Résumé
Les représentations photographiques de catastrophes sont de nos jours abondantes. Les désastres de Tchernobyl ou de Fukushima, le drame de la Nouvelle-Orléans après le passage de l’ouragan Katrina, les ruines de Détroit ou de l’île japonaise de Gunkanjima ont été mis en images. Si ces représentations s’inscrivent dans une tradition ancienne qu’elles réactivent à leur manière, elles tendent aussi à pointer un ensemble de risques qui sont liés à l’anthropocène. Ces figurations de catastrophes prennent des formes diversifiées ‒ qu’il est loisible d’étudier. Seront distinguées ici des séries photographiques qui confèrent aux tragédies concernées la puissance de séismes naturels et des œuvres qui tendent à rebours à les insérer dans une culture et une histoire. Les premières se présentent comme les emblèmes d’une chute tragique qui possède l’allure d’une rupture fatale dans l’avancée de l’histoire. Les secondes croisent représentations et points de vue afin de proposer une approche dialogique de la complexité des événements et des manières dont ils ont été vécus ; elles évoquent dès lors des façons de « faire avec » les catastrophes.
Abstract
Photographic representations of catastrophes are abundant nowadays. The disasters of Chernobyl or Fukushima, the tragedy of New Orleans after Hurricane Katrina, the ruins of Detroit or of the Japanese island of Gunkanjima have all been captured on camera. While these representations are part of an ancient tradition which they reactivate in their own way, they also tend to point to risks linked to the Anthropocene. These representations of disaster take a variety of forms which we can explore. In this article, I will distinguish between photographic series that assimilate the tragedies they represent to natural disasters, and works that tend to insert them into a culture and history. The former present themselves as emblems of a tragic fall which appears as a fatal break in the progress of history. The latter intertwines representations and points of view in order to propose a dialogical approach to the complexity of the events and the ways in which they have been experienced. In that sense, these photographic series evoke ways of « making do » with catastrophes.
De nombreux photographes se tournent aujourd’hui vers des sites qui ont été les théâtres d’énormes sinistres dont ils enregistrent les restes, les effets sur les paysages et les populations. Que les catastrophes concernées soient d’origine naturelle ou humaine, qu’elles proviennent d’erreurs scientifico-techniques ou de choix économiques, elles se caractérisent par la phénoménale ampleur de leurs conséquences. C’est ainsi que Guillaume Herbaut et Bruno Masi (2011) ou encore David McMillan (2018) se sont rendus sur le site de Tchernobyl, Jean-Patrick Di Silvestro et Matthieu Berthod (2016) ou bien Carlos Ayesta et Guillaume Bression (2016) à Fukushima, Robert Polidori (2006) à la Nouvelle-Orléans sur les traces de l’Ouragan Katrina, Yves Marchand et Romain Meffre au sein des ruines de la ville de Détroit (2010), puis dans une petite île japonaise profondément marquée par l’exploitation minière et aujourd’hui complètement délaissée (2013). Les travaux de ces photographes se démarquent des voies traditionnelles du reportage pour se rapprocher ‒ selon des degrés et des formes variables ‒ des modes de présentation ou de diffusion de l’art contemporain. Leurs images exploitent le caractère bouleversant et spectaculaire des scènes qui se présentent au regard, rejoignant ainsi toute une tradition figurative. Mais elles relaient aussi tout comme elles contribuent à développer une sorte de tension eschatologique et un rapport au temps dont on peut penser qu’il accompagne les prises de conscience de l’anthropocène (Fressoz).
D’autres œuvres tendent davantage à interroger la nature des représentations de la catastrophe, au travers de dispositifs dialogiques qui cherchent à réinscrire les faits, si tragiques qu’ils soient, dans une histoire et une culture collective. Ces travaux questionnent les causes et les responsabilités, les modalités de gestion de la crise et de ses conséquences dans la durée ; ils s’intéressent aussi à la manière dont elle a été vécue et mise en récit par les habitants des lieux. Ils abordent dès lors les manières de « vivre avec la catastrophe » (Moreau), de l’éviter peut‑être ou d’en minimiser les dégâts quand elle est d’origine humaine, de négocier au mieux avec elle lorsqu’elle paraît inévitable dans la mesure où elle relève du mouvement des sols et des roches.
Loin de toute visée d’exhaustivité ou encore de toute volonté de hiérarchisation, les travaux abordés au fil de cet article le sont pour leur valeur paradigmatique, afin de mettre en évidence deux orientations bien distinctes : l’une tend à la naturalisation des sinistres représentés, l’autre à leur réinsertion dans une histoire et dans une culture.
I. Entre reportage et art contemporain
Sous les effets successifs de la télévision et du web, l’activité de la presse illustrée s’est progressivement réduite durant le dernier quart du vingtième siècle, jusqu’à ne plus constituer aujourd’hui un débouché substantiel pour le photojournalisme. Parallèlement, ces dernières années, les lieux dévolus à l’art ont peu à peu ouvert leurs portes à des pratiques issues du reportage qui se sont reconfigurées, délaissant parfois la « couverture de l’événement » pour adopter le temps plus long de l’enquête documentaire (Méaux, Enquêtes, 215-216), privilégiant souvent la couleur et le grand format, revendiquant la subjectivité de la démarche, acceptant la mise en scène, croisant les expériences et les médiums… Le « livre de photographe » (Mora ; Méaux, Voyages) s’est également fait espace d’information ou de témoignage et les mises en page de ces ouvrages, qui paraissent chez des éditeurs spécialisés, s’avèrent inventives et concertées.
Yves Marchand et Romain Meffre travaillent par exemple en duo avec une chambre 4 x 5 inches, décidant ensemble de leurs choix techniques et esthétiques. Cette manière de faire se situe aux antipodes de la saisie d’un « instant décisif » qui suppose la disponibilité et la réactivité d’un opérateur solitaire. Après cinq années de travail commun au sein de la ville de Détroit, ils publient un livre de grand format chez Steidl en 2010[1]. Les deux auteurs utilisent des négatifs peu contrastés qui retiennent une grande richesse de détails et de subtiles nuances de lumière ; la matérialité des objets érodés et les variations tonales sont rendues avec précision de sorte que rien n’est perdu de l’état des bâtiments, de l’usure des matériaux et des surfaces ; la profondeur de champ est importante et un maximum d’informations se trouve offert sur le délabrement affectant la moindre parcelle des espaces mis en image. C’est l’emphase et la saturation de l’ensemble qui frappent ainsi le lecteur/spectateur. Sous l’œil sidéré de celui qui tourne les pages du livre, se succèdent les façades à demi-démolies, les intérieurs délabrés, les friches envahies par les herbes et les murs décrépis. La quantité des vues se conjugue à leur taille pour persuader de l’ampleur d’un désastre atterrant.
Les œuvres réalisées combinent parfois des éléments hétérogènes. Jean-Patrick Di Silvestro et Matthieu Berthod voyagent ensemble sur le site de Fukushima : l’un photographie, tandis que l’autre dessine ; dans le livre Après les vagues. Autour de Fukushima, un texte de Anne Pitteloud vient se combiner aux vues et aux dessins rapportés. Guillaume Herbaut se rend une première fois seul dans la zone interdite de Tchernobyl[2] ; mais quand il y retourne en 2009, c’est avec le journaliste Bruno Masi ‒ qui prend la plume pour relater l’expérience vécue.
Carlos Ayesta et Guillaume Bression vont sur le site de Fukushima en 2011 ; puis, pendant six années, ils y retournent de nombreuses fois. De cette minutieuse et longue exploration du drame, ils font un livre combinant textes et photographies. L’ouvrage est structuré en six chapitres, chacun d’entre eux étant consacré à un aspect de la catastrophe : lieux vidés de leurs habitants ; peur de la radioactivité ; temps suspendu ; envahissement des sites par la végétation ; déchets radioactifs ; retour de personnes sur les lieux où elles ont vécu. Les photographies reposent le plus souvent sur une mise en scène concertée. Dans certaines vues, des films tendus de cellophane symbolisent les halos radioactifs environnant les objets et les bâtiments ; il s’agit pour ainsi dire, dans ce cas, de faire accéder un phénomène invisible à la visibilité. Pour d’autres prises de vues, Carlos Ayesta et Guillaume Bression ont demandé aux habitants de revenir dans leur ancienne demeure et d’y prendre la pose. De telles pratiques semblent davantage relever des modes opératoires de la « photographie plasticienne » (Baqué) que de ceux d’un traditionnel photojournalisme, déjouant ainsi les catégories établies.
Enfin, Guillaume Herbaut et Bruno Masi conçoivent d’emblée le témoignage qu’ils rapportent de la zone interdite de Tchernobyl sous une pluralité de formes complémentaires. Sur place, ils réalisent un blog ; à leur retour, ils publient un livre, mais proposent également des photographies et des textes à la presse ; ils réalisent aussi un web documentaire qui paraît sur le site du Monde et une installation multimédia qui est présentée à la Gaîté Lyrique[3] ; ce dispositif immersif mêle création sonore, présentation de tirages et projection aléatoire d’images (sur chacune desquelles se trouve indiqué le taux de radioactivité constaté sur les lieux). Aucune de ces modalités de présentation ne prévaut sur les autres : l’œuvre est « transmédia », englobant somme toute l’ensemble de ces diverses actualisations ; tout à la fois une et plurielle, elle possède une « variabilité intrinsèque » (Méaux, « Des œuvres », 35-46). La diversification des formes adoptées répond à la volonté d’assurer la diffusion du travail, alors que la presse illustrée se trouve aujourd’hui très réduite (Bernard) ; mais elle révèle aussi la nécessité pour le journaliste et pour l’écrivain de poursuivre l’enquête entamée sur le terrain par le biais de mises en forme variées qui viennent, de façon renouvelée, interroger la réalité dont elles témoignent.
II. Le renvoi à une tradition
Alors que ces formes de restitution s’écartent des usages traditionnels du photojournalisme, les vues rapportées n’apparaissent pas entièrement nouvelles puisqu’elles manifestent peu ou prou leur inscription dans une tradition iconographique : celle des figurations de la catastrophe. Nombreuses sont en effet, dans la culture judéo-chrétienne, les évocations visuelles de désastres gigantesques : effondrement de la tour de Babel, Déluge, Apocalypse, Enfer… ont été pré-textes à maintes toiles exhibant des spectacles terribles où le désordre semble surpasser ce que peut concevoir la raison. Dans ces œuvres picturales, la catastrophe correspond à un châtiment divin et à une expiation de masse. Mais il est également des représentations de sinistres d’origine plus profane. On pense aux figurations du tremblement de terre de Sparte (464 av. J.-C.), du désastre de Lisbonne (1756) ou encore du séisme de San Francisco fixé par la photographie en 1906. Si les causes de la catastrophe sont ici contingentes et matérielles, les images font ressortir la terrible démesure de phénomènes qui broient les corps et sidèrent les esprits. Bien qu’attachées à rendre compte d’événements singuliers, de telles représentations convoquent cependant le mythe d’une destruction universelle.
Les photographies réalisées par David McMillan, sur le site de Tchernobyl, ou par Robert Polidori à la Nouvelle-Orléans après le passage de l’ouragan Katrina, peuvent être envisagées dans la continuité de cette longue tradition figurative. Sous un éclairage subtil, les vues de David McMillan montrent des espaces dépourvus de toute présence humaine où peu à peu bâtiments et objets se délitent, se craquellent et pourrissent ; elles semblent répondre à l’injonction d’Alan Weisman, à l’orée de The World Without Us (traduit en français sous le titre Homo Disparitus, 2007) : « Imaginons un monde dont nous aurions tous soudain disparu ». Les plans larges de Robert Polidori exhibent une ville ravagée par les flots, où les résidus les plus divers dérivent pêle-mêle : ils donnent pour ainsi dire une forme visuelle aux notions de désordre et de destruction.
Les vues réunies dans Détroit, vestiges du rêve américain montrent des salles de classe, des bibliothèques et des ateliers d’usine où l’activité paraît s’être arrêtée brutalement ; des objets épars se présentent comme les indices pétrifiés d’une vie soudainement interrompue. Dans un cabinet de dentiste, le matériel technique est toujours en place au milieu des gravats, comme si la roulette venait de quitter la bouche d’un patient (Marchand, Meffre, Vestiges, 57). Quelques livres cornés en voie de décomposition gisent sur le sol d’une bibliothèque qui semble presque encore prête à accueillir des usagers (Marchand, Meffre, Vestiges, 167). En une violente syncope, « l’Autrefois rencontre le Maintenant » pour reprendre l’expression de Walter Benjamin (478). Les aiguilles arrêtées d’une horloge dont le cadran est à demi fondu pointent un horaire, désormais suspendu (Marchand, Meffre, Vestiges, 101).
Si de telles photographies convoquent l’idée de l’Apocalypse, les désastres pris en considération possèdent des causes tangibles et concrètes (qu’elles soient d’origine naturelle ou humaine). Les vues signent même souvent une forme de victoire de la substance sur l’esprit, les matériaux s’imposant dans un extrême désordre, déjà pris dans un inévitable processus d’usure et de désagrégation. Les sites représentés s’avèrent profondément entropiques – ce terme (issu de la thermodynamique) caractérisant les formes d’évolution des milieux complexes. Après la catastrophe, il semble que la matière continue à évoluer, en dehors de toute maîtrise humaine : la pourriture et le délitement viennent pour ainsi dire surenchérir sur le sinistre qui a eu lieu, tandis que la végétation croît de plus belle.
Le titre de l’ouvrage de David McMillan – Growth and Decay – oppose ainsi la recrudescence des plantes à la dégradation des artefacts. Dans les photographies présentées, le spectateur est frappé par l’énergie de la vie végétale et organique qui se développe après le départ des êtres et envahit le site de la centrale nucléaire. La précision des images où d’infinis détails peuvent être discernés se met au service d’une exaltation du potentiel de développement de la nature. Des vues du même espace ont parfois été réalisées à intervalles de temps réguliers, de sorte que le spectateur mesure la croissance progressive des arbres et des ronces, la radioactivité favorisant l’apparition d’espèces mutantes, extrêmement résistantes. Les éléments organiques et inorganiques paraissent entraînés dans une transformation contingente et indéterminée ‒ dont l’homme est absent. Une forme de sublime, lié au sentiment d’une inéluctable perdition, habite ces photographies (Fressoz, 2021).
Il en va un peu différemment du travail de Guillaume Herbaut et Bruno Masi qui ont effectué de longs et fréquents séjours au sein de la zone contaminée de Tchernobyl. Si une large aire a été interdite, un certain nombre de personnes continuent néanmoins à la hanter, peu soucieuses de la radioactivité ou acculées à se réfugier là. La Zone montre des bâtiments abandonnés et des espaces délaissés, mais elle s’attache aussi tout particulièrement à suivre l’existence des êtres qui essaient de survivre au sein du site. Une forme de mafia s’y est installée, des personnes visiblement cabossées par l’existence y vivent dans la clandestinité. L’alcool, la drogue, la prostitution, la maladie s’y sont développés. Les vues aux tons sombres et saturés, reproduites en pleine page, à bords perdus, témoignent d’un monde interlope, violent et désespéré ; elles montrent des corps abîmés et malades, exhibent des sociabilités glauques et déréglées. Pendant de longues périodes, Guillaume Herbaut et Bruno Masi ont vécu en immersion auprès des personnes qui habitent ces lieux. Le texte, très subjectif, se fait relation d’une expérience traumatique, proche d’une plongée aux Enfers :
Voir ces enfants traîner dans la crasse, livrés à eux-mêmes, sans doute battus ou affamés, n’avait finalement aucune importance. Mais je n’arrivais pas à admettre cette promiscuité, et l’option vraisemblable selon laquelle le grand-père avait remis en cause l’ordre séculaire qui régit les rapports entre générations. Je regardais ces filles à moitié débiles prostrées sur le canapé quand l’air sembla traversé d’un arc électrique. Le fils, le père, celui qui vivait reclus, se mit à hurler dans la chambre voisine et ce cri n’avait rien d’humain.
Il m’importa peu que cet événement intervînt à Tchernobyl plutôt qu’en tout autre endroit du monde. Mais ce que je sus alors, c’est que nous entrions dans la zone (Herbaut, Masi, 7).
Les mots renvoient constamment à la subjectivité de l’expérience vécue par les deux auteurs, à l’émotion suscitée par une confrontation avec l’horreur. À leur manière, les photographies signent une comparable implication dans des situations bouleversantes : le flou, les décadrages, parfois la sous-exposition travaillent à traduire des sentiments qui sont de l’ordre du trouble et de la perte de maîtrise.
III. Une « manière d’être au temps »
Les photographies de catastrophes ici prises en considération se présentent tout à la fois comme les symptômes et les sinistres emblèmes de l’anthropocène. Fixant le spectacle de désastres réels et traduisant une anxiété croissante à l’égard de l’avenir, elles tendent à se multiplier au moment où l’impact des développements techniques et des choix économiques (qui ont été opérés au fil du développement d’un modèle productiviste) devient si évident qu’il apparaît nettement que les difficultés rencontrées ne sont pas une simple question d’« environnement » (comme on l’a longtemps dit), mais touchent à la finitude des ressources de la planète, insuffisamment prise en considération.
En ce début de XXIème siècle prolifèrent les écrits qui prophétisent l’effondrement de notre civilisation. Une mouvance « collapsologique », multipliant les approximations scientifiques et les prédictions millénaristes, fait écho aux récits de la science-fiction (Ballard). Sans véritablement correspondre à ces terrifiantes préfigurations, les photographies de David McMillan, Robert Polidori, Yves Marchand et Romain Meffre ou encore Guillaume Herbaut convoquent un puissant sentiment d’insécurité.
La catastrophe est brisure dans la continuité temporelle et laisse sans certitudes quant au futur ‒ qui paraît indéterminé et inquiétant. À l’encontre de l’idée de progrès portée par la modernité (comme de toute espérance révolutionnaire), elle mobilise le mythe d’une destruction totale de l’humanité (Engélibert, 21). Au milieu du XXème siècle, c’est avec le développement de l’arme nucléaire que s’est exprimée la crainte d’un anéantissement de la vie sur la terre. Selon Günther Anders, la bombe atomique a changé le cours du temps car les hommes vivent, depuis Hiroshima et Nagasaki, dans une sorte de « sursis » (Anders, 398-412). Pendant la guerre froide, de nombreuses fictions inspirées de la menace nucléaire ont thématisé la fin de la vie humaine (Gervais).
Le constat des conséquences dues à un énorme sinistre déclenche le sentiment d’une forme de stase temporelle ; il entraîne une incapacité à se projeter dans l’avenir et incline à un retour sur le cours des événements qui a précédé le drame. Selon François Hartog, la catastrophe « permet de voir complètement, de comprendre intégralement les prophéties du passé » (Hartog, 2014) : ayant soudainement tout fait basculer, elle incite les hommes à tenter de récapituler ce qui a pu causer de si terribles conséquences, de sorte qu’ils ne peuvent plus que se reporter au « passé pour parler du présent » (Hartog, 2014). La catastrophe travaille ainsi à déclencher un retour sur l’histoire à partir de sa fin, à l’opposé du régime moderne d’historicité qui se trouve régi par un idéal de progrès (Hartog, 2003). Les figurations contemporaines de catastrophes invitent à repenser le passé, depuis le présent ; quant aux lendemains, elles les laissent dans une inquiétante incertitude.
De nos jours, les désastres se multiplient et sont soumis à une médiatisation accrue (Lussault). Aux sinistres naturels s’ajoutent des tragédies pour lesquelles la responsabilité des hommes est manifeste. La littérature, le cinéma, la photographie, le web déclinent ces drames à l’envi, la notion de « catastrophe » caractérisant tout à la fois un événement et les formes de sa restitution (quel que soit le médium utilisé). Pour le dire autrement, il est des événements qui deviennent « catastrophes » grâce à la façon dont ils sont racontés, et d’autres qui ne le deviennent pas, en raison d’une absence de dramatisation et d’exposition à l’attention collective. En tout cas, les catastrophes ne se présentent pas seules, mais prises dans un jeu de rappels et d’échos : elles s’égrènent sur le mode de la série. Alors que l’Apocalypse est un phénomène unique, les catastrophes se répètent (Hartog, 2014) avec des variations et martèlent les esprits, développant une forme de peur diffuse ainsi qu’une singulière « manière d’être au temps » (Hartog, 2014). La succession en rafales de représentations de sinistres en tous genres émousse l’aptitude de chacun à imaginer le futur, condamnant toute tentative d’utopie et enfermant les êtres à la pointe d’un présent.
Les figures de désastres se présentent ainsi comme les emblèmes d’une époque, caractérisée par une forte inquiétude sur les temps à venir. Elles donnent à envisager le scénario d’une nature sans l’homme. Certains drames (Tchernobyl, Fukushima par exemple) résultent manifestement de choix politiques ou technologiques, mais les photographies proposées font généralement ressortir qu’après le terrible accident, les éléments matériels, végétaux ou animaux tendent à prendre le dessus, continuant à évoluer selon des processus qui nous sont étrangers. Tandis que la faune et la flore croissent, les artefacts se délitent ; une fois les populations parties, la nature prolifère. Les photographies mettent en évidence que, si par certains comportements « l’homme » a ouvert une nouvelle ère, après la catastrophe il ne tient plus le gouvernail, les transformations se poursuivant, sans lui, dans un jeu complexe et infini d’interférences.
IV. Une mythologie inversée ?
La représentation de la catastrophe touche à son comble dans la série que Robert Polidori a consacrée à la Nouvelle-Orléans, dans les mois qui suivirent le passage de Katrina (le 30 août 2005). Le photographe s’y est rendu à quatre reprises, de septembre 2005 à avril 2006, enregistrant les conséquences dramatiques du déchaînement de l’ouragan qui a engendré la rupture de nombreuses digues à l’intérieur de la ville. Les images qu’il a réalisées à la Nouvelle‑Orléans ont été exposées en 2006 en grand format au Metropolitan Museum of Art de New York[4] et reproduites dans un livre intitulé After the Flood, lui-même de dimensions assez imposantes[5].
Robert Polidori travaille à la chambre, avec de longs temps d’exposition qui lui permettent d’atteindre une grande maîtrise de la précision et des couleurs. L’extrême quantité d’informations visuelles contenues dans chaque image excède ce que le regard peut discerner dans la réalité, la zone de netteté physiologiquement permise par l’œil humain étant fort restreinte ‒ ce sont les mouvements de la pupille qui autorisent l’impression d’une perception globale du champ visuel. L’abondance des stimuli présents au sein des vues de Robert Polidori tend à augmenter l’impression de désordre déjà induite par la nature des spectacles enregistrés : les maisons sont effondrées ou éventrées, les toitures retournées, les poteaux électriques ou les arbres sont arrachés, gravats et artefacts désarticulés parsèment le sol. En raison de la netteté des clichés, le chaos paraît se répliquer des motifs identifiables aux plus petites portions de la représentation, à la manière de ce qui se passe dans les images fractales (Chirollet). La précision des éléments minuscules contrevenant à une perception d’ensemble (Wicky, 25-38), la sensation de confusion, liée au sujet, se trouve augmentée.
Infrastructures et constructions démembrées font que les obliques l’emportent sur les orthogonales, le déséquilibre des masses sur les effets de symétrie. Partout des lignes brisées, des plans inclinés, des angles aigus, des heurts et des ruptures de formes traduisent la violence des éléments déchaînés. Le cadre photographique vient ostensiblement découper ce tumulte matériel, de sorte que le chaos semble se poursuivre à l’extérieur du champ. Conjuguée à la taille importante des photographies ‒ que ces dernières soient exposées ou reproduites au sein du livre ‒, cette organisation des représentations travaille à suggérer l’ampleur du désastre, tandis que la répétition du désordre, d’une image à l’autre, souligne son énormité. Les obliques qui fendent brutalement l’espace, les failles et les ruptures hachant les surfaces traduisent plastiquement la violence des éléments. À la brutalité de l’eau et du vent se trouve conférée une apparence visuelle, qui était sans doute constatable sur place, mais que les choix de l’opérateur tendent à exacerber. Les vues de Robert Polidori satisfont à l’esthétique du sublime, telle qu’elle se trouve définie dans une veine sensualiste par Edmund Burke, la perception des photographies travaillant à déclencher un sentiment proche de la terreur.
Le chaos donné à voir correspond à l’état dramatique de la ville dans les mois qui suivirent le passage de l’ouragan, mais il suggère aussi, par métonymie, l’intensité d’un phénomène qui excède les capacités de résistance et de compréhension de l’homme. L’évocation de la puissance destructrice des éléments passe tout à la fois par une dimension « symbolique » (en lien avec des normes de figuration), « iconique » (grâce à la suggestivité formelle des images) et « indicielle » (dans une relation de causalité avec les phénomènes enregistrés) pour assurer à la série un impact optimal (Peirce).
Les vues d’After the Flood sont en outre vides de présence humaine, comme si toute vie avait été anéantie à la Nouvelle-Orléans. Certaines d’entre elles montrent l’intérieur de maisons ou d’appartements. Mais, dans les microcosmes domestiques dévastés, se trouve peu ou prou répliqué le chaos extérieur : les meubles sont retournés, fracassés, les parois imbibées d’eau et défoncées, les lampes renversées, les tableaux détruits. Les logements renvoient à des existences passées, mais ces dernières restent anonymes (les légendes se bornant à la mention des adresses) ; les vies qui ont été brisées ne sont ainsi évoquées que dans leur généralité.
Les dégâts matériels tendent par ailleurs à transformer les objets pour les inscrire dans un processus de dégradation où leur modification matérielle, en lien avec les éléments naturels (humidité, vent, chaleur…), prend le pas sur le renvoi à l’usage qui leur était dévolu. Dans les logements, les murs se craquellent, les surfaces se marbrent de salissures organiques, papiers et tissus pourrissent. À l’extérieur, l’intrication du bâti et de la végétation, pareillement malmenés, conduit parfois à un magma informe ; les arbres déracinés fendent les maisons, l’eau noie tout indifféremment, les détritus se mêlent. Les objets désaffectés semblent retourner à une entropie « naturelle ». Les choix urbanistiques qui ont amplifié la violence de l’inondation ou les conséquences sociales de la catastrophe ne sont pas évoqués par les photographies qui renvoient à la violence du déchaînement des éléments, l’absorption des restes du désastre dans un processus de transformation obéissant aux lois de la matière : les formes se dissolvent, les solides s’effritent, la substance l’emporte sur les desseins humains.
C’est, pour bonne part, cette « naturalisation » de la catastrophe ‒ susceptible de détourner le spectateur d’une prise en compte des tenants et aboutissants sociaux des événements ‒ qui a été reprochée à Robert Polidori, au fil de controverses houleuses (Updike, Choi). L’ampleur du désastre était pour partie imputable au manque d’entretien de certaines digues ; ce furent les quartiers les plus pauvres, construits bien en dessous du niveau de la mer, qui ont été les plus touchés ; l’évacuation des habitants a péché par un terrible manque d’organisation. L’absence de toute documentation, en complément des représentations visuelles, ne peut que laisser dans l’ombre les informations indispensables à une mise en perspective politique des phénomènes. Mais un tel constat n’est pas propre à la figuration de la catastrophe : il concerne plus généralement l’inaptitude de la photographie à témoigner de réalités socio-politiques, lorsqu’elle est exempte d’accompagnement textuel.
Reste que les images de Robert Polidori se présentent comme les emblèmes d’une chute tragique qui possède l’allure d’une rupture brutale dans l’évolution des choses ; elles semblent ainsi préfigurer une forme de fin, de délitement inéluctable ‒ construit sur le modèle inversé de la marche vers le progrès, dont chaque Occidental a longtemps été intimement convaincu (Citton, Rasmi, 68).
V. Une autre façon de faire : la réinscription dans l’histoire
La catastrophe du barrage du Vajont, construit à la fin des années 1950 dans la province de Belluno en Italie, a marqué les esprits. Après-guerre, les besoins en hydroélectricité du pays sont importants et la construction de plusieurs barrages est programmée. Celui du Vajont se présente alors comme le plus haut d’Europe. Pendant sa construction, les questions techniques monopolisent la réflexion des ingénieurs qui se montrent peu attentifs à la structure géologique des versants de la montagne (alors que les habitants ont quant à eux l’habitude de guetter les signes d’éboulement du Mont Toc, précisément surnommé « la montagne qui avance »). Pendant les travaux, les alertes se multiplient, mais les risques de glissement de terrain liés au remplissage du réservoir sont sous-estimés. Une maquette est construite afin d’évaluer la hauteur de la vague qui serait engendrée en cas d’éboulement de la montagne ; les techniciens espèrent contrôler l’importance de la lame en jouant sur la côte de remplissage. Mais les scenarii envisagés pèchent par méconnaissance des réactions possibles du Mont Toc lors d’une saturation du sous-sol en eau[6]. La catastrophe se produit le 9 octobre 1963 à 22h 39 : une vague de plus de 150 mètres franchit le mur de retenue, causant la mort de plus de 1 900 personnes en aval de la construction. Le désastre du Vajont ‒ qui a fait l’objet de films et de récits divers (Martinelli, Paolini, Merlin) ‒ prend aujourd’hui valeur de parabole, exemplifiant la surdité des ingénieurs, tenants de la modernité technique et contraints par des logiques économiques. Convaincus d’apporter le progrès, ils ont cru pouvoir maîtriser une « nature » ‒ qui n’était nullement passive, mais dotée de comportements intrinsèques (Latour).
Le barrage désaffecté se présente maintenant comme un « lieu de mémoire » (Nora) qui attire les visiteurs. En 2013, deux photographes ‒ Marina Caneve et Gianpaolo Arena ‒ se rendent sur place afin de questionner les survivances du désastre, au sein du paysage, mais aussi dans les archives et dans la mémoire des habitants. Rassemblant autour d’eux une vingtaine d’artistes (photographes, vidéastes, designers, adeptes de l’installation ou de la création sonore…), ils élaborent un « projet curatorial » ‒ dont le titre Calamita/à désigne tout à la fois la catastrophe (calamità) et l’aimant (calamita), renvoyant ainsi à la fascination qu’exerce toute catastrophe passée, et ce sinistre en particulier (Jurado Barroso).
Il ne s’agit nullement, pour eux, de témoigner de l’ampleur immédiate du désastre, mais de conduire ‒ bien plus tard ‒ une investigation sur l’histoire de la catastrophe, la manière dont elle est aujourd’hui relayée par les personnes qui vivent là, l’empreinte qu’elle a laissée dans le site comme au sein des documents administratifs conservés de-ci de-là. Il n’est nullement question de rechercher, cinquante ans après, les causes et les responsabilités du sinistre (abordé comme une sorte de cold case) : les scientifiques et les tribunaux l’ont, dans une certaine mesure, déjà fait[7]. Le projet se fait davantage laboratoire d’élaboration de savoirs croisés (Méaux, 2019) sur l’histoire de la vallée et de ses habitants, dont il vise à proposer une compréhension renouvelée, articulée sur des points de vue et des démarches diversifiées. La catastrophe se trouve abordée comme un phénomène qui n’est pas seulement matériel mais aussi culturel, qui croise l’objectif et le subjectif puisqu’il dépend aussi des relations que les personnes tissent avec l’événement.
Calamita/à constitue un work in progress structurellement voué à l’inachèvement (et non un ensemble fini de réalisations qui pourraient être montrées séparément). Sur Internet, une « plateforme de recherche indépendante » rend compte de l’état d’avancement du projet, qu’elle croise avec des textes et des entretiens[8]. Un livre ‒ The Walking Mountain ‒ est publié en 2016 (Arena, Caneve). Des parties du travail sont présentées dans des workshops, des conférences, des expositions[9]… L’entreprise inclut donc une constellation de manifestations et implique de nombreux acteurs. Calamita/à se présente comme une recherche au sujet des impacts de la catastrophe dans la vallée et combine intrinsèquement dimensions esthétique, cognitive, sociale et politique.
Au sein de ce projet, des propositions diversifiées cohabitent et se complètent mutuellement. L’artiste Michela Palermo interviewe des rescapés sur les instants qui ont précédé la tragédie, la parole se trouvant ainsi restituée à ceux auxquels elle avait jusqu’alors été déniée. Petra Stavast se livre à une fouille au sein des archives au sujet de la manière dont les habitants d’Erto et de Casso ont été relogés. Ces villages qui surplombent la vallée ont été épargnés, mais ils ont néanmoins dû être évacués lorsque le danger était imminent. En 1966, une cinquantaine de familles sont retournées vivre dans les maisons qui leur appartenaient ; elles y ont habité illégalement plus de huit ans, sans eau courante ni électricité, tout étant fait pour les en faire partir. Ce n’est que bien plus tard que de nouvelles habitations leur ont été proposées. Afin de tenter de comprendre le passé, Petra Stavast confronte des documents divers : maquettes du barrage, fragments d’articles de journaux, photographies de presse, liste des tarifs de compensation proposés aux survivants, carte topographique des communes d’Erto et Casso avant le sinistre… Quant au collectif de designers et d’architectes « Plateforme Latitude », il élabore des cartes qui permettent de visualiser l’impact de la vague sur la zone environnante ou encore des modèles tridimensionnels en résine représentant le volume de la masse minérale impliquée dans le glissement de terrain. Les musiciens Enrico Coniglio et Enrico Malatesta créent des compositions sonores renvoyant à la catastrophe.
La photographie se trouve mobilisée par de nombreux participants du projet. Une vue d’ensemble de Céline Clanet montre la gigantesque cicatrice, en forme de M, qui éventre aujourd’hui encore les flancs du Mont Toc. François Deladerrière se focalise davantage sur des détails, des traces qui permettent de remonter par induction vers la tragédie, à l’instar des indices que relèvent le détective, l’archéologue ou le psychanalyste (Ginzburg). La prise de vue ‒ qui est empreinte ‒ se montre propice au repérage des traces qui émaillent encore le site. Les images réalisées par Gabriele Rossi pointent davantage les changements intervenus depuis le sinistre : formation de nouvelles proéminences, reconstruction de villages, bâtiments divers témoignant d’une reprise d’activités… Tous les photographes impliqués dans le projet mènent un minutieux travail de terrain et arpentent les lieux dans la durée. Jan Stradtmann dramatise dans une certaine mesure cette démarche d’investigation, en collectant sur place des objets qu’il étiquette, dispose sur un fond noir, puis photographie. Dans certains clichés, il se met lui-même en scène dans la posture d’un enquêteur.
Les photographies réalisées n’ont, dans leur ensemble, rien de spectaculaire. Elles constituent les maillons d’une investigation, à la dynamique de laquelle elles travaillent, et la diversité des propositions concourt à l’évocation de la complexité du phénomène étudié. Quand les recherches scientifiques, hyperspécialisées, ont tendance à s’enfermer dans des logiques cloisonnées, un projet de ce type revendique le croisement des « manières de voir », le dialogisme interne de l’entreprise conditionnant pour partie sa justesse. Tout est également fait pour impliquer les habitants et pour ouvrir la recherche au débat, lors de conférences et de workshops par exemple. La catastrophe est, dans ce cas, abordée en tant que phénomène matériel, mais aussi culturel, selon des points de vue disciplinaires différents et des échelles de temps variées, afin d’être réinscrite dans un milieu et dans une histoire.
VI. Habiter les montagnes en mouvement
Are They Rocks or Clouds ? (2019) est un travail plus récent de Marina Caneve ‒ dont le titre est tiré de Montagnes de verre de Dino Buzzati (1991). Présentée sous la forme d’un livre et d’une exposition, l’œuvre s’attelle à l’évocation de la manière dont les habitants de la montagne vivent avec leur environnement, avec le souvenir des catastrophes du passé et la menace de celles qui les attendent sans doute dans le futur. L’ensemble se présente tout à la fois comme une enquête et une méditation poétique sur la relativité de nos existences face à la nature, à la montagne, ses mouvements intrinsèques et ses temporalités.
La photographe réalise ses prises de vue dans la chaîne des Dolomites, en particulier dans le complexe des « Cinque Torri » : certaines de ces tours ‒ qui ne formaient autrefois qu’un seul bloc ‒ se sont éboulées il y a longtemps, quelques-unes l’ont fait plus récemment, tandis que d’autres s’écrouleront plus tard. À l’instar de ce massif particulier, les montagnes sont de façon générale habitées de mouvements permanents qui tiennent à l’action de la gravité ou du climat et aux forces géologiques. L’idée que chacun se fait de ce type d’altérations (brutales ou lentes) dépend de la distance temporelle qui l’en sépare : les écroulements remontant à un passé lointain tendent à se noyer dans une impression de stabilité, tandis que les éboulements récents sont envisagés comme des accidents (éventuellement terribles). Les mouvements du sol sont interprétés fort différemment selon qu’on les envisage d’un point de vue géologique, social ou encore individuel.
L’œuvre de Marina Caneve (livre comme exposition) assemble des vues de montagne en couleurs attestant de glissements de terrain récents (réalisées par la photographe) et des reproductions d’images d’archive en noir et blanc renvoyant à des catastrophes passées. Les premières possèdent de subtiles tonalités et privilégient les camaïeux d’ocres et de verts ‒ cette douceur chromatique s’opposant à toute dramatisation de la catastrophe. Les secondes sont relativement floues et leur granulation confuse renvoie à leur statut d’images médiatiques où s’étalent les conséquences des crues ou des éboulements. Le dispositif construit par Marina Caneve comprend également des photographies qui montrent des stèles commémoratives ou des classeurs remplis de pièces administratives liées aux sinistres passés. De page en page ou dans l’espace d’exposition, des clichés se répondent et se font écho, témoignant du caractère constant ou cyclique des événements, ainsi que de la mémoire longue dans laquelle ils s’inscrivent. Dans l’ouvrage, certaines images se trouvent encastrées les unes dans les autres, par le biais d’assemblages et de superpositions variés ; les doubles pages jouent de juxtapositions et de rencontres. Le montage des différentes vues suggère les mouvements qui font constamment trembler et évoluer les formations rocheuses.
À maintes reprises, au sein de l’ensemble constitué, reviennent des photographies de personnes, de tous sexes et de tous âges, qui signent la présence dans ces contrées montagneuses d’habitants que ces évolutions (progressives ou brutales) affectent nécessairement. L’expression des modèles est sérieuse, absorbée. Ils apparaissent le plus souvent en train de scruter, depuis l’intérieur de leur logement, à travers une fenêtre, les massifs montagneux alentour : de façon récurrente, l’ouverture architecturale se fait dispositif d’observation, « trouée scopique » répétant à l’intérieur de l’image la découpe opérée par la prise de vue, mais suggérant aussi plus généralement la relation de l’être à son environnement extérieur (Wacjman, 10). Parfois placés à contre-jour, les sujets humains dont la physionomie est concentrée semblent engagés dans une auscultation inquiète de la montagne, comme pour y déceler les présages de catastrophes à venir.
Parallèlement à cela, de gros plans figurent des instruments destinés à mesurer les évolutions des configurations rocheuses, tandis que d’autres vues montrent des installations (grillages, pitons, colmatages de béton…) vouées à contenir l’érosion et les mouvements des sols. Le contrôle technologique auquel la montagne est aujourd’hui soumise se trouve ainsi mis en évidence. Ces différents outils trahissent une relation de type antagoniste, pensée sur le mode de la surveillance et de l’arraisonnement : ils extériorisent pour ainsi dire un rapport au milieu (Leroi-Gourhan, 115). Se trouvent également livrées, comme en un carnet de notes, des paroles d’habitants de la montagne évoquant le souvenir de catastrophes vécues par le passé. La juxtaposition des propos met en évidence que tout événement, même tragique, se trouve appréhendé en fonction du rapport que l’on entretient avec lui : il est perçu différemment selon les cultures ou les distances (temporelle ou spatiale) et toujours empreint de subjectivité. Tous les éléments ainsi réunis s’entrecroisent en un dispositif concerté ; la plupart du temps, ils ne valent pas pour eux-mêmes, mais pour la résonance qu’ils instaurent avec les autres composants de l’œuvre, comme en un poème où le lecteur/spectateur/visiteur fraie ses chemins et ses interprétations. L’ensemble renvoie, dans sa complexité même, aux relations qui se tissent entre les êtres et les montagnes qui bougent, dans un mélange d’attention, de crainte et d’intimité. Le travail de Marina Caneve signe la petitesse de l’homme face aux phénomènes géologiques. Il ne s’agit toutefois plus de livrer des représentations sublimes de sites grandioses ou d’événements tragiques, mais de penser la manière de « faire avec » le dynamisme des roches et des sous-sols, de coexister avec les montagnes, en reliant son vécu à une histoire collective. Certaines images montrent des « monuments », d’autres des « documents », les uns et les autres se présentant comme des formes de résistance face à une réduction de la catastrophe à un épisode dramatique circonscrit dans le temps, pour en faire une manifestation intrinsèque de la vie des montagnes, avec laquelle il faut bien négocier.
Par leur forme même, livre et exposition conduisent à méditer sur le lien qui peut se nouer entre les hommes et la montagne. Par le passé, les habitants de ces massifs étaient détenteurs d’une sorte d’habileté intuitive (Salsa) : ils connaissaient les sites précis où le terrain pouvait glisser, savaient lire les signes que présentaient les pentes et les monts, localiser les sources ou les minerais ; ils entretenaient un lien étroit, fondé sur l’expérience, avec les phénomènes géologiques et naturels. Les morts causés par certains désastres se trouvaient transformées en mythes structurant la mémoire collective. Mais cette complicité s’est aujourd’hui érodée : l’approche prédatrice des ressources et des territoires, l’urbanisation des modes de vie, une conception fragmentée de la temporalité et de l’histoire ont modifié la sensibilité des hommes à l’égard de la montagne. Cet éloignement engendre parfois de mauvaises estimations des phénomènes, de sorte que les gens désorientés en viennent souvent, par exemple, à occuper des espaces dangereux, tandis que diminue le réconfort que pouvait apporter la circulation de certaines légendes ou fictions (Salsa). Les transformations ne sont pas envisagées comme des mouvements naturels, mais comme des dangers à dompter au moyen d’une technologie dont l’omnipotence n’est qu’illusoire.
Le travail de Marina Caneve invite à comprendre les effondrements successifs comme parties intégrantes de la vie des montagnes. Poème lyrique minutieusement documenté (il ne s’agit pas là d’un oxymore), il se fait invitation à une communication restaurée avec l’existence propre des reliefs et des roches ‒ qu’il s’agit d’intégrer dans une histoire et une culture. C’est ainsi à une réévaluation de la notion même de catastrophe qu’engage l’artiste ‒ cette réévaluation n’allant pas sans un réexamen de nos rapports à la temporalité et à la nature, de notre relation à la technologie et au « progrès ».
Conclusion
Les représentations de catastrophes tendent aujourd’hui à se multiplier. L’ensemble des travaux envisagés ici participent, selon des modalités diversifiées, d’une forme de prise de conscience ‒ qu’ils portent dans l’opinion publique. Figures symptomatiques de notre temps, les scènes de désastres constituent des spectacles impressionnants qui correspondent à des drames réels, mais emblématisent également une angoisse qui affecte notre capacité à penser le futur. Elles signent une relation perturbée au temps, une inaptitude à jeter les linéaments de toute utopie. Par la dramaturgie qu’elles proposent, certaines représentations substituent à l’idée d’une avancée confiante dans le progrès celle d’une chute dramatique, appelée à se poursuivre. Pour autant, il est difficile d’affirmer qu’elles ne contribuent pas, à leur manière, à donner l’alerte.
Toutes les catastrophes ne possèdent pas le même gradient de « naturalité ». Certaines tragédies découlent directement de réalisations technologiques et industrielles ou de choix politiques. C’est à l’évidence le cas des terribles accidents de Tchernobyl et de Fukushima ‒ qui posent, de façon cruciale, la question du bien-fondé du recours au nucléaire. C’est encore le cas à Détroit et sur l’île de Gunkanjima où la ruine résulte des évolutions d’une économie mondialisée. Mais il est aussi des sinistres qui paraissent plus « naturels », mais dont on constate qu’il touche très inégalement les différentes classes sociales : l’ouragan Katrina à la Nouvelle‑Orléans en est un exemple. Plus largement, les scientifiques enseignent aujourd’hui que les phénomènes climatiques et hydrologiques ne sont pas des réalités indépendantes des activités humaines, mais se trouvent substantiellement infléchis par ces dernières. Il n’y a donc, à proprement parler, que peu de « catastrophes naturelles ».
À cette tentative de positionnement de la « catastrophe » sur une échelle de « naturalité » (difficilement objectivable), il serait loisible de croiser un positionnement de la « représentation de la catastrophe » sur une échelle de « naturalisation » du phénomène représenté. Pour le dire autrement, des sinistres dont les causes humaines sont incontestables, et connues de tous, peuvent être figurés à l’instar de gigantesques séismes ou d’éruptions volcaniques. En revanche, des glissements de terrain naturels sont abordés par certains artistes au travers de la manière dont ils subsistent dans les mémoires ou dans les archives, dont ils sont transmis et interprétés par différents acteurs : dès lors, le désastre est envisagé depuis les représentations que les hommes s’en font. On pourrait ainsi imaginer la possibilité de situer toute figuration de catastrophe au carrefour de deux curseurs : un curseur de « naturalité » des phénomènes et un curseur de « naturalisation » des phénomènes opérée par les représentations. L’exercice serait sans doute vain (et malaisé), mais la tentative montrerait certainement que les situations des œuvres, sur chacun de ces deux curseurs, sont relativement indépendantes l’une de l’autre.
Reste que les sinistres conditionnés par des modes de gestion orientées vers le profit ou par des choix politiques ne se trouvent pas restitués dans leur complétude lorsqu’ils ne sont pas rapportés, d’une manière ou d’une autre, à des déterminations politiques et réinsérés dans des processus sociétaux. À cette fin, la présence du texte s’avère nécessaire. Les représentations de la catastrophe gagnent également à être soumises à une appréhension critique et réflexive, au sein des œuvres elles-mêmes. Le projet Calamita/à (mené au sujet du désastre du Vajont) ou encore Are They Rocks or Clouds ? de Marina Caneve proposent une telle contextualisation des phénomènes ; au sein de dispositifs dialogiques, ils mettent en tension les diverses formes de représentation des événements. Ces travaux conduisent à envisager la catastrophe comme un phénomène pour partie culturel et humain ‒ en ce qui concerne ses causes, mais aussi en ce qui concerne la manière dont il est appréhendé. La variété des points de vue mobilisés, la durée impartie à l’enquête, le croisement des sources et des témoignages conduisent à historiciser le drame. La catastrophe y est envisagée en tant qu’« événement social », « fait culturel » conditionné par les relations qui se sont établies au fil du temps entre les hommes et la montagne. Elle est ainsi abordée dans toute sa complexité et la possibilité de « faire avec elle » se trouve dès lors esquissée.
Ouvrages cités :
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[1] Le livre fait 38 x 29 cm.
[2] Au retour de ce premier voyage, Guillaume Herbaut publie Tchernobylisty, Paris, Le petit camarguais, 2003.
[3] Cette installation, La Zone, fut présentée du 26 au 29 mai 2011.
[4] Les tirages étaient de 121, 92 cm par 86,36 cm.
[5] L’ouvrage mesure 38,6 cm par 30 cm.
[6] La catastrophe est aujourd’hui encore un cas d’étude pour les géologues, [en ligne] : https://www.dailymotion.com /video/x6xcyqk (consulté le 19 juillet 2023).
[7] La justice a reconnu la responsabilité de la SADE (Società Andriatica d’Elettricità) soucieuse, malgré les alertes répétées, de terminer l’ouvrage afin de le vendre à une société publique (ENEL).
[8] Voir : https://calamitaproject.com/
[9] Certains travaux sont par exemple présentés au Padua Photography Festival en 2013, à Alt + 1000 en Suisse en 2015, à la galerie Matéria à Rome en 2016.