Alors que l’on s’imaginait que la mondialisation, dans ce qu’elle représente de plus positif – circulation et partage des informations, de la culture, échanges et respect des savoir-faire et des techniques, respect des différences – constituait une ouverture sans précédent des frontières et des esprits, en ce début de vingt-et-unième siècle, les questions identitaires préoccupent de plus en plus les nations. Les médias nous en révèlent les effets pervers à intervalles réguliers. C’est ainsi que pour 42% des populations allemande et française, la présence des musulmans est une menace pour l’identité nationale (sondage Ifop du 4 janvier 2011) ou que la Grèce a l’intention d’installer un mur de barbelés de 12.5 kilomètres pour se protéger des migrants turcs (janvier 2011). Les Roms sont la cible du gouvernement français depuis l’été 2010. Les révoltes du monde arabe, depuis fin 2010 exacerbent les tensions au sujet des frontières. La crise économique, de son côté, renforce les partis politiques extrémistes, en France et ailleurs. La situation n’est pas meilleure aux Etats-Unis : Julien Damon, auteur de Questions sociales : analyses anglo-saxonnes. Socialement incorrect ? rappelle que « Les questions raciales comptent parmi les plus épineux thèmes de la politique et de la vie quotidienne américaines. » (p. 181). Et que dire de Padoue en Italie « qui a fait dresser entre deux quartiers de la ville un mur de 84 mètres de long sur 3 de haut, sous protection policière, afin de séparer la ville dite ‘convenable’ de la ville où se trouvent les dealers, et où vivent aussi des populations pauvres ou immigrées ». Jean-Christophe Victor fait un résumé de la situation :
Avec la chute du mur de Berlin le 9/11/1989, le monde est dès lors convaincu que tous les murs sont appelés à disparaître. Or depuis quelques années, on constate que de nombreux murs se dressent. Ils n’ont plus de fonction [militaire], puisque avec les évolutions des armes conventionnelles les murs ne forment plus un obstacle. Aujourd’hui les murs servent à séparer, diviser ou à protéger une population d’une autre population. L’objectif est de garder l’Autre à distance, celui qui est différent […] (Le Dessous des cartes)
Ainsi, alors que le monde s’ouvre, des frontières tangibles ou latentes se ferment aux quatre coins de la planète. Ces questions de protection et de rejet nous semblent d’un autre temps et font penser à une époque que l’on croyait révolue, où certains peuples se protégeaient d’autres peuples et affirmaient leur différence en proclamant leur supériorité. L’empire colonial britannique en Inde fut un parfait exemple de rejet de l’Autre.
Pour justifier la colonisation et leur présence, qui avait largement dépassé le temps des échanges et des contrats commerciaux des débuts, les Anglais en Inde s’étaient donné comme objectif de mener une mission civilisatrice. Et pour justifier la mission civilisatrice, il leur fallut choisir un système de représentation de l’Autre qui soit négatif. L’Inde, présentée au monde et aux Indiens eux-mêmes, fut une construction minutieusement élaborée grâce au concours et à la complicité des différents acteurs de l’entreprise coloniale : linguistes, géographes, historiens, botanistes, philosophes, économistes, politiciens, anthropologues ou médecins : une armée de spécialistes au service de l’Empire. L’observation des Indiens a pris la forme d’une étroite surveillance des corps, des âmes, des coutumes et des modes de vie, quit a permis aux Britanniques de mener des études comparatives forcément en défaveur des Indiens. La mise en correspondance des différents savoirs (occidentaux, cela va de soi) a permis de collecter des données, de les consigner et de les faire circuler au-delà des frontières indiennes. La survie de l’Empire reposait et dépendait de ces données et des rapports des scientifiques élaborés à partir de critères sur la différence. Les constructions occidentales ont donné lieu à des statistiques puis à des généralités qui, répétées, sont devenues des clichés et des stéréotypes, aboutissant à une dérive du biologique vers le culturel dont la majeure partie de la fiction de l’époque coloniale et postcoloniale[1] s’est emparée. C’est ainsi que l’Inde fut mise en scène, de manière consciente et/ou peut-être inconsciente, par les scientifiques et les romanciers. C’est ainsi que l’on découvre que l’Indien (pris comme « type » et non comme individu singulier) est attardé, barbare, immature, idolâtre, fourbe, menteur, déloyal, traître, émotif ou sycophante. Parallèlement et a contrario, dans la réalité comme dans la fiction, l’Anglais incarne le courage, la rationalité, la droiture, l’ordre, autant de notions qui, au fil des ans, ont nourri et étoffé un ensemble de valeurs et d’idéaux généralement synthétisés par le concept de « Britishness » et peut-être plus encore d’« Englishness » dont l’une des définitions les plus convaincantes est la suivante :
Englishness is not simply about something called ‘the national character’ but has to be seen as part of a nexus of values, beliefs and attitudes which are offered as unique to England and to those who identify as, or wish to identify as, English. In other words Englishness is a state of mind: a belief in a national identity which is part and parcel of one’s sense of self. (Writing Englishness. 1900-1950: An introductory sourcebook on national identity, p. 5)
Ce concept, à la fois flou et ouvert, laisse pressentir l’utilisation que l’on peut en faire : l’argument biologique, en effet, n’est pas loin. Et il est vrai que ce concept a servi les exigences narratives de bon nombre de romans historiques, de façon plus ou moins consciente, de façon plus ou moins avouée. L’étude du statut du héros des romans coloniaux et postcoloniaux ainsi que sa relation aux personnages indiens fait d’emblée apparaître l’arrogance avec laquelle ils affichent un sentiment de supériorité biologique.
Dans ces romans, les mélanges et les tentatives de mimétisme sont réprouvés. Pensons au personnage eurasien ou de sang mêlé et à l’Indien occidentalisé, deux catégories méprisées par les protagonistes britanniques parce que, malgré les efforts et les sacrifices dont ils font preuve pour atteindre l’excellence, ils n’appartiennent pas à la bonne « race », comme si cette notion d’ « Englishness » ou de « Britishness » était innée et ne pouvait jamais s’acquérir.
Dans son ouvrage sur la littérature anglo-indienne, au chapitre « The era of confidence (1880-1910) », Allen J. Greenberger s’interroge sur les deux catégories de personnages mentionnées plus haut et auxquelles il rajoute les Indiens qui, pour échapper aux injustices du système des castes, se sont convertis au christianisme :
[…] any Westernized Indian, like any Eurasian, is a threat to the heart of their image of India. This image, based as it is on the separation of races, cannot allow for any group which might stand in the intermediate position either racially or culturally. (The British Image of India: A Study in the Literature of Imperialism, p. 66)
« L’ère de la confiance », titre de ce chapitre, est la formule la plus appropriée pour désigner le comportement britannique. Il apparaît ainsi que le héros anglais ne l’est pas tant du fait de sa singularité ou de ses actes de bravoure que pour les valeurs d’une nation tout entière qu’il incarne. Dans ce cas précis, on pourrait suggérer le terme d’héroïsation à savoir la construction d’un caractère type, une construction somme toute assez artificielle et mécanique qui n’implique pas nécessairement que le dit héros accomplisse les actes que la littérature attribue en général au héros d’un roman. Le héros anglo-indien perd son idiosyncrasie au profit d’un ensemble de vertus immuables et essentialistes censées caractériser un peuple. Ce type de personnage est une « incarnation » avant d’être un personnage. On héroïse une nation plus qu’un individu. La « race » contre « l’individu ». Cela signifie que cet individu est privé de sa capacité à évoluer puisqu’il est préconstruit afin d’accréditer la supériorité britannique. Il faut admettre que nous avons affaire ici à un raisonnement qui frise l’absurde. Car les romanciers en faveur de la présence britannique en Inde dépeignent des personnages anglais figés dans une essence, britannique cela va de soi mais, dans un même élan, ils justifient la mission civilisatrice à travers des récits fustigeant l’apathie des Indiens, leur retard, au mieux leur stagnation dans des domaines où l’Angleterre a déjà fait ses preuves. C’est ce qu’ils appellent l’Inde éternelle, figée dans le temps et dans ses coutumes. Si ce concept est avant tout un état d’esprit, comme le laissent supposer les auteurs de Writing Englishness, cela signifie que ces héros sont condamnés au statisme ; c’est du moins la façon dont les narrateurs les présentent.
Mais le choix même du concept induit l’essence. Si l’on se tourne vers les dictionnaires et que nous examinons les définitions du suffixe, voici ce qui apparaît :
Collins/Cobuild – ness: refers to a state or quality.
Webster – ness: state, condition, quality, degree
Malgré la contradiction, le concept d’« Englishness » ou de « Britishness » demeure, dans la littérature britannique, une notion positive, qu’il est indispensable d’entretenir et d’exhiber. Ce qui n’est pas le cas de son pendant indien « Indianess » ou « Indianness » à l’époque coloniale. Allan J. Greenberger nous rappelle à cet égard l’histoire du mariage de Lilamani Singh, une Indienne, et de Sir Nevil Sinclair, un Anglais, tous deux personnages de la romancière Maud Diver :
The secret of their success is that they both remain true to their ‘racial characteristics’. Still it is Lilamani who converts to Christianity in order to be more closely united to her husband and it is in
The son of this marriage,
Ce passage est intéressant à plus d’un titre. En premier lieu, il semble que certains auteurs, comme Maud Diver, fassent certaines concessions à l’égard des relations anglo-indiennes : ici un mariage. La romancière va même jusqu’à admettre l’existence d’éléments positifs dans la culture indienne (« the best of both cultures »). En second lieu, la première phrase de cette citation est un exemple type de la pensée coloniale, à savoir « chacun doit savoir rester à sa place ». Au regard de la phrase suivante, il est évident que cette remarque vaut uniquement pour le personnage anglais qui ne doit, à aucun moment, s’indianiser. Les exemples de l’Anglais « gone native » de la fiction coloniale présentent invariablement des scènes où le héros britannique doit passer par cet état, soit en raison d’une nécessité absolue, par exemple pour des raisons stratégiques et donc au prix d’un sacrifice, soit parfois par choix personnel, mais dans ce cas il est dépossédé ipso facto de sa « Britishness » et termine sa vie dans des conditions pitoyables : on ne franchit pas les frontières sans en subir les conséquences. Enfin, la suite de la citation de Greenberger montre que la tolérance des narrateurs anglo-indiens à l’égard des liens entre les deux peuples a des limites. ‘Indianess’ ici est synonyme de dégénérescence. La suite du roman de Diver montre que Roy, désespéré, tente de mettre fin à ses jours puis renonce : « He is saved by his ‘western blood’ which cries out: ‘Don’t fret your heart out, Roy. Carry on.’ » (ibid., p. 172)
Il est clair que dans les deux cas, « Englishness » et « Indianess » reposent sur des données biologiques dont les conséquences sont morales puis culturelles, comme on peut le constater dans la phrase citée ci-dessus : le courage de ne pas mettre fin à ses jours vient du caractère anglais, typique de la « race » anglaise, de sa capacité à vaincre ses émotions. Est sous-entendu, ici, que si le caractère indien l’avait emporté, Roy serait allé jusqu’au bout de son acte. La confiance en la « biologie anglaise », pour surmonter les épreuves de la vie, est confirmée par l’historienne Pat Barr dans son ouvrage The Memsahibs, un essai dans lequel elle démontre que, même après la révolte des soldats indiens, les cipayes en 1857, les Anglais avaient toujours foi en leur supériorité. Elle souligne « the prevalent British assumption of their destiny as a race born to govern and imperially command” (ibid., p. 143).
Les écrivains transcoloniaux[2] s’opposent aux concepts d’« Englishness » ou de « Britishness », dont ils font des gorges chaudes à travers la caricature ou la parodie. Ils y répondent en prônant le mélange, le métissage ou encore l’hybridité. La plupart d’entre eux soutiennent l’hétérogénéité et présentent, dans leurs écrits, une Inde à chaque fois différente, selon leur région, leur appartenance religieuse et culturelle, leur vision du monde, une Inde en mouvement, non plus statique et homogène mais variée, à l’image de la diversité du sous-continent et du parcours de chacun. Au biologiquement « pur » du corps ou du sang, ils répondent par le biologiquement « impur » de la créativité. L’impur, devenu une vertu sous leur plume, invite le lecteur à dépasser ses préjugés et à remettre en question les stéréotypes coloniaux. Par voie de conséquence, l’idée même d’« Indianness » disparaît ou, si elle persiste, c’est seulement en tant que capacité à contrarier l’uniformité et l’homogénéité. L’Inde des écrivains transcoloniaux n’est plus un réservoir d’exotisme et de clichés. Elle n’est plus réduite seulement à la « chaleur » et à la « poussière » de l’époque coloniale, pas plus qu’elle ne se laisse figer par la biologie.
Que signifient ces mots en « –ness » à l’heure de la mondialisation ? Que devient la notion d’« Indianness » ? Des critiques occidentaux bienveillants pensent pouvoir rendre à l’Inde sa dignité en déclarant que l’image qu’en proposent les écrivains indo-anglais est plus « réelle » ou plus « authentique » que celle transmise par les écrivains anglo-indiens, une image qu’ils pensent pouvoir résumer par le mot « Indianness ». Or cette tentative, même si elle semble abolir tout critère biologique, est une mise en perspective incorrecte qui ne tient pas compte de l’activité créatrice de chacun, de la singularité de l’expérience ; au contraire, elle la limite en uniformisant la pensée. Ce qui, d’une certaine manière, nous ramène à la question raciale. Écoutons d’abord Arundhati Roy :
There’s no such thing as an Authentic India or a Real India. There is no Divine Committee that has the right to sanction one single, authorized version of what
Cette citation du célèbre auteur de The God of Small Things sonne comme un avertissement pour les critiques tentés d’enfermer l’Inde dans une essence ou de sous-estimer les dons imaginatifs des auteurs indo-anglais. C’est aussi, bien sûr, une critique sévère à l’endroit des écrivains de la littérature coloniale.
En somme, il y a selon Arundhati Roy, autant d’histoires que d’écrivains, ce dont ne rend pas compte le suffixe « –ness » qui tend à niveler la culture indienne. L’abstraction du suffixe « –ness » nie la pluralité, la réalité d’une production littéraire variée. D’une certaine manière, l’utilisation de ce suffixe revient à vouloir reprendre le contrôle d’une Inde qui échappe, par une mainmise sur la production culturelle indienne. Pourtant, nombreux sont les critiques (sans doute désarmés face au « chaos » indien) qui aujourd’hui encore persistent à vouloir trouver de l’« indianité » dans un texte ou dans l’œuvre d’un écrivain. Nous ne sommes pas loin d’un racisme culturel, dont les raisons peuvent être explicitées.
Le suffixe « –ness » dans « Indianness » s’impose non seulement comme antagoniste de la pluralité mais il tend aussi à neutraliser les marques temporelles et spatiales de l’Inde ainsi que des thèmes traités dans les romans. Il fait perdre la notion du temps et le sens de l’espace. Comme pour le substantif « Britishness », le héros ou le romancier disparaissent derrière ce concept. Ne reste qu’une étiquette ou une mécanique. La singularité disparaît, la trajectoire personnelle, individuelle aussi et, dans son sillage, la création et l’imaginaire. Reste un concept on ne peut plus flou, généralisant et, finalement, similaire dans son fonctionnement et ses conséquences à celui d’«Orient », tel qu’il était utilisé il y a des siècles. Reste une masse homogène, inerte, qui implique le refus de considérer le changement, le refus de reconnaître l’évolution et la diversité culturelle. Le suffixe « –ness » présente l’Inde comme quelque chose de fini, un état irrémédiable. Tout se passe comme si on lui interdisait ainsi l’accès ou le droit à la modernité, prise au sens d’« évolution avec son temps ». De façon assez ironique, c’est aussi une manière d’admettre que l’Occident n’a pas évolué, qu’il est marqué par le statisme, tant ses représentations se répètent. L’uniformité exprimée par « Indianness » mine autant l’originalité indienne que la variété des points de vue. Certains héros de Salman Rushdie sont sans pitié pour ces mots en « –ness » et les crispations identitaires qu’ils trahissent :
For a while I have believed – this is perhaps my version of Sir Darius Xerxes Cama’s belief in a fourth function of outsideness – that in every generation there are a few souls, call them lucky or cursed, who are simply born not belonging, who come into the world semi-detached, if you like, without strong affiliation to family or location or nation or race […] (The Ground Beneath her Feet, p. 78)
Le lecteur remarquera ici le néologisme « outsideness », un écho ironique aux mots en « –ness » censés définir une nature. Notons aussi l’expression « semi-detached », une allusion à un élément architectural typiquement britannique qui permet, de manière indirecte, de remettre en question la supériorité britannique. Le détour par l’architecture est donc aussi une façon de tourner en dérision le terme « Britishness ». Par ailleurs, la fixation sur la biologie prend une tournure comique dans ce roman, en particulier lorsque l’un des personnages, Ormus, se lance dans une carrière de chanteur aux États-Unis pendant que son impresario essaie d’éviter une référence directe à sa nationalité puis finit par réarranger la vérité :
He has already passed for Jewish […] and now […] he is taken for an Italian, a Spaniard, a Romany, a Frenchman, a Latin American, a « red” Indian, a Greek. He is none of these, but he denies nothing; […] he adopts the protective colouring of how others see him. If asked a direct question he always tells the truth. Oh, that so spiritual, they say […]
Mull Standish meets him for coffee at the Café Braque in
Only when it’s too late will Ormus discover that Standish has issued a false biography of his new star, inventing a melting-pot, patchwork quilt, rainbow coalition tale […] (ibid, p. 319)
À travers quelques scènes grinçantes, éparpillées dans le roman, Salman Rushdie soulève la question de l’authenticité, thème crucial des études transcoloniales que les écrivains indo-anglais interrogent régulièrement. Qui peut prétendre à l’authenticité ? Ce terme ne s’apparente t-il pas à la notion de pureté ? Pour quelles raisons un romancier se devrait-il d’atteindre un certain degré d’authenticité ? Quel est le rôle des lecteurs, des éditeurs et des critiques dans cette quête de l’authenticité ? Quelles sont leurs attentes ? Est-on en droit d’exiger, d’une œuvre de fiction, une quelconque authenticité ? Si oui, par rapport à quoi ? Cette notion a t-elle quelque chose à voir avec la qualité d’une œuvre, avec l’esthétique et l’activité créatrice ? La qualité d’une œuvre doit-elle être jugée en fonction de critères d’authenticité ? La seule existence du terme « Indianness » présuppose des qualités censées être authentiques (à moins que ce ne soit des quantités) ? L’accumulation d’éléments dits « indiens » peut-elle produire un roman authentique ? Est-il nécessaire pour un écrivain de se justifier (voire de s’excuser) lorsqu’il est taxé par un critique de manque d’authenticité ? « Indianness », on le voit, enferme l’écrivain dans une catégorie a priori et réduit l’œuvre à des schémas prédéterminés qui relèvent du domaine du prévisible, s’opposant ainsi aux mélanges inattendus et fertiles, à l’imaginaire.
Ces questions sur l’authenticité rappellent certains personnages de romans anglo-indiens, en quête de ce qu’ils appellent « the real India », une Inde « réelle » qu’ils ne trouvent bien entendu jamais. Par conséquent, une telle posture représente un retour en arrière, à la case départ. En utilisant un concept comme celui d’« Indianness », on cautionne un type d’écriture digne de l’époque coloniale. Il suffit pour s’en convaincre de relire Arundhati Roy précédemment citée. Et pourtant, les questions soulevées par l’« Indianness » sont régulièrement remises à l’ordre du jour, que ce soit au sujet des œuvres de fiction ou des écrivains. Certaines scènes romanesques reprennent d’ailleurs ces discussions, qui peuvent donner lieu à des débats du plus haut comique. C’est par exemple le cas dans Waiting for the Mahatma de R. K. Narayan, où deux personnages – l’un Anglais (Mathieson) et l’autre Indien (Sriram) – engagent un dialogue virulent à propos de leur degré d’appartenance au sous-continent. La scène se déroule en Inde, quelques années avant l’Indépendance :
‘But won’t you be leaving this country, quitting, I mean?’ asked Sriram.
‘I don’t think so. Do you wish to quit this country?’
‘Why should I? I was born here,’ said Sriram indignantly.
‘I was unfortunately not born here, but I have been here very much longer than you. How old are you?’
‘Twenty-seven or thirty. What does it matter?’
‘Well, I was your age when I came here and I am sixty-two today. You see, it is just possible I am as much attached to this country as you are.’
‘But I am an Indian,’ Sriram persisted.
‘So am I’, said the other […] (p. 114)
La discussion peut se résumer à une question simple : qui est indien ? Pourtant la réponse ne va pas de soi tant les critères sont variables : en témoigne le roman de Narayan. Que doit-on prendre en compte ? La nationalité, la biologie, le laps de temps passé sur le territoire ? Le jeune Sriram peut-il prétendre à être plus indien que l’Anglais ? De son côté Mathieson, directeur de la plantation « Mathieson Estates », peut-il être considéré comme plus indien que son interlocuteur lorsqu’on sait que la plupart des Anglais de l’époque coloniale tendaient à se replier sur eux-mêmes en gardant l’Autre à distance ? On le voit à travers cet extrait, l’affrontement systématique de la biologie et de la culture persiste.
Comme nous l’avons dit plus haut, des questions du même type se posent à l’égard des écrivains indo-anglais. Ainsi certains critiques se demandent si l’Indien resté au pays n’est pas plus « authentique » que son homologue de la diaspora. On relève une tension entre le local et le global, comme l’indique l’écrivain Vikram Chandra dans « The cult of authenticity », un article portant sur la question d’« Indianness ». Une question à laquelle certains de ses collègues ont dû répondre à l’occasion d’un forum sur la littérature indienne en anglais au British Council de New Delhi en 2000. Voici la toute première question posée par le public à Sunil Khilnani, auteur d’un essai célèbre intitulé The Idea of India. Suit le commentaire de Vikram Chandra :
How can you live abroad and write about
Sunil answered, and as he did, I thought about what an odd question this was, coming from a room full of Indians who had probably studied Wordsworth under neem trees and written authoritatively about the idea of Byron from Allahbad.
Le ton est donné dès le début de cet article, publié en réaction aux critiques provenant d’universitaires, d’éditeurs et de journalistes venus faire le point sur la relation entre ce que l’on pourrait appeler l’authentique et l’artificiel. Chandra poursuit en exprimant son désaccord avec les crispations identitaires – « this anxiety about the anxiety of indianness » – et les injustices qu’elles entraînent dans leur sillage. Pour preuve, cette réunion de professeurs de l’université de Delhi portant sur le programme de littérature indo-anglaise, où Midnight’s Children de Salman Rushdie n’est pas retenu comme œuvre acceptable parce que Rushdie « n’est pas indien ». L’écrivain Amitav Ghosh (également habitant de New York) a obtenu les faveurs du comité parce qu’il est « suffisamment indien ». Pour cette raison, son roman, Shadow Lines, est accepté et jugé digne de figurer au programme. Rushdie est donc victime, une fois de plus, d’une certaine forme de censure et court le risque, à en croire le commentaire de Vikram Chandra, d’être accusé de traîtrise :
The issue was decided not on the basis of the relative merits of the books, but on the perceived Indianness of the authors, and by implication, the degree of their assimilation by the West. (ibid.)
Interrogée par un journaliste du quotidien indien anglophone The Hindu sur son œuvre, la romancière Meira Chand exprime un sentiment identique d’éclatement de la personnalité lorsqu’elle lit les critiques : « In India, I am considered a British writer, and in Britain, a writer of Indian origin. » (1 May 2011). Tout se passe comme si l’œuvre de fiction nécessitait un territoire, comme si chaque œuvre devait être délimitée par des frontières, comme si un roman devait posséder une « biologie » pure, reconnaissable, identifiable. Que faut-il déduire, par conséquent, du roman de Vikram Seth, An Equal Music, un roman de presque 500 pages écrit par un Indien, où l’on ne trouve aucune allusion à l’Inde et où le narrateur, violoniste britannique, « prétend » être un spécialiste de musique classique : il fredonne Schubert, joue Bach et répète Brahms. Haydn, Beethoven, Vivaldi, Mozart, comme tant d’autres compositeurs du répertoire occidental, font également partie de son paysage musical. Le roman se passe à Londres. Le titre du roman est un extrait d’un sermon du poète anglais John Donne. Le dédicataire du roman est français. Le lecteur parcourt la Grande Bretagne mais la géographie personnelle du narrateur inclut aussi Saint-Malo, Montpellier, Vienne, le Canada, Boston, New York ou Venise. Des phrases en allemand et en français ponctuent le texte qui comporte donc une multitude de références à un univers étranger. De toute évidence, Vikram Seth n’aurait jamais pu défendre sa cause face aux professeurs de l’université de New Delhi et son roman n’aurait eu aucune chance d’être sélectionné pour figurer au programme de « Modern Indian literature », ne s’inscrivant pas dans le même héritage (biologique) que son auteur. Dans ce roman, Vikram Seth ne voue aucun culte à l’« Indianness », la vision cosmopolite de son narrateur suggérant au contraire que la musique n’a ni territoire, ni frontière, ni couleur.
Authenticité, pureté, réalisme, vérité sont des termes que l’on pensait appartenir à une époque révolue, des questions hors de propos et devenues inutiles depuis, notamment, que l’utilisation de la langue anglaise, comme langue d’écriture, est moins sujette à controverse (ce qui n’empêche pas que certains, de temps à autre, relancent la question de la guerre linguistique). Car l’anglais des romans transcoloniaux n’a plus rien à voir avec la langue de la colonisation. Il ne s’agit tout simplement plus de la même langue. Citons une fois encore cette phrase simple mais irréfragable de Vikram Chandra, « a language is a living thing » (op. cit). Une fois cette réalité acceptée, toutes les combinaisons sont possibles, la langue devient kaléidoscopique. Le vocabulaire des différentes langues vernaculaires (pour ne prendre que cet exemple) s’insère dans les phrases anglaises, enrichit et métamorphose la langue elle-même. En ce sens, la langue anglaise a intégré de gré ou de force la « contamination », la « pollution » ou l’« impureté » par le biais du mélange, de l’hybridité et du métissage.
Les questions liées à la biologie et à la culture continuent de susciter l’intérêt des écrivains transcoloniaux. En témoigne un roman de Manju Kapur, publié en 2008, qui relate l’exil (volontaire) d’un jeune dentiste indien au Canada. Voici la façon dont le personnage est perçu par ses patients :
By now Ananda had gained experience and popularity at Dr Cameron’s. Being Indian turned out to be his USP. Arranged marriages, elephants, tigers, tree houses, there was no end to his patients’ curiosity or misconceptions. There they were, pinned to their chairs by their open mouths, happy to listen to him, willing to be distracted, eager to be enlightened. (The Immigrant, p. 42)
L’histoire se déroule au milieu des années 1970, soit trente ans après l’Indépendance de l’Inde, et montre combien l’Occident a peu évolué depuis l’époque coloniale. Ananda est prisonnier de son « Indianness ». La couleur de sa peau, son origine, sa biologie font de lui un être figé pour les mentalités occidentales encombrées de clichés que l’on croyait obsolètes. Exportés jusqu’au Canada, ces clichés continuent à stigmatiser l’Autre en projetant sur lui des images usées, en ressassant éternellement les mêmes antiennes. L’Inde et ses habitants sont pétrifiés dans le temps. Ces clichés justifient des phrases telles qu’on a pu, récemment encore, les entendre : « Les Africains ne sont pas assez entrés dans l’Histoire »[3]. Ils légitiment l’idée que certains pays sont incapables d’évoluer et donc irrémédiablement en retard par rapport à un Occident qui progresse. Les stéréotypes continuent de s’accumuler, décennie après décennie, marginalisant l’Autre grâce à des constructions rhétoriques qui n’ont d’autre but que d’asseoir la prééminence de l’Occident. En se réappropriant une expression d’Henri Bergson, nous pourrions affirmer que ce schéma de pensée n’est ni plus ni moins qu’une « mécanique plaquée sur du vivant ».
L’aspect assez déroutant et l’effet pervers de la scène déjà évoquée chez le dentiste proviennent du fait qu’il ne s’agit pas d’un racisme flagrant. En effet, les patients ne sont pas hostiles au dentiste indien. Des mots tels que « happy », « willing », « eager » manifestent au contraire un certain intérêt, une écoute attentive, qui sont cependant contredits par le ton ironique du narrateur qui éveille la suspicion du lecteur. Car avant d’être cloués sur leur fauteuil, la bouche ouverte, les patients ont déjà orienté la discussion en évoquant par exemple les mariages arrangés (« arranged marriages »), manifestant ainsi leur quête d’« Indianness ». En somme, ils veulent entendre le dentiste dire et répéter ce qu’ils ont appris ou entendu dire sur l’Inde et les Indiens. Ils sont dans l’attente d’une confirmation, celle de leur propre image de l’Inde, une Inde étriquée et étouffée par des décennies d’écrivains qui n’ont eu de cesse de diffuser la même image. Patient ou résigné, Ananda satisfait à leur demande.
Prenons un autre exemple. Abha Dawesar est-elle authentique ou déloyale vis-à-vis de la patrie qui l’a vue naître lorsqu’elle met en scène des personnages indiens dans un cadre et une géographie « purement » indiens, tout en jouant avec des références culturelles hétérogènes ? Certains « puristes » auraient certainement à redire sur l’intrusion de « Star Treck » dans ce contexte indien ou encore, pêle-mêle, sur les références au « toast and marmelade », à « Pluto », à « George Eliot », à « Sartre », aux « Britannia Digestive Biscuits », à « Ray Bradbury », « Humbert Humbert », Michael Jackson », « Hieronymous Bosch », « Galileo », « Black Forest », « Playboy », etc. Surtout lorsque ces références côtoient sur la même page, voire dans la même phrase, des évocations de « Rama », « Sita », « Kunti », « Subhash Chandra Bose », « Girish Karnad », « The Mahabharata », « ad walla », « gadela-type », « Madameji », « ragas », « jaan », « faudji », « pallu », « ghazals », « chullah », « hijras », etc. L’univers esthétique d’Abha Dawesar est, à l’évidence, un carrefour d’influences, un flux continu où l’ordre du monde fictionnel entre en résonance avec l’ordre de l’écriture. Le mouvement caractérise ce roman. Toutes les voies sont ouvertes et aucun interdit, tant au niveau des thèmes choisis que des jeux linguistiques, ne vient rompre l’élan créateur. Le lecteur n’est pas surpris dès lors de découvrir que le roman, Babyji, a pour thème la transgression : une histoire d’amour homosexuel au féminin, l’amitié entre deux personnages de castes différentes dans une Inde moderne où la jeune héroïne, brillante élève, compte faire des études supérieures aux États-Unis malgré la réticence de ses parents. À travers ces thèmes profondément humains et sans frontières, à travers les manipulations linguistiques et la symbiose des références culturelles, ce roman transcolonial réfute l’idée même d’« Indianness ». À la place, il propose une vision du monde métissée, dynamique, où le local se juxtapose à l’universel et réciproquement, sans que l’un ou l’autre soit privilégié, dans une parfaite harmonie narrative. Il faut l’admettre, cette capacité à annuler les différences entre centre et périphérie fait défaut au concept d’« Indianness ».
En effet, parmi les implications du suffixe « ness » (compris, répétons-le, comme restriction et barrage à la création), il en est une qui mérite que l’on s’y arrête un instant. L’obsession du lieu, au sens restreint, c’est-à-dire la fixation sur le local et l’utilisation d’une langue autre que l’anglais, constitue un obstacle à la crédibilité, voire à la notoriété d’un écrivain. Cette question, nous allons le voir, dépasse le seul cadre indien. Dans un article de février 2011, extrait de The Hindu, un journaliste fait le bilan du festival annuel de littérature de Jaipur :
The Jaipur Literature festival took off on a note of love! Nobel laureate Orhan Pamuk had his Booker winning muse Kiran Desai for company. However, there were issues more serious than love to take care of! The marginalisation of Indian language writers, for instance. As Pamuk pointed out, non-English writers are not getting their due at any of the literary festivals. At a session with Desai and Sudanese writer Leila Aboulela, he was savagely critical of the West. ‘The human experience is being marginalised only because it is not written in the language of the Western world’, he moaned. Pamuk who bases his stories in
Cet épisode, relaté par le journaliste, n’est pas sans rappeler le point de vue des professeurs de l’université de New Delhi. Tout se passe comme si les critiques étaient en quête d’une certaine « Turkishness », à l’affût du détail « exotique » dans l’œuvre d’Orhan Pamuk, pour pouvoir l’enfermer dans un cadre géographique défini et définitif, donnant du même coup à ses romans un caractère local. Mais dans quel but ? Écrire une histoire en turc, dans un paysage turc implique-t-il ipso facto que le « sujet » romanesque doive être typiquement turc ? Ce type critique semble être à la recherche d’une adéquation parfaite entre la langue d’écriture, le thème du roman, le lieu de la mise en scène et la nationalité (voire l’appartenance biologique) du romancier. Ne doit-on pas au contraire affirmer, comme Salman Rushdie, que « literature has little to do with a writer’s home address » (The Vintage Book of Indian Writing in English, p. xv). À la suite de la remarque d’Orhan Pamuk, le lecteur s’interroge, à l’instar de l’auteur, sur la question du local et de l’universel, et plus largement sur la pertinence d’une telle distinction. Les critiques semblent considérer que seules certaines langues – au premier rang desquelles l’anglais – peuvent prétendre à l’universalité. Cela signifie que les œuvres écrites dans d’autres langues sont condamnées à la marginalisation et que l’on aboutit ainsi à une forme de racisme culturel.
Ce bref état des lieux sur le suffixe «-ness » fait apparaître un autre versant des crispations identitaires qui agitent le monde d’aujourd’hui. L’ère coloniale européenne, obnubilée par des questions biologiques lui servant à justifier des considérations d’ordre moral et intellectuel – « Britishness » était synonyme de supériorité raciale – est aujourd’hui révolue. Pourtant, aujourd’hui des murs se dressent toujours, au sens propre et au sens figuré, et des frontières se ferment[4]. Le suffixe « –ness » manifeste une tendance à ghettoïser la production littéraire mondiale. « Britishness », comme « Indianness » ou n’importe quel autre substantif de nationalité associé au suffixe « -ness », relève, au mieux du mythe, au pire d’un idéal de pureté et de perfection. Or les civilisations d’aujourd’hui sont transculturelles, pour le meilleur et non pour le pire car, loin de s’abâtardir ainsi, elles s’enrichissent respectivement. Souvenons-nous de la pensée de Nehru : « Nehru saw cultures as overlapping forms of activity that had commerce with one another, mutually altering and reshaping each other.” (Sunil Khilnani, The Idea of India, p. 171-172). Pour autant, la posture transculturaliste n’implique par le sacrifice de la géographie ou du local, car chaque lieu détient son propre pouvoir de s’approprier le global afin que chaque histoire devienne unique. Sans le local, le global n’a aucun sens. C’est ce que suggère Edouard Glissant lorsqu’il déclare que « le souffle du lieu rencontre d’autres souffles et se transforme en cette rencontre. » (Introduction à une poétique du divers, p. 141).
Le suffixe « –ness » promeut une vision de l’Inde étriquée, détruisant la capacité des écrivains à se renouveler et favorisant un type d’écriture fondée sur le déjà-écrit, qui condamne de ce fait la « poétique du divers ». Utilisé en rapport avec les identités, il manifeste un refus de l’évolution dont le métissage est le ressort et tend, de ce fait, à creuser l’écart entre le global et le local. La posture des écrivains transcoloniaux est inverse : ils considèrent que l’énergie créatrice et esthétique émane de la souplesse et de la mobilité. La fiction transcoloniale explore les champs du possible par lesquels le local définit le global et inversement. Grâce au contact entre tel lieu singulier et le global, à un moment donné, des liens imprévisibles se tissent, des œuvres inattendues naissent.
Bibliographie
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Dawesar Abha, Babijy, New York, Anchor Books, 2005
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Kapur Manju, The Immigrant, 2008,
Khilnani Sunil, The Idea of
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Seth Vikram, An Equal Music,
Victor Jean-Christophe, Le Dessous des cartes. « Les nouveaux murs », ARTE, 8 mars 2007
[1] Par littérature postcoloniale, j’entends la littérature anglo-indienne (i.e les romans britanniques sur l’Inde) après 1947.
[2] Le transcolonialisme est un terme que j’ai inventé pour remplacer celui de postcolonialisme. J’en donne une définition dans De Kipling à Rushdie. Le postcolonialisme en question. Rennes, PUR, 2009.
[3] Il s’agit ici d’une référence au discours prononcé par Nicolas Sarkozy, président de la République française, lors d’un voyage à Dakar le 26 juillet 2007.
[4] Je reprends ici une idée de Jean-Christophe Victor.