, l’émergence de l’homme économique à l’intérieur du héros problématique du roman moderne. Aussi la littérature donne-t-elle une force de questionnement à la commune réduction de l’intérêt à l’intérêt pécuniaire. 

Ou encore : la théorie économique élabore, à partir du XVIIIe siècle en particulier, une conception de l’échange mutuellement avantageux dans lequel il ne saurait y avoir de perdant puisque la transaction est volontaire. Modèle irénique en rupture avec l’imaginaire de la duperie à la mode du Roman de Renart, ou contredit par les romans qui montrent comme Germinal la violence de la relation salariale. Mais lorsque le père Sorel négocie âprement le salaire de Julien avec M. de Rênal, pressentant derrière la faillible résistance du maire le biais de sa vanité, le roman stendhalien n’excède-t-il pas, de manière plus complexe encore, la théorie économique ? Ici M. de Rênal acquiesce à une transaction qui lui est défavorable, faute de bien se connaître. La littérature est ainsi riche de situations d’échange — qu’on songe aux romans du XVIIIe siècle faisant apparaître les pertes paradoxalement associées au développement du commerce — qui sont autant d’objections à la théorie économique : ici la littérature dessille l’économiste, déborde la théorie.

Partout la littérature invente, elle « invente d’inventer » comme dirait Aragon, dans les marges d’un fait ou d’une notion économiques qu’elle identifie ou non, qu’elle amende sans forcément le vouloir, qu’elle éclaire sans s’embarrasser d’explications. C’est la fécondité de cette invention que ce dossier voudrait évaluer, en embrassant une période qui courrait au moins du XVIIe siècle à la littérature contemporaine. Ce que nous venons de dire du capital, de l’intérêt, de l’échange, on le dirait aussi bien du travail, de la consommation ou de la figure de l’industriel — la liste n’est pas close — tels que la littérature les raconte et les pense. Il faudrait chercher dans les corpus les plus variés le fait et le concept économiques, nommés ou non, en interroger la définition théorique, puis mesurer la manière dont l’œuvre les questionne, sans préjuger de l’inanité de la théorie économique. On montrerait par là que la littérature à la fois retrouve le concept économique et le déborde, que la théorie économique a partie liée avec l’invention fictionnelle, que la littérature déconstruit cette fiction, enfin que les notions sont en réalité le lieu d’une rencontre des représentations.


Modalités de participation

Les propositions — deux pages rédigées, accompagnées d’une bibliographie sélective et d’une courte ébauche de plan — devront être adressées avant le 15 mai 2021 aux adresses suivantes : romain.bionda@fabula.org et jeannelle@fabula.org.

Merci de respecter les consignes de notre Note aux rédacteurs : https://www.fabula.org/lht/index.php?id=530.

Les propositions seront évaluées ensuite de manière anonyme, en double aveugle (peer review), conformément aux usages de la revue. Les auteurs et autrices seront informées des résultats mi-juin 2021. Une version définitive des articles sera à rendre pour fin 2021.

Plus d’informations: cliquez ici.

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