À partir du livre de François Dosse
Michel Serres, la joie de savoir
Paris, Plon, 2024.
Nombre de pages : 736
EAN : 9782259319829
François Dosse nous offre la première biographie d’un grand écrivain. Elle est donc ambitieuse. Ce livre fait plus de 700 pages. Il en est redevable à la volonté de présenter les sujets de travail de Serres, à diverses époques : des paraphrases, davantage boursouflées qu’éclairantes. Ayant tout juste terminé de le lire, je livre ici mes premières impressions. Elles sont donc mêlées, pour ne pas dire mitigées. J’espère surtout que les remarques justes sont plus nombreuses que celles injustes !
Un point fort de l’ouvrage, non sans importance en dépit du mépris dans lequel est trop souvent confinée cette activité tenue pour ancillaire, est le récit des tribulations éditoriales des livres de Serres. Ce chapitre, excellent, se lit comme un roman. Dosse excelle aussi dans l’évocation de Serres, époux et père de famille négligent — car il se consacra tout entier, ou à peu près, à son écriture.
Le tirage des livres de Serres était impressionnant. Il me souvient d’en avoir vu toute une pile, à hauteur d’homme, chez un libraire d’Amiens, lors de la parution. Il en allait de même dans la France tout entière ; ailleurs aussi, en Belgique et en Suisse francophone.
Cependant, ce n’était pas propre à Serres. Il tirait parti d’une vague, durant les années 1960 et 1970, portant le lectorat sérieux, consciencieux, vers les ouvrages de sciences humaines. Vers des auteurs aussi divers que — je cite quelques noms, au risque d’en omettre — Louis Althusser, Jacques Attali, Roland Barthes, Jean Baudrillard, Pierre Bourdieu, Fernand Braudel, Jean-Pierre Changeux, André Chastel, Yves Coppens, Gilles Deleuze, Jacques Derrida, Georges Duby, Michel Foucault, Marc Fumaroli, René Girard, Vladimir Jankélévitch, François Jacob, Jacques Lacan, André Le Roi-Gourhan, Claude Lévi-Strauss, Jacques Monod, Emmanuel Le Roy-Ladurie, Jean Piaget, Paul Ricoeur, René Thom, Paul Veyne… (j’en oublie, assurément ; les Américains eurent un terme pour cet ensemble, French Theory).
Bref, il existait un grand public cultivé, avide des écrits des susnommés ainsi que de ceux de Serres. Est-ce à dire qu’il n’avait eu qu’à chevaucher cette vague, sans mérite particulier de sa part ?
Nenni, son choix de sujets importants à traiter autant que sa position à l’interface des sciences et des humanités ; son style, éloquent et lyrique ; sa manière, si personnelle, d’élucider un texte, qu’il s’agisse d’une fable de La Fontaine ou d’une tragédie de Racine — tous ces éléments concouraient à son succès.
Un paragraphe d’une demi-page, assurément étayé qu’il est de justifications objectives, choque néanmoins : c’est une attaque des Serres, du père de Michel en particulier, pour avoir régularisé le cours de la Garonne à Agen et, ce faisant, de l’avoir déchaînée.
Ses goûts alimentaires, qui rejoignent, dans sa loyale affection envers son Sud-Ouest natal, sa passion du rugby ; j’ai souvenir en particulier, de sa partialité envers un cassoulet, bien précis ! Cela compte.
Dosse sonne une note, exacte et sensible, sur l’exclusion de Serres par les philosophes de la Sorbonne. Elle lui fut extrêmement douloureuse, Serres ne s’en remit jamais. Conjecture : être ainsi chassé de la philosophie suscita la mise sur orbite de Serres comme écrivain — l’un de nos plus grands : je vois en lui un successeur de Diderot, de Claudel plus près de nous.
Ce livre m’apprit le côté resté obscur, qui fut totalement ignoré de ses amis, y compris les plus proches : l’angoisse et la dépression dont souffrit Serres son existence durant. N’y aurait-il point un rapport avec l’épisode, datant de son enfance, du gaucher contrarié ? Davantage encore, avec le manque d’affection maternelle ? Je le formule à titre d’hypothèse. Cet aspect douloureux de la personnalité de Serres me fit penser au mathématicien John F. Nash (A Beautiful Mind).
Dosse excelle aussi à nous présenter Serres dans son originalité, à la fois conformiste — comme historien et philosophe des sciences — et non-conformiste — annexant ainsi Jules Verne à la grande littérature ou faisant du parasite une figure centrale, voire éminente, de la culture et de l’existence.
Serres conformiste ? Certes, parfois : ainsi à propos d’Ilya Prigogine, éminent chimiste, encensé à tort de son vivant (je fus moi-même du nombre de ses thuriféraires, lui faisant décerner un doctorat honoris causa par l’université de Liège). François Dosse publie le passage d’une lettre de René Thom reprochant très justement à Serres de s’être laissé abuser par un prétentieux charlatan — Serres, à sa décharge, était en bonne compagnie, les membres de la Commission Nobel de l’Académie suédoise des sciences.
Le chapitre sur Serres entrepreneur, sans doute de propos délibéré, se compose d’une série de mésaventures et d’échecs. Je les mets, pour ma part, au compte de ceux parmi ses disciples qu’il choisit pour mener ces tentatives envers les politiques et le grand public : des timides, qui ne disposaient pas de l’indispensable vigueur.
J’en viens aux lacunes. Ce lecteur eut l’impression de visiter un chantier : les chapitres correspondent à des rubriques, ouvertes chacune sur une facette de l’existence ou de l’œuvre de Serres. Il y manque la synthèse, c’est-à-dire la personnalité, étonnante et merveilleuse, de Michel Serres.
Quels sont les manquements, les omissions les plus flagrantes de cette biographie — forcément ambitieuse, du fait de l’extension et de la profondeur de l’œuvre serresien ?
La première lacune, de taille, concerne la formation de Michel Serres. D’où tenait-il sa dilection pour la lecture ? Quid de son éducation artistique, qui le fit chantre tant de Carpaccio que de Turner ? D’où tenait-il sa fascination pour l’histoire et, plus précisément, pour l’étymologie — dont il fit une discipline en soi et qu’il porta à un haut degré de maîtrise et d’originalité ?
Autre manque, également de taille, la biographie de Dosse, à mon chagrin, est à peu près muette sur sa première carrière, celle du marin. Eut-elle à voir davantage avec la patience ou avec la pugnacité de Serres ? Quels furent les pays visités – l’Inde par exemple – les principales escales, les fonctions de Serres sur ces navires de guerre ? Cela relève-t-il vraiment du secret-défense ?
Autres lacunes dans la même ligne, la formation de Serres : ses enseignants et ses camarades en khâgne, leurs influences, etc. ; idem pour ses camarades et amis de sa promotion à la Rue d’Ulm.
Durant sa décennie clermontoise, il lia une grande amitié avec Paul Viallaneix, qui fut le grand spécialiste de Michelet. J’ai souvenir, à cet égard, d’un colloque où ils se retrouvèrent, avec un bonheur partagé, bien évident pour tous ceux qui étaient présents. C’était, exceptionnellement – puisque Michel n’y mettait jamais les pieds, du fait de son ressentiment à ne point y avoir été appelé – au Collège de France (Colloque du Centenaire). On peut aussi rappeler le texte de Michel en 1974 sur La Mer de Michelet — où se rencontrèrent ses deux passions, de la navigation et de la littérature.
Durant cette même année 1974, tellement féconde, Jean-Louis Barrault présentait à la Gare d’Orsay sa mise en scène d’Ainsi parlait Zarathoustra. Il prit contact avec Serres pour qu’il présente Nietzsche le philosophe.
Sont-ce là les seules lacunes, pourtant de taille ? Nenni. Plusieurs autres, non moins importantes. L’addition d’une phrase aurait suffi à justifier l’animosité entre Serres et Dupuy : en effet, leurs deux groupes parisiens, en histoire des sciences à la Sorbonne et au Centre de recherches en épistémologie appliquée (CREA), à l’ancienne École polytechnique, étaient en concurrence. Au sujet de son appartenance de professeur-visiteur à Johns Hopkins : à l’époque, c’était, avec l’université de Genève et Yale, un des hauts lieux pour les études en littérature française. Une décennie plus tard, au grand chagrin, au dépit de Serres, ce fut l’effondrement des études littéraires françaises aux USA. La dernière période de ses cours de Stanford fut assombrie en un tel contexte. L’écriture de Serres : ses qualités de style, le recours au terme exact, le lyrisme.
À propos de la Fondation des Treilles, à Tourtour : il aurait fallu préciser, au sujet d’Annette Gruber-Schlumberger, sa rivalité avec sa sœur Dominique de Ménil-Schlumberger qui, à Houston, précéda Annette en constituant elle aussi une splendide collection d’art contemporain, comportant notamment l’illustre « église » conçue par Mark Rothko.
Quant à la rivalité/détestation mutuelle des deux Michel, Foucault et Serres, nous lui sommes redevables d’un chef d’œuvre, les Esthétiques sur Carpaccio du second. Ce livre date de 1975. Serres l’écrivit donc lors de la glorieuse et si féconde année 1974.
C’est la réponse du berger à la bergère ! Pour être précis, c’est la pièce-virtuose qui se veut correspondre aux Ménines, le commentaire du tableau de Velázquez qui sert d’ouverture brillante au livre tant acclamé de Foucault, Les Mots et les Choses.
Qui plus est, Serres se débrouilla pour le faire publier chez Hermann, dans la collection Savoir, fondée et dirigée par Foucault. Sans doute, du fait ou avec la complicité de Pierre Berès, alors PDG de cette maison d’édition. Mais j’ignore quelle fut la réaction de Foucault, l’indifférence sans doute.
Pour revenir à la biographie de Dosse, les deux derniers chapitres, sur les derniers moments de Michel et son rayonnement présent, sont justes ; j’en ai aimé la lecture. Dans l’ensemble, le livre, en dépit de ses manques, me parait indispensable.
Il familiarisera bien des lecteurs, les plus jeunes entre autres, avec une personnalité d’exception. D’exception ? Par sa fraîcheur et son enthousiasme, juvéniles. Par son don, extraordinaire, pour l’amitié. Par sa culture et son érudition. Par son talent de conteur. Par une écriture digne des plus grands écrivains de notre langue. Et j’en passe …