Résumé
Le récit 11 septembre, mon amour est ancré dans la catastrophe des attentats de 2001 : leur étant quasi concomitant, il a aussi été écrit in situ. C’est à une écriture du témoignage répondant à l’appel de l’Histoire que se livre Luc Lang. Les écrans omniprésents diffusant les « radiations CNN », à l’« abyssal pouvoir d’hypnose », font paradoxalement écran à la saisie de la catastrophe au sens où « la mort est partout mais elle n’épouse aucun corps ». Contre cette déréalisation de l’horreur, Lang se livre à une écriture sensible des attentats, à la fois au sens d’empathique et de sensorielle. Pour donner à éprouver cette « apocalypse moderne » sous toutes ses facettes, Lang choisit également une configuration narrative résolument polyphonique en donnant voix notamment aux victimes qui étaient à bord des avions. La catastrophe, rendue d’un point de vue immersif, est aussi appréhendée de manière sérielle. L’Histoire est traitée comme un palimpseste dont l’écrivain gratte la surface (l’actualité) pour révéler les catastrophes enfouies. Bien plus qu’une œuvre de circonstances, 11 septembre mon amour est un récit qui se propose de relire et de relier les catastrophes pour établir une « mélopée du souvenir » dépassant les clivages historiques et nationaux.
Abstract
Luc Lang’s 11 septembre, mon amour is rooted in the catastrophe of the 2001 attacks: written in situ, it is a testimony to the call of history. The omnipresent screens broadcasting « CNN radiation, » with its « abysmal power of hypnosis, paradoxically mask the catastrophe in the sense that « death is everywhere, and yet embraces no body. » Against this derealization of horror, Lang writes an account of the attacks which relies on sensory experience to foster empathy. To allow readers to experience this « modern apocalypse » in all its facets, Lang also opts for a resolutely polyphonic narrative configuration, giving voice to the victims aboard the planes. The catastrophe, represented from an immersive point of view, is apprehended serially. History is treated like a palimpsest whose surface – current events – the writer scratches off to reveal buried disasters. Much more than a work of circumstance, 11 septembre, mon amour is a narrative which sets out to reread and link disasters to establish a « threnody of remembrance » transcending historical and national divides.
Luc Lang a commencé l’écriture de 11 septembre, mon amour en septembre 2001, alors qu’il était en voyage aux États-Unis. Témoin du séisme psychologique et idéologique engendré par les attentats de New York – « J’ai tout vu ce 11 septembre. J’étais là. » (241) –, il se sent une responsabilité à témoigner de cette catastrophe[1] en tant qu’écrivain, ce qu’il explicite et met en acte en s’attelant à la rédaction de ce récit, de manière quasi concomitante aux attentats. Devenu par la force des choses « écrivain de l’actualité immédiate » (248), il déclare : « Ce 11 septembre est encore à peine un événement historique mais la technologie a permis que ce soit déjà une injonction pour la littérature. » (246)
Ainsi, le récit s’écrit largement au présent d’énonciation donnant même parfois l’impression d’un présent de reportage[2] qui s’attache à rappeler sans cesse la stupéfaction face à la situation. De fait, les attentats du 11 septembre furent qualifiés à chaud, par bon nombre d’historiens, d’événement historique, étiquetage résultant de la perception d’une catastrophe véritablement inédite, perçue comme telle pour plusieurs raisons. Tout d’abord et au plus près du sens premier du terme, c’est-à-dire dans son sens dramaturgique de « tournant », cet événement marque pour certains le véritable commencement du XXIème siècle : « Le 11 septembre apparaît comme l’événement cristallisateur de ce que l’on pourrait nommer la grande peur du 21e siècle : celle de subir un jour par surprise un terrorisme de destruction massive. » (Sémelin, 22) Elle est également d’une singularité tragique sur le plan humain car ce sont les attaques du 11 septembre qui ont fait le plus de victimes dans l’histoire du terrorisme international, mais aussi sur le plan technologique car il s’agit d’une catastrophe advenue « en direct ». Pour J. Sémelin, le 11 septembre offre à cet égard un « cas d’école exceptionnel », « la quintessence même d’une stratégie terroriste du point de vue de sa répercussion médiatique : ce moment unique où le temps du meurtre de masse fusionne avec l’instantanéité de sa diffusion internationale » (22). En effet, le téléspectateur voit le deuxième avion percuter sa cible en temps réel, « autrement dit, il assiste bel et bien à un massacre en direct » (22) – ce qui fut le cas de près du tiers de la population mondiale.
Cette catastrophe, caractérisée conjointement par une immédiateté (« en direct ») et une médiateté (celle des écrans), pose le problème de sa représentation pour Lang, qui en appelle à une « éthique de l’image » (116). Il déplore en effet une exposition démesurée de la catastrophe (surreprésentation avec les images télévisuelles en boucle), laquelle conduit à une exposition exorbitante des téléspectateurs à la catastrophe. Les téléspectateurs du monde entier furent les « témoins irradiés » (102), « médusés, offerts sans résistance [pendant des heures] aux radiations électriques » (111) de CNN : « Sommes anatomiquement peu armés pour réceptionner la multiplication des temps réels. L’écran enfle, boursoufle, prolifère, se multiplie, le regard erre, les tympans saturent, le cerveau s’absente. » (106) Cette exposition immodérée suggérée par les métaphores morbides l’est enfin au sens photographique du terme : l’exposition excessive à la lumière des écrans télévisuels conduit à une surexposition de la catastrophe, un trop-plein de lumière qui tend à masquer certains détails et à déréaliser l’événement.
Nous nous proposons de montrer dans le présent article comment l’écriture tente de révéler ces défauts dans la représentation de la catastrophe et, d’un point de vie symbolique, d’atténuer ses effets entropiques.
I. La catastrophe en scène(s) et l’accès à ses coulisses
La description de ce que Luc Lang appelle à de multiples reprises l’« apocalypse moderne » (236) court sur des dizaines de pages :
Il y a la tour haute et blanche qui fume, des volutes noires et grises qui s’élèvent dans le ciel azur, il y a un pompier au premier plan qui a ôté son casque […] les ruissellements gras de kérosène, les gravats, l’obscurité […]. Oui, et l’on entend le vrombissement croissant des moteurs qui couvre progressivement la voix du pompier […] (99)
Les présentatifs existentiels « il y a » font advenir la catastrophe dans le champ de vision, saisie en cours par de nombreux termes d’aspect continuatif – « progressivement », « croissant » – lesquels orchestrent un effet de ralenti. La juxtaposition des noms d’action – « ruissellements », « vrombissement »… – affiche un recensement des manifestations des attentats, participant d’une écriture phénoménologique. Y concourt aussi la dimension polysensorielle de la description : tactile (« gras »), visuelle (« noires », « grises »), sonore (« vrombissement », « voix ») répercutée tout au long de l’extrait par l’allitération en [ɑ̃]. L’hypotypose[3] et son effet de ralenti sont aussi obtenus par l’usage du présent de commentaire simultané, attestant la présence d’un foyer de perception (explicité par « l’on entend » dans l’extrait ci-dessus) : « d’abord le nez du 767 qui pénètre la façade, une demi-seconde, le fuselage, une seconde et demie, les ailes qui agrandissent la plaie, une seconde, la fin du fuselage, une demi-seconde. » (100) L’écriture se fait chronophotographique qui, par juxtaposition et insertion de propositions chronométrantes, œuvre à une décomposition chronologique. Ces scansions du temps viennent interrompre la linéarité phrastique, créant autant de prises de vue tout en donnant l’impression d’exacte simultanéité avec « CNN [qui] décompose le mouvement image par image » pour « donner forme et durée à l’événement » (100). La phrase de Lang semble ainsi épouser son objet.
La catastrophe est donc aussi représentée au sens où elle est appréhendée à travers une représentation : ce sont les images telles que CNN les retransmet en boucle que Luc Lang décrit, se livrant donc à une « ekphrasis filmique » (Tamanini, 2008) ainsi que le confirme l’abondant lexique de la description cinématographique : « autre cadrage » (100) « au premier plan » (98), « champ de la caméra » (99), « nouveau plan » (100) qui sont autant d’organisateurs textuels et visuels hiérarchisant la description. Par ce choix explicite de l’ekphrasis – la description[4] de l’écran retransmettant les images des attentats – supplantant l’hypotypose – la description directe de ceux-ci – le récit offre moins le récit de l’événement que celui du traitement de l’événement[5] (Capone, 108) et témoigne de cette « puissance de la technique telle, qu’elle devient médiation totalitaire de toute perception du monde à l’échelle planétaire », selon les mots de Luc Lang dans son article « Contemporain générique » (191).
Cette catastrophe est re-présentée en ce que c’est déjà une catastrophe en elle-même redoublée, tragiquement gémellaire : « Puis ça recommence […] l’avion vient de s’engloutir dans la Tour jumelle […] c’est le même vacarme, la même dispersion des matériaux pulvérisés » (236). De plus, elle est décuplée par l’enchâssement de la réception de la catastrophe, par sa mise en abyme :
il [le pompier] lève la tête, le fuselage et les ailes d’un Boeing argenté effacent le ciel, l’avion s’éloigne droit vers les Twin Towers, il disparaît dans la façade de la tour sud, et ce n’est pas un cri, plutôt un gémissement, une douleur, le pompier qui lâche : oh ! shit ! parce qu’il a compris, et nous avec lui, que ce n’était pas un accident, mais un acte délibéré […] (99)
Le pompier est ce spectateur en abyme de la catastrophe survenant « en direct », spectateur soumis aux émotions par excellence du spectacle tragique que sont la terreur et la pitié. Cette représentation spéculaire de la catastrophe la fait irradier en même temps qu’elle témoigne d’une communion dans l’effroi (« et nous avec lui ») rappelant l’une des caractéristiques de cette catastrophe, qui est l’« énorme émotion publique enchâssée dans l’événement lui-même » (Sémelin, 22). Enfin, cette catastrophe est encore décuplée par CNN et sa grande « boucle hertzienne » (Lang, 104), où la circularité de la vidéo est constante : à peine la vision des tours effondrées passées, « Et ça recommence, les tours jumelles sont à nouveau debout dans le soleil et le ciel bleu » (239) à la façon d’un disque rayé. Les marqueurs de la réitération saturent la description, qu’ils soient préfixaux – « l’image […] revient » (100), « la boucle CNN se recompose » (110), « recommence » (239), « le pompier réapparaît » (102) –, lexicaux – « en reprise » (102), « à nouveau » (239), « une autre boucle » (239) – ou encore grammaticaux, tel l’adjectif indéfini « même » scandant la phrase comme les images martèlent les esprits : « C’est la même facture, ce sont les mêmes plans, les mêmes cadrages, les mêmes points de vue […] Ce sont les mêmes bruits […] ce sont les mêmes mouvements de foule […] » (111).
Ces réduplications informent le récit lui-même en ce qu’elles le soumettent à un autre rythme narratif que celui du récit de voyage initialement prévu. En effet, le narrateur rappelle à plusieurs reprises qu’il s’agissait pour lui de partir à la découverte des réserves amérindiennes du nord-ouest du pays. De fait, certains passages font apparaître cette logique diariste, qui conjugue, au présent comme un journal de bord, avancées chronologiques et avancées spatiales : « je quitte la zone résidentielle de Polson, et remonte le lac par la rive est » (44), « sommes mercredi » (140), « ce dimanche 16 septembre 2001 » (231). Mais ce temps linéaire marqué par ces datations, est perturbé à de multiples reprises par le retour cyclique du 11 septembre : le récit s’ouvre sur le 11 septembre, puis à la page 87, nous pouvons de nouveau lire : « sommes le 11 septembre » et quarante pages plus loin, page 127, « nous sommes le 11 septembre ». Ces analepses et « le mode répétitif » – un événement unique est raconté plusieurs fois (Genette, 146) – constituent la traduction narrative du temps subjectif du trauma. En effet, le sujet qui en est victime subit des « reviviscences de l’événement traumatique » et se trouve « figé dans le temps du trauma » (Tordjman, 287), ce que figurent, au plan structurel, les multiples perturbations de la progression narrative.
Ainsi, les séquelles de la catastrophe détournent l’auteur de son récit viatique initialement prévu[6] : « la rencontre fut manquée parce qu’on est tous venus buter sur la seule réalité qui recouvre ces jours de la puissance de ses images et de leur glose. » (Lang, 11 septembre, 165) Le regard de l’auteur, près de dix années après la publication de ce récit, consacre cette perception, d’un « silence, d’un ratage et d’une espèce de deuil » (Lang, « Contemporain générique », 195).
De fait, cette « inconcevable fin du monde » (Lang, 11 septembre, 103) entraîne la déroute – au sens de changement de cap paniqué mais aussi d’échec – de l’itinéraire littéraire programmé, soumettant alors le récit à une instabilité générique :
11 septembre mon amour où se mêlent toutes sortes de formes narratives : roman, road-story, récit ethnologique, politique, géographique, autobiographique, hagiographique, oraison des morts civils… se dessine comme l’écriture et l’aveu d’une immense perte et d’une désappropriation sans doute irréparable. (Lang, « Contemporain générique », 195)
La catastrophe menace sa parole même, provoquant un évidement de celle-ci : « Mon histoire est parcellaire, plate et vide, ma voix est absente, monocorde » (Lang, 11 septembre, 165). Le verbe semble ici ne pouvoir se multiplier qu’en disant son inanité, ses carences, par juxtaposition de lexèmes de sens négatif. Le chaos entraîné par la catastrophe est ainsi donné à éprouver à même la syntaxe, allant parfois jusqu’à entraîner la disparition du sujet grammatical : « Ne détiens aucune réponse » (109), « Suis juste occupé, comme on le dit d’un pays envahi » (148), suggérant par-là l’ébranlement du sujet contemporain à la catastrophe. Les noms nus (c’est-à-dire employés sans déterminant) abondent, juxtaposés, tels les débris lexicaux d’une parole déliée par le souffle de la catastrophe : « Éparpillement aérien de corps et de débris, nuages de feu et de poussières, la tour sud s’effondre, panique, course éperdue, vociférations, l’autre tour s’affaisse. » (241)
Ailleurs, la parole se meut en bruit, avec la scansion d’un style télégraphique et interjectif :
Vol 11 décollé de Boston percute la tour nord, vlan ! au quatre-vingt-quinzième étage, il est 8h45 ; vol 175 décollé de Boston percute la tour sud, bang ! […] la dernière boucle new-yorkaise n’a pas le temps de se dérouler, le pompier de dire bonjour, paf ! un insert vidéo surgit sur le premier quart haut de l’écran (105).
Les onomatopées (vlan, bang, paf) sonnent comme des déflagrations lexicales sous l’effet d’une saturation de signes qui menace l’accès au sens : « les gens […] interdits de mouvements […] interdits de comprendre, d’identifier même le phénomène qui s’épanouit devant leurs yeux » (103). La répétition visuelle finit par engendrer un sentiment d’irréalité face à la catastrophe selon un fonctionnement décrit par J. Baudrillard (2001) : « Le rôle de l’image est hautement ambigu. Car en même temps qu’elle exalte l’événement, elle le prend en otage. Elle joue comme multiplication à l’infini, et en même temps comme diversion et neutralisation. » La déréalisation de cet « événement-image » (Baudrillard, 2001) est suggérée sous la plume de Luc Lang de plusieurs manières. Tout d’abord, par une esthétisation de celui-ci. Ainsi que le rappelle C. Gluck, les Twin Towers sont « deux icônes [qui] ont commencé par être des formes graphiques » (137). Luc Lang, quand il se livre à leur description – « vision de carte postale, avec la baie d’Hudson dans le lointain » (11 septembre, 100) – fait le même constat en évoquant un cliché aussi bien au sens d’« image » que de « stéréotype ». En outre, cette esthétisation est filée par un rapprochement intermédial : « Ils se suicident pour ne pas mourir […]. Je pense à cette lancinante sérigraphie de Warhol : Suicide, d’une personne dans la posture équilibrée du saut, entre le ciel et la terre, le long de la verticale d’un building. » (112) Dès lors, la représentation de la catastrophe l’est aussi au sens artistique du terme, qui fait passer de la vue à une vision métaphorique. Lang évoque, à propos des victimes sautant de la tour en feu, des « virgules qui glissent le long des façades », « je vois une page d’écriture dont la ponctuation tomberait en bas de la page » (112), orchestrant le passage de l’image à l’imaginaire scriptural.
Enfin, le sentiment d’irréalité face à la catastrophe est consacré par la ressemblance avec la fiction[7] :
Ce mouvement, image par image, est aussi là pour nous permettre d’apprécier toute l’ampleur du gigantesque spectacle dans un ralenti dont Hollywood use et abuse dans ses films catastrophes. (101)
[…] même facture, même cadrages, les mêmes points de vue […] Ce sont les mêmes bruits : appels, clameurs, sirènes d’urgence urbaine. Ce sont les mêmes mouvements de foule qu’un fléau poursuit […] (111)
L’omniprésence de l’indéfini de l’identité même dit la conformité absolue au modèle du genre, rappelant les propos de J. Sémelin qui souligne l’« effet esthétique quasi cinématographique de l’effondrement des tours » (22). Et paradoxalement, le seul indice signalant que ces scènes sont bien réelles est une carence, une absence de certains signes. Nulle exhibition des victimes à l’inverse de la pratique des films catastrophes :
Grâce à ce manque, ce silence et cet aveuglement portés sur les corps des victimes, nous pressentons que ces images de désastre ne sont peut-être pas, cette fois, des images de studio (113)
la mort est partout mais elle n’épouse aucun corps (111)
la mort jamais ne s’incarne (112)
Le trop-plein visuel cache un vide – « c’est ce manque qui vient creuser les images » (111) – que le verbe de Luc Lang s’efforce de combler, remédiant par là à la désincarnation des images. Pour donner à voir et à éprouver la catastrophe, il déploie une écriture sensible.
II. Une écriture sensible de la catastrophe
Luc Lang propose une écriture en contrepoint, une écriture sensible (au double sens de « sensorielle » et d’« empathique ») de la mort, pour lutter contre « la caméra [qui] nous éloigne de l’image et du bruit de la mort » (112), contre un écran aseptisant. Quittant à ce moment-là l’ekphrasis – la description du filtre télévisuel –, il opte pour une écriture littéralement sans filtre en se livrant à une hypotypose, exploitée comme une résistance stylistique à cette désincarnation, à cette euphémisation de la mort :
Nous savons pourtant que ceux qui sautent font un bruit de bombe, qu’ils composent une suite ininterrompue d’explosions quand ils s’écrasent au sol, vrillant de douleur stupéfiée les tympans des pompiers déjà sur place. Nous savons que leurs corps éclatés, parfois en feu, jonchent la chaussée. Nous savons aussi qu’il y a des membres, des têtes, des pieds, des mains, partout alentour, la mort pleut du ciel en fragments d’hommes et de femmes vomis par la béance incandescente des tours. De cette horreur donc, qui écartèle et pulvérise, nous n’entendons ni ne voyons rien. (112-113)
La description, dantesque, des réalités physiques macabres est polysensorielle. L’écriture synesthétique alors déployée se fait le corollaire verbal du « kyste sensoriel »[8] (Tordjman, 289) développé par les personnes exposées à l’événement traumatique, « à partir d’une intégration sensorielle (stimuli visuels, sonores, olfactifs, tactiles, mais aussi gustatifs avec le goût de la poussière, ou encore kinesthésiques avec les mouvements chaotiques de la scène traumatique) » (Tordjman, 289). L’écriture de Lang livre alors le versant caché, l’innommable de la catastrophe, quittant par là le « sur-représenté » pour tenter de dire « l’irreprésentable » (Theval, 2010). Plus encore, la catastrophe semble aller jusqu’à informer la séquence textuelle : l’intégrité physique se dissout en méronymes (« membres », « têtes », « pieds ») dans une progression à thème éclaté à même de figurer l’éclatement des corps. Ce faisant, Luc Lang prend le contrepied des choix américains, en en soulevant le paradoxe : la patrie des films d’horreur, films catastrophe et même snuff movies n’a pas exhibé les photos des corps de ses victimes[9].
Le travail d’incarnation de la catastrophe passe aussi par la nomination des victimes. Le récit accueille un extrait du Mémorial du 11 septembre, qui court sur six pages et dont voici un extrait :
Mémorial du 11 septembre. Les prénoms et les noms (extrait à la lettre L)
Kathryn L.LaBorie, 44 ans, United Airlines, vol 175
Amarnauth Lachhman, 42 ans, World Trade Center
Andry LaCorte, 61 ans, World Trade Center
Ganesh K. Ladkat, 27 ans, World Trade Center
James P. Ladley, 27 ans, World Trade Center
[…] (31)
Ce sont quelque 250 noms qui apparaissent listés, rendant vi-lisible, de manière iconique, l’ampleur du désastre humain : le récit se fait monument au sens étymologique de « tombeau ».
L’écriture se fait également sensible, au sens d’empathique[10], en tentant d’embrasser différents vécus de la catastrophe. Outre celle du pompier, livrée par CNN et évoquée plus haut, l’ouvrage propose une reconstitution de la réception de la catastrophe par les proches des victimes. En effet, le récit s’ouvre sur l’irruption de la mort dans le quotidien des familles et amis qui ont été appelés une dernière fois par les passagers des avions qui allaient s’écraser sur les Twin Towers. Ce choix d’un incipit littéralement in medias res, qui voit les proches des victimes interrompus dans leurs activités ordinaires, reflète là encore, au plan de l’économie narrative, l’événement traumatique, en ce qu’il « vient faire effraction dans la vie psychique du sujet en y provoquant une rupture » (Tordjman, 289). L’auteur leur cède la parole en faisant surgir de toutes parts des discours directs libres :
Comprenez, j’étais à verser le lait dans le bol des enfants, on bavarde, on rit, le téléphone sonne…
[…]
Comprenez, j’étais à courir sur le trottoir de Preston Street, j’allais rater mon train, mais le mobile sonne et sonne, j’ai fini par répondre et…
Comprenez, j’étais au bureau, en fait dans une réunion d’experts, je ne voulais pas qu’on me dérange, on me dit : c’est très urgent, tu dois prendre la ligne… (Lang, 11 septembre, 15)
Ces discours directs éclatés (chaque « je » renvoyant à un locuteur différent) « ramène[nt] à la mémoire les circonstances du premier contact » avec la catastrophe (Legault, 3). Seule l’identité structurelle de ces extraits maintient l’unité textuelle, minée sinon par l’éclatement des expériences face au surgissement de l’événement. Cet événement est en effet disruptif par excellence, puisqu’il cause une fracture à la fois temporelle – « chacun avançait dans l’ordinaire de ces jours » (16) – et humaine – « quelque chose de grave qu’on a vécu séparément, et qui marque la frontière invisible d’un avant et d’un après » (163). Par ces changements de focalisations, il s’agit pour Luc Lang de rendre des expériences personnelles de la catastrophe, « envisagée[s] comme un événement d’échelle microscopique en réponse à un événement macroscopique » (Legault, 6). Ces anaphores (« Comprenez, j’étais… ») très nombreuses finissent par se donner comme un patron mémoriel et font, de fait, écho au motif du « Where were you when… ? » caractéristique de « la production post11 » (poésie, chanson, publicité…)[11]. Ce motif mémoriel « où étiez-vous quand… ? » fait songer à une inflexion du motif littéraire latin de déploration « ubi sunt » (« où sont passés ceux qui nous précédèrent ? »). Centré, lui, sur la spatialisation métaphorique des disparus (« sunt » renvoyant à la troisième personne du pluriel, personne de l’absence), il est l’inverse symétrique du « où étiez-vous quand… ? » qui appelle à décliner la position spatiale littérale du « je » (personne de la présence) lors de la disparition des êtres chers.
L’écriture de Lang tente également de reconstituer le pendant de la catastrophe du point de vue des victimes à bord des avions. C’est alors un tragique vécu de l’intérieur. L’auteur choisit d’expliquer (au sens étymologique de « déplier », « déployer ») les derniers instants de vie des victimes à bord des avions. 11 septembre mon amour s’ouvre paradoxalement sur la fin – tragique – des « reclus au ciel » dans ces avions funèbres, voués à une mort programmée, et dont il donne à entendre les ultima verba téléphoniques, variante moderne de la sombre résignation au sacrifice formulée par le célèbre « morituri te salutant » :
c’est l’heure, l’heure choisie par d’autres, que nous ne connaissons pas, pour mourir […] Je t’aime ma mère, mon amour, mon frère, mon enfant, je t’aime mon père, mon ami, ma sœur, mon enfant, je t’aime face à la mort qui vient, je t’aime parce qu’en cet instant je n’ai plus même le temps de dire ma peur, ma rage ni ma révolte, envers ces hommes qui me tuent, envers le sort, le hasard, le destin, qui ont décidé ce matin que je devais mourir. (14)
Puisque nous savons que la catastrophe a bien eu lieu et que les voyageurs avaient conscience de son caractère inéluctable, c’est ici la quintessence du tragique que dépeint Lang : conscience de la mort et impuissance, temps irrémédiable, « comme si, dans les téléphones portables, c’était déjà du point de vue de leur mort accomplie que nous les entendions nous parler (Lang, « Contemporain générique », 193), « le présent universel » (universellement partagé par les contemporains de la catastrophe) devenant même « présent éternel » (Lang, « Contemporain générique », 193). Au lecteur, quant à lui, il est donné d’éprouver cette même perspective posthume décrite par R. Barthes lorsque face à « la photo de [s]a mère enfant, [il] [s]e di[t] : elle va mourir » et « frémi[t], tel le psychotique de Winnicot, d’une catastrophe qui a déjà eu lieu » (Barthes, 792). Ce tragique, marqué par la lucidité face à l’inéluctabilité, est donné à entendre à travers la voix de ces personnes habitées par « la certitude de leur mort accomplie » (p. 245), un tragique tel qu’explicité par Anouilh dans Antigone :
on sait qu’il n’y a plus d’espoir, le sale espoir ; qu’on est pris, qu’on est enfin pris comme un rat, avec tout le ciel sur son dos, et qu’on n’a plus qu’à crier, — pas à gémir, non, pas à se plaindre, — à gueuler à pleine voix ce qu’on avait à dire, qu’on n’avait jamais dit et qu’on ne savait peut-être même pas encore. (54)
Ce sont ces soubresauts vocaux et vitaux que Luc Lang déploie dans un style fondamentalement polyphonique, voire symphonique : le récit est litanique, par ses répétitions, son organisation cyclique qui le rendent proche d’une composition musicale et par l’emploi massif de discours directs choraux, c’est-à-dire superposés avec cette énumération de destinataires, pour rendre compte de cette ultime forme de résistance qu’ont exercée ceux qui se savaient sur le point de mourir : celle de « se tenir ensemble par les mots » (13). En outre, ces mêmes paroles retentissent dans la dernière section intitulée « Épilogue amoureux » : « tu m’entends ? Je te serre dans mes bras, je t’aime. Nous ne nous verrons plus. » (247).
Par ces discours rapportés, non seulement Lang insère « ces voix d’au-delà de la mort » (247) dans son récit, mais par cet effet de bouclage au niveau structurel (en clôturant le récit comme il l’avait ouvert, sur ces voix), il les enserre aussi, faisant du récit un écrin contre l’oubli. Dès lors, l’écriture se donne comme prophylaxie contre les effets annihilants de la catastrophe et réalise ce qui retentit comme une injonction morale : « Ne doit-on pas donner sens et pérennité à ces voix civiles et désespérées, […] ? » (247) Le livre se veut sanctuaire verbal pour ces « voix d’outre-tombe » (245).
III. La catastrophe comme entrée dans les catacombes de l’Histoire
La lutte contre les effets néantisants de la catastrophe passe par une écriture essentiellement mémorielle, une lutte contre l’oubli des victimes des États-Unis aussi bien au sens passif (les victimes américaines) qu’au sens actif (les victimes qu’ont faites les États-Unis). Dès lors, il s’agit d’une écriture qui en réalité transcende les circonstances, en rappelant des violences oubliées ou passées sous silence, une écriture non pas de la mais des catastrophes. En effet, le titre, tout en incluant une mention calendaire (11 septembre) renvoyant par définition à un événement singulier, repose sur un écho intertextuel au titre du film d’Alain Resnais et livre de Marguerite Duras, Hiroshima mon amour, établissant par là un parallèle entre la catastrophe atomique japonaise de 1945 et les attentats terroristes de 2001. La raison en est explicitée dans le texte même, où l’auteur appelle à « reconsidérer l’horreur commise en août 1945 envers les populations civiles de Hiroshima, de Nagasaki » (151). Par là, Lang s’oppose à ce qu’il appelle « l’effacement de mémoire […] pratique et pratiquée » (151). Son écriture remémorante le fait s’inscrire à contre-courant des discours doxaux contemporains au 11 septembre, en proposant « un discours alternatif » (Capone, 109) fruit d’« un autre regard tout aussi légitime et cependant critique » (Capone, 111), rappelant que la victime d’aujourd’hui est le bourreau d’hier.
Ce changement de point de vue est matérialisé par l’instabilité de registres de ce « Texte-Gorgone » (Capone, 118), à même de dire le désarroi du scripteur. Le registre pathétique voisine avec toutes sortes de dégradations burlesques – désacralisation des autorités militaires et présidentielles notamment[12] – dans un récit où se déploie une ironie toute voltairienne[13] : « Que fait l’armée ? Hurry up ! Keep going ! […] Hop hop… elle charge joyeusement, elle pourfend, elle torture, elle viole, elle massacre » (83-84), avec des massacres de plus en plus « spectaculaires […] parce qu’on n’arrête pas le progrès » (85). L’ironie, déployée ici pour dénoncer toute l’absurdité des avancées technologiques de l’homme contre l’homme, surgit de la collision de deux énonciations, celle d’un énonciateur qui désigne bien le référent comme « un massacre » et celle d’un autre énonciateur qui salue le progrès. Le style se veut alors littéralement choquant au sens où il met en scène des chocs de registre :
[…] la winchester pouvait répéter le mot mort cinq ou sept fois avant de recharger ; jusqu’à l’apparition de la mitrailleuse, qui, elle, peut répéter la mort des centaines de fois au besoin, répétition obsessionnelle, compulsive et orgastique : tatatatatatatatata ! et neuf hommes-femmes-enfants, au choix, sont déjà à terre, les membres entremêlés, dans une mare de sang. Dame ! (49)
Parodique du registre laudatif des histoires des grandes découvertes avec notamment l’isotopie de l’efficacité (« peut », « pouvait », « déjà ») et la gradation numérale, la description se fait hyperbolique. La surenchère dans le plaisir entre en discordance avec la finalité mortifère des objets loués dans cette scène macabre vidée de tout tragique par une dimension ludique : l’onomatopée « tatatatatatatatata ! » pointe des soldats jouant aux cowboys. Cette ironie reposant sur les décalages contextuels et tonaux se retrouve dans les professions de foi armurières : « Saint Revolver, saint Fusil, sainte Mitrailleuse et saint Canon, qui nous permirent de vaincre ses peuples armés de lances, d’arcs, de tomahawks et de couteaux et qui nous permirent d’être au commencement du Nouveau Monde » (221)
Cette litanie dépeint une nouvelle genèse, tout ethnocentrique, et le décalage ironique ruine de l’intérieur toute idée de légitime défense américaine alors que se multiplient les crédos balistiques : « je crois en mon colt comme je crois en mon histoire, je crois en ma puissance de tir comme je crois en mes origines » (221). Ces discours de piété détournés sont mis au service du discours sans pitié de Lang pour dénoncer un cynisme américain : « Et comme je sais m’approprier les origines, toutes les origines, avec beaucoup d’humour et de perversité, j’ai baptisé Apache mes hélicoptères de combat high-tech ! Et Tomahawk mes missiles à moyenne et longue portée ! Ha ha ha ! de quoi s’éclater la rate de rire, non ? » (221)
Lang choisit cette « stratégie de démasquage [qui] vise à faire surgir la vérité en se servant des armes mêmes de l’adversaire » (Mercier-Leca, 18) pour réveiller les consciences pétrifiées par les images de la catastrophe. Par cette ironie qui, selon la formule de Jankélévitch, « forme société avec le scandale pour le mettre hors d’état de nuire »[14], il s’agit pour Luc Lang de « faire naître une compassion rétrospective pour d’autres populations civiles envers lesquelles les États-Unis furent les bourreaux » (149).
C’est bien en effet un contre-discours qui est donné à entendre, discours qui siphonne littéralement le discours officiel : « bla bla bla tragédie nationale, bla bla bla l’Amérique est grande, bla bla bla je suis là, bla bla bla God bless America » (105). Le discours présidentiel est vidé de l’intérieur pour en montrer la vanité aux sens multiples du terme : vain et vaniteux, il est fruit d’un psittacisme hégémonique – « le bushisme », « parole préenregistrée, en boucle », « métempsychose force 10 » (167) – débité par un président rebaptisé « Double V Bouche » (85). Dans un jeu de remotivation sémantique toute cratylique, le président double bouche est caricaturé comme une grande gueule bien nommée dont le pendant visuel est la lettre béante qu’est le V.
Face à une vision américaine hégémonique, verticale, est proposé un contre-modèle, qui est littéralement un horizon de l’œuvre, un modèle horizontal d’égalité proposé et mis en acte par une écriture qui est fondamentalement liante, qui dépasse les frontières aussi bien temporelles que nationales. En effet, le récit s’offre comme un « extrait » du livre des disparus du 11 septembre que l’auteur appelle de ses vœux, lequel s’accompagnerait d’un livre consacré aux victimes afghanes, qui ferait lui-même partie d’une bibliothèque mondiale, une bibliothèque des catastrophes humaines à laquelle Lang se plaît à rêver :
Cette bibliothèque serait tenue par des historiens, géographes, démographes et archivistes de chaque pays concerné, elle réunirait tous les livres de tous les noms de toutes les victimes civiles du XXème jusqu’à l’aube à peine esquissée et déjà ténébreuse du XXIème, ce serait une bibliothèque universelle de toutes les dispersions, disparitions, exterminations […] où chacun, sur les cinq continents, pourrait retrouver trace et inscription d’une mémoire intime et perdue […] (26)
Cette volonté d’établir une anthologie des catastrophes n’est pas sans rappeler la nécessité d’une « narrativité collective » (Tordjman, 290), démarche thérapeutique s’il en est :
La narrativité permet, grâce au langage verbal et au sens attribué, de se représenter l’impensable, d’accéder à une mentalisation et une symbolisation, de rétablir une continuité psychique par le déroulé d’une histoire nécessaire devant la brèche et la rupture causées par l’événement traumatique, de remettre en mouvement la pensée et de s’étayer sur l’autre (co-narration) et les autres (mémoire collective). Les autres vont apporter une contenance et replacer le sujet en tant que membre d’un groupe. (290)
Semblant entamer ce mouvement de reconstruction, Lang se livre à une écriture du recueil dans tous les sens du terme : évocation recueillant, rassemblant les victimes, mise en recueils (consignation de leur nom) et hommage, avec sa dimension commémorative. Avec le chapitre intitulé « LES NOMS » et composé de six pages déclinant l’état civil de près de 250 victimes, le récit lutte matériellement contre la damnatio memoriae, cette condamnation post-mortem à l’oubli. L’inscription, par la garantie mémorielle qu’elle offre, est donc déjà une forme de résistance, rappelant pleinement les propos de Claude Lanzmann, à propos du « Mur des noms » : « La nomination est la sépulture même ».
La démarche reliante de Luc Lang s’appuie sur une écriture qui est aussi fondamentalement relationnelle, ce qui se manifeste, au plan stylistique, par la prédilection pour les figures de rapprochement. Ainsi, de l’analogie, qui établit une comparaison proportionnelle : « Les chasseurs F16 et les hélicos lance-roquettes sont aux jets de pierres des Palestiniens ce que les mitrailleuses et les winchester étaient aux arcs et aux tomahawks des Indiens. En plus spectaculaire parce qu’on n’arrête pas le progrès. » (85) Ou bien de l’équivalence métaphorique lorsque l’auteur, parti « en pèlerinage, à la recherche des Indiens » (212), déplore « les réserves, qui sont autant de fins du monde » (52). Ou bien encore de l’interversion : « Être un Juif des hautes plaines du Dakota, être un Indien de Prague ou de Varsovie… […] précipités dans la même horreur. […] Indiens et Juifs peuvent, dans l’empathie et la compassion réciproque, échanger plumes et kippa […] » (54) Ou de la relation de consécution : « sorte d’immédiat corrélat de celui du 11 septembre, le livre des victimes civiles afghanes, disparues lors des bombardements « alliés » qui s’ensuivirent au cours de l’hiver 2001-2002. » (27)
Cette écriture de la souvenance ne craint pas d’ouvrir la boîte de Pandore des tragédies passées – « le pays le plus puissant du monde […] s’est édifié sur un génocide oublié » (25) – dans un processus stratigraphique au cours duquel l’auteur déterre les catastrophes enfouies. Les mises en relations vont jusqu’à constituer un art poétique autant qu’un code moral en prônant une écriture religieuse de la catastrophe, aux sens profanes des deux étymologies : relegere – Lang proposant bien de « relire » le passé – autant que religare – Lang souhaitant « relier » les victimes : « La compassion a cette vertu singulière de lier et de relier ceux qui sont en deuil et ceux qui l’ont été en acte et en mémoire. » (149)
Son écriture se donne comme lutte contre l’entropie générée par la catastrophe, dont il montre toute la force centrifuge et clivante : « Jamais encore la technique des images et des sons n’a de la sorte pu délier, défaire, éparpiller, atomiser la tragédie collective en l’addition sans fin de tragédies singulières. » (246) En contrepoint et résistance à cet éclatement généré par les ondes télévisuelles, la compassion s’offre comme un principe générateur de l’écriture puisqu’il s’agit de « se tenir ensemble par les mots » (14).
Face à ce que Pierre Nora a appelé un « événement monstre » (162) devenu, par ses retransmissions quasi instantanées, un « évènement-monde » (Sirinelli, 35), le récit offre ce qu’on pourrait appeler une « écriture-monde », dans sa volonté totalisante de recollections de catastrophes passées qui fait quitter à 11 septembre mon amour le domaine de l’œuvre de circonstance. Luc Lang se livre pleinement à une écriture de la catastrophe, au sens où l’entend M. Ribon : « démiurge, l’artiste ramasse les éléments et les images éparses d’un monde éclaté pour tenter de les sauver dans et par son monde à lui » (19). Et son monde à lui, selon ses propres mots, est l’« espace sonore d’une éthique » (Lang, 11 septembre, 247) dont le recueil vise à composer les premières mesures : « ces voix perdues, les écrire, afin que cesse, inconditionnellement, le massacre des Innocents » (247). Tombeau pour les victimes des catastrophes, le récit est aussi tourné vers l’avenir, par l’espoir d’une vertu prophylactique de l’écriture.
Ouvrages cités :
Anouilh J., Antigone, Paris, Éditions de la Table ronde, 1946.
Barthes R., « La Chambre claire » in Œuvres complètes, Tome V, Paris, Éditions du Seuil, 1995.
Baudrillard J., « L’esprit du terrorisme », Le Monde, 3 novembre 2001. En ligne : [https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2007/03/06/l-esprit-du-terrorisme-par-jean-baudrillard_879920_3382.html] (consulté le 19 juillet 2023)
Bouvet P., Direct, Paris, Éditions de l’Olivier, 2002.
Capone C., « Face au 11 septembre : trouver sa place », in Gianfranco Rubino (éd.), Écrire le présent, Paris, Armand Colin, 2013, p. 105-120.
Delage C., « Une censure intériorisée ? Les premières images des attentats du 11 septembre 2001 », Ethnologie française, (Vol. 36), 2006/1, p. 91-99. En ligne : [https://www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise-2006-1-page-91.htm] (Consulté le 24 mars 2024)
Fiat C., New York 2001, poésie au galop, Paris, Al Dante, 2002.
Fontanier P., Les Figures du discours, Paris, Flammarion, 1977.
Genette G., Figures III, Paris, Seuil, 1972.
Gluck C., « 11 Septembre. Guerre et télévision au XXIème siècle », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2003/1, p. 135-162.
Lang L., 11 septembre mon amour, Paris, Stock, 2003.
Lang L., « Contemporain générique », in Ruffel L., (éd.), Qu’est-ce que le contemporain ? Nantes, éditions Cécile Defaut, 2010, p.185-196.
Lanzmann C., « Pourquoi la donation du nom est primordiale », 9 octobre 2005. En ligne : [http://www.memorialdelashoah.org/wp-content/uploads/2018/07/claude-lanzmann-2005.pdf] (consulté le 24 mars 2024).
Legault J-F., « Où étiez-vous le 11 septembre 2001 ? », E-rea, (9.1), 2011. En ligne :
[http://journals.openedition.org/erea/2014] (consulté le 24 mars 2024)
Mercier-Leca F., L’ironie, Paris, Hachette Supérieur, 2003.
Nora P., « L’événement monstre », Communications, (n° 18), 1972, p. 162-172.
Ribon M., Esthétique de la catastrophe, éditions Kimé, Paris, 1999.
Sémelin J., « Le 11 septembre comme massacre. La rationalité délirante et la propagation de la peur », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, (n° 76), 2002/4, p. 15-24.
Sirinelli J-F., « L’événement-monde », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, (n° 76), 2002/4, p. 35-38.
Tamanini L., « Ekphrasis filmique et hypotypose cinématographique dans Outremonde de Don DeLillo », Loxias, (22), mis en ligne le 15 septembre 2008. En ligne :
[http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=2592] (consulté le 24 mars 2024)
Theval G., « “En face / d’événements / en face / des gens / et toujours la télévision / entre nous”. Le 11 septembre 2001 vu par deux poètes contemporains (Patrick Bouvet, Christophe Fiat) », TRANS-, 10 | 2010, En ligne : [http://journals.openedition.org/trans/382] (consulté le 24 mars 2024)
Tordjman S., « Du temps figé du trauma au temps de la mobilisation psychique », Perspectives Psy, 2019/4, 58, p. 287-292. En ligne : [https://www.cairn.info/revue-perspectives-psy-2019-4-page-287.html] (consulté le 24 mars 2024)
[1] Luc Lang témoigne en ce sens de « cette impulsion de dire […] récurrente dans tout le corpus des œuvres appartenant à l’imaginaire du 11 septembre », identifiée par J.-F. Legault : « chaque fois qu’un auteur prend la parole de façon autobiographique, c’est presque inévitablement pour nous fournir son “où étiez-vous [au moment de la catastrophe] ?” personnel » (Legault, 7).
[2] Le présent d’énonciation peut englober de manière plus ou moins large le moment actuel. Parmi ses emplois actuels les plus étroits, on trouve le présent dit de reportage ou de commentaire simultané lequel tend à réduire la coïncidence entre le procès sa mention. Il est par exemple utilisé pour les commentaires en direct d’événements sportifs.
[3] L’hypotypose est une figure de rhétorique, qui « peint les choses d’une manière si vive et si énergique qu’elle les met en quelque sorte sous les yeux, et fait d’un récit ou d’une description, une image, un tableau, ou même une scène vivante. » (Fontanier, 390).
[4] L’ekphrasis désigne, au sens strict, la description d’une œuvre d’art.
[5] Nombreux sont les points communs de 11 septembre mon amour avec les recueils poétiques Direct de Patrick Bouvet et New York 2001 de Christophe Fiat, au rang desquels le traitement médiatique de l’événement :
« nous sommes devant
une télévision
bourrée d’avions
nous sommes devant
un impressionnant ballet
d’images […]
nous sommes devant
un impressionnant ballet
d’événements. » (Bouvet, 25, 38-40) Sur ces deux recueils, on se reportera à l’étude très approfondie de Gaëlle Theval (2010).
[6] Luc Lang peut ainsi affirmer, en reconsidérant son récit près d’une décennie plus tard : « je ne me réveille pas à Browning, nous nous réveillons dans le 11 septembre […]. Je ne me réveille pas dans un lieu mais dans une date » : (« Contemporain générique », 188). L’effacement de la spatialité au profit de la temporalité, conduit Luc Lang à parler d’« immobilité triste » (189), une des conséquences du trauma étant le figement psychique du sujet.
[7] Là encore, on retrouve abondamment cet écho à la fictionnalisation de l’événement chez Christophe Fiat :
« en 2001 les crashes
des quatre avions
sont un scénario catastrophe
qui fait peur à hollywood
qui est une usine à rêves » (Fiat, 12)
[8] Les motifs récurrents dans l’œuvre tels que les armes, les avions, ou les tours (Capone, 116) sont autant de stigmates thématiques de ce « kyste sensoriel » qui habite le sujet contemporain de la catastrophe.
[9] Luc Lang évoque un choix stratégique (« on n’expose pas ses propres victimes d’un acte de guerre au regard satisfait de l’ennemi », 116) et en parle comme d’une « louable décision » (116) américaine. Sur la question de cette censure, voir Delage C., « Une censure intériorisée ? Les premières images des attentats du 11 septembre 2001 », Ethnologie française, (Vol. 36), 2006/1, p. 91-99. En ligne : [https://www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise-2006-1-page-91.htm.]
[10] Notons que la compassion de Luc Lang se révèle aussi, de manière symbolique, dans le choix de la retranscription des noms de victimes. En effet, comme l’a montré C. Capone, il « s’identifie pleinement à elles lorsqu’il choisit à la lettre L – comme Luc et comme Lang – la liste qu’il fait figurer dans la partie des “noms”, liste qui comporte d’ailleurs deux homonymes […], l’empathie semble telle que son propre prénom se confond aux listes de victimes » (112).
[11] Sur cette « production post11 » et le motif du « where were you when… ? », voir J.-F. Legault, « Où étiez-vous le 11 septembre 2001 ? » (2011).
[12] Que l’on songe par exemple à la comparaison génitale et ordurière du couvre-chef emblématique du GI, devenue « casquette tête de bite » (153).
[13] Le passage s’inscrit dans le sillage du fameux éloge de la guerre fait par Voltaire dans Candide (chapitre III).
[14] Cité par F. Mercier-Leca, 18.