Littérature et économie. Entre psychomachie et joint-venture
Lors d’un entretien avec son gendre Werner, alors que les deux amis discutent des erreurs de leur première jeunesse, Wilhelm Meister en vient à parler des essais littéraires qu’il entreprit alors. Il se souvient, entre autres, d’un poème dans lequel il faisait se rencontrer Littérature et Économie :
Je me rappelle encore un poème […] où la muse de la poésie tragique et une autre femme, qui personnifiait le commerce, se disputaient bravement ma noble personne. […] Avec quel soin minutieux n’avais-je pas décrit la vieille ménagère, avec ses jupes troussées, sa clef au côté, ses lunettes sur le nez, toujours inquiète, grondeuse et parcimonieuse, mesquine et tracassière. Sous quelles sombres couleurs je présentais la condition de celui qui, courbé sous sa férule, doit gagner un servile salaire à la sueur de son front ! / Que les allures de sa rivale étaient différentes ! Quelle apparition pour le cœur affligé ! Si belle et imposante ! A son aspect, à ses manières, on reconnaissait en elle une fille de la liberté. Le sentiment de son mérite lui donnait une dignité dépourvue d’orgueil ; ses vêtements lui seyaient ; ils drapaient ses membres sans les entraver ; et les plis innombrables de l’étoffe multipliaient, comme un centuple écho, les beaux mouvements de la déesse. Quel contraste ! (Goethe, Vocation, 156/157)
L’ironie avec laquelle Wilhelm parle rétrospectivement de son poème allégorique montre assez clairement qu’aux yeux du jeune adulte, littérature et économie ne s’excluent pas de manière aussi catégorique qu’en était convaincu l’auteur enfantin du poème – et que le suggèrent les agents du champ littéraire qui, depuis le XIXe siècle au moins, ont tendance à attribuer le plus de prestige esthétique aux textes qui sont le moins compatibles avec tout ce qui a trait à l’économique. Alors que Wilhelm Meister nous laisse entrevoir la possibilité d’une réconciliation des deux dames, de nos jours, la tentative de rapprocher les deux domaines qu’elles représentent paraît toujours plutôt insolite : rien n’est en effet moins évident que la nature du lien entre littérature et économie que suggère la conjonction en apparence anodine qui se trouve placée entre l’un (littérature) et l’autre (économie). Cette difficulté renvoie à un problème de méthode d’ordre plus général : le problème de déterminer la relation entre un texte littéraire et son contexte non littéraire ou, autrement dit, la spécificité du savoir littéraire. Toute tentative de répondre à la question ou bien aux questions soulevée(s) par ce rapprochement – celui de littérature et économie – présuppose en outre de préciser ce qu’est ou ce que l’on veut entendre par l’économie ou peut-être mieux : par l’économique. Or, l’économique peut se manifester sous différents aspects que nous proposons de définir comme suit : il peut être décrit, premièrement, en vue du sujet d’une pratique économique, de sa position sociale et de la valeur morale et économique de son comportement (et on parlera alors de différents types de l’homme économique – le mendiant, le marchand, le financier – de son manque de fiabilité ou de son honorabilité, de sa prodigalité ou de son avarice, de sa pauvreté ou de sa richesse). L’économique peut être décrit, deuxièmement, en vue de la qualité, de la médialité ou de la localisation de la transaction qu’opère ce sujet (et on parlera alors d’échange, de don et de rendu, d’argent et de marché). Cette tentative de définir l’économique est, certes, d’emblée inspirée par un intérêt relevant de la théorie culturelle – un économiste nous dirait peut-être que l’économie est le domaine de la production, de la distribution et de la consommation des biens ou que toute action économique se fonde sur la gestion raisonnée de ressources rares. Joseph Vogl, germaniste et l’un des spécialistes de la question, nous propose une définition de l’économique qui va bien plus loin :
A l’intérieur de la philosophie de la morale se constitue une apologie des intérêts particuliers, qui spécule sur la purgation des désirs et sur la transformation automatique des comportements égoïstes en bien commun. L’économique désigne un espace dans lequel les hommes ont à faire les uns avec les autres avant d’apparaître comme des sujets juridiques ou des personnes morales. L’économique est le lieu privilégié de l’autodescription des sociétés, lieu où sont négociés les modes de fonctionnement de la communauté – c’est une sphère épistémologique intégrative, qui regroupe et homogénéise des connaissances disparates du domaine social et de la nature et qui, en dernière instance, vise à une saisie totale de l’homme, de ses communications et de ses interactions, ce qui implique la gestion intensive de l’espace, des modes de vie et des richesses (Vogl, Geschichte, Wissen, Ökonomie, 472).
A en croire Vogl, l’économique est donc toujours plus que la somme de ses parties (celles que nous avons essayé d’isoler ci-dessus) : L’économique – cette définition nous parait particulièrement utile – « est le lieu privilégié de l’autodescription des sociétés, lieu où sont négociés les modes de fonctionnement de la communauté. » Or, c’est justement dans cette perspective-là que l’économique s’avère aussi intéressant pour la littérature – de même que pour la théorie littéraire. Pour ce qui est de la relation entre littérature et économie, nous nous contenterons ici de proposer quelques éléments de réponse à la question – la question de savoir comment, en tant que littéraire, on peut tirer profit de l’analyse de cette mise en relation. Afin d’y voir plus clair, on s’aidera de la distinction heuristique entre le contenu et la forme : ainsi, dans un premier temps, on peut analyser la thématisation des aspects de l’économique que nous avons mentionnés ci-dessus, dans des textes que nous qualifierions aujourd’hui de « littéraires » ; dans un deuxième temps, on peut analyser les homologies structurelles entre la logique littéraire (ou bien la logique d’un genre précis) et la logique de l’économique. Si l’on revient à ce que dit Joseph Vogl – qui décrit l’économique comme un espace discursif dans lequel sont négociées de nouvelles « anthropotechniques » (pour reprendre le terme de Peter Sloterdijk) – on ne tardera pas cependant de voir qu’une perspective hiérarchisante, qui subordonne le texte littéraire à un fait économique qui le précèderait, ne saura pas répondre à la complexité de la problématique. La littérature doit être comprise plutôt comme une interface discursive qui participe de manière constitutive à la formation d’un savoir économique. La théorie littéraire s’inscrirait alors dans une poétologie du savoir économique. Celle-ci, écrit Vogl,
enregistre des modes de problématisation du savoir et, par là, les paramètres, les règles et les procédés qui gouvernent la distribution des fonctions discursives et qui rendent possible la constitution, la délimitation, la notation et la distribution d’un complexe discursif historique ; celui-ci, en dirigeant les représentations qui garantissent sa force performative, devient un système de référence attestant l’admissibilité et l’aptitude à la vérité des problématiques (Vogl, Geschichte, Wissen, Ökonomie, 475).
Une telle poétologie a donc pour but de décrire les modalités de la mise en discours – en l’occurrence : de la mise en discours « littéraire » – du savoir. Dans l’introduction à un recueil de textes portant sur « les frontières littéraires de l’économie », Yves Citton et Martial Poirson entreprennent, eux aussi, de définir la ou les relation(s) entre littérature et économie – et ils finissent par établir la typologie suivante : selon eux, le texte littéraire peut (1) représenter des faits qu’on peut, d’une manière ou d’une autre, qualifier d’« économiques », (2) se démarquer, de manière critique, de ces faits par les modalités de la représentation, (3) thématiser et problématiser les distinctions qui instituent l’économique, et (4) être décrit comme un objet lui-même inséré dans un contexte économique. Ce qui me semble particulièrement intéressant, c’est la précision qu’ils apportent à leur troisième point :
En travaillant à cartographier les zones de pertinence qui balisent les rapports entre les différents discours mis en scène, la plateforme littéraire constitue un lieu privilégié pour comprendre et gérer les frontières en constante reconfiguration qui se mettent en place entre ces discours, ainsi que les prétentions disciplinaires dont ils sont porteurs. C’est à ce niveau qu’apparaît le plus clairement l’intérêt des études littéraires portant sur les représentations de l’économie, puisqu’elles nous permettent de réfléchir aujourd’hui […] sur les façons dont ces frontières se sont mises en place depuis près de quatre siècles (Citton / Poirson, 19).
Ce programme ressemble à bien des égards à ce que nous propose de faire Joseph Vogl. Pour Citton et Poirson, eux aussi, la littérature figure comme un élément constitutif du savoir économique – mais, en raison de sa qualité d’interdiscours esthétiquement codé, il s’agit d’un élément bien particulier de ce savoir.
En prolongement de ces réflexions théoriques, je me propose de relire par la suite deux œuvres majeures de la littérature romanesque du XVIIIe siècle – à savoir l’Histoire de Gil Blas de Santillane d’Alain-René Lesage et La vocation théâtrale de Wilhelm Meister de Johann Wolfgang Goethe – afin de montrer dans quelle mesure ces deux romans contribuent à la formation d’un savoir littéraire de l’économique.
1. La formation de l’homme économique. Comment Gil Blas apprend à mieux gérer sa vie
Gil Blas, protagoniste et narrateur du roman d’Alain-René Lesage, se voit obligé de quitter son Oviédo natal à l’âge de 17 ans – et ceci pour des raisons d’ordre économique : son oncle, chargé de son éducation, l’envoie à l’université de Salamanque afin qu’il y suive une formation de précepteur qui est censée lui permettre de subvenir lui-même à ses besoins. Quand Gil Blas se met en route, il dispose, outre d’un savoir pratique de l’écriture et de la lecture ainsi que d’une connaissance rudimentaire du latin et du grec, d’un âne chétif et d’une somme d’argent assez considérable à ses yeux, qui se compose de ce que son oncle lui a donné et de ce que lui-même a volé à son bienfaiteur. Or il n’atteindra le but de son voyage que bien plus tard : à peine parti, il doit constater que les choses ne se passent pas comme prévu. Ainsi, dès le premier soir qu’il passe loin de son pays natal, Gil Blas perd une partie de son argent ; dans l’auberge où il compte rester pour la nuit, il fait la connaissance d’un cavalier appauvri qui ne cesse de le flatter et lui demande finalement, en contrepartie du panégyrique qu’il a fait du futur étudiant, de l’inviter à dîner – ce qui coûtera très cher à Gil Blas. Le capital symbolique si chèrement payé n’est cependant nullement couvert, de sorte que notre écolier candide ne pourra pas, pour l’instant, le reconvertir en argent comptant. Ce premier événement imprévu sera suivi de toute une série d’autres incidents : enlevé par des brigands, Gil Blas s’écartera de plus en plus du droit chemin – et deviendra le jouet d’une dynamique sociale qu’il n’est plus guère à même d’influencer. Il apprendra alors que dans la société dans laquelle il se retrouve, chacun ne cherche que son propre intérêt et que tromper l’autre est encore la meilleure stratégie afin d’imposer cet intérêt – autrement dit : que la conditio sine qua non de toute réussite économique est une compétence performative propre à produire toute sorte d’illusion. Or, ce qui se passe ici, d’un point de vue économico-critique, est une forme d’échange bien particulière : s’il est vrai que des objets de valeur changent de propriétaire, ces transactions ne reposent que très rarement sur un accord contractuel entre deux sujets juridiques – comme c’est le cas, par exemple, pour un achat ou une vente. D’ailleurs, tout ce qui peut devenir objet d’un échange peut représenter une valeur (c’est à dire, par exemple, les femmes : toute la communication amoureuse se fait ici selon un code économique). Bénéfice et perte sont donc unilatéraux dans la plupart des cas. Malgré cela, ni le bénéfice, ni la perte ne sont définitifs : celui qui gagne perdra ce qu’il a gagné, tout comme celui qui perd regagnera ce qu’il a perdu – à un moment ultérieur, à un endroit différent, et avec le concours d’autres acteurs. Car tout – solde créditeur et solde débiteur – est écrit là-haut, et grâce à l’intervention d’une main invisible, le bilan est, en fin de compte, toujours équilibré. En raison de la précarité des conditions de sa vie, Gil Blas est contraint de se comporter, lui aussi, en conformité avec cette logique. Bientôt, il portera à la perfection sa compétence performative : il trompe les autres en leur servant des mensonges, en feignant d’être autrui, en affectant une expertise professionnelle qu’il ne possède pas (ses propos, son identité, ses actions ne sont donc pas « couverts » par la réalité). Il parvient ainsi à maîtriser les usages du marché de l’illusion avec de plus en plus d’adresse et de succès. S’il se montre, lui aussi, parfaitement incapable d’empêcher que l’argent lui file constamment entre les doigts, il lui arrive tout aussi fréquemment et de manière tout à fait inespérée de récupérer les biens perdus auparavant. Tant que Gil Blas reste à l’intérieur de cette logique, il est, en effet, un picaro. Or le picaro est bien issu de la littérature espagnole de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècle : il appartient donc à une société qui continue, du moins en grande partie, d’accepter la légitimation théologique de cette dynamique sociale. Mais si Gil Blas, tout comme le picaro, est toujours de bonne humeur, cela est dû moins au fait que lui aussi fait confiance en cette économie providentielle, qu’au fait que son auteur l’a muni d’une ironie qui l’empêche d’être sérieusement affecté par ses mésaventures. Dans la France du début du XVIIIe siècle, la providence ne se laisse plus mobiliser que sous réserve – s’annonce déjà, ici, le discrédit que jettera sur elle, plus tard, Jacques le Fataliste.
Il a été souvent dit que le roman de Lesage ne correspond qu’en partie au modèle du roman picaresque – parce que, par exemple, ses personnages ne s’émancipent pas, dans leur façon de parler, du langage écrit (classique) de leur auteur (cf. Etiemble), mais surtout parce que la logique de la narration change sensiblement dans les livres que Lesage, à partir de 1724, ajoute à la première partie du roman (cf. Wehle et Molino). Toujours est-il que l’économie narrative des six premiers livres du roman, publiés en 1715, correspond pour l’essentiel à la logique du roman picaresque : nous y rencontrons un protagoniste d’une origine sociale très humble qui nous raconte lui-même, rétrospectivement, le parcours qu’il a fait à travers l’Espagne en tant que valet aux nombreux maîtres – avec pour objectif de légitimer sa position actuelle face à un lecteur critique. Le choix de la première personne permet à l’auteur de mettre la responsabilité pour ce qui y est raconté entre les mains du sujet qui raconte – et l’accueil violent qui a été fait au roman de Lesage, à qui on reprochait de ne pas respecter la bienséance, montre assez la nécessité de cette précaution. La narration acquiert ainsi le statut précaire de ce que Hans Gert Rötzer appelle une « affirmation subversive » (Rötzer, 43), puisqu’il est difficile de décider s’il s’agit là de l’histoire orthodoxe d’un pénitent ou, bien au contraire, d’une critique hétérodoxe de l’ordre social sous le régime féodal. Car s’il est évident que le protagoniste agit mal, on peut en conclure soit qu’il faut qu’il agisse autrement, soit qu’il ne peut pas se comporter autrement et qu’il faut donc changer la société – une société qui astreint l’individu à résoudre, dans sa vie personnelle, des contradictions systémiques (cf. Urban). Il est tout à fait vrai, en l’occurrence, qu’ « il n’y a pas de vraie vie dans la vie fausse » (Adorno) – de sorte que le picaro se voit contraint de réaliser ses propres intérêts aux dépens des autres et donc de s’accommoder du tort qu’il fait ainsi à autrui. L’exemple le plus éclatant de cette attitude est peut-être le détachement ironique avec lequel Gil Blas nous parle de son activité comme médecin – qui consiste à soigner les malades en leur appliquant des saignées et de l’eau chaude jusqu’à ce qu’ils en meurent (Lesage, 137ss.).
Or, dans le roman de Lesage il ne s’agit pas seulement du récit de l’histoire de Gil Blas – il suffit de se rappeler, par exemple, les nombreux récits intercalés dans lesquels d’autres personnages racontent leur vie, eux aussi à la première personne. Aucune de ces histoires, pas plus que celle du protagoniste, ne nous donne pour autant à voir ce qui se passe à l’intérieur du sujet qui la raconte (comme pourrait s’y attendre un lecteur habitué aux formes modernes de l’écriture autobiographique ou pseudo-autobiographique). Qui plus est : outre qu’on ne sait rien de la vie intérieure du protagoniste – au point qu’on pourrait croire qu’il n’en a pas –, il ne dispose que de très peu de moyens qui lui permettraient de décider lui-même de sa vie et du mode de vie qui lui conviendrait. Il est le produit du – ou bien il est assujetti au – milieu social dans lequel il évolue et auquel il s’adapte grâce à une flexibilité peu commune – ceci avec d’autant plus de facilité qu’il ne dispose d’aucune personnalité qui lui permettrait de s’opposer aux dispositifs du pouvoir économique. (C’est pourquoi Alain Montandon parle à juste titre du picaro – et du Gil Blas picaresque – comme d’une « marionnette traversée par la société ».) L’histoire que Lesage raconte dans son roman n’est donc pas seulement le portrait que dresse le narrateur assagi du jeune homme qu’il était, mais nous donne à voir également – et peut-être avant tout – l’image de la société que celui-ci traverse en parcourant l’Espagne. De par son fonctionnement narratif, ce roman ressemble donc au Diable boiteux (1707), tandis que l’image de la société qu’il conçoit n’est pas sans rappeler celle qui avait choqué maint lecteur et spectateur de Turcaret (1709). Cette image – qui doit beaucoup aux moralistes de la fin du siècle précédant – est en effet peu flatteuse : elle nous montre une société entièrement économisée ainsi que les modes de comportement (ou « anthropotechniques ») à l’aide desquels des sujets placés à des endroits sociaux tout à fait différents cherchent à y trouver leur place. Dans ce contexte, Lesage met à l’épreuve différents aspects de l’économique. Il fait défiler devant les yeux du lecteur différents types de l’homme économique qui se distinguent entre eux par la qualité, la médialité et la localisation de leurs pratiques économiques : le vieux chanoine, gourmand et avare, qui mange finalement toute sa fortune pour n’en laisser pratiquement rien aux héritiers (dont Gil Blas espérait faire partie). L’aristocrate qui, après avoir vendu ses terres pour ne pas être obligé de travailler, engrange l’argent que lui a apporté la vente afin d’en user lentement et de mener une vie tout à son loisir (211s.). Le petit maître qui se dévoue corps et âme à l’excès, qui dépense de l’argent qu’il n’a pas, et qui tôt ou tard s’écroulera sous le poids de ses dettes pour finir dans la misère. Son gérant, de l’autre côté, qui s’imagine les combines les plus improbables afin de sauver la fortune de son maître (220ss.). Précepteurs et gouvernantes finalement qui, quand l’occasion s’y prête, font aussi fonction d’entremetteur (ou d’entremetteuse), et se consacrent non pas seulement à l’éducation des jeunes gens qu’on leur a confiés mais aussi, si l’on peut dire, à leur dé-formation morale par l’économie d’une communication amoureuse dont l’enjeu est, d’un côté, l’honneur de la femme et, de l’autre, le prestige érotique de l’homme (287ss.).
Nous ne pouvons pas ici aller plus en détail – au lieu de cela nous voudrions revenir aux dispositifs de pouvoir au moyen desquels se fait la production de la subjectivité. La société à laquelle se voit exposé le picaro se caractérise par une forme de gouvernementalité affectant tous les domaines sociaux par un pouvoir qui se manifeste sous forme de contraintes économiques et agit par là directement sur la vie du sujet. Ce pouvoir se situe en-deçà du politique car avant de pouvoir se positionner dans l’espace politique, c’est à dire dans l’espace public de la polis, le sujet devrait se libérer des dispositifs économiques qui l’obligent sans cesse à se soucier de sa survie. Le picaro, lui, n’y parviendra jamais – il reste réduit à la vie nue. La pauvreté fait du sujet picaresque l’incarnation même de ce que Giorgio Agamben appelle l’homo sacer (ce n’est pas par hasard que le premier des picaros littéraires, le Lazarillo de Tormes, en tant que petit Lazaro justement, est un mort vivant). Cette forme de gouvernementalité est légitimée par une théologie suggérant qu’une main invisible, intervenant de l’au-delà, mettrait en sorte que le bilan soit équilibré en fin de compte – et le roman picaresque reproduit cette logique de manière plus ou moins ironique. Alors que le picaro n’arrive pas à surmonter sa condition sociale, Gil Blas, lui, réussit à réaliser l’ascension sociale. Pour cela, il doit tout d’abord s’émanciper de l’économie providentielle – ou, si l’on veut, de la comptabilité divine. Il accomplit ce pas en entrant dans la maison des actrices à Madrid où il se fait « économe » (266ss.). Or, devenir économe signifie concrètement qu’il prend la comptabilité entres ses propres mains. S’il prétend que c’est grâce à sa lecture des écrits économiques d’Aristote qu’il est qualifié pour ce genre d’activité, il est clair qu’il s’agit là d’une supercherie de plus : le lecteur averti a du mal à comprendre dans quelle mesure Aristote, qui définit le travail comme l’ensemble des activités reproductives au service d’un maître, et donc exactement comme le genre d’activité auquel Gil Blas cherche à se soustraire, comment ce philosophe-là donc saurait lui servir d’exemple – d’autant plus que l’argent, qui est désormais le médium privilégié de Gil Blas, fait plutôt l’objet de son scepticisme. Si vraiment Gil Blas avait voulu se renseigner sur les exigences de son travail en tant qu’économe il aurait dû lire le Traité sur la comptabilité en partie double de Luca Paciola de 1494… Tout cela Gil Blas ne le sait pas – et s’il prétend le savoir il est clair qu’il ne ment qu’une fois de plus. Or, dans la logique économique qu’il commence ici à suivre, ce manque de savoir n’est pas du tout désavantageux. Ce n’est pas le savoir qui compte – c’est pour cela d’ailleurs aussi que Gil Blas ne mettra jamais les pieds dans l’université de Salamanque. Ce qui le qualifie à l’ascension sociale est sa compétence pratique, son savoir-faire – un talent particulier qui lui permet de remplir les fonctions les plus variées. Ainsi Nuñez, un des personnages du roman, lui dit : « En vérité, seigneur de Santillane, je vous admire. Vous êtes capable de remplir toute sorte d’emplois. Que de talents vous réunissez en vous ! Ou plutôt, pour me servir d’une expression de notre tripot, vous avez l’outil universel, c’est-à-dire, vous êtes propre à tout. » (660) Alain Montandon commente ce passage comme suit : « Cette capacité d’être propre à tout, qui aurait pu aussi être celle de propre à rien, fait de ce Protée un être universel auquel il manque la détermination. La tentation du théâtre répond à cette disponibilité à prendre toutes les rôles, à dissimuler, à copier, à être tous les possibles. » (153) Or, loin de le disqualifier, ce manque de détermination est exactement ce qui fait finalement de Gil Blas un homme économique : son talent consistant, justement, en ce qu’il est propre à tout (et pas à rien) – et donc « échangeable ». Ce n’est donc pas par hasard que le talent pourvoit le talentueux d’une fonction qui est comparable à celle de l’argent – « talent » ne signifiant pas seulement « don » mais aussi « argent » (le Petit Robert nous apprend à ce sujet qu’un talent est de « la monnaie de compte équivalent à un talent d’or ou d’argent »). Or, une des particularités de l’argent est sa capacité de réduire les différences, ce qui en fait un « médium de communication symboliquement généralisé » (« ein symbolisch generalisiertes Kommunikationsmedium »). Le talentueux Mr Blas se révèle ainsi un « homme flexible » (Sennett) qui ne dispose plus d’aucun savoir spécialisé, mais d’une compétence pratique qui le rend apte à exercer toute sorte d’activités.
Le potentiel émancipateur du roman de Lesage (qu’on trouve d’ailleurs aussi dans certains romans picaresques) consiste en ce que « le protagoniste, en tant que sujet qui se soucie de soi, se sert des expériences qu’il fait dans la vie quotidienne pour en apprendre » (Gumbrecht, 47) que la mise en rapport moralement illégitime entre pratiques théâtrales et pratiques économiques promet de promouvoir la réussite sociale. On peut montrer comment une nouvelle logique sociale, mettant en relation l’échange (Tausch) et la production d’illusion (Täuschung) et, par là, le marché et le spectacle, met en crise la promesse de l’oikonomia providentielle qui, elle, était fondée sur la conjonction de l’ordre féodal et de l’ordre divin (conjonction produite à l’aide, entre autres, des lettres d’indulgence). Ce changement fait que la main invisible qui gouvernait l’économie providentielle réapparaît dans l’imaginaire des traités de la morale et, finalement, des théories de l’économique – c’est cette même main invisible qui, après avoir été sécularisée (entre autres par la littérature satirique, dont fait partie le roman picaresque), permettra à Bernard Mandeville de penser que les vices privés seraient à la base des vertus publiques ; et elle se retrouve finalement chez Adam Smith qui en déduit l’idée simpliste à laquelle croient toujours, et en dépit de toutes les crises, les tenants du néolibéralisme. S’inscrit ainsi dans le roman de Lesage – et c’est cela qui en fait justement un hybride entre roman picaresque et roman de formation – ce que le germaniste Jochen Hörisch appelle « un changement du médium conducteur ontosémiologique » (« einen Wechsel des ontosemiologischen Leitmediums ») qui s’exprime par le passage de « dieu » (Gott) à l’ « argent » (Geld). Ce roman fait donc partie de l’histoire de la modélisation de l’homme économique, qui commence dans la deuxième moitié du XVIe siècle pour toucher à sa fin avec le récit de la vocation théâtrale d’un fils de marchand allemand.
2. Le dépassement de l’économique par l’Homme. La Vocation théâtrale de Wilhelm Meister
La vocation théâtrale de Wilhelm Meister est le premier des romans que Goethe dédia à la formation et à l’activité d’un jeune homme que son nom désigne d’emblée comme un maître. Il raconte l’histoire d’un fils de marchand qui, à la recherche des vraies valeurs de la vie, quitte l’étroitesse d’une maison familiale marquée par le pragmatisme économique. Il trouve enfin ce qu’il cherche dans le monde du théâtre. Tandis que, dans les Années d’apprentissage, le théâtre constitue une simple station qu’il s’agit de surmonter afin d’atteindre une position plus élevée permettant au protagoniste de gérer sa vie et d’intervenir, avec sagesse, dans la vie publique, il est, ici, le lieu même où la personnalité du jeune homme peut s’épanouir. Ainsi, quand le jeune acteur Mélina apprend à Wilhelm qu’il envisage de quitter le théâtre afin de gagner sa vie dorénavant en tant que comptable, celui-ci n’en cache pas sa réprobation :
Malheureux Mélina, […] ce n’est pas dans ta profession, c’est en toi-même que sont les misères dont tu ne peux t’affranchir. Est-il un homme au monde qui, ayant embrassé sans vocation un métier, un art, un genre de vie quelconque, puisse ne pas trouver comme toi son sort insupportable ? Celui qui est né avec un talent et pour un talent y trouve la beauté de sa vie. […] Pour toi les planches ne sont que des planches, les rôles, ce que le pensum est pour l’écolier ; et tu vois les spectateurs tels qu’ils se voient eux-mêmes les jours où ils travaillent. Il n’y aura en effet rien de changé dans ta vie quand tu t’assiéras devant un pupitre et que, penché sur tes registres, tu inscriras les redevances apportées par des esclaves affamés (195/196).
Il s’agit donc, pour Wilhelm, de reconnaître le talent de l’homme (s’il en a un), de le former et de le parfaire afin de lui permettre d’accéder à la « beauté de la vie » – ou, autrement dit : de traduire la « vocation » (Berufung) en « profession » (Beruf). Comme il n’a aucun talent pour le théâtre, Mélina se voit contraint de s’adonner à une activité bien moins noble aux yeux de Wilhelm, consistant à retranscrire les vicissitudes de la vie en un ordre uniquement fondé sur la différence entre bénéfice et perte. Le talent, ici, est ce qui fait de l’homme un individu doté d’une valeur unique – à la différence de ce que nous avons vu chez Gil Blas. Ce dernier, pourvu du talent d’exercer toute sorte d’activités, d’un point de vue purement « fonctionnel » figure, en tant qu’agent, au même rang que l’argent (le talent) qui, lui aussi, réduit les différences entre les choses afin de les rendre comparables. Si, dans les deux cas, c’est bien le comédien qui parvient à incarner le mieux possible l’idée que l’auteur se fait de l’homme, la fonction et la signification du comédien ne sont pas les mêmes : alors que chez Lesage, il renonce à toute identité personnelle pour se perdre dans les rôles qu’il joue, il est, chez Goethe, une persona (au sens archaïque du terme), dans laquelle identité et rôle se confondent.
Si la reconversion de Mélina en petit bourgeois n’inspire à Wilhelm que de la pitié, il respecte mieux la manière dont son ami Werner voit le monde. Marié à la sœur de Wilhelm, Werner a pris en charge le commerce familial pour lequel son gendre montre si peu d’intérêt. Il se passionne avant tout pour la comptabilité en partie double qui, pour lui, est non seulement un moyen de gérer les affaires mais aussi de réduire la complexité troublante de la vie. Ce premier roman dédié à Wilhelm Meister est d’ailleurs entièrement construit sur cette opposition entre Werner, représentant de ce que Karl Schlechta appelle « le monde ordinaire » du pragmatisme économique (Schlechta, 27-31), et Wilhelm qui, lui, cherche les vraies valeurs au delà des valeurs marchandes (cf. Richter, 65ss.). C’est cette dichotomie qui met en mouvement toute l’économie narrative, comme on peut par exemple l’observer dans l’épisode suivant : un dimanche, Werner se penche sur ses registres, y trouvant autant de plaisir que son gendre à la lecture des romans ou des pièces de théâtre : « Il s’assit […] au comptoir, ouvrit des registres, et s’enchanta de cette lecture, car elle lui parlait plus clairement de profit que n’eût pu faire le plus beau livre. » (201) Est beau, pour Werner, ce qui promet d’être profitable… Quand Wilhelm, « encore tout excité par le souvenir de son aventure et des belles contrées qu’il avait parcourus », entre dans la pièce, Werner, « dominé par sa passion propre », ressent le besoin de le convaincre de la beauté de l’ordre économique des choses :
J’étais justement occupé à parcourir mes livres, dit-il, et l’aisance avec laquelle j’ai pu jeter un regard d’ensemble sur notre fortune me faisait, une fois encore, admirer les avantages que procure au négociant la tenue des livres en partie double. C’est une des plus belles inventions de l’esprit humain, et chaque bon père de famille devrait en introduire l’usage dans sa maison. L’ordre, la possibilité de tout avoir sous les yeux développent le goût de l’épargne et l’amour du gain ; et s’il est vrai que l’homme qui gouverne mal ses affaires préfère l’obscurité et n’aime pas à compter ses dettes, le bon administrateur, en revanche, trouve que rien n’est plus agréable que de faire chaque jour la somme de son bonheur grandissant. Une perte même, si elle le surprend et l’afflige, ne l’alarme pas, car il sait tout de suite quels gains effectifs il peut mettre dans l’autre plateau de la balance. […] associe-toi avec moi pour capter, par toutes sortes d’exportations et de spéculations, une part de l’argent et des jouissances qui circulent dans le monde en vertu d’une loi nécessaire. Jette un regard sur les productions naturelles et artificielles de toutes les parties du globe, considère comme elles sont tour à tour devenues indispensables partout. Quelle agréable, quelle intelligente occupation de procurer aisément et promptement, à tous ceux qui le désirent, ce qui est le plus recherché à un moment donné, ce qui manque, ce qui est difficile à trouver, de faire prudemment ses provisions et de tirer, à chaque instant, profit de cette grande circulation. Voilà, me semble-t-il, de quoi faire le bonheur de tout homme sensé. Seulement, il faut commencer par être apprenti de cette corporation, ce qui ne te sera pas facile ici. J’ai déjà longuement considéré la question et je crois que, de toute manière, il serait excellent pour toi de faire un voyage (201 ; 202/203).
Werner, après avoir chanté le panégyrique de la comptabilité en partie double, développe toute une théorie du commerce inspirée par le caméralisme – que nous ne pouvons pas ici montrer plus en détail. Notons cependant que cette vision d’un monde dirigeable à partir d’un bureau et à l’aide de registres n’est pas sans rappeler le marchand de Venise (même si Werner n’est pas, toutefois, animé par les mêmes craintes et la même mélancolie que son homologue italien). Or, la comptabilité en partie double est bien plus qu’une simple méthode de gestion – elle est une manière d’appréhender la vie en la réduisant à deux colonnes chiffrées. Elle « permet de saisir la totalité des événements : ce qui n’est pas noté dans les livres n’est pas dans le monde. L’être des choses est inséparable de leur ‹être-noté› ; c’est avec cette nouvelle donne que commence l’opération économique », écrit Joseph Vogl, et de continuer :
L’histoire du marchand est associée à une histoire des assurances dont le système consiste précisément en un procédé permettant de compenser des risques possibles par d’autres risques possibles afin de fixer des positions calculables. Ce calcul événementiel exige cependant une forme d’observation bien particulière, un médium dont on retrouve les premières traces au XIIIe siècle et qui fait partie intégrante du système d’exploitation dans lequel l’homme économique commence à fonctionner : la technique ou la méthode de la comptabilité en partie double. (Vogl, Epoche des ökonomischen Menschen, 22 ; 23)
Werner, on l’aura compris, représente exactement cette pensée et cette pratique instituant l’opération économique – et le narrateur ne nous le présente d’ailleurs pas sans sympathie. Wilhelm, qui de son côté voit les choses de manière nettement différente, se montre toutefois sensible à sa proposition de partir en voyage – d’autant plus que ce voyage promet de le rapprocher du monde du théâtre. Or, bien qu’il n’ait que peu d’estime pour l’argent, il n’est pas sans savoir que la réalisation de ses ambitions dépend de la fortune paternelle, et que, pour voyager, il a besoin de moyens financiers dont il ne dispose pas. Il est alors tout à fait surpris que Werner, qui, lui aussi, a pensé à ce problème, prétend que le voyage lui même fournira les moyens nécessaires à son accomplissement. Se produit alors un malentendu significatif :
Comment cela serait-il possible, dit Wilhelm, à moins tu ne veuilles dire que ce que j’apprendrai vaudra l’argent déboursé ? – Ce n’est pas ainsi que je l’entends, dit l’autre. Tu peux faire avec la plus grande aisance, au cours de ton voyage, des affaires qui nous seront avantageuses. J’ai récemment dépouillé nos livres, et fait la liste de ce qu’on nous doit un peu partout. Je te donne par écrit les éclaircissements nécessaires, je te confie les dossiers, et tu peux, au cours de ton voyage, recueillir en te jouant de l’argent dont tu as besoin, et m’envoyer encore quelque chose de temps en temps, car il y a là des sommes considérables que je ne tiens pas pour tout à fait perdues (206).
C’est ainsi qu’une double attente de bénéfice est à l’origine du voyage de Wilhelm – d’un côté celle de Werner qui croit pouvoir inspirer l’esprit économique à son gendre, de l’autre celle de Wilhelm qui, au contraire, espère pouvoir fuir la sphère bourgeoise afin de s’investir dans l’amour et le théâtre, et qui accepte volontiers que cette fuite soit financée par les revenus du commerce paternel. Le départ en voyage, qui a une fonction si centrale pour la formation de Wilhelm, se révèle ainsi être le résultat d’une conciliation passagère des intérêts respectifs de Werner et de Wilhelm, d’un compromis entre l’exigence de maîtriser le monde et le désir s’y adonner, entre, si l’on veut, le principe de réalité et le principe de plaisir. Or, on se rendra bientôt compte que ce voyage ne répondra pas aux attentes de Werner, car Wilhelm n’utilise pas l’argent qu’il y recouvre pour subvenir à ses seuls propres besoins ni n’envoie le reste à la maison. Au contraire, il investit tout ce qu’on lui a fiduciairement confié dans le théâtre, et ceci de façon très généreuse, voire gaspilleuse : il en prête à la directrice, Mme Retti (qui ne le lui rendra jamais), et donne le reste aux acteurs qui le dépensent à manger et à boire outre mesure. La confiance que Werner avait en son gendre – économiquement parlant : le crédit qu’il lui avait donné – n’est donc finalement pas rentable : Werner se voit obligé de l’enregistrer comme une perte. Or, c’est précisément cette perte économique qui est à la base du succès qu’obtient Wilhelm dans les domaines affectif et professionnel : tout comme l’erreur, la perte, l’excès et la transgression sont des expériences qui lui apprennent à reconnaître la valeur du don et de l’abandon de soi. En fin de compte, la faute se traduit ainsi en bénéfice pour ce même individu – et comme celui-ci ne manquera pas de faire participer les autres aux gains que lui a rapportés sa formation, en bien public. Or, bien des années après la publication de son roman, Goethe, alors très certainement inspiré par sa lecture de la Richesse des nations, explique le fonctionnement de cette opération quelque peu contradictoire en recourant à l’image de la main invisible. Vers la fin de sa vie, le 18 janvier 1825, parlant de Wilhelm Meister, il confie à Eckermann : « Au fond, tout cela semble vouloir dire tout simplement que l’homme, en dépit de toutes les bêtises et de toutes les confusions, est guidé par une main venant d’en haut qui l’amène, malgré tout, sain et sauf à sa destination. » (in Hörisch, Glück und Lücke, 40) Et dès sa préface au Gil Blas allemand de Johann Christoph Sachse, paru trois ans auparavant, on pouvait lire : « A la fin, quand nous nous rendons compte qu’une main venant d’en haut s’est réservé d’intervenir invisiblement et d’aider celui qui est assombri, morne, momentanément démuni, à faire les quelques pas qui le ramènent sur le droit chemin, on croit tout de même pouvoir s’apercevoir de l’ordre moral du monde. » (7)
3. Bilan
Venons-en au bilan de notre courte relecture économico-critique des romans de Lesage et de Goethe. Lesage, dans l’Histoire de Gil Blas de Santillane, nous raconte comment Gil Blas devient un homme économique. Après avoir longtemps été exposé au rouage d’une société gouvernée par l’économique, le héros apprend qu’il faut prendre la fortune dans ses propres mains et gérer lui-même l’histoire de sa propre vie. Goethe, en revanche, nous montre comment Wilhelm Meister – qui, dès sa naissance, vit dans un milieu bourgeois déterminé par l’esprit et les lois de l’économique – essaie de s’affirmer en tant qu’être humain en surmontant le déterminisme dans lequel il est pris, et cela au profit d’une logique contre-économique ou bien transgressive : celle de l’amour et du théâtre. Or, comme nous le savons, il quittera le monde du théâtre afin de rejoindre la Société de la tour où il apprend à penser et à agir en dépassant cette opposition. Le roman lui-même transcende alors la logique de la comptabilité en partie double pour concevoir l’idéal d’une humanité fondée tout autant sur l’empathie que sur l’intervention pratique (pédagogique, scientifique, artistique – et économique…). Wilhelm Meister, devenu adulte, sait que son poème de jeunesse, cette allégorie qui oppose le commerce à la poésie, ne saura jamais rendre compte de la plénitude et de la complexité de la vie : « L’invention est commune », dit-il. « C’est enfantin, insipide, écrit sans réflexions. » (156) Littérature et économie, loin de s’exclure mutuellement, renvoient donc l’une à l’autre, et il est louable que littéraires et économistes commencent à s’en apercevoir.
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XII
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