Liaisons dangereuses et biologie de l’évolution : compte-rendu du roman Conflits intérieurs d’Éric Bapteste
par Pierre-Louis Patoine
Et si l’humanité n’était pas maître de son destin?
C’est sur cette question provocatrice que s’ouvre l’admirable fable scientifique d’Éric Bapteste, Conflits intérieurs. Celle-ci nous confronte d’emblée au rapport du 8 569 425 789 324 562 178e comité de supervision – comité à l’identité mystérieuse mais dont le numéro suggère déjà son appartenance à une échelle d’existence non-humaine. Premier d’une série qui émaille le récit, et lui donne un air de science-fiction, ce fragment amorce la remise en cause d’une certaine vision de l’humain, qui serait indépendant de son environnement et des organismes qui y fourmillent, et qui commanderait ce grand vaisseau appelé Terre, ayant remporté seul la « course de l’évolution ».
Il est aujourd’hui urgent d’interroger le rapport que nous entretenons avec notre environnement et l’une des qualités de cette œuvre, qui mélange vulgarisation scientifique et intrigue romanesque, est de nous fournir des éléments de réflexion pour repenser la manière dont les formes de vie animales, végétales, humaines ou microbiennes se développent ensemble au sein des écosystèmes. Car c’est d’une vision renouvelée du vivant, et de la place de l’humain en son sein, dont nous débattrons tout au long de cet ouvrage qui nous plonge au cœur de la recherche contemporaine en biologie évolutive.
Cette plongée suit le fil d’une rivalité entre deux scientifiques fictifs. D’un côté, l’égoïste John Hatch, célèbre professeur à l’Université McGill et directeur du prestigieux H’Lab ; de l’autre, Robert Beaubien, responsable du laboratoire « Coopération et évolution » de l’Université de Montréal. Le premier est obsédé par la compétition, principe qui ordonnerait la totalité des relations biologiques. Le second travaille sur les innombrables formes de coopération et d’échange qui traversent et structurent le vivant.
Leur nomination simultanée pour le prix Crafoord (le Nobel des disciplines non-éligibles à la prestigieuse récompense suédoise, comme la biologie) déclenchera des tractations au travers desquelles nous découvrirons les rouages et acteurs de la recherche universitaire. Des personnages attachants, tels que Xavier et Laura, doctorant et post-doctorante, se trouvent mêlés à cette rivalité intellectuelle et personnelle, nous laissant apercevoir diverses trajectoires de chercheurs, jeunes ou confirmés, avec leurs méandres et leurs aléas, leurs joies et leurs angoisses, leurs espoirs et leurs regrets. Les manœuvres de ces personnages, que nous suivons pendant une année rythmée par les rituels académiques –conférences et publications, évaluations supposées en double aveugle, travaux doctoraux et vie quotidienne des laboratoires– font écho aux dynamiques coopératives et compétitives qu’étudient Hatch et Beaubien.
Le lecteur peut ainsi s’amuser à mesurer les ressemblances entre ces dynamiques biologiques et leurs versions sociales et affectives. Bapteste met astucieusement en pratique les leçons de biologie de l’évolution qui surgissent au fil des pages. En effet, les échanges entre personnages constituent souvent des moments de vulgarisation dialoguée, où le lecteur se confronte aux idées novatrices et passionnantes de la biologie contemporaine: remise en cause de la notion d’espèce à la lumière de l’imbrication d’organismes différents (tels que l’assemblage termitière-termites-champignon); rôle des gènes dans la compétition entre individus; prédominance de l’ADN microbien au sein du génome humain…
Comme dans ce domaine biologique de plus en plus complexe, impossible de s’en tenir à un manichéisme de base dans Conflits intérieurs (même si le lecteur préférera forcément certains personnages) et le duel Hatch-Beaubien, avec ces effets collatéraux imprévus, amènera ses dynamiques de coopération et de compétition dans des directions étonnantes!
À travers un récit simple et efficace, écrit dans un style limpide, Conflits intérieurs réussit à être pédagogique sans être pédant. Le parti pris de la « fable scientifique » apporte une réelle fraîcheur à un texte atypique, qui reste littéraire malgré sa volonté vulgarisatrice. Dilemmes moraux, intrigue amoureuse, portrait du monde de la recherche, ce récit informatif et divertissant nous permet de ré-imaginer le monde du vivant et d’entrevoir de nouvelles possibilités de relations entre les humains et leurs partenaires biologiques. En repensant la relation entre compétition et collaboration, en reconsidérant les rapports entre « gagnants et perdants », Conflits intérieurs ouvre la voie à de nouvelles manières d’envisager les lois de la nature, bien sûr, mais aussi celles de l’Histoire humaine et de nos histoires personnelles.
Pierre-Louis Patoine est maître de conférence en littérature américaine à la Sorbonne Nouvelle, où il codirige le groupe Science/Littérature (litorg.hypotheses.org). Co-rédacteur-en-chef de la revue Épistemocritique, il a publié Corps/texte. Pour une théorie de la lecture empathique (ENS Éditions 2015), et codirigé des ouvrages sur David Foster Wallace (Sussex AP 2017) et Ursula K. Le Guin (Palgrave 2021). Ses travaux explorent les enjeux esthétiques et écologiques des états de conscience modifiés (immersion, empathie) et des échelles du vivant (viralité, planétarité, accélération) dans la littérature (Burroughs, Ballard, Le Guin, KS Robinson) et le jeu vidéo.