6 – Photographies de ruines récentes : hantise et fascination de la catastrophe

Résumé

Cet article analyse des photographies de ruines récentes qui suscitent aujourd’hui l’engouement. Les prises de vue, en reprenant certains éléments de l’esthétique romantique, soulignent l’aspect pittoresque des vestiges. Mais l’engouement qu’elles suscitent tient aussi à une paradoxale fascination pour la catastrophe. En effet, les images séparent les vestiges de leur contexte et les éloignent de leur histoire. Cette distance permet un réinvestissement imaginaire du passé. Les ruines paraissent appartenir à une époque indéterminée. Indépendamment de la cause réelle de leur abandon, elles semblent procéder d’un évènement catastrophique soudain dont la nature et les ans travaillent à estomper les marques. Elles évoquent à la fois le déclin des utopies et les ruines hypothétiques de notre futur mis en péril par un désastre écologique de plus en plus redouté. Est sans doute éprouvée face à ces images une forme de nostalgie d’un temps où l’on semblait rêver plus facilement l’avenir.

Abstract

This article analyzes photographs of recent ruins which are representative of a certain trend. The shots, which draw on certain elements of Romantic aesthetics, emphasize the picturesque aspect of the ruins. Yet, the enthusiasm they generate also stems from a paradoxical fascination with disaster. Indeed, the images dissociate the ruins from their context and history. The distance this creates allows for an imaginary reinvestment in the past. Even though they are the manifestations of a recent past, they seem to belong to an indeterminate era. Regardless of the actual causes that led to buildings and places being abandoned, the resulting ruins seem to be the consequence of a sudden catastrophic event, the marks of which nature and time are working to blur. They evoke both the decline of utopias and the hypothetical ruins of our future, imperiled by an increasingly feared ecological disaster. These photographs undoubtedly evoke a kind of nostalgia for a time when it seemed easier to dream the future.


Depuis quelques décennies se généralise un engouement pour les représentations de ruines d’un genre nouveau. Il ne s’agit plus seulement d’admirer les vestiges qui intéressaient les romantiques mais aussi des structures relativement récentes, dont la dégradation est plus rapide. Habitations croulantes, théâtres abandonnés, usines désaffectées et autres friches industrielles sont abondamment photographiés par des artistes autant que par des amateurs. Est apparue ainsi la mode de l’exploration urbaine, appelée « urbex » (de l’anglais « urban exploration »), consistant à visiter toutes sortes de bâtiments abandonnés et, le plus souvent, à les photographier pour en diffuser les images sur des sites internet consacrés ou sur les réseaux sociaux.

Les « urbexeurs » Romain Veillon, ou Raphaël Lopez (du couple Urbex Session), voyagent en quête de lieux abandonnés. Ils sont retournés sur la zone d’exclusion de Tchernobyl. Emblématique de l’urbex, ce lieu est devenu une destination touristique insolite. Des photographes comme Laurent Michelot ou encore David McMillan s’y sont également rendus. Henk Van Rensbergen, Thomas Jorion, Kevin Bauman ou le duo Yves Marchand et Romain Meffre se concentrent, pour leur part, sur l’enregistrement de bâtiments dont la dégradation naturelle fait suite à un abandon aux causes plus processuelles (image 1). À Détroit, les nombreuses constructions délaissées procèdent de l’effondrement d’une économie reposant sur l’industrie automobile et secouée de fortes tensions raciales, tandis que l’île japonaise d’Hashima, surnommée « Gunkanjima » (« navire de guerre » en japonais) en raison de sa forme, est à l’abandon depuis le déclin de l’industrie minière. Sont aussi représentées les ruines des constructions soviétiques spectaculaires comme le monument de Bouzloudja en Bulgarie ou, plus modestes, comme les arrêts de bus enregistrés par Christopher Herwing dans Soviet Bus Stops (2015).

Figure 1 : « Packard Motor Plant », série The Ruins of Detroit, 2005-2010. ©Yves Marchand et Romain Meffre, avec l’aimable autorisation des auteurs.

Cette tendance photographique prend un sens particulier à l’époque où les débats sur l’anthropocène révèlent un bouleversement de notre rapport au temps et à l’histoire. Il s’agira de réfléchir à la façon dont les images écartent les causes et le contexte qui singularisent les vestiges récents, pour atteindre une portée plus générale traduisant à la fois une hantise et une fascination renouvelées pour la catastrophe. Après avoir décrit l’esthétique particulière des photographies, nous verrons qu’elles témoignent d’une perte de repères face à l’accélération, à toutes les échelles, des cycles de renouvellement (Rosa, 39), doublé d’une crainte de l’avenir devenu particulièrement incertain (Hartog, Régimes d’historicité, 125). D’une part, cela conduit à rechercher une identité perdue dans les rêves du passé. D’autre part, les scènes de catastrophe jouent à l’avance la fin prochaine tant redoutée, dont la cause pourrait être, entre autres, d’ordre écologique, rejoignant une véritable « culture du désastre » qui se développe aussi au cinéma, dans la littérature et dans les médias. Cet imaginaire post-apocalyptique entretient un paradoxal « désir de catastrophe » (Jeudy), par lequel l’homme estime sans doute trop sa puissance de transformation des territoires et des écosystèmes, et pas assez sa vulnérabilité face aux conséquences que ses propres actions engendrent.

I. Esthétique des ruines récentes

Figure 2 : « Vue Sud depuis l’école sur les anciennes installations industrielles », série Gunkanjima, 2008-2012. ©Yves Marchand et Romain Meffre, avec l’aimable autorisation des auteurs.

Les photographies d’Yves Marchand et Romain Meffre existent sous la forme de grands tirages qui en font de véritables tableaux, et sous la forme de livres photographiques de grandes dimensions également[1]. Comme les prises de vue de Thomas Jorion, de Romain Veillon et de la majorité des amateurs d’urbex, elles réactivent un imaginaire romantique en reprenant certains éléments de l’esthétique des ruines telle que l’a développée Diderot. Conformément à ce que ce dernier préconise dans le Salon de 1767, très peu de figures humaines sont présentes (Diderot, 337-338). Les lieux sont même déserts sur la plupart des clichés, ce qui a pour effet d’ajouter à l’impression de solitude et de silence qu’il décrit.

Les images d’Yves Marchand et Romain Meffre, qui sont souvent peu contrastées, permettent un rendu détaillé des textures et des aspérités, dont le délabrement élargit la variété. Elles soulignent aussi, par le recours à la couleur, la présence de la végétation qui s’insinue avec vigueur dans les bâtiments. Par ces moyens, les représentations constituent une forme de réappropriation décalée du pittoresque, ainsi qu’a pu le définir William Gilpin (14-16) à la fin du XVIIIe siècle. Selon lui, une architecture de Palladio, aussi belle soit-elle, cesse de plaire une fois représentée. Pour « lui donner des beautés pittoresques » il faudrait en « faire une ruine agreste » (16). Or, c’est bien ici l’état de ruine qui offre en lui-même une matérialité riche, avantageuse à la représentation photographique. Toutefois, les bâtiments photographiés sont de natures variées. La trivialité d’une partie d’entre eux contraste avec le prestige de l’architecture de Palladio que Gilpin prend en exemple.

Les intempéries et les végétaux qui transforment l’architecture au fil du temps, en la conduisant à la ruine, manifestent une tension entre l’esprit et les forces naturelles contre lesquelles s’érige sa volonté. Comme le note Georg Simmel (117), le charme de la ruine repose sur ces oppositions entre « intention et hasard, nature et esprit, passé et présent » qui se maintiennent et s’équilibrent pour former une unité. David McMillan, dans son ouvrage Croissance et Dégradation consacré à la zone d’exclusion de Tchernobyl, se concentre sur la représentation de ces dualités. Toutefois, aujourd’hui, les vestiges photographiés ne renvoient plus au temps long qui permettait l’intégration de la ruine ancienne dans son environnement à mesure qu’elle subissait les mêmes conditions météorologiques (Simmel, 117).

Figure 3 : Chernobyl, 2019. ©Romain Veillon, avec l’aimable autorisation de l’auteur. 

En effet, les images de Détroit, d’Hashima ou de Tchernobyl (image 3) ont en commun de montrer des ruines appartenant à un passé récent. La rouille, les peintures craquelées et le béton effrité, en quelques décennies, ont remplacé les pierres séculaires. Ces nouveaux matériaux revêtent une forme de patine au rendu relativement photogénique, même si celle-ci diffère de l’unité de ton qui fond les ruines anciennes dans le paysage. D’autre part, sur les clichés, ces ruines accélérées, encore meublées, paraissent toujours causées par un évènement soudain, même lorsque ce n’est pas le cas. Urbexeurs et photographes visitent toutes sortes de lieux abandonnés. En dépit de la variété des causes à l’origine de l’abandon des bâtiments et de la singularité des histoires dont ils témoignent, leurs représentations tendent à se confondre dans une même esthétique de la catastrophe.

Si certaines photographies semblent reprendre le pittoresque tout en bousculant ses codes, d’autres versent davantage dans le sublime. La splendide Vue sud depuis l’école sur les anciennes installations industrielles hésite entre les deux (image 2). Elle place le spectateur en capitaine imaginaire du Gunkanjima, épave immobile malmenée par les intempéries, dont la faune et la flore luxuriante tiennent lieu de passagers. Pour Kant, « est sublime ce en comparaison de quoi tout le reste est petit » (189). Burke note aussi l’importance de la « grandeur de dimension » comme une « puissante cause du sublime » (129). Or, c’est ce que permettent de ressentir les vues d’ensemble réalisées à l’objectif grand angle, qui soulignent le gigantisme des structures et l’ampleur de leur délabrement. Par exemple, l’ancien gymnase photographié par Yves Marchand et Romain Meffre sur l’île d’Hashima peut rappeler la forme de l’installation Under the Water, de Tadashi Kawamata, représentant le tsunami qui a frappé le Japon en mars 2011. Les clichés réalisés par le duo français du bâtiment effondré sur lui-même de la Packard Motors Plant (image 1), ou encore des théâtres aux écrasants plafonds percés (image 5), suscitent la même sidération face à la démesure.

L’attention particulière portée aux traces des anciens occupants atteste un attrait pour l’état d’abandon. Les photographes multiplient les gros plans sur les objets épars qui jonchent le sol ou recomposent même des scènes de natures mortes avec ce qu’ils trouvent sur place. La fragilité de ces agencements soignés contraste avec les vues d’ensemble qui augmentent l’apparence monumentale des bâtiments en cours d’écroulement. Par ailleurs, à la symbolique de la vanité des ruines et des natures mortes s’ajoute un intérêt pour la patine du temps. Dès 1903, Aloïs Riegl repère, dans Le culte moderne des monuments : son essence et sa genèse, l’attachement à une « valeur d’ancienneté », qu’il distingue à la fois de la « valeur historique » (37) et du culte des ruines (61). Cette conception moderne décrit, avec une prétention à l’universalité, la sensibilité aux traces visuelles de l’usure du temps comme le jaunissement du papier ou le craquèlement des peintures (44-46). Mais, puisque les productions industrielles succombent à l’obsolescence rapide, les traces d’usure et la « valeur d’ancienneté » s’appliquent à un passé toujours plus récent. Et, plus largement, puisque tous les cycles de renouvellement se sont accélérés, les objets vieux d’une décennie à peine sont déjà considérés comme dépassés ou « vintage », pour ne pas dire anciens.

La critique Diane Scott fait justement remarquer que nous nous sentons séparés de ces vestiges abandonnés alors même qu’ils nous sont contemporains (34-35). Or, l’esthétique des images joue un rôle important dans ce sentiment de séparation qui serait différent si on se rendait directement sur place. Ce sentiment est une condition de l’appréciation esthétique des vestiges récents comme de la patrimonialisation de certains d’entre eux (des structures industrielles notamment).

La mise en scène des objets abandonnés contribue au caractère artificiel des photographies qui « comportent une certaine dose de kitsch » (Méaux, « Des friches et des ruines »), au sens où elles plaisent à un large public en procurant un plaisir immédiat (Adorno). Le recours à un objectif grand-angle qui permet, en quelque sorte, de faire entrer plus de réel dans le champ, donne l’impression d’étirer l’espace en déformant les perspectives. Selon Diane Scott (66), cela traduit une forme de désir d’abondance, un appétit pour la ruine idéalisée, qui contribue au basculement de ces images dans ce que certains ont appelé le « ruin porn ». Cette expression décrit les excès de l’actuelle soif de ruines : son assimilation à une forme de voyeurisme et la séparation qu’opèrent les représentations vis-à-vis du réel, qui tendent à occulter les enjeux politiques et sociaux des vestiges. Le reproche d’un travestissement de la réalité dans les images porte sur l’éloignement du contexte des vestiges au profit de leur aspect photogénique et de la fascination pour l’esthétique de la catastrophe. La quantité pléthorique d’images massivement diffusées sur internet renforce ce risque de refouler la mémoire des lieux et les causes véritables de leur abandon (Tichit). Enfin, dans les villes connues pour leurs ruines, comme Détroit, ce sont aussi et surtout les habitants qui critiquent ces tendances photographiques parce qu’elles affichent une vision ruinée de leur cité à laquelle elle ne se résume pas. Des projets comme Détroit, vestiges du rêve américain d’Yves Marchand et Romain Meffre ou 100 Abandoned Houses de Kevin Bauman, en ne montrant que les ruines, isolées du reste du paysage, présentent Détroit au prisme de l’abandon et du déclin. Les efforts de reconstruction de la ville, qui cherche à redorer son image en luttant contre les stigmates de son passé lourd de crises et de tensions raciales, ne sont pas montrés ; tout comme les habitants qui ne figurent presque jamais sur les prises de vue, donnant l’impression d’une ville fantôme, aussi déserte que l’île d’Hashima.

II. Rêves abandonnés

Le titre Détroit, vestiges du rêve américain, choisi par le duo français, confirme cette distance par rapport aux conditions locales qui ont contribué au déclin de Détroit, pour atteindre plus largement la portée allégorique d’un rêve perdu à jamais. Si les motivations qui président à l’exploration des ruines récentes sont diverses (archéologie industrielle, histoire, architecture…), il n’en ressort pas moins dans les images certains penchants collectivement répandus comme la recherche du frisson de l’insolite et de la sidération, dont la nostalgie pour un passé perdu idéalisé fait aussi partie.

Il y a bien des adeptes d’urbex qui font figure d’exceptions comme l’historien Nicolas Offenstadt. Auteur de plusieurs ouvrages sur les vestiges de l’ex-RDA (Le Pays disparu. Sur les traces de la RDA ou encore Urbex RDA, L’Allemagne de l’Est racontée par ses lieux abandonnés), l’explorateur remet en question la notion d’« ostalgie », qu’il juge trop simpliste (Charles). Il ne produit des clichés que pour documenter les lieux qu’il visite, complétant les archives trouvées sur place, qu’il emporte avec lui pour les étudier. À l’inverse, les prises de vue des autres urbexeurs ne répondent, la plupart du temps, pas aux besoins d’une investigation historique ou sociologique mais plutôt à des préoccupations esthétiques, et au plaisir de partager leurs explorations. Les photographies d’Yves Marchand et Romain Meffre vont dans ce sens. Tout en réalisant à la chambre photographique des images très esthétisées et spectaculaires, ils s’attachent dans leurs ouvrages à rendre compte de leur déplacement dans l’espace, qu’ils retranscrivent avec une certaine cohérence dans l’alternance entre les vues d’extérieurs et d’intérieurs. De fait, le lecteur se sent immergé, comme s’il se promenait lui-même dans les lieux.

Figure 4 : « Bâtiment 65 », série Gunkanjima, 2008-2012. ©Yves Marchand et Romain Meffre, avec l’aimable autorisation des auteurs.

Au-delà de l’aspect visuel pittoresque, les photographies de vestiges, et l’engouement qu’elles suscitent, révèlent l’attachement à un patrimoine appréhendé sous la forme de l’expérience (Tornatore, 34). La capacité privilégiée du médium photographique à enregistrer en détail les objets et les traces d’abandon est exploitée. Ces indices renseignent sur la fonction et l’usage des bâtiments antérieurs à leur délaissement, mais ils donnent lieu à une reconstitution imaginaire bien plus qu’à un véritable travail d’enquête historique ou sociologique.

Les photographies d’objets sacrifient souvent au pathos. Par exemple, le tricycle du bâtiment 65 à Gunkanjima, dont les restes rouillés sont regroupés sur le cliché de Marchand et Meffre (image 4), plus encore que les fouilles archéologiques, peut convoquer une mémoire émouvante voire traumatique, un peu comme celle du massacre d’Oradour-sur-Glane dont les vestiges ont été conservés. La roue en l’air, une pédale levée, regrette silencieusement son mouvement passé. Comme sur une scène de crime, on se demande ce qu’est devenu l’enfant qui l’a laissé. Quoique la vie y fût rude, certains habitants étaient peut-être peinés de quitter l’île japonaise où resteraient leurs souvenirs. Mais cette théâtralisation dramatique de l’abandon apparaît en rupture avec l’histoire réelle des vestiges qui ne procèdent pas d’un évènement traumatisant contrairement à ceux du village français.

Le couple d’urbexeurs Raphaël Lopez et Marie de la Roche rédige des récits fictionnels, souvent teintés d’humour noir, pour chaque endroit exploré, sur son site internet Urbex Session, et dans son livre Urbex session, le livre. Au-delà de cette limite… à vous de voir. Pour l’excursion à Tchernobyl, sont ajoutées à la fiction quelques précisions historiques. Les ouvrages plus artistiques d’Yves Marchand et Romain Meffre contiennent, quant à eux, chacun un texte introductif qui retrace les grandes lignes de l’histoire des villes photographiées[2]. Cela n’en fait pas pour autant un travail de reportage historique. La forme adoptée par les deux photographes paraît plus adaptée aux modes de présentation et de diffusion de l’art contemporain (Méaux, « Voyage au cœur de la catastrophe »). En tout cas, ces nouvelles pratiques sont révélatrices de notre époque où le passé, appréhendé subjectivement par l’expérience et l’émotion, plaît plus que l’histoire (Hartog, Régimes d’historicité, 206).

En effet, l’urbex est apparue à la fin des années 80, succédant au développement de l’archéologie industrielle et aux photographies des Becher qui ont participé à la promouvoir. Cette période correspondrait à une modification de notre rapport à l’histoire et au temps. Historiens et sociologues ont montré que l’accélération qui s’est emballée dans la « modernité tardive » nous oblige à vivre dans un présent perpétuel avec lequel nous nous sentons en rupture (Hartog, Régimes d’historicité, 204). Selon Pierre Nora, serait alors à l’œuvre la recherche d’une « introuvable identité » dans toutes les formes où se cristallise la mémoire : nous tenterions de déchiffrer « ce que nous sommes à la lumière de ce que nous ne sommes plus » (35- 36). En outre, François Hartog émet l’hypothèse qu’en 1989 se serait effondré le « régime moderne d’historicité », visionnaire et futuriste[3]. Avec le mur de Berlin seraient tombées les dernières utopies politiques avant que nous ne perdions confiance dans l’avenir, nous réduisant au présentisme. Ainsi, faisant fi de la diversité des récits tributaires des zones géographiques et des classes sociales, c’est sans doute « un temps unifié du progrès dont nous avons encore la nostalgie » (Tsing, 75) qui est recherché dans les représentations.

Les éléments esthétiques que les photographes actuels reprennent aux romantiques vont de pair avec l’idéalisation du passé à laquelle se prêtaient aussi ces derniers. Chateaubriand admirait les ruines pour l’évocation d’un passé lointain, ce que ne font pas les observateurs des ruines récentes, mais, comme eux, l’écrivain cherchait dans les vestiges une origine fantasmée qu’il ne trouvait pas forcément. Dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem, il ne cache pas sa déception face aux ruines grecques, qui ne se conforment pas aux rêves de civilisation antique qu’il avait projetés.

Figure 5 : « United Artists Theater », série The Ruins of Detroit, 2005-2010. ©Yves Marchand et Romain Meffre, avec l’aimable autorisation des auteurs.
Figure 6 : Buzludzha, 2014. ©Romain Veillon, avec l’aimable autorisation de l’auteur.

Aujourd’hui, les ruines très diverses des usines décaties, anciennes fiertés du modèle fordiste, des théâtres fastueux de Détroit (image 5), ou des châteaux à l’abandon en France qui étaient encore habités au siècle dernier, ou encore celles des architectures ambitieuses de l’ex-URSS tel le monument bulgare de Bouzloudja[4] (image 6), ont en commun de renvoyer à des âges d’or perdus et fantasmés. Ils incarnent, pour paraphraser Robert Smithson, un « ensemble de futurs à l’abandon » (182) car, en dépit des Guerres mondiales, le XXème siècle était encore porteur d’utopies, tandis que le XXIème ne prévoit qu’un avenir apocalyptique. Malgré les travers inhérents aux régimes en place, est regrettée l’époque où il était encore possible de rêver le futur. La chute de l’URSS et le déclin du rêve américain, pointé par certains à Détroit, sont particulièrement parlants[5]. Les ruines des deux blocs, abondamment photographiées, atteignent une portée allégorique. « La catastrophe amène ainsi une forme de saisie synoptique de l’histoire à partir de sa fin, à rebours du régime moderne d’historicité tendu vers le progrès », pour reprendre les mots de Danièle Méaux (« Voyages au cœur de la catastrophe »). On sonde les dernières décennies écoulées, fouillant parmi les décombres, en croyant peut-être y reconnaître un seuil à partir duquel tout aurait commencé à basculer. Des photographies anciennes sont souvent mises en regard des prises de vue réalisées, comme dans le livre Gunkanjima, l’île cuirassée d’Yves Marchand et Romain Meffre. Cela rend particulièrement sensible l’idée d’une rupture entre un avant, où les lieux sont emplis de vie, et un après catastrophe, où ne restent que des ruines abandonnées.

III. Culture du désastre

Dans les photographies de ruines récentes, en miroir du passé, est contemplée notre propre condition présente inquiète de son devenir. Les vestiges, dont le délabrement sidère, reflètent la hantise que les catastrophes continuent de se succéder jusqu’à ce que tout s’effondre. Indépendamment de la cause de leur abandon, leurs représentations photographiques se métamorphosent en préfiguration des ruines du futur : « une vision de ce qui resterait de la terre si l’humanité finissait d’épuiser ses ressources, une planète tournant dans le vide – silencieuse, nue et inutile », suggère l’introduction de Gunkanjima, l’île cuirassée (Marchand, 15). L’intertextualité eschatologique est réinventée selon le genre de la science-fiction post-apocalyptique qui imagine des situations de survie parmi les débris d’un monde la plupart du temps désert.

Le désastre aujourd’hui ne se présente plus seulement sous la forme d’un évènement unique mais peut, en réalité, s’apparenter à une succession de catastrophes déjà commencée. Depuis un peu plus d’un demi-siècle se multiplient les évènements marquants que les médias relaient abondamment. En 1978, l’Amoco Cadiz, un paquebot du Liberia, provoque une gigantesque marée noire après avoir fait naufrage au large des côtes bretonnes. Entre les accidents nucléaires de Tchernobyl en 1986 et de Fukushima en 2011, surviennent les attentats du 11 septembre 2001. Ainsi, le dénouement de la Guerre froide ouvrait une perspective d’avenir qui s’est bien vite refermée dans la conscience collective, de plus en plus inquiète pour les crises sanitaires et écologiques, où le réchauffement climatique occupe une place de choix (Fœssel, 7-8). La diffusion planétaire de l’information en temps réel augmente le sentiment d’être dans une perpétuelle ambiance catastrophique. En outre, les discours « collapsologiques » (Servigne) anticipent un effondrement des sociétés, directement lié aux conséquences environnementales de l’activité humaine et aux conflits que pourraient générer ces conditions, comme le manque de ressources ou les migrations de réfugiés climatiques. Hormis pour ceux qui les ont vécues, les catastrophes locales demeurent souvent paradoxalement fascinantes et sont exploitées par les photographes qui leur donnent une portée globale : apparaît une forme de « culture du désastre » (Jeudy, 91-92).

Figure 7 : Chernobyl, 2019. ©Romain Veillon, avec l’aimable autorisation de l’auteur.

La fin du monde envisagée aujourd’hui, tout en les rappelant, se distingue toutefois du millénarisme et des autres discours apocalyptiques qui reposaient sur la croyance religieuse dans la réalisation d’une prophétie, car depuis l’invention de l’énergie atomique la catastrophe ne s’adresse plus seulement à la foi mais aussi à la raison (Fœssel, 28). Depuis Hiroshima, l’homme vit dans une sorte de sursis parce qu’il a prouvé qu’il avait lui-même rendu possible sa destruction (Anders, 79). La puissance atomique fait planer sur l’humanité la menace de sa disparition, « que ce soit par la guerre nucléaire ou par l’altération des conditions nécessaires à sa survie » (Dupuy, 17). Les évènements ont donné un avant-goût des deux voies possibles : les bombes d’Hiroshima et de Nagasaki témoignent de l’horreur du conflit nucléaire ; Tchernobyl démontre les conséquences de l’accident qui se font encore sentir trente-cinq ans après. Au passage, notons que l’on a maîtrisé la technique de la fission nucléaire dans le but originel de faire des bombes (projet Manhattan), avant de l’appliquer à la production d’énergie avec des centrales. Enfin, s’ajoute le problème de la gestion des déchets, qu’il faut transmettre aux générations futures, dont la radioactivité reste dangereuse sur de grandes échelles de temps.

À ce sujet, il ne semble pas fortuit que Tchernobyl soit emblématique de l’exploration urbaine et du genre post-apocalyptique, à jamais imprégné de l’accident. Le masque à gaz en est le symbole. Il évoque tout à la fois la guerre et l’altération des conditions de survie ou l’asphyxie d’un monde industrialisé. Sans compter les logotypes qui en déclinent la forme, on le retrouve dans les innombrables photographies de la zone d’exclusion de Tchernobyl, où les sols des bâtiments en sont jonchés. Quelques images de Romain Veillon, au cadrage basculé sur une quantité phénoménale de ces masques (image 7), ont une allure de all-over et font penser aux accumulations sous plexiglass d’Arman, intitulées ironiquement Home Sweet Home (1960). En outre, l’immense récepteur radar « Duga », construit pendant la Guerre Froide pour prévenir d’une éventuelle attaque américaine, constitue un passage obligé pour les « touristes » de Tchernobyl (image 8). Ces éléments rappellent la tragique ironie du sort qui a voulu qu’à la menace d’une frappe nucléaire, contre laquelle se préparaient les populations soviétiques, se soit substituée, à Pripiat, l’explosion accidentelle d’une centrale fonctionnant avec cette même énergie.

Figure 8 : Radar Duga 3, Tchernobyl-Pripyat, 2017. ©Urbex Session, avec l’aimable autorisation de l’auteur.

Tant que demeurait l’idéal d’un progrès, pour les révolutionnaires, l’apocalypse était suivie de la construction d’un monde meilleur. Au XVIIIe siècle, il en allait ainsi pour Les Lumières. La célèbre Vue de la Grande galerie du Louvre en ruine (1786) d’Hubert Robert pouvait alors représenter le futur incertain construit par la Révolution, où la gloire passée et les traditions paraissaient, pour certains, menacées de disparition. Une perte qui pouvait être soit déplorée soit considérée comme un passage obligé. Mais aujourd’hui, « l’après » n’est plus envisagé comme un futur en paix (Fœssel, 29-30). L’esthétique post-apocalyptique préfigure métaphoriquement une fin globale sans avenir humain, dont la cause écologique est à présent le plus répandu des scénarios.

Projeter sur les ruines du présent les décombres du futur pourrait être alors un moyen d’avertir sur l’urgence de repenser notre façon d’habiter le monde. Il s’agirait, selon les mots de Jean-Pierre Dupuy, d’« obtenir une image de l’avenir suffisamment catastrophiste pour être repoussante et suffisamment crédible pour déclencher les actions qui empêcheraient sa réalisation, à un accident près[6] » (214). Mais la multiplication des discours « effondristes », comme des images de catastrophe, leur fait perdre leur pouvoir de saisissement. Une surenchère d’effets est déployée pour continuer d’atteindre la sidération recherchée.

Tandis qu’aux débuts de l’ère industrielle se développe le sublime technologique porteur d’utopies, il semblerait que notre ère post-industrielle conjure ses peurs dans une forme de sublime post-apocalyptique, où la technologie serait à la fois la cause et la solution des catastrophes. Les photographies de Détroit d’Yves Marchand et Romain Meffre peuvent être mises en perspective avec celles que produit le photographe canadien Edward Burtynsky. Dans son livre Oil (Steidl, 2010), retraçant le circuit de production et de consommation du pétrole, il photographie lui aussi la Packard Plant dans l’ancienne capitale américaine de l’industrie automobile. Ses images de désastres environnementaux relèvent d’une esthétique sublime, où la sidération risque de prendre l’ascendant sur la prise de conscience, en mêlant à la hantise une fascination ambigüe. La constitution d’une « éthique universelle », prônée pour éviter les cataclysmes, se trouve en fait prise à son propre piège car elle puise sa légitimité justement dans le pouvoir fictionnel de la catastrophe (Jeudy, 160). La « culture du désastre » véhiculée par l’esthétique spectaculaire des représentations, satisfaisant l’imaginaire, tend à faire oublier la complexité réelle des enjeux sociopolitiques et notamment leurs singularités locales, à l’instar de la notion d’« anthropocène » elle-même, dont la « temporalité grandiose » risque d’anesthésier le politique (Bonneuil, 98). 

En somme, au-delà de la dénonciation des excès du ruin porn, il faut comprendre ce qui anime la tendance et fascine l’observateur des images. Ces dernières renseignent peu sur ce qui est représenté mais permettent de penser un certain rapport au temps et à l’histoire, lus au prisme de la catastrophe, qu’elles participent à instruire et dont elles procèdent tout à la fois. Leur « efficacité » esthétique leur permet d’atteindre, en Occident, une certaine force allégorique à même de refléter les doutes, les nostalgies, les désirs ou les paradoxes de notre époque. Les représentations cultivant la séparation versent dans le fictionnel. À la manière du sublime kantien, par lequel l’esprit du spectateur en sécurité surmonte la vulnérabilité face aux forces naturelles, il n’est pas exclu que notre hantise de la catastrophe écologique soit alors conjurée dans la distanciation de son spectacle. Mais la puissance de l’homme a remplacé celle de la nature pour menacer ses propres conditions d’existence. Pour échapper à un potentiel effondrement prochain, annoncé par certains, il faudrait une déconstruction de tous les fondements de nos sociétés, un enrayement du fonctionnement globalisé que nous peinons à imaginer autrement que comme lui-même catastrophique. C’est pourquoi, selon les mots de François Hartog, le monde capitaliste se suffit de « l’apocalypse sur écran plat » (Hartog, « L’apocalypse, une philosophie de l’histoire »). Au lieu d’être un tabou, elle est une mode culturelle mais son omniprésence en fait une ambiance. L’alerte devient un « bruit de fond » (Jeudy, 151). La fascination pour la catastrophe peut apparaître comme un moyen de ne pas la refouler, tout en évitant de se préoccuper des politiques complexes à mener pour tenter de l’éviter, en changeant nos modes de productions et de consommation. L’esthétique spectaculaire des images dépolitise les ruines, cependant l’engouement qu’elles suscitent reflète des sentiments paradoxaux qui sont justement à prendre en compte politiquement.


Ouvrages cités

Adorno T. et Horkheimer M., « La production industrielle des biens culturels », La Dialectique de la raison [1944]Paris, Gallimard, 1974.

Günther A., Le Temps de la fin, Paris, L’Herne, 2007.

Bonneuil C., et F J-B., L’Événement anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Seuil, « Points », 2016.

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[1] La série The Ruins of Detroit a donné lieu à la publication Détroit, vestiges du rêve américain (Göttingen, Steidl, 2010) qui mesure 38 x 29 cm et la série Gunkanjima à Gunkanjima. L’île cuirassée (Göttingen, Steidl, 2013) mesurant 36 x 28.8 cm.

[2] L’introduction de Détroit, vestiges du rêve américain, intitulée « La cité des ruines » est rédigée par Thomas J. Sugrue, professeur d’histoire et de sociologie à l’université de Pennsylvanie à Philadelphie. Celle de Gunkanjima, l’île cuirassée, intitulée « Gunkanjima : Histoire et significations » est rédigée par Brian Burke-Gaffney, professeur à la Faculté d’Environnement et d’Architecture à l’Institut des Sciences Appliquées de Nagasaki.

[3] François Hartog émet l’hypothèse que le régime moderne d’historicité se placerait entre les dates symboliques de 1789 et 1989, dans Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, (116). À propos de ses limites correspondant à une « désillusion », voir les pages suivantes, notamment p. 125.

[4] Voir entre autres Veillon R., Buzludzha, 2014, romainveillon.com ; Jorion T., Silencio, Paris, La Martinière, 2013 ; Mihov N., Forget Your Past: Communist-Era Monuments in Bulgaria, Plovdiv, Janet 45, 2012 ; Margaine S., Forbidden Places. Explorations insolites d’un patrimoine oublié, vol.2, Versailles, Jonglez, 2013 ; Happer R., Abandoned Places : 60 Stories of Places Where Time Has Stopped, Glasgow, Harper Collins, 2015.

[5] Dmitry Orlov est devenu célèbre pour avoir étudié l’effondrement de l’Union soviétique en le comparant à l’effondrement des Etats-Unis qui serait selon lui imminent et inévitable. Dmitry Orlov, The Five Stages of Collapse. Survivors’ Toolkit, Gabriela Island, Canada, New Society Publishers, 2013.

[6] Jean-Pierre Dupuy (214) reformule ici une phrase de Roger Guesnerie, L’Économie de marché, Paris, Flammarion, coll. « Dominos », 1996, p. 75.