Résumé
La catastrophe est un sujet de choix dans l’univers des images. Elle est à la source d’une multitude d’imagiers aux ramifications infinies qui alimentent nos fantasmes et fournissent à nos angoisses des supports de compensation, sans craindre de réitérer jusqu’à l’écœurement des procédés tapageurs. Les photographes sont couramment de grands pourvoyeurs de cet ordinaire du spectaculaire ; toutefois parmi eux des artistes choisissent d’en prendre le contrepied, ils réalisent des photographies qui sollicitent notre vigilance en privilégiant une exaltation poétique au détriment d’une efficacité immédiate. Nous commencerons par regarder une photographie de guerre atypique mais célébrissime, prise en 1855 par Roger Fenton. The Valley of the Shadow of Death est emblématique d’une pratique photographique qui explore les limites esthétiques du médium. Robert Adams et Wout Berger s’appuient comme Fenton sur les codes de la figuration picturale et utilisent la photographie pour en faire l’instrument d’une critique contre les désastres écologiques. Leur pratique est également une véritable ressource contre l’imposture véhiculée par les images et dont nous sommes les victimes consentantes.
Abstract
Disaster is a prime subject in the world of images. It is the source of a multitude of pictures with infinite ramifications which feed our fantasies, provide our anxieties with compensatory objects, and ceaselessly repeat the same devices without fear of producing lassitude. Photographers are often the great purveyors of the ordinariness of the spectacular. Some artists, however, choose to take the opposite approach, producing photographs that challenge our vigilance by privileging poetic exaltation over immediate efficacy. We will start by looking at an atypical but celebrated war photograph, taken in 1855 by Roger Fenton. “The Valley of the Shadow of Death” is emblematic of a photographic practice which explores the aesthetic limits of the medium. Like Fenton, Robert Adams and Wout Berger draw on the codes of pictorial figuration, using photography as an instrument of critique against ecological disasters. Their practice is also a resource against the imposture which images convey and of which we are the willing victims.
La catastrophe nous place d’emblée au cœur d’une contradiction entre l’intelligible et le sensible, tout comme l’image. Sur ce terrain, la catastrophe et la photographie ont un point commun : nous ne savons pas comment les appréhender, alors que pourtant nous subissons leur joug de manière permanente. Pour ne pas trop souffrir de notre confusion, nous expérimentons les catastrophes comme nous regardons les images, de façon assez routinière et surtout médiatisée, à partir de grilles interprétatives formatées et hiérarchisées, par l’intermédiaire de réseaux de communication et d’information au fonctionnement bien ordonné. Nous vivons au cœur de la catastrophe, comme nous cohabitons avec les images, pourtant, catastrophe et image semblent « condamnées à accompagner et à agrémenter une époque où tout glisse dans une indifférence décontractée » (30), selon l’expression de Jean-Marc Lachaud. Cette indifférence que nous entretenons, malgré tout et malgré nous, nourrit une société du spectacle omnipotent. La catastrophe est devenue un genre, très présent sur nos divers écrans, un genre alimenté par une esthétique du spectaculaire qui instaure un équilibre hypnotique et analgésique.
C’est bien parce qu’elle est censée produire du saisissement que la catastrophe devient aisément un étalon dans l’ordre du spectaculaire. Qu’elle soit représentable nous rassure, c’est une bonne manière d’intérioriser son caractère terrifiant. Dans ce sens, l’image ne fait pas qu’accompagner la catastrophe, elle en est la réitération sous une forme spéculaire et outrée. Le cinéma hollywoodien joue ce rôle de spéculum de manière – souvent – très efficace. L’esthétique du spectaculaire est ancrée dans notre culture de l’image, elle est un archétype hérité d’une peinture occidentale dans laquelle la guerre est prestigieuse et ceux qui y participent des héros dont les actions, toujours passionnées, sont remarquables. Il n’est pas nécessaire de s’attarder sur l’iconographie surabondante dont se nourrit la peinture figurative, et notamment dans son genre le plus noble, la peinture d’histoire. Des personnages admirables sont saisis à l’acmé d’une action, leur attitude révélant leur vaillance et leur intrépidité. Ce spectacle de leur courage et de leur dévouement pour défendre une cause juste est chargé de tétaniser un spectateur ébahi, laissant une image solennelle s’imprimer durablement dans son esprit. La photographie puis le cinéma ont hérité de cette histoire, alors même que le capitalisme naissant a commencé à bousculer les temporalités. L’actualité des conflits remplace les récits bibliques et mythologiques, les actes héroïques se rapprochent peu à peu de l’immédiat, devenu la dimension actuelle du contemporain. L’iconographie s’adapte et se renouvelle, soutenue par les progrès technologiques et par la multiplication des conflits armés. De nouvelles figures apparaissent, celles des victimes innocentes, qui donnent aux images une nouvelle tâche, provoquer la compassion et l’empathie.
Nous pouvons mesurer la prégnance du modèle spectaculaire jusque dans des travaux photographiques de nature documentaire, qui pourtant ont pour objet de relater la marche du monde avec détachement. Il est manifeste dans les photographies de Sebastião Salgado, par exemple dans sa série Koweït, un désert de feu, qui rassemble les images des puits de pétrole koweïtiens incendiés en 1991 par l’armée de Saddam Hussein lors de son retrait du territoire qu’elle souhaitait occuper et annexer. Salgado avait proposé au New York Times Magazine de se rendre au Koweït pour couvrir l’événement, et il a rassemblé ses photographies dans un livre en 2016, parce que, dit-il, « j’avais le sentiment qu’elles possédaient une qualité́ intemporelle. Elles ont été́ prises en 1991, mais pourraient l’être aujourd’hui ou demain si un désastre similaire venait à se produire. (…) Jamais auparavant, ni depuis, je n’ai été témoin d’un désastre provoqué par l’homme d’une telle ampleur. » Il photographie les héros modernes qui luttent pour étouffer des incendies cyclopéens, des techniciens et des ingénieurs américains et européens disposant des compétences nécessaires pour mener cette mission titanesque. Toutes les conditions sont réunies pour produire des photos immédiatement saisissantes, une lumière de fin du monde que soulignent des ciels camouflés par des fumées noires tournoyantes, des héros de science-fiction, uniformément gris, prisonniers de leur combinaison rendue brillante par le pétrole qui les recouvre de la tête aux pieds. Ces photographies ne font que confirmer que nous attribuons plus facilement une forte emprise symbolique à l’image si elle possède un aspect suffisamment emphatique pour nous rendre la catastrophe tout simplement belle, avec une lumière qui l’irradie. L’image vaut alors pour nous révélation, elle n’est pas seulement évocatrice, mais éloquente, elle se charge d’assumer notre goût immodéré pour les spectacles qui en imposent. Dans les photographies de Salgado, la catastrophe perd sa réalité pour devenir l’amorce d’une fiction. Elle fait peur, d’accord, mais il nous suffit que le cauchemar qu’elle provoque reste assez éloigné sur l’horizon, et qu’elle ne nous empêche pas de continuer de rêver. C’est la limite du spectaculaire, sa propension à choquer par une nécessaire accentuation, un fort contraste vis-à-vis de l’ordinaire, une dissonance qui privilégie le théâtral au détriment de la commune mesure. On pourrait me rétorquer que c’est bien normal que la démesure et le choc associés à la catastrophe bénéficient de modalités de représentations particulières. Pourtant, l’image du spectaculaire est ce qui fait obstacle à la compréhension, parce qu’elle repose pour être efficace sur un imaginaire lié à la fiction et parce que ses codes s’appuient sur le saisissement, sur une perception immédiate et frappante. « Les images de catastrophe, loin de donner accès au Réel, peuvent fonctionner comme un bouclier qui protège du Réel » (113) écrit Slavoj Žižek. La catastrophe est scénarisée, et en affectionnant le mode fictionnel, les images produites réfutent l’observation attentive, elles désagrègent le temps de la réflexion, font obstacle précisément à ce que l’image devrait nous révéler de notre incompréhension. Notre entêtement dans ce goût pour les images consolatoires révèle, s’il en était besoin, notre réticence à accepter que le réel ne se soumette pas à notre juridiction, à notre volonté de circonscrire le bon fonctionnement du monde. Nous passons notre temps à écrire l’histoire, mais aussi à créer pour chaque catastrophe une histoire, alors qu’elle vient juste de nous surprendre, qu’elle rudoie notre assurance, et que nous savons qu’elle se reproduira. L’image photographique est un des supports de ces histoires, elle fait mine de nous renseigner, de nous éclairer, alors qu’elle n’a fait qu’incorporer du réel. Nous la concevons comme le reflet d’une domestication possible, essayons de nous rassurer en disant que nous avons prise grâce elle sur notre angoisse face à la catastrophe. Nous oublions vite que l’événement de l’image n’est pas de la nature que nous lui accordons, il n’est pas celui qui est dans l’image, il est dans la résistance que l’image nous manifeste, parce qu’elle est de mèche avec ce réel qui nous oppose lui aussi une résistance farouche.
Dans la catastrophe comme dans l’image photographique, tout se tient dans un instant insaisissable, que nous rendons ensuite bavard, le faisant « parler », interprétant cette visibilité figée en produisant une logique, une origine, une explication rationnelle, scénario que l’on compose en fonction du contexte dans lequel on veut diffuser l’image. Les limites de notre perception tiennent dans notre servitude aux discours dont on imagine tirer des enseignements, discours qui s’appliquent aussi bien à la catastrophe qu’à l’image. Avec la catastrophe comme avec l’image, la perception devient un terrain aveugle. Le travail d’interprétation se constitue uniquement à partir d’éléments extérieurs qui nous permettent de nous assurer que ce qu’on voit correspond bien à ce qu’on sait déjà. Nous assistons à une instrumentalisation à double sens, l’image devient un équivalent de la catastrophe, alors que l’image n’est pas plus « au service » de la catastrophe que l’inverse. Cette désinvolture nous empêche d’être attentifs aux enseignements de la catastrophe comme aux enseignements de l’image, on devrait être attentif à l’originalité des espaces qu’elles produisent plutôt que les interpréter systématiquement, au plus vite, c’est-à-dire à ne toujours pas les regarder.
Au même moment que Salgado, dans le même périmètre où a eu lieu l’opération américaine « Tempête du désert », Sophie Ristelhueber réalise une série de photographies du désert, six mois après la fin de la guerre. Elle en rassemble 71 l’année suivante sous le titre Fait. Rien de spectaculaire dans ce que montrent ces photographies. L’artiste enregistre ce qu’il reste de la guerre, c’est-à-dire des vestiges, des objets, parfois reconnaissables, toujours isolés, dépourvues de référence manifeste à une échelle ; « pour évoquer l’homme, il n’est pas nécessaire qu’il soit là. Les traces qu’il laisse parlent souvent mieux que son image[1]. » Vues aériennes et détails pris au ras du sol sont réunis dans des vues aux frontières de l’abstraction. Aucune tentative d’impressionner dans ces images, de transcender les bouleversements produits par les combats et les mouvements de population. Pourtant, tout comme Salgado, se trouver en contact avec le désastre provoqué par la guerre produit chez Ristelhueber un choc émotionnel : « En rentrant du Koweït, j’ai attendu plus d’un mois pour “digérer” et regarder ces photographies. Elles me donnaient la nausée[2]. »
Face à l’ubiquité du spectaculaire, des photographes trouvent des voies parallèles pour en signifier l’épuisement, ils prennent le temps de témoigner des effets directement et indirectement liés à une catastrophe, qui n’est plus alors perçue comme un événement isolé et impénétrable, mais comme un nouvel épisode dans notre conduite irresponsable vis-à-vis de notre environnement. La perception de ce qui reste, et qui semble apparemment si insignifiant, peut commencer à alimenter une réflexion sur notre rapport à la nature, au réel, et sur les failles de notre culture humaniste.
Ces photographes sont conscients que la photographie a un problème avec la représentation de la catastrophe à cause de son homologie avec notre rapport au réel, qu’elle reflète notre difficulté à appréhender l’une comme l’autre avec attention et lucidité. Ils se placent dans un entre-deux : ils explorent un réel qu’ils tentent de détacher d’une réalité soi-disant objective pour en conserver cet instantané qui sera une extase, associée à la victoire de présenter une image plus forte que la réalité, apte à provoquer sa mise en question. Lenteur et extase se conjuguent pour résister à la certitude de la catastrophe. L’image devient l’expression de la résistance du désespéré en fusionnant deux positions contradictoires : l’image est à la fois cette trace d’un instant libéré d’une temporalité subie et le reflet d’une résistance à l’instant déréalisé. C’est dans cette dualité qu’elle porte une volonté politique, celle de résister à la fois à l’exploit de la déréalisation et à la fatalité de l’oubli, en présentant la réalité d’une situation pour nous confronter à sa dimension instrumentale, c’est-à-dire instrumentalisée par un système de représentation et de communication.
Des projets documentaires avisés comme celui de Sophie Ristelhueber, centrés sur la l’exploration sensible d’un territoire, ne sont fort heureusement pas si rares. Certains mettent en jeu notre perception de la catastrophe en observant les transformations qu’elle produit dans un espace naturel à partir de codes hérités de la peinture. C’est donc à partir d’une attention particulière à notre attitude face aux images que des artistes développent une sensibilité sociale, politique, écologique, et questionnent notre lucidité. Ils utilisent la prise de vues en se détournant des imageries traditionnelles et interrogent, en même temps que notre responsabilité dans la répétition des catastrophes, notre incapacité à regarder les images, celles-ci apparaissant comme le miroir de notre apathie et de nos dérobades. J’ai retenu deux regards qui me semblent exemplaires, ceux de Robert Adams, un Américain né en 1937, et de Wout Berger, artiste néerlandais né en 1941. Mais auparavant, je m’arrêterai sur une photographie illustre bien que déconcertante.
The Valley of the Shadow of Death est une photographie prise par Roger Fenton en 1855 pendant la guerre de Crimée. Quand on veut parler de cette photographie, on commence par rappeler qu’elle est la première des photos de guerre ; ensuite on explique pourquoi, justement, sur cette première photo de guerre on ne voit pas la guerre, sinon de façon métonymique. La technique utilisée par Fenton est encore rudimentaire, le support sensible est du collodion humide étendu sur une plaque de verre, il doit être préparé juste avant la prise de vue, le temps de pose est extrêmement long, le développement du négatif doit se faire très rapidement. En-dehors de ces incompressibles contraintes, notons que les combats faisaient rage, il n’était pas question – pas encore – d’être présent en première ligne avec un gilet ou un brassard indiquant « Presse ». Le ministère de la guerre et la Reine Victoria, qui soutenaient son entreprise, avaient interdit à Fenton de montrer les désordres de la guerre. Au contraire, sa mission consistait à apaiser les critiques diffusées par le Times en publiant ses photographies – sous forme de gravures – dans The Illustrated London News, un hebdomadaire certes moins prestigieux, mais qui avait le bon goût de diffuser des images. Les photographies que réalise Fenton sont principalement des portraits de groupes, qui doivent rendre compte d’une « entente cordiale » entre les militaires anglais, français et turcs.
Une fois repéré le contexte historique, essayons de nous attarder sur l’image et acceptons d’être touché par la mesure, la pondération, la volonté d’équilibre plastique qui sont manifestes dans cette photographie. Avant de lire la légende donc, ce que l’on découvre est un paysage, certes sommaire, mais composé. Un sol aride occupe deux bons tiers de l’image, la ligne d’horizon sépare un ciel immaculé d’une route en terre passablement détériorée, qui s’élève en une légère montée sur le flanc d’une colline. Malgré le ciel très clair, la direction de la lumière n’est pas manifeste. Fenton a posé son appareil entre la chaussée principale et des sentes tortueuses, dans une sorte de rigole encombrée de boulets. Le relief se résume à une alternance de terre et de cailloux, des surfaces foncées constellées de tâches plus claires. Les chemins forment un réseau de stries intermittentes, plus lisses, plus pâles, qui dirigent notre regard au centre de l’image, où a lieu une accélération de la perspective. Un renflement plus sombre s’éloigne sur la gauche et nous pouvons suivre à nouveau le lacis de notre chemin, ligne claire et sinueuse qui s’éloigne dans un double changement de direction pour nous laisser face à un ciel uniformément gris, comme laqué. Les deux parties du sol photographié ne se raccordent pas dans un mouvement continu, il y a une rupture au milieu de l’image qui accentue l’impression d’une large étendue et donne l’illusion d’une grande profondeur. Cette vue, Fenton l’a composée, mais il s’est appuyé sur les fondamentaux de la peinture de paysage pour provoquer une réaction de stupéfaction en lieu et place d’un plaisir esthétique. Ce relief empreint de douceur semble oublier la guerre ; ne reste que le choix d’une distance, d’un cadre, d’une tonalité grise sur la surface de sa plaque sensible. Ces choix constituent justement un moyen légitime pour rendre compte d’une émotion difficile à transmettre, comme le résume si justement Susan Sontag : « Faire observer qu’il n’est pas toujours possible d’identifier le sujet des photographies, (…) constitue la manière la plus rapide, la plus sèche, de communiquer l’ébranlement interne qu’elles suscitent. » (12) Fenton a composé avec le peu d’informations disponibles pour produire un paysage qui pourrait être épuré, s’il n’était dévasté. Tous les éléments qui auraient animé la surface de l’image ont disparu – arbres, arbustes, hommes ou bêtes, cavaliers ou chariots -, restent seulement de discrets marqueurs d’espace qui se trouvent être des boulets de canons. En plus de toute animation manque également une lumière étudiée, choisie pour son caractère élégamment tourmenté par exemple. Fenton a visiblement opté pour une lumière plate, froide, qui accentue le fait que tout a été détruit par cet essaim de boulets. Ainsi, pour refléter les désastres de la guerre, Fenton rend sensible la destruction d’un modèle de paysage hérité de notre culture picturale, et plus particulièrement, il bat en brèche les représentations fantasmées qui continuent de se propager sous les pinceaux méticuleux des peintres férus d’orientalisme. Ce qu’il y aurait à voir est ce qui manque, ce qui est absent sur le territoire photographié, ainsi que dans la référence au modèle historique de la peinture d’histoire, ou même du genre du paysage. Fenton témoigne que dans la photographie, la guerre est ce qui entrave la modélisation d’un paysage à partir des formules consacrées. Il n’y a même pas quelques ruines, il ne reste plus qu’une ébauche, un squelette de représentation. Toutes les figures majestueuses, que l’on trouve agencées avec précision à l’intérieur d’une peinture classique, avec leurs poses avantageuses ou dramatiques, n’ont pas leur place sur la plaque sensible pour évoquer la guerre. Le photographe ne refait pas l’histoire, il ne peut l’enjoliver ni la glorifier, il ne peut surtout pas la raconter. Il utilise la photographie pour se faire témoin du désastre, en montrant qu’ici, tout ce qui d’ordinaire fait paysage a disparu. L’image de la catastrophe se dérobe à notre compréhension, nous peinons à reconnaître et surtout à nommer ce que l’on voit. Face à la photographie de Fenton, nous ne pouvons que vérifier que la catastrophe fait difficilement image, ce qu’on pourrait comprendre des effets qu’elle produit ne passe pas à l’image. Ici la force de la photographie est justement de proposer une image au présent, qui nous arrête pour des raisons qui ne sont ni de l’ordre de la narration, ni du spectaculaire.
Les choix effectués par Fenton quinze ans après l’invention de la photographie, s’ils peuvent apparaitre encore guidés par les conditions de prise de vue, trouvent des échos aujourd’hui chez des photographes qui souhaitent rendre visible notre soumission à une catastrophe écologique irrémédiable. Robert Adams s’est spécialisé dans la fréquentation volontaire d’un paysage américain dégradé par les activités humaines. Entre 1969 et 1972, il réalise une série de photographies qu’il publie en 1983 sous le titre Our Lives and Our Children. Jean-François Chevrier la présente ainsi :
Adams dénonce (…) la présence sur le territoire du Colorado (où vit l’artiste) d’usines fabriquant des produits chimiques et nucléaires qui mettent en péril la population de la région. Mais la forme et la force visuelles de la dénonciation sont essentiellement métaphoriques, car Adams a exploité ici plus que jamais l’image de la catastrophe finale qui oriente son interprétation de la civilisation contemporaine, en décrivant un monde déjà irradié par la menace de destruction nucléaire et comme illuminé d’une splendeur apocalyptique. (in Adams, Essais sur le beau, 12)
En 1975, Adams a participé à la fameuse exposition de Rochester New Topographics: Photographs of a Man-Altered Landscape et depuis interroge les ressorts d’une esthétique qui met en avant le rôle de la beauté de l’image pour lutter contre la laideur du monde. Il est viscéralement attaché à la beauté dans ce qu’elle a de paradoxal ; dans son approche du paysage, il la conçoit d’abord comme un étalon de la fierté américaine vis-à-vis de son territoire. Ses photographies sont une réponse à l’imagerie que la société américaine continue de diffuser pour vanter une prospérité associée à un milieu exceptionnellement beau et protégé. En utilisant systématiquement le noir et blanc, il marque son inscription dans une continuité, celle des premiers photographes américains qui ont rendu compte du caractère sublime du territoire alors même qu’ils étaient employés par ceux qui en préparaient la colonisation. Cette persévérance dans l’usage d’une technique historique comporte une dimension critique, elle lui permet de pointer la difficile acceptation d’un territoire en permanente déliquescence tout en assumant son goût pour les belles images. Adams utilise la photographie pour témoigner de la disjonction qui existe entre l’idéal de beauté, qui reste un cliché tenace, et une manière de s’approprier l’espace en le détruisant. Pour lui nous vivons au cœur de la catastrophe, il n’y a pas lieu de la craindre, nous y sommes. Il s’appuie alors sur sa culture picturale pour mettre en avant une posture écologiste qui ne se traduit ni par la nostalgie d’une nature perdue, ni par une esthétique catastrophiste dramatisante : « La photographie qui me concerne le plus est celle qui partage certaines options avec la peinture du passé. Il s’agit, selon moi, de produire une image de la cohérence dans une situation en apparence incohérente. » (in Chevrier, Lingwood, 41) Chevrier emploie le mot « dénonciation » à propos de Our Lives and Our Children, ce terme prend une forme détournée chez un artiste qui continue de publier chaque année des livres de photographies de paysage en noir et blanc, livres qui entretiennent la ligne d’une résistance passive à « voix intensément basse », pour reprendre l’expression du poète Jean-Marie Gleize (103).
Le livre Pine Valley paraît en 2005 avec le soutien de la Fraenkel Gallery, la galerie de Robert Adams à San Francisco qui accompagne la plupart des livres de l’artiste. Il commence par cette courte présentation : « The Valley is located next to Oregon’s high desert. Most of the pines for which it was named have been cut, but it is still an oasis. » (Adams, Pine Valley) C’est une portion de territoire qui abrita naguère une forêt primaire, dont on ne peut qu’imaginer le caractère solennel, noble et majestueux. Le livre retrace en trente-trois photographies une promenade d’une journée dans un coin de campagne paisible et somme toute assez quelconque, du matin jusqu’à la nuit. Que voit-on ? Rien qui puisse nous renseigner sur ce qu’on ne peut justement plus voir. Chacune des photographies du livre est composée selon des choix de distance et de cadrages variables, des cadrages complexes qui imposent au regard une circulation multidirectionnelle. Dans une photographie, le premier plan est occupé par un champ dont les traces qui le parcourent disent qu’il vient d’être fauché. Une ligne courbe dirige notre œil vers un prolongement du terrain en contrebas. Un changement de niveau est marqué par un fossé rempli de buissons et des jeunes arbres aux ramures foisonnantes. Plus loin dans la portion de territoire circonscrite par l’image, une percée nous invite à poursuivre notre exploration pour découvrir un sol plus clair, un espace moins régulier, une clairière inégalement découpée et dont les contours nous sont masqués par les multiples ramées irrégulièrement dispersées. Les arbres accompagnent le regard, plus ou moins denses, ils soulignent une courbe qui s’éloigne pour nous ramener ensuite vers un arrière-plan central. Ici une lisière bouche l’horizon, le ciel apparaît dans une percée légèrement décentrée, un nuage discret anime l’image, accompagne un léger mouvement général souligné par des troncs et quelques branches. Le lieu de cette prospection n’a plus rien de remarquable bien que nous ayons été prévenus qu’il l’était, mais le photographe parait recomposer avec les éléments à sa disposition une continuité par rapport au paysage qui a été détruit.
Ces photographies s’attachent donc à montrer un paysage sans particularités, elles caractérisent humblement une portion de territoire qui semble sans histoire, sans attrait, alors que leur sujet véritable n’est pas visible, ou plutôt, il est pluriel. Adams prend en compte tous les souvenirs accumulés d’un espace désacralisé, qui n’est pas et ne sera jamais plus visible, dans une approche qui prend à rebours toute évocation nostalgique. Dans l’image, la forêt primaire, telle qu’on pourrait la regretter, n’a jamais été. La vallée est à la fois ce qu’elle est devenue et ce qu’elle était. Comme dans la photographie de Fenton, nous retrouvons chez Adams la confiance accordée aux vertus de la découverte du paysage comme expérience : « quand j’ai travaillé une heure ou deux et que je suis absorbé par la structure des choses telles qu’elles apparaissent dans le viseur, je ne pense plus uniquement au désastre. Je découvre des choses dans la lumière. Même dans l’endroit le plus désespéré, on peut, quand il est touché par la lumière du jour, avoir l’expérience de moments qui sont justes, qui sont entiers » (Adams, En Longeant quelques rivières, 78). En restant concentré sur les paramètres techniques de la prise de vue, il rend intelligible une sensibilité extrême à ce qui est de l’ordre de l’anéantissement. Ce qu’il admire est beau parce qu’accompagné d’un sentiment de perte, qu’Adams associe étroitement à l’acte créateur : « Pourquoi la forme est-elle belle ? Parce que, je crois, elle nous aide à contrer notre pire crainte, celle que la vie pourrait n’être que chaos, et que donc notre souffrance ne veuille rien dire. » (Adams, Essais sur le beau, 43)
Le souvenir d’une nature encore sauvage accompagne le promeneur, pourtant ce n’est pas un manque qu’Adams photographie, il n’utilise que ce qu’il a sous les yeux pour solliciter un regard que l’usage de son appareil rend souverain. On ne met pas en image ce qui est disparu, pas plus qu’on ne peut s’emporter et montrer que ce qui reste va également disparaître. Le discours reste l’apanage de celui qui veut communiquer une idée, l’image quant à elle communique seulement une sensibilité au réel, une appréhension devant une réalité menacée. Donner une présence au visible n’est pas lui faire allégeance, l’artiste fait confiance à l’image pour nous informer que cette présence est précaire, et surtout soumise à notre penchant immodéré pour la dévastation. Robert Adams veut partager avec nous une interrogation : comment l’image peut-elle alerter sur ce qu’on est et ce qu’on fait du milieu dans lequel on vit, et comment le fait de se soucier de la beauté de l’image peut être le moyen de lutter contre le découragement. Il est tout à fait conscient de la terrifiante dégradation que l’homme fait subir à cette terre qui est censée l’abriter. Et pour montrer cela, il fait le pari de ne rien dénoncer, c’est-à-dire ne rien raconter, et surtout de ne pas embellir en produisant des images flamboyantes, pour surtout « ne pas esthétiser le carnage » (Adams, En longeant quelques rivières, 79), mais il continue à se confronter au réel comme d’autres artistes qu’il admire l’ont fait avant lui, comme Cézanne, dit-il. Le réel est pour Robert Adams le territoire de la catastrophe, quelque chose d’imprévisible, ou du moins qu’on n’avait pas su prévoir, individuellement, par cause de jeunesse, d’insouciance, de préoccupations plus ancrées dans la continuité du présent, et collectivement, pour des questions de rentabilisation des espaces conquis.
Le travail de Wout Berger s’inscrit dans le prolongement de celui de Robert Adams, il en constitue peut-être une limite. Wout Berger a été l’un des premiers photographes aux Pays-Bas à se spécialiser dans le développement de tirages couleur. La nature constitue le thème principal de son travail, mais une nature dont il va montrer comment elle s’adapte à un environnement qui a été victime d’une importante pollution industrielle. La photographie Fairy Tale a été prise en 2019. C’est un conte de fées qui raconterait dans un ultime opus la beauté de la nature, dans un agencement savant où des plantes dialoguent entre elles, formant un décor idyllique. Pourtant les choix du photographe laissent apparaître un déséquilibre. Les fleurs semblent entraînées dans une agitation capricieuse et désordonnée, comme si elles étaient menacées d’être avalées dans un flot de linéaments blanchâtres qui surgit et paraît fondre sur tout ce qui se trouve devant lui. Le point de vue adopté par le photographe est en légère plongée, il supprime la ligne d’horizon, et quitte la représentation d’un paysage pour entraîner l’image du côté d’une abstraction colorée. Une ligne directrice se dessine encore, timidement, partant de l’angle inférieur gauche pour disparaître derrière deux branches croisées en haut à droite. Le cadrage et une focale longue achèvent d’instaurer une tension entre un ordre plastique chancelant et un désordre naturel issu d’une pollution industrielle intensive.
Les photographies de Wout Berger expriment l’inquiétude qu’on soit arrivé à la fin des grands récits, ceux qui racontent comment l’homme a toujours réussi à triompher des éléments extérieurs dans sa course à la domestication de son milieu et à l’assujettissement de son environnement. Ces récits sont pour Donna Haraway propres à l’Anthropocène, Anthropos étant le modèle du héros masculin, guerrier viriloïde pour qui tous les êtres vivants qu’il peut croiser ne sont que des accessoires destinés à faire avancer un plan de conquête, une histoire dénuée de tout scrupule. Il nous faut, selon elle, cesser de penser que c’est l’espèce humaine qui fait l’histoire, considérer que l’anthropocène est « une époque de refus : refus de savoir, refus de cultiver la respons(h)abilité, refus d’être présent dans et face à la catastrophe qui vient. Jamais on n’a autant détourné le regard » (67). Chez Berger comme chez Adams, la perte est une réalité, il nous reste toutefois à en accepter la responsabilité. Leurs photographies ne sont pas de l’ordre de la conjuration, de la peur d’une perte irrémédiable, mais des signaux de détresse qui s’opposent aux esthétiques sulfureuses et finalement consolatrices. Sommes-nous prêts à remplacer notre goût actuel pour les errements par une révolution éclairée, les récits archaïques et les doctrines vaniteuses par une attitude clairvoyante ? L’image doit-elle accompagner dans une course vers le spectaculaire notre effondrement, ou bien suggérer un arrêt sur ce que nous sommes en train de perdre, à la fois la beauté du monde et un goût pour la mesure, modèle d’attention à ce que montre l’image.
L’idée que nous courons à la catastrophe n’est pas nouvelle. Voilà des décennies, voire des siècles qu’un désastre fait de génocides et de destructions d’habitats est en cours. Certaines choses n’en nourrissent pas moins la résurgence des peuples et des lieux. Il en est ainsi de la vitalité déchirée qui est confrontée à de telles pertes, du deuil, de la mémoire, de la résilience, de la réinvention de ce qu’être autochtone signifie, du refus du déni des destructions irréversibles et de la volonté de ne pas abandonner les possibilités présentes et futures de bien vivre et de bien mourir (Haraway, 165).
Le photographe est celui qui se trouve dans un entre-deux : il explore le réel pour en détacher cet instantané qui sera une extase, qu’il pourra associer à la victoire de produire une image plus forte que la réalité, apte à provoquer sa mise en question. L’image peut être aussi ça, la résistance du désespéré. Il est tout à fait conscient du leurre qu’il produit, mais l’image devient une forme de résistance à la catastrophe annoncée, lenteur et extase se conjuguent pour résister à la fois à nos certitudes et à nos lâchetés. Adams et Berger, comme quelques autres, dirigent leurs pas dans la connaissance intime des deux positions contradictoires qui alimentent les réflexions sur la photographie : la plus commune veut que l’image soit la trace d’un instant libéré d’une temporalité subie, immaîtrisable, libérée de l’emprise du réel, sur laquelle on peut donc projeter le sens à donner à une certaine réalité. L’autre attitude considère que la photographie doit être un réquisitoire contre l’instant déréalisé, qu’elle doit porter une volonté politique en résistant à la fois à l’exploit de la déréalisation et à la fatalité de l’oubli, en refusant qu’elle soit réduite à une dimension instrumentale, c’est-à-dire instrumentalisée par le régime impératif de la communication visuelle. La catastrophe est l’événement qui menace notre faculté d’invention et met en péril nos différentes règles de représentation. L’image photographique peut alors apparaitre comme le moyen de désigner l’inadéquation de ces règles dans le présent observé, elle signale une limite, un seuil qui met en question notre positionnement face au réel, d’une part, et face à la réalité de notre destin, d’autre part. Remplacer les descriptions macabres des journalistes par l’élaboration d’une forme plastique, c’est signifier que l’image est encore capable d’éveiller nos consciences et nos sens, qu’elle peut provoquer un sursaut et nous pousser à réagir, et dans le même temps affirmer encore que l’image choc ne dénonce pas mais qu’elle entre au mieux dans l’imagerie de la dénonciation. Continuer à faire confiance au pouvoir de l’image, c’est parier sur l’intelligence du spectateur, et aussi prendre la mesure de ce pouvoir au sein de ce qu’on nomme l’art.
Liste des ouvrages cités
Adams R., Essais sur le beau en photographie, Périgueux, Fanlac, [1981] 2007, p. 12, 43.
Adams R., Pine Valley, Tucson, Arizona, Nazraeli Press, 2005, non paginé.
Adams R., En Longeant quelques rivières, Arles, Actes Sud, Paris, Fondation Cartier pour l’art contemporain, 2007.
Chevrier, J-F., Lingwood J., Une Autre objectivité, Milano, Idea Books, 1989.
Gleize, J.M., Néons, actes et légendes, Paris, Editions du Seuil, 2014.
Haraway, D., Vivre avec le trouble, V. Gardia (trad.), Vaulx-en-Velin, Les éditions des mondes à faire, 2020.
Lachaud, J-M., Que peut (malgré tout) l’art ?, Paris, L’Harmattan, 2015.
Salgado, Sebastião, « Le désert de feu de Sebastião Salgado », Vice, 23 novembre 2016. En ligne : [https://www.vice.com/fr/article/vdqz8y/a-desert-on-fire-kuwait-photo-book-excerpt-salgado] (consulté le 24 mars 2024)
Sontag, S., Devant la douleur des autres, Paris, Christian Bourgois, 2003.
Žižek, Slavoj, Fragile absolu ou Pourquoi l’héritage chrétien vaut-il d’être défendu ?, F. Théron (trad.), Paris, Flammarion, 2008, p. 113.
[1] Sophie Ristelhueber, Entretien avec Michel Guerrin, Le Monde, 27 septembre 1992.
[2] Sophie Ristelhueber, Entretien avec Michel Guerrin, Le Monde, 27 septembre 1992.