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8 – Hors dossier. Forme et savoirs du vivant dans La vie et les opinions de Tristram Shandy

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Introduction

La pensée de la forme littéraire repose sur une homologie très ancienne entre esthétique et savoirs du vivant. C’est plus exactement l’analyse de l’acte créateur comme re-production de la « mise en forme du vivant » (Pigeaud, 15) qui permet de comprendre toute la portée de la métaphore rapprochant l’être vivant de l’œuvre littéraire, que l’on trouve par exemple dès La Poétique d’Aristote. Comme l’organisme vivant, l’œuvre d’art est une forme (La poétique, chapitre VII, 1450-1451), c’est-à-dire qu’elle est structurée à la fois par des rapports logiques, garants de la beauté propre au texte littéraire, mais également par la conscience aiguë que l’œuvre littéraire se déploie dans le temps, et qu’elle doit, à ce titre, être conçue en fonction de la capacité de ceux qui en sont les récepteurs : La Poétique peut dès lors être comprise comme la formalisation théorique de critères issus de la pratique théâtrale dans le but d’assurer la possibilité de la re-production efficace de la forme de la tragédie, en vue de créations futures. Les écrits sur le vivant d’Aristote, comme le De anima (412a11) prennent en compte les mêmes critères : la forme est à la fois harmonie et proportion des parties et du tout, elle se déploie dans le temps, en vue d’une certaine finalité (la croissance qui mène à la reproduction). L’enjeu n’est évidemment pas la reproduction de la vie, mais la capacité qu’a la raison de comprendre la vie, c’est-à-dire la forme même du vivant.

L’homologie ainsi posée entre esthétique et savoirs du vivant se réorganise tout au long de l’histoire. La critique s’accorde à montrer qu’un réagencement important a lieu à la fin du XVIIIe siècle ; l’art gagnerait son autonomie, comme l’affirme Rancière (31-33) :

Dans le régime esthétique des arts, les choses de l’art sont identifiées par leur appartenance à un régime spécifique du sensible. Ce sensible, soustrait à ses connexions ordinaires, est habité par une puissance hétérogène, la puissance d’une pensée qui est elle-même devenue étrangère à elle-même. […] Le régime esthétique des arts est celui qui proprement identifie l’art au singulier et délie cet art de toute règle spécifique, de toute hiérarchie des sujets […]. Il affirme l’absolue singularité de l’art et détruit en même temps tout critère de cette singularité. Il fonde en même temps l’autonomie de l’art et des identités de ses formes avec celles par lesquelles la vie se forme en elle-même.

On peut donc dire que l’autonomisation du champ esthétique ne signale en aucun cas la disparition de l’homologie entre savoirs du vivant et esthétique. Bien plus, il la renforce parce que le statut spécifique de l’art, dans le champ du sensible, lui permet de s’affirmer comme l’espace privilégié où la vie elle-même se dévoile, dans un espace spécifique où la liberté des formes peut s’affirmer. De telles considérations semblent parfaitement rejoindre les analyses de Judith Schlanger, lorsqu’elle interroge Les Métaphores de l’organisme à l’âge du romantisme allemand. Rancière lui-même voit en Schiller l’instigateur, pour la littérature, de ce qu’il appelle l’âge esthétique. Jean Petitot fonde quant à lui son analyse sur Lessing qui distingue les modes artistiques (et notamment la peinture et la littérature) selon leur capacité à dire le corps dans l’espace ou dans le temps : Lessing, et surtout Goethe à sa suite, fonderait la pensée d’une morphologie qui caractérise tout autant les êtres vivants que les œuvres d’art. De tels moments correspondent tous à la saisie théorique des formes de l’art, et s’autorisent du renouveau des savoirs du vivant au XVIIIe siècle. Nous voudrions, pour notre part, montrer comment, avant le développement de ces théories esthétiques, l’intégration dans le texte littéraire des débats liés à la question de la vie, est un élément essentiel du roman de Sterne : La Vie et les opinions de Tristram Shandy (1759-1767). Le roman lui-même se pense explicitement comme la volonté d’écrire une vie en mettant en débat plusieurs modèles du vivant ; il constitue, à ce titre, un espace pratique d’expérimentation formelle et un espace réflexif, posant explicitement la relation entre l’ordre de la narration et sa capacité à dire la forme de la vie. Il s’agira donc de voir comment Sterne intègre, dans son roman, des éléments renvoyant aux débats scientifiques contemporains à propos du vivant, qui lui permettent de construire une poétique romanesque de la vie elle-même.

I. La forme est dans le commencement

L’incipit de l’ouvrage, en remontant au moment même de la conception du héros, repose sur une stratégie liant la forme du récit de la vie de Tristram Shandy aux formes de la génération du vivant. La rhétorique du premier chapitre lie le discours de la plainte et la question de la bonne forme : le moment de la conception de Tristram Shandy est un ratage, un accident, que semble regretter amèrement le héros : « Que mon père ou ma mère, […] n’y ont-ils regardé de plus près au moment de m’engendrer… » (21). Les considérations sur l’importance du moment de la conception sont amplement soulignées dans ce premier chapitre : « le bon sens […] ou la sottise […] dépendront à quatre-vingt-dix pour cent du mouvement et de l’activité déployés par lesdits esprits [animaux]… » (21). Walter Shandy, père de Tristram, perturbé par une question posée par sa femme, a donc causé les malheurs futurs (forme physique, intelligence et plus largement destinée) du narrateur, puisque l’ « homonculus[1] », c’est-à-dire l’homme en miniature, arrivera « vidé, ou peu s’en faut, de toute force musculaire, avec à peine un reste de virilité » à destination. L’homonculus, qui « se compose tout comme nous de peau, poil graisse, chair, veines, artères, ligaments, nerfs, cartilages, os, moelle, cervelle, glandes, parties génitales, humeurs et articulations » (23), renvoie à l’idée, formulée par Nicolas Hartsoeker dans son ouvrage Essay de dioptrique (1694), selon laquelle un tel être est logé dans la tête du spermatozoïde : les partisans de la préformation, et plus précisément ceux qu’on appelle les « spermistes » (ou « animalculistes »), considéraient le développement de l’homonculus comme ce qu’on pourrait appeler une croissance linéaire[2] d’un organisme identique à l’homme dès le moment de sa conception.

Si l’on peut localiser, plus ou moins précisément, l’origine des savoirs que ces premiers chapitres proposent, leur transfert dans la fiction ne va pas de soi. Le narrateur travaille la vraisemblance non seulement de l’information scientifique, mais également de la façon dont il a pu avoir accès au ratage de sa conception : c’est son oncle Toby, apprend-on, qui lui a rapporté l’anecdote. Il y a donc intégration de discours scientifiques et délégation de la source même de l’anecdote. Cette anecdote trouve en fait sa source dans les théories de Walter Shandy, « philosophe naturaliste » (24), producteur de théories multiples et nombreuses, ayant décrété qu’un certain nombre d’étapes sont cruciales pour le développement de l’être humain :

Non seulement, soutenait-il, tout géniteur devait veiller avec le plus grand soin à l’acte par lequel il engendrait sa progéniture, un acte dont on ne méditait jamais assez la portée […], puisqu’il était à la base de cette incompréhensible contexture qui formait les facultés d’un être et où chaque élément de notre descendance puisait son lot d’esprit, de mémoire, d’imagination, d’éloquence et de ce que l’on nomme communément talents, — cet acte de bien concevoir un fils, et celui de lui choisir un bon prénom constituant les deux conditions primitives, et les plus efficientes, de tout ce qui arriverait ensuite de faste au rejeton, — mais il lui incombait encore, pour garantir une fortune favorable à son enfant, de veiller avec le même soin à ce qui en constituait la troisième condition, ou plutôt la condition sine qua non […], — et qui était de préserver le fin tissu si délié et si délicat de son cervelet des effroyables dégâts ordinairement infligés à cet organe par la violente compression, voire l’écrasement pur et simple que l’on faisait subir au crâne avec cette manière imbécile de mettre les enfants au monde la tête la première. (229)

Walter Shandy construit un système composite, à partir de savoirs divers, dont il serait vain, dans l’espace d’un article, de dresser la liste. D’une façon générale, on peut dire que la notion d’accident est toujours susceptible de remettre en cause la forme même de l’humain, c’est-à-dire à la fois son intelligence, son corps, et son devenir. Cette notion d’accident est centrale au XVIIIe siècle, notamment pour les penseurs de la préformation : Charles Bonnet[3], par exemple, dans ses Considérations sur les corps organisés, en fait le principe même de la génération des monstres (18). Si l’on en croit Walter Shandy ou le narrateur lui-même, qui souligne les malheurs qui lui arriveront, Tristram aurait dû être à la fois malformé et idiot, d’autant plus que le texte s’ingénie à orchestrer l’échec de toutes les étapes importantes du développement théorisé par Walter : la conception est ratée, la naissance catastrophique, puisque les forceps du docteur Slop brisent l’arête du nez du héros, son nom est un mauvais présage : ce sont autant d’accidents qui devraient remettre en cause la forme humaine et son bon développement. Le roman organise donc le télescopage entre la tendance théoricienne du père du narrateur, issue de la synthèse de lectures nombreuses et hétéroclites, et les accidents qui surviennent lors du développement du narrateur. Le recours, massif, au discours rapporté[4], dont le fonctionnement complexe rend toujours incertain le degré de vérité que l’on peut, en tant que lecteur, lui accorder, complexifie encore le statut du discours sur le vivant. Autrement dit, c’est moins dans les éléments de savoir que dans leur intégration dans la fiction que réside la valeur que l’on peut leur attribuer. L’accident devient d’ailleurs constitutif de la forme même du roman : l’usage extrêmement massif chez Sterne de la digression peut être compris comme le correspondant formel des accidents qui surviennent dans le récit. On peut donc dire que l’humour, la mise à distance par l’usage du système de discours rapporté, la maîtrise et l’inventivité formelle du narrateur affichent un démenti vigoureux aux théories du père de Tristram : loin d’être la tragédie programmée par les événements, le roman joue de l’accident, devenu principe formel de la narration, et signale à la fois la plasticité des formes vivantes ou artistiques, et la créativité du narrateur.

II. L’œuf ou le commencement commenté

L’image de l’œuf vient renforcer le lien déjà explicite entre génération et texte littéraire, et permet de proposer une première analyse de l’homologie entre esthétique et savoir du vivant ; elle est posée dès le quatrième chapitre, à travers une référence à Horace :

Veuillez donc m’excuser si je poursuis encore un tantinet dans le même mode, bien content, on le conçoit, d’avoir entamé mon histoire comme je l’ai fait, et de pouvoir la continuer en y relatant tout, comme dit Horace, ab Ovo. Horace, je le sais bien ne conseille pas de s’y prendre tout à fait à ma mode : mais cet homme de bien ne parle que du poème épique ou de la tragédie (je ne sais plus lequel) — et si c’est d’autre chose, j’en demande pardon à ce Monsieur Horace, — car pour accomplir l’œuvre dans quoi je me suis lancé, je ne me conformerai ni à ses canons, ni à ceux d’aucun auteur existant, ou qui eût jamais existé. (25-26)

La référence à Horace est parfaitement détournée : le passage où se trouve l’expression « ab ovo », soit depuis le commencement, est en contexte négatif dans l’Epître aux Pisons[5] : il s’agit de dire qu’Homère n’a pas fait commencer la guerre de Troie depuis la naissance d’Hélène, qui dans certaines versions de la légende, est issue de l’œuf de Léda fécondé par Zeus sous la forme d’un cygne. Sterne souligne également sa différence avec Horace puisque l’Epître aux Pisons s’ouvre sur le refus de l’hybridité, sur la nécessité de l’unité, de la belle composition. Sterne, de son côté, nous plonge bien, comme Homère, au cœur des événements, in medias res, dans le théâtre de la famille Shandy, par le biais des discours rapportés et en même temps dans la scène inaugurale qui décrit l’origine même du héros. Son texte est à la fois in medias res et ab ovo ; son œuvre est hybride, grâce au montage de théories du vivant variées, et en même temps unie par la vie même du héros, qu’il s’agit de traduire dans une forme. L’expression ab ovo, dans le contexte du XVIIIe siècle, peut enfin renvoyer aux théories de la préformation des ovistes, l’homoncule, dans cette tradition, provenant de la femme.

Si l’on renverse la proposition, comme le fait Sterne, l’expression ab ovo peut également rappeler la formule d’Harvey : « ex ovo omnia », que l’histoire des sciences tend aujourd’hui à considérer comme l’un des savants qui réintroduit clairement la doctrine de l’épigenèse (Duchesneau, 211 et suivantes). Dans la tradition d’Aristote, Harvey postule l’existence d’une cause formelle (vis plastica) et d’une « formation de l’embryon […] progressive[6]» (Duchesneau, 224). L’idée de la plasticité, du développement progressif, nous semble caractériser à la fois le développement du héros et la forme même du texte sternien ; l’image de l’œuf et son détournement, emblématise le rapport de la forme aux savoirs du vivant : il est question de déplacement, de mise en débat, de créativité contre la structuration fixiste proposée par le père de Tristram. Il est important de remarquer qu’on ne trouve, dans le texte de Sterne, aucune théorie du vivant qui serait considérée comme la seule valable. Walter Shandy lui-même est caractérisé par sa tendance à agréger diverses lectures et à produire une synthèse personnelle à partir de théories existantes. L’enjeu semble donc se déplacer des contenus du savoir à leur mode d’insertion dans la fiction, aux jeux qu’ils permettent, c’est-à-dire à la capacité qu’à le narrateur de les mettre en forme, de les convertir en principe poétique, afin que la plasticité ou la liberté même de l’être humain puisse trouver sa place, face aux systèmes philosophiques ou scientifiques.

III. Contre les systèmes 

La diversité des savoirs convoqués et leur insertion dans le texte interdit en effet de lire systématiquement le roman. Il s’agit bien moins de trancher en faveur de la préformation ou de l’épigenèse que de jouer des deux systèmes. L’analogie entre l’esthétique et les savoirs du vivant, et plus largement le principe analogique est toujours instable, comme le montre cette tentative de définition de l’allégorie en général :

 On entend par Analogie, répondit mon père, certain rapport ou concordance qui s’établit entre les diverses — Mon père n’acheva point : un furieux coup de marteau frappé contre la porte brisa net sa définition […] — broyant du même coup, à peine sortie du ventre maternel, la tête du plus remarquable, du plus étrange laïus qui eût jamais été engendré dans les entrailles de la pensée spéculative…. (159)

Encore une fois, un accident vient briser la tentation théoricienne de Walter Shandy et rend impossible la définition même de ce qui fonde le roman. L’analogie, jamais définie autrement que par ce ratage même de la définition, est bien la matrice qui permet de comprendre la circulation des savoirs en général dans le roman, et plus précisément des savoirs du vivant. La nature même de l’accident, le ratage de la naissance du héros, de l’accouchement, lient de façon particulièrement saisissante l’engendrement de la vie à l’engendrement de la pensée : l’auteur veille donc à ce qu’un libre espace de créativité soit préservé, face aux tentations systématisantes de son père. La pensée de la vie ne s’épuise dans aucun modèle proposé, ce qui permet à Sterne d’affirmer le dynamisme dans le champ même de la forme littéraire.

Cette façon de passer librement d’un savoir à un autre est particulièrement visible dans la grande perméabilité entre les modèles du vivant, et notamment dans l’usage des métaphores : Sterne a recours à la fois à ce qu’on a appelé le paradigme mécaniste, tout en soulignant la spécificité de la vie humaine, qui orienterait davantage la lecture vers le vitalisme. Cette labilité entre les différentes images résulte du contexte épistémologique : vers 1760, l’opposition entre ces deux manières de concevoir la vie n’est pas encore structurante pour tous les penseurs. Pour Judith Schlanger, c’est bien le romantisme qui a opposé fondamentalement la machine et l’être vivant[7]. Reste que, pour Sterne, le recours à des métaphores typiquement mécanistes (la machine ou la dynamique céleste) est toujours l’occasion de mieux comprendre la vie humaine[8].

IV. De la machine à l’homme

L’étude de la séquence suivante montre comment le texte sternien négocie le passage des métaphores mécanistes aux considérations sur la spécificité de la vie humaine, et interroge la forme du corps humain.

Prenez par exemple cette longue digression où le hasard vient de mon conduire, […] ; c’est là en vérité le nec plus ultra de l’art digressif ; […] ; en revanche, je prends constamment soin d’organiser (order) tout mon petit trafic de telle sorte que ma plus grosse affaire continue de tourner en mon absence. […]. C’est grâce à un astucieux procédé que la machinerie de mon ouvrage est unique en son genre ; ainsi, deux mouvements contraires y entrent en jeu et s’y concilient quand ils devraient, croit-on, s’y opposer. En un mot, mon ouvrage est digressif, mais aussi progressif, — et j’y insiste, il est les deux en même temps. Et ça, Monsieur, c’est une toute autre affaire que la combinaison de deux mouvements de la terre accomplissant sa rotation journalière autour de son axe et poursuivant en même temps sur son orbite elliptique une révolution qui détermine la durée de l’année et produit la diversité et la succession des saisons dont nous jouissons ; mais j’avoue que l’idée de mon mécanisme m’est peut-être venue de là. (113-114)

Les termes « mécanisme », « machinerie », la comparaison avec le modèle des planètes (Kepler et Newton), tendent à montrer que la dynamique même de l’ouvrage se fonde généralement sur le mouvement du monde et opère un transfert clair entre savoirs et principe poétique. Le narrateur souligne, avec humour, son savoir-faire, capable de rivaliser avec la mécanique céleste. Mais l’objet essentiel de l’œuvre de Sterne reste bien la saisie du fonctionnement de l’homme, de sa vie, de sa pensée, analysée comme l’unité fondamentale entre le corps et l’esprit, soumis tous deux à la vie, à la génération[9] et à la création. Ce passage prépare en effet une autre digression, « pure billevesée » (116), qui débute par une référence à Momus, dieu de la raillerie : « Supposons que l’idée de Momus ait triomphé, et que la poitrine de chaque homme soit aujourd’hui munie de cette petite fenêtre vitrée que notre grand maître de tous les critiques y voulaient placer pour corriger notre défaut de fabrication et mieux sonder nos cœurs et nos reins. » (116). Une telle vitre offrirait à un poste d’observation privilégiée :

qui occuperait ce poste d’observation idéal pourrait ainsi surprendre l’âme de cet homme dans le plus simple appareil, et, continuant de contempler sans gêne cette beauté nue comme un ver, — observer tous ses mouvements, — noter ses mécanismes apparents, percer les secrets de sa machinerie, déjouer les machinations, — voir naître ses vers coquins, suivre pas à pas la genèse de ses turlutaines, assister à la formation de ses papillons, et autres lubies butinantes et frivoles, de la génération des larves aux premiers rampements de la chenille, — épier ses trémoussements, ses ébats… (116-7)

La liaison avec la digression précédente apparaît peu à peu : le sème mécaniste est ici transféré au fonctionnement de l’homme, et plus précisément à la relation entre l’âme et le corps. Mais le motif de la génération réapparaît, appliqué cette fois à l’âme et à ses fantaisies. Cette fiction savoureuse, dans la pure tradition du learned wit[10],  est toutefois  impossible : « Nos esprits ne brillent point au travers de nos corps, mais se tiennent bien chaudement emmitouflés dans de sombres couvertures opaques de chair et de sang ; c’est-à-dire que si nous voulons découvrir ce qui fait leurs traits originaux, nous aurons tout intérêt à nous y prendre autrement » (118).

Il y a donc une spécificité de l’homme, et la nécessité de mettre en place une méthode spécifique pour saisir la singularité de chaque individu. Il ne s’agira plus, comme Walter, de suivre les étapes cruciales du développement (ce qui fournit le cadre même de la narration à Sterne) ; il s’agira bien plutôt d’analyser ce que Sterne appelle le « hobby-horse », c’est-à-dire les obsessions, les marottes de tout un chacun, qui toujours mettent en jeu à la fois l’âme et le corps des personnages. Le narrateur propose donc d’explorer :

le rapport exact qui unit l’homme à son DADA (hobby-horse) chéri ; certes, je ne saurais affirmer que l’homme agit sur le DADA et le DADA sur l’homme exactement à la manière dont l’âme agit sur le corps et le corps sur l’âme ; encore qu’il ne soit pas interdit de faire le rapprochement ; j’y verrais plutôt, quant à moi, quelque chose d’assez analogue à l’électrisation réciproque de deux corps, — laquelle commence ici à l’instant même où les parties déjà échauffées du cavalier entrent en contact avec le dos de son DADA adoré, puis se poursuit durant de longues parties de califourchon assorties de force frottements, jusqu’à ce que le corps entier de notre chevaucheur ait enfin reçu tout son soûl de substance dadaïque… (121)

Le rapport âme / corps et « dada » / homme est posé mais, comme toute analogie, est imparfait. La mention de l’électricité, que d’aucuns dans le second XVIIIe siècle associent au fluide universel permettant de comprendre tout à la fois la vie et la gravitation[11], mais également l’aspect extrêmement physique de la description des effets du hobby-horse, permettent de lier ces considérations sur le fonctionnement de la psyché humaine non seulement au corps, mais encore à la génération. La nature du hobby-horse renvoie au désir, à la sexualité, que le roman de Sterne ne cesse de mettre en avant, comme le principe qui engendre digression, pensée oblique et joyeuse équivoque. Là encore, à l’attitude de Walter Shandy qui a décidé de fixer le devoir conjugal le premier dimanche de chaque mois s’oppose celle du narrateur, qui ne cesse de cultiver le double sens. Le fonctionnement de l’esprit humain, celui en tout cas que défend Sterne, relève de la possibilité de la vie, de l’engendrement des formes, de la mise en débat des savoirs et de la digression, motivée par l’énergie du désir. Interroger l’esprit humain, c’est bien toujours penser ensemble l’esprit et le corps, la forme même de l’homme dont le hobby-horse assure la liaison. Le passage par les métaphores mécanistes reconduit donc à la saisie de la spécificité de l’être humain vivant et du mode de pensée, accidentel et plastique qui le caractérise : les savoirs du vivant sont donc, pour Sterne, moins les discours scientifiques qu’une posture narratoriale visant à transférer la vie dans la forme et dans la pensée.

V. Le conte de Slaw-kenbergius

Un passage de l’ouvrage permet, nous semble-t-il, de ressaisir tous ces enjeux : il s’agit du prétendu conte de Slaw-kenbergius, traduit par Jouvet conte de Grosscacadius. Tristram, à sa naissance, a le nez brisé par les forceps. Il s’ensuit de nombreuses considérations sur les nez, sujet dont Walter Shandy s’est saisi, partisan qu’il est de « la théorie physiognomoniste en matière de nez » pour Jacqueline Estenne (290). Bien entendu, le mot nez renvoie à autre chose, et les considérations sur la taille des nez dans la famille Shandy, ainsi que l’insistance du narrateur à dire que le nez n’est qu’un nez[12], laisse deviner de quoi il peut s’agir. Le conte de Slaw-kenbergius vient clore les passages sur le nez, et décrit l’arrivée d’un voyageur affublé d’un nez énorme, mettant toute la ville de Strasbourg en émoi. Tout un chacun débat sur la possibilité de l’existence d’un tel nez : nous retiendrons les débats des médecins et des naturalistes. S’agit-il d’un véritable nez ou d’un nez postiche ? Et les médecins de débattre : les premiers pensent qu’un tel nez à la naissance provoquerait l’accouchement avant terme, étant donné le poids dudit nez. D’autres essaient de répondre à la question : comment un tel nez est-il possible, et l’on retrouve ici les partisans de la préformation :

Si, firent-ils ressortir, il n’existait une provision appropriée de veines, artères, etc., pour fournir la nourriture nécessaire à un nez d’une telle dimension, dès l’apparition des tout premiers filaments fibreux et rudiments d’organes, lors de la formation du fœtus, avant qu’il ne vînt au monde […] ledit appendice ne saurait se développer et s’entretenir normalement par la suite. (382)

Les partisans de la plasticité des forces de la nature, que l’on peut rapprocher des tenants de l’épigenèse, s’opposent à une telle conception :

Les bonnets d’un autre parti apportèrent une réponse complète à cette difficulté, infirmant une telle conclusion par une dissertation dans les règles sur la faculté nutritive où étaient montrés les effets autrement considérables du nourrissement : l’extraordinaire allongement des conduits et vaisseaux qu’il était capable de produire…  (382-3).

Enfin, tout l’enjeu nous semble parfaitement résumé par les considérations des naturalistes :

Si [les naturalistes] réussirent à s’accommoder à l’amiable pour poser en principe qu’il existait un ajustement exact et géométriquement proportionné des divers organes aux diverses fins, usages et fonctions de l’organisme humain, et que cet ajustement ne saurait être transgressé que dans certaines limites — car, dirent-ils, si la nature s’amusait parfois à prendre des libertés — elle ne pouvait cependant se livrer à ses batifolages qu’à l’intérieur d’un certain cercle — jamais ils n’arrivèrent à s’accorder sur le diamètre dudit cercle. (384)

Quelle est donc le diamètre du cercle de la créativité de la nature ? Telle est en définitive la question centrale posée par Sterne. Ce diamètre de la créativité de la nature, que l’on peut appeler la vie, est le modèle même de la créativité de la forme littéraire. Les différents savoirs du vivant, de même que les métaphores « mécanistes », trouvent leur unité dans la façon dont elles servent, en définitive, à penser la forme même du roman, qui interroge fondamentalement ce qu’est un homme : corps et esprit, désir, forme plastique soumise à l’accident, au devenir, au changement et à la reconfiguration permanente de la forme. Les savoirs du vivant, la façon dont ils sont convoqués renvoient largement à la tradition sceptique, et mettent à distance les modèles théoriques trop figés, grâce au puissant ressort du comique. Le texte organise donc la mise en débat ludique de plusieurs attitudes face au savoir, et propose en pratique une théorie de la forme se nourrissant des accidents, hasards, événements du récit. Il s’agit en définitive de donner vie tout autant au sujet dont il est fait l’histoire qu’au roman lui-même, parcouru de fluides électriques, dadaïques, du wit, qui aura la postérité que l’on sait dans les écrits romantiques. Avant même que les grandes théories esthétiques proclament l’autonomie de l’art, on assiste, avec Sterne, à une redéfinition de la mimésis comme poïétique, qui redécouvre in fine la théorie de la forme aristotélicienne, puisque le mouvement de la nature ou de l’art (la techné) est au fondement même de la forme, qu’elle soit naturelle ou artistique. Comme l’écrit Lacoue-Labarthe, « la techné, [pour Aristote], mène à son terme ce que la phusis est incapable d’œuvrer ; d’autre part, elle imite » (24). Cette mimésis est « productive, c’est-à-dire une imitation de la phusis comme force productive ou, si l’on préfère comme poiesis. Et qui accomplit, comme telle, et mène à terme, finit la production naturelle ». C’est bien cette conception de l’art qui, au cours du XVIIIe siècle, reparaît, et dont Sterne est l’un des plus éminents représentants.

Ouvrages cités

Aristote, La Poétique, traduction de Pierre Somville, dans Œuvres, Paris, Gallimard, 2014.

Aristote, Œuvres complètes, De l’âme, Pierre Pellegrin (dir.), Paris, Flammarion, 2014.

Bakhtine M., Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978.

Bonnet C., Considérations sur les corps organisés, Amsterdam, 1762.

Canguilhem G., La connaissance de la vie, Paris, Hachette, 1952.

De la Caze L., Idée de l’homme physique et morale, Paris, Guérin – Delatour, 1755.

Duchesneau F., Les modèles du vivant de Descartes à Leibnitz, Paris, Vrin, 1998.

Estenne J., Médecins et médecine dans l’œuvre romanesque de Tobias Smollet et de Laurence Sterne 1748-1771, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1995.

Greenberg B. L., « Laurence Sterne and Chambers’ Cyclopaedia », in Modern Language Notes, n°69, décembre 1954, p. 560-2.

Harvey W., Exercitationes anatomicae de generatione animalium, Londres, 1651.

Jefferson D.-W., « Tristram Shandy and the Tradition of Learned Wit », in Essays in Criticism, n° 1, 1951, p. 225-48.

Lacoue-Labarthe P., L’imitation des modernes, Paris, Galilée, 1986.

Landa Louis A. “The Shandean Homunculus : The Background of Sterne’s ‘Little Gentleman’.” Restoration and Eighteenth-Century Literature : Essays in Honor of Alan Dugald McKillop. Chicago, U of Chicago P, 1963, p. 49-68.

Petitot J., Morphologie et esthétique, Paris, Maisonneuve & Larose, 2004.

Pigeaud J., L’Art et le vivant, Paris, Gallimard, 1995.

Porter R., “« The Secrets of Generation Display’d »: Aristotle’s Master-piece” in ’Tis Nature’s Fault : Unauthorized Sexuality during the Enlightenment, Robert P. Maccubbin (ed.), Cambridge, Cambridge UP, 1997, p. 1-21.

Rancière J., Le partage du sensible, esthétique et politique, Paris, La fabrique-éditions, 2000.

Roger J., Les sciences de la vie dans la pensée française au XVIIIe siècle. La génération des animaux de Descartes à l’Encyclopédie [1963], Paris, Albin Michel, 1993.

Schlanger J., Les Métaphores de l’organisme, Paris, Vrin, 1971.

Stephanson R., « Tristram Shandy and the Art of Conception », in Vital Matters : Eighteenth-Century Views of Conception, Life, and Death, Helen Deutsch and Mary Terrall (ed.), Toronto, University of Toronto Press, 2012, p. 93-108.

Sterne L., La vie et les opinions de Tristram Shandy, traduction de Guy Jouvet, éditions Tristram, 2004.

 

 

 

 

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XVII

 

 


[1] Pour des études complètes de cette question, nous renvoyons aux articles de  Louis A. Landa et Ray Porter et à l’ouvrage de Jacques Roger, cités à la fin de l’article.
[2] Sur ce point, voir l’article « Generation » de la Cyclopaedia de Chambers (1728). Pour l’influence de Chambers sur Sterne, voir l’article de Bernard L. Greenberg.
[3] Charles Bonnet est partisan de la théorie de l’emboîtement des germes, et la notion d’accident lui permet, à ce titre, d’exonérer dieu de l’imperfection des formes monstrueuses.
[4] On peut renvoyer à ce propos aux analyses de Bakhtine, qui s’appuie largement dans Esthétique et théorie du roman sur l’exemple de Tristram Shandy.
[5] Voir les vers 146-149 de l’Art poétique d’Horace : Nec reditum Diomedis ab interitu Meleagri, / Nec gemino bellum Trojanum orditur ab ovo. / Semper ad eventum festinat, et in medias res, / Non secus ac notas, auditorem rapit.
[6] Cette formule fournit une définition satisfaisante de la théorie l’épigenèse à l’époque. Sterne peut également avoir connaissance des théories de Maupertuis, Buffon, ou encore Wolff sur l’épigenèse.
[7] Voir  à ce propos Judith Schlanger (51) : « Le romantisme allemand a pour centre la notion d’organisme vivant : mais c’est qu’il a d’abord inventé la machine. Il s’est inventé l’adversaire. Jamais auparavant on avait conçu le mécanique comme l’abstrait, les morts, inerte, etc. » La revendication spécifique d’une méthode singulière pour penser les organismes vivants a été posée progressivement pendant le XVIIIe siècle, notamment par certains membres de l’école de médecine de Montpellier.
[8] Georges Canguilhem (108) voit dans le vitalisme avant tout une exigence : il s’agit de penser l’irréductibilité de la vie. Il propose également cette définition du vitaliste, qui nous semble particulièrement bien convenir à Sterne : « Un vitaliste, proposerions-nous, c’est un homme qui est induit à méditer sur les problèmes de la vie davantage par la contemplation d’un œuf que par le maniement d’un treuil ou d’un soufflet de forge ».
[9] Nous souscrivons tout à fait à l’analyse de Raymond Stephanson, lorsqu’il écrit : « Sterne’s is a complex approach, giving due weight to the new mechanical explanations of conception, (made humorously akin to clock winding), but whose figurative handling of mental conception as both an impotence and a redemptive, eroticized imaginative act is also meant to transcend the mere man-machine ».
[10] Le comique érudit. Sur ce sujet, voir  l’article de Douglas W. Jefferson.
[11] C’est le cas de Mesmer, mais bien avant lui, Louis de la Caze, en France écrit : « plusieurs Modernes ont déjà pensé que tous les effets qu’on a attribués jusqu’ici aux esprits animaux […], se déduisent beaucoup plus simplement et plus clairement des propriétés reconnues du fluide électrique, que de toutes les suppositions vagues qu’on avait été contraint de faire, pour établir la nature et les propriétés générales de ces esprits animaux  […]. D’ailleurs, l’idée de l’action des nerfs produite par l’effet constant d’un fluide éthérien, qui n’est peut-être que le fluide électrique, se trouve assez spécifiée dans la 24e des questions de Newton ». (78-9)
[12] « par le mot Nez, tant dans ce long chapitre des nez où il apparaît d’un bout à l’autre qu’à n’importe quel autre endroit de mon ouvrage où en pointe le bout —— par le mot nez, je l’affirme, j’entends Nez, ni plus ni moins » (329).

 

 

 

 

 

 

 

Mathieu Gonod
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