Du mécanique plaqué sur du vivant : images de l’Africain-machine dans les discours scientifiques et littéraires occidentaux, XVIIIe-XXe siècles

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« L’Africain paroît être une  machine qui se monte et se démonte par ressorts, semblable à  une cire molle, à qui l’on fait prendre telle figure que  l’on  veut”[1] : c’est ainsi que l’Abbé Demanet définit l’homme noir dans sa Nouvelle histoire de l’Afrique françoise, publiée en 1767. Cet aumônier pour le Roi en Afrique, affecté à l’île de Gorée de 1763 à 1765, crée sept ans plus tard la Compagnie de Guyane, censée servir au financement d’un vaste plan d’évangélisation, et pour laquelle il obtient le monopole de la traite négrière sur la côté d’Afrique[2]. L’image de ce que j’appellerai ici l’ »Africain-machine” naît donc dans le contexte de l’esclavage, à une époque où le salut de l’âme du « nègre” n’est pas nécessairement incompatible avec l’assimilation de son corps à un simple moyen de production[3]. L’image réapparaît en 1853 sous la plume d’Arthur de Gobineau qui qualifie l’Africain de véritable « machine humaine” lorsqu’il en fait le portrait dans son Essai sur l’inégalité des races humaines[4]. La science occidentale vient ainsi renforcer le préjugé esclavagiste, devenu entre temps préjugé colonial. La vision mécaniste du corps noir perdurera tout au long du XIXe siècle jusqu’au début du XXe, avec le développement de l’anatomie comparée et la naissance de l’anthropométrie.

Loin d’être limitée au discours scientifique, l’image de l’Africain-machine est également opérante en Europe et aux États-Unis sur le plan artistique et s’y exprime dans le registre comique, apparaissant d’abord dans les arts du spectacle avec la naissance des blackface minstrels, puis dans les romans et les pièces de théâtre. Il faudra attendre Aimé Césaire et son Cahier d’un retour au pays natal (1939) pour voir avec la négritude une remise en cause de ce pantin grotesque, devenu mythe scientifique et littéraire. À la croisée de l’histoire des sciences et de l’imagerie populaire, cette communication se penchera sur un certain nombre de discours scientifiques et littéraires occidentaux des XVIIIe, XIXe et XXe siècles, pour tenter de démontrer que si La Mettrie imagine « l’homme machine” en 1747, sa « variété mélanienne”[5] semble particulièrement préoccuper les esprits des siècles suivants. Bien loin de prétendre à l’exhaustivité cette étude se veut davantage comme un parcours esquissant des pistes de réflexions ultérieures.

 

 

1.     La « machine humaine” et l’impérialisme occidental

 

L’idée de « machine humaine” existe au XVIIIe siècle indépendamment de toute considération raciale. À la suite de René Descartes (1596-1650) et Julien Offray de La Mettrie (1709-1751), l’organisme humain est envisagé comme un mécanisme que la science se propose de démonter. Les écoles d’anatomie fleurissent alors en Europe et le fonctionnement du corps humain y est étudié en regard de celui des autres animaux, au sein de la nouvelle discipline de l’anatomie comparée. C’est ainsi le cas de l’école royale vétérinaire de Maisons-Alfort, créée en 1766, dont la collection, accessible au public, fait l’admiration de l’Europe entière [http://musee.vet-alfort.fr/]. Le premier directeur et professeur d’anatomie de l’école est Honoré Fragonard (1732-1799) célèbre pour ses spectaculaires « écorchés” [http://musee.vet-alfort.fr/web/Musee_Fragonard/156-l-homme-a-la-mandibule.php]. Contrairement aux modèles de cire utilisés dans les mêmes années, ces cadavres conservés font véritablement apparaître le mécanique derrière le vivant avec la particularité de ne pas renier ce dernier, à travers les poses que Fragonard fait prendre à ses corps. Dans le même esprit, c’est sous le nom de « machines anatomiques” que le naturaliste italien Raimondo di Sangro (1710-1771) expose à la même époque deux cadavres humains dont le système sanguin est mis en évidence, préparés semble-t-il par Giuseppe Salerno, médecin anatomiste de Palerme [http://www.museosansevero.it/inglese/cappellasansevero/macchine.html]. On pourrait ainsi multiplier les exemples prouvant l’universalité de la métaphore mécaniste pour expliquer le fonctionnement de l’organisme vivant au 18e siècle. On peut du reste remarquer que cette métaphore est toujours opérante lorsque l’on envisage les études d’anatomie, comme le prouve un ouvrage d’André Leroi-Gourhan, ancien titulaire de la chaire de Préhistoire du Collège de France. Publié en 1983, ce livre, qui cherche à étudier le rapport denture-station chez l’homme et les autres vertébrés, porte en effet le titre évocateur de Mécanique vivante : le crâne des vertébrés du poisson à l’homme[6].

Cependant, lorsqu’il s’agit d’étudier les différents types d’êtres humains, l’anatomie comparée et son modèle mécaniste perdent leur apparente neutralité et adoptent, parfois malgré leurs théoriciens, une fonction hiérarchisante, créant par là-même les conditions de l’émergence de l’Africain-machine. Ainsi, l’angle facial de Petrus Camper (1722-1789) devient-il l’un des outils de mesure favoris de l’anthropométrie au XIXe siècle, servant bien souvent à prouver l’infériorité des populations noires, contre ce qui semble être l’intention du scientifique. Comme le montre l’analyse de David Bindman dans Ape to Apollo: Aesthetics and the Idea of Race in the 18th Century, le traité de craniologie de Camper publié en 1786, et donné sous forme de cours à Amsterdam et Göttingen, s’efforce de nuancer le message qui semble pourtant transparaître dans le tableau schématique de crânes publié comme support d’enseignement. [http://images.wellcome.ac.uk/indexplus/obf_images/55/e6/49a3358482cf513de9d6e66a9506.jpg][http://images.wellcome.ac.uk/indexplus/obf_images/28/1a/164b2e253e41cc6d4947fb7df2ba.jpg]

Ces planches montrent des crânes qui, dans une séquence que l’on pourrait croire évolutive, mais qui ne l’était vraisemblablement pas dans l’esprit de Camper, vont du singe à appendice caudal à l’extrême gauche, dont l’angle facial est de 42 degrés, à la statue d’Apollon à l’extrême droite, qui présente l’angle facial parfait de 100 degrés. Entre les deux se succèdent l’orang-outang (58 degrés), le Nègre et le Kalmouk (70 degrés) et l’Européen (80 degrés). Anti-esclavagiste, Camper insiste sur la proximité des angles faciaux du Nègre, du Kalmouk et de l’Européen, qu’il distingue fondamentalement des singes. Il n’en reste pas moins que la juxtaposition picturale demeure et, comme le fait remarquer David Bindman, en reprenant les termes de Michel Foucault dans L’Archéologie du savoir (1969), la succession de crânes de Camper constitue un « énonc锝 au même titre que ses dénégations verbales, et il faut par conséquent tenir compte de la validité discursive de l’image[7].

L’anthropométrie, science des mesures du corps humain apparue au XIXe siècle, se sert de l’angle de Camper pour distinguer et classer les êtres humains, gardant toujours à l’esprit le crâne de l’Africain comme ultime limite de l’humanité avant le singe. C’est donc sur des bases mécaniques (et il s’agit là d’une des machines essentielles à la survie de l’individu, la mâchoire, dont on étudie le degré de projection) que l’Africain est progressivement déshumanisé et animalisé, perdant presque la qualité de sujet pensant. La liste des mesures utiles à l’anthropologie physique est détaillée par Paul Broca dans ses Instructions générales pour les recherches anthropologiques à faire sur le vivant, publiées en 1879. On y voit par exemple qu’il convient de relever la force de traction au dynamomètre et le nombre de pulsations et de respirations par minute. L’intérêt est donc bien d’étudier le fonctionnement de la machine humaine afin d’élaborer une typologie raciale. On pourrait avancer que ces mesures s’appliquaient également à des européens et le XIXe siècle compte le célèbre exemple de Francis Galton servant d’objet d’étude aux analyses anthropométriques d’Alphonse Bertillon.

[http://www.currentintelligence.net/storage/blogs-camera-obscura/603px-Galton_at_Bertillon%27s_1893.jpg?__SQUARESPACE_CACHEVERSION=1286398214545] Mais l’anthropométrie demeure une science coloniale qui, en raison de sa nature intrinsèquement hiérarchisante, tend à réduire l’Africain au rang d’organisme vivant à classifier à partir de ses caractéristiques corporelles[8].

Loin de tout contrôle intellectuel, cette machine serait uniquement mise en mouvement par une force animale. Arthur de Gobineau identifie cette force comme étant le désir :

 

 « La variété mélanienne est la plus humble et gît au bas de l’échelle. Le caractère d’animalité empreint dans la forme de son bassin lui impose sa destinée, dès l’instant de la conception. Elle ne sortira jamais du cercle intellectuel le plus restreint. Ce n’est cependant pas une brute pure et simple, que ce nègre à front étroit et fuyant, qui porte, dans la partie moyenne de son crâne, les indices de certaines énergies grossièrement puissantes. Si ces facultés pensantes sont médiocres ou même nulles, il possède dans le désir, et par suite dans la volonté, une intensité souvent terrible. […] Il tue volontiers pour tuer, et cette machine humaine, si facile à émouvoir, est, devant la souffrance, ou d’une lâcheté qui se réfugie volontiers dans la mort, ou d’une impassibilité monstrueuse.”[9]

 

 Cette inhumanité de l’Africain justifie son cannibalisme et en fait une véritable machine à tuer. L’application littéraire de ce fantasme se retrouve dans le premier roman de Jules Verne, Cinq semaines en ballon, publié en 1863. Alors qu’ils survolent l’Afrique, les explorateurs observent une bataille entre deux tribus dans laquelle l’image du démembrement et celle du cannibalisme se superposent pour donner lieu à une orgie de sang :

 

« Le massacre continuait de part et d’autre, à coups de haches et de sagaies ; dès qu’un ennemi gisait sur le sol, son adversaire se hâtait de lui couper la tête ; les femmes, mêlées à cette cohue, ramassaient les têtes sanglantes et les empilaient à chaque extrémité du champ de bataille ; souvent elles se battaient pour conquérir ce hideux trophée.”[10]

 

 Les pièces anatomiques de l’Africain-machine sont non seulement démontables mais également mangeables : « À un moment [le chef] rejeta loin de lui sa sagaie rouge de sang, se précipita sur un blessé dont il trancha le bras d’un seul coup, prit ce bras d’une main, et, le portant à sa bouche, il y mordit à pleine dents”[11]. Ce démembrement littéraire est du reste comparable au démembrement bien réel auquel se livrent les scientifiques lors des autopsies de spécimens africains. C’est par exemple le cas de Saartje Baartman, surnommée « la Vénus Hottentote”, une jeune sud-africaine exhibée à Londres et à Paris au début du  XIXe siècle       [http://www.museumboerhaave.nl/AAcollection/AAJPEGS/M12/SaartjebaardmanArch526.jpg]. Sa dissection est un bel exemple de fétichisation de la machine anatomique, qui rappelle les cas du XVIIIe siècle déjà mentionnés. Elle est en effet disséquée publiquement à sa mort en 1816 puis son appareil génital et son cerveau sont conservés et exposés au Musée de l’Homme jusqu’en 1974, en attendant de retourner officiellement en Afrique du Sud en 2002. Démonter la machine Baartman permet ainsi au naturaliste Georges Cuvier de trouver ce que Grégoire Chamayou  nomme le « siège de la race”[12], localisé chez la Vénus dans les grandes lèvres du vagin qui constituaient le fameux « tablier hottentot” et dans le cerveau, censé être de taille intermédiaire entre celui du singe et celui de l’homme blanc. Ce double procédé de mécanisation et de déshumanisation que la science semble appliquer au spécimen biologique se retrouve dans le théâtre et la littérature du XIXe siècle, dans le registre comique.

 

2.     Comique « nègre” et mécanisation dramatique

 

Dans Le rire : Essai sur la signification du comique, Henri Bergson avance l’idée que « les attitudes, gestes et mouvements du corps humain sont risibles dans l’exacte mesure où ce corps fait penser à une simple mécanique”[13]. Rien d’étonnant alors à ce que l’homme noir, réduit à l’état de machine humaine, provoque le rire du spectateur ou lecteur occidental. Il peut s’agir d’un sourire léger et moqueur, comme celui de George Osborne dans Vanity Fair de Makepeace Thackaray (1848) lorsqu’il considère Miss Schwartz, une riche « mulâtresse” antillaise de passage à Londres pour trouver un mari [http://www.victorianweb.org/art/illustration/thackeray/21.1.jpg]. Osborne, un beau jeune homme issu de la haute bourgeoisie anglaise, compare la jeune femme à une poupée de porcelaine qui ne fait rien de ses journées  sinon sourire et remuer la tête (« she looked like a China doll, which has nothing to do all day but to grin and wag its head”[14]). Miss Schwartz n’apparaît du reste que très peu dans le récit et y tient un rôle quasiment muet. Plus tard, lorsque le père de George insiste pour que ce dernier l’épouse, George rétorque qu’il n’épousera pas une Vénus Hottentote (« ”›I’m  not going to marry a Hottentot Venus’”[15]). Il fait référence à la Vénus en tant que bête de foire ridicule davantage que comme spécimen anthropologique, mais c’est bien l’image de la mécanique humaine qui est convoquée dans le cas de la science comme dans celui de l’allusion comique.

En parlant du dessin comique, Bergson remarque que

« le dessin est généralement comique en proportion de la netteté, et aussi de la discrétion, avec laquelle il nous fait voir dans l’homme un pantin articulé. Il faut que cette suggestion soit nette, et que nous apercevions clairement, comme par transparence, un mécanisme démontable à l’intérieur de la personne.”[16]

Si la Miss Schwartz de Thackaray reste relativement discrète dans ses attitudes d’automate, la littérature occidentale compte de nombreux exemples de personnages secondaires noirs dont le rôle se résume souvent à celui de pantins dansants et chantants. C’est le cas par exemple du jeune Harry au tout début d’Uncle Tom’s Cabin, de l’américaine Harriet Beecher Stowe (1852). L’enfant est un « quarteron” (il possède un quart de sang noir) puisque ses parents sont tous deux « mulâtres”, mais alors que dans le reste du roman l’auteur insiste sur sa blancheur, sa première apparition est au contraire marquée par un certain silence sur sa couleur de peau et ses traits pour insister sur la noirceur de ses cheveux et de ses yeux.  Dans ce passage, M. Shelby, propriétaire de l’enfant, veut montrer les talents de ce dernier au marchand d’esclaves Haley et procède donc avec le jeune esclave à un numéro à mi-chemin entre le dressage animalier et le remontage de manivelle d’un pantin humain. Shelby l’incite d’abord à danser et chanter en lui promettant des raisins, puis le spectacle commence :

« The boy commenced one of those wild, grotesque songs common among the negroes, in a rich, clear voice, accompanying his singing with many comic evolutions of the hands, feet, and whole body, all in perfect time to the music.”[17]

Le marchand d’esclaves exprime sa satisfaction en lui jetant un quart d’orange. Harry continue de faire rire son public au point de pousser Haley à vouloir l’acheter, ce qui forcera la mère de l’enfant à s’enfuir avec lui, amorçant ainsi l’une des intrigues principales du roman[18].

L’enfant-jouet est surnommé « Jim Crow” ou « Jim” par son propriétaire qui pointe ainsi du doigt la source d’un comique « nègre” né aux États-Unis puis exporté en Europe : les blackface minstrels. « Jim Crow” est le nom sous lequel le comique américain T. D. Rice se donne en représentation dans son pays à partir des années 1820 puis en Angleterre à partir de 1836, le visage grimé au charbon [http://www.blackpast.org/files/blackpast_images/Thomas_Rice_as_Jim_Crow.jpg]. Il imite alors un « nègre”, dans ses mouvements dégingandés et son parler maladroit. La mécanique est donc à la fois gestuelle et verbale, l’un des ressorts du comique étant l’utilisation par le « Noir” de mots dont il croit à tort connaître le sens et la prononciation, parlant ainsi sans vraiment réfléchir. Inspirés par T. D. Rice, les blackface minstrels en sont la version chorale, mettant en scène une troupe d’acteurs et musiciens déguisés en « nègres”, qui donnent à voir une série de numéros comiques censés représenter, à l’instar de Rice, la véritable vie des esclaves dans les plantations. Ce comique de groupe constitue la version plurielle du « pantin désarticul锝 dont parle Bergson. Le philosophe, alors qu’il s’interroge sur le fait que le rire peut être provoqué par la reproduction du même, remarque que

« le rire sera bien plus fort si l’on ne nous présente plus sur la scène deux personnages seulement […] mais plusieurs, tous ressemblants entre eux, et qui vont, viennent, dansent, se démènent ensemble, prenant en même temps les mêmes attitudes, gesticulant de la même manière. Cette fois nous pensons distinctement à des marionnettes.”[19]

 

La troupe américaine des Moore and Burgess Minstrels, qui se produit en Angleterre dans les années 1870, montre sur l’une de ses affiches publicitaires de 1874 un marionnettiste blanc agitant une foule de minuscules marionnettes noires. L’image se prête à merveille à l’exercice du blackface, puisqu’il s’agit bel et bien de l’esprit blanc qui investit le corps noir et en fait son automate, lui dictant une gestuelle et un langage déshumanisants.

Si l’impact des blackface minstrels se fait sentir à travers quelques rôles comiques dans Uncle Tom’s Cabin, qui demeure pourtant un classique de l’anti-esclavagisme américain, les multiples adaptations théâtrales anglaises du roman de Stowe sont à nouveaux influencées par ces spectacles, comme le souligne Hazel Waters dans Racism on the Victorian Stage: Representations of Slavery and the Black Character. Elle y montre comment le personnage d’oncle Tom devient pour les dramaturges une tabula rasa désormais informée par les stéréotypes développés par les blackface minstrels[20]. Waters remarque qu’après l’arrivée de Rice en Angleterre, l’image du Noir dans les mélodrames londoniens se trouve privée du caractère noble, voire terrible, des pièces anti-esclavagistes de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle comme The Africans(1809), de George Colman ou The Slave(1816), de Thomas Morton[21]. L’Africain semble perdre toute qualité humaine, et ne reste plus sur les planches que la figure artificielle du clown pantomime[22]. Plaquée sur un roman aux valeurs chrétiennes pourtant fondamentales, la mécanique du blackface transforme l’oncle Tom en personnage comique, simple prétexte à réitérer une routine qui a déjà fait ses preuves sur les scènes américaines et londoniennes. L’étude de l’influence des blackface minstrels sur la culture française a été amorcée par Rae Beth Gordon dans son ouvrage Dances with Darwin, 1875-1910: Vernacular Modernity in France[23]. Elle y remarque que le phénomène, arrivé en France à la fin du XIXe siècle, est souvent commenté par les journalistes de l’époque en utilisant la métaphore mécaniste. Gordon s’intéresse essentiellement à la réception culturelle de ce type de spectacle dans les journaux et à leur influence sur les numéros de music-hall contemporains, mais une analyse de leur impact sur la production théâtrale et les romans reste à faire. L’influence des blackface minstrels sur la culture populaire française, ajoutée à celle des sciences de la race, est réutilisée au XXe siècle par Aimé Césaire, qui retourne le stéréotype, à la recherche de son identité « nègre”.

 

3.     De l’objet au sujet : démonter le pantin

 

C’est dans Cahier d’un retour au pays natal, publié en 1939, que le poète antillais semble réfléchir le plus fondamentalement sur ces questions, qu’il s’agisse de l’anthropologie physique ou  du spectacle comique qui a pour objet le corps nègre mécanisé. Dans ce long poème en prose qui constitue pour Césaire un long voyage à travers Soi pour y retrouver sa négritude, le « Je » se doit de dépasser sa réduction par la science à une simple machine pour réaffirmer son humanité. L’image de la craniométrie et celle du cannibalisme semblent ainsi fusionner dans une métaphore inattendue lorsque, après avoir fait la liste des personnae qu’il pourrait investir, de « l’homme-juif” à « l’homme-insulte”, hommes que l’on pouvait à tout moment saisir et rouer de coups sans avoir de comptes à rendre à personne, le poète s’interroge : « mais est-ce qu’on tue le Remords, beau comme la face de stupeur d’une dame anglaise qui trouverait dans sa soupière un crâne de Hottentot ?”[24] Le crâne de Hottentot, dernier Africain sur l’échelle de l’évolution selon la hiérarchie raciale du XIXe siècle, devient ainsi l’objet du malaise, pour la dame anglaise, qui se trouve obligée de faire face à la barbarie scientifique devenue barbarie culinaire, et pour le poète qui, au début du Cahier,  n’assume pas encore complètement sa négritude. Plus loin, le texte met en scène ce qui semble être la lutte entre la définition scientifique et religieuse du « nègre” et sa volonté d’échapper aux définitions :

« Rien ne put nous insurger jamais vers quelque noble aventure désespérée.

Ainsi soit-il. Ainsi soit-il.

Je ne suis d’aucune nationalité prévue par les chancelleries

Je défie le craniomètre. Homo sum etc.

Et qu’ils servent et trahissent et meurent

Ainsi soit-il. Ainsi soit-il. C’était écrit dans la forme de leur bassin.”[25]

 

La forme du bassin pourrait renvoyer à Gobineau et à l’Essai sur l’inégalité des races humaines. Ce dernier formule alors une opinion déjà soutenue dans le Génie des religions (1842) de Quinet, qui affirme que « chaque race porte dans ses traits […] l’empreinte d’un sceau particulier […] Les siècles passeront sans pouvoir effacer jamais cette première empreinte”[26]. Césaire en vient ensuite au pendant grotesque et comique de la définition scientifique, décrivant une situation dans laquelle il découvre l’extrême limite de sa lâcheté. Le poète se trouve assis en face d’un « nègre”, dans un tramway. Il le décrit comme un « chef d’œuvre caricatural”, un « nègre dégingandé et sans mesure”[27]. « Dégingand锝 renvoie étymologiquement à la dislocation et convoque par conséquent l’image d’une machine humaine démontée, qui ne peut plus, comme le jeune esclave au début d’Uncle Tom’s Cabin, bouger en rythme pour distraire le Blanc :

 

« Un nègre sans pudeur et ses orteils ricanaient de façon assez puante au fond de la tanière entrebâillée de ses souliers. La misère, on ne pouvait pas dire, s’était donné un  mal fou pour l’achever.

Elle avait creusé l’orbite, l’avait fardée d’un fard de poussière et de chassie mêlées.

Elle avait tendu l’espace vide entre l’accrochement des mâchoires et les pommettes d’une vieille joue décatie. Elle avait planté dessus les petits pieux luisants d’une barbe de plusieurs jours. Elle avait affolé le cœur, voûté le dos.”[28]

 

La misère est donc responsable de cette dislocation de l’Africain-machine, qui ne peut plus occuper pleinement sa fonction d’automate. Mais il provoque quand même le rire des autres passagers et celui du poète :

 

« Un nègre comique et laid et des femmes derrière moi ricanaient en le regardant.

Il était COMIQUE ET LAID,

COMIQUE ET LAID pour sûr.

J’arborai un sourire complice…

Ma lâcheté retrouvée !”[29]

 

Lilyan Kesteloot remarque que le triple « comique et laid” fait peut-être référence à l’Albatros de Baudelaire[30], dont s’amusent les hommes d’équipage (« lui naguère si beau qu’il est comique et laid”[31]). Kesteloot y voit un humble hommage, et l’on pourrait presque y déceler un retournement vengeur du stéréotype « nègre” présent dans les blackface minstrels : les mots utilisés pour qualifier celui qui est censé ne faire qu’une utilisation mécanique du langage sont empruntés à l’un des plus grands, qui les avait quant à lui employés pour décrire la figure du poète incompris. L’épisode du tramway, que Kesteloot assimile à un fait réel qui aurait servi de véritable révélateur à Césaire[32], pourrait donc faire office de sublimation de l’Africain-machine, mécanique biologique construite par la science des races, et pantin grotesque popularisé par la caricature comique. Grattant le dispositif mécaniste plaqué sur la chair meurtrie de l’esclave, Césaire laisse voir un Nègre vivant et fier.

 

 




[1] Nouvelle histoire de l’Afrique Françoise : enrichie de cartes et d’observations astronomiques et géographiques, Vol.2, Abbé Demanet, Paris : Veuve Duchesne, 1767, p. 1.

[2] Histoire de l’Eglise catholique au Sénégal : Du milieu du XVe siècle à l’aube du troisième millénaire, Joseph-Roger de Benoist, Paris : Editions Karthala, 2008, pp. 72-75.

[3] J’emprunte cette expression à Grégoire Chamayou dans Les corps vils : expérimenter sur les êtres humains aux XVIIIe et XIXe siècles, Paris : La Découverte, 2008, p. 344. Il faut noter que, loin d’être monolithique, l’image de l’Africain en Occident a évolué au cours des siècles précédant la période en question. Jan Nederveen Pieterse revient sur cette évolution dans White on Black: Images of Africa and Blacks in Western Popular Culture. Il y rappelle l’”Éthiopianisme” antique et sa connotation positive de la couleur noire, alors associée à l’Egypte et à la Nubie, en dépit de la présence d’une autre Afrique, inconnue et monstrueuse. Aux commencements de la religion chrétienne puis avec l’expansion de l’Islam et la rupture consécutive des liens avec l’Afrique, la couleur noire est progressivement associée au péché par la Chrétienté occidentale. L’image évolue à nouveau au XIIe siècle avec l’émergence d’un Éthiopianisme chrétien et l’apparition de la légende du Prêtre Jean, prince éthiopien descendant de l’un des Rois Mages. Avec les Croisades, l’image d’une Afrique chrétienne  alliée à l’Occident dans la lutte contre l’Islam s’impose comme une nécessité. Cela transparaît iconographiquement dans la multiplication d’œuvres représentant la Reine de Sabba et Caspar le Roi des Maures, qui apparaissent tout deux sous les traits de personnages noirs. L’Éthiopianisme perdure jusqu’au XVIIe siècle, l’Eglise d’Ethiopie étant jusqu’à cette époque considérée comme la plus ancienne de la Chrétienté, mais c’est le même siècle qui voit l’acceptation générale de la malédiction de Cham comme explication de la couleur noire, une justification nécessaire à la validation théologique de l’esclavage, devenu l’un des piliers de l’économie occidentale. On peut remarquer que l’abbé Demanet n’accepte pas cette interprétation. (White on Black: Images of Africa and Blacks in Western Popular Culture, Jan Nederveen Pieterse, New York & London: Yale University Press, 1995, pp. 24-44).

[4] Essai sur l’inégalité des races humaines in  Œuvres I, Arthur de Gobineau, Paris : Gallimard, 1983, p.340.

[5] Essai sur l’inégalité des races humaines, ibid., p. 339.

[6] Mécanique vivante : le crâne des vertébrés du poisson à l’homme, André Leroi-Gourhan, Paris : Fayard, 1983.

[7] Ape to Apollo: Aesthetics and the Idea of Race in the 18th Century, David Bindman, Ithaca and New York: Cornell University Press, 2002, p. 202-209. L’Archéologie du savoir, Michel Foucault, Paris : Gallimard, 1969, p. 40.

[8] Dans The Mismeasure of Man, Stephen Jay Gould montre comment, au XIXe siècle, certaines mesures anthropométriques sont jugées « invalides” si elles donnent des résultats non conformes à la hiérarchie raciale de l’époque. L’historien s’intéresse par exemple aux caractères physiques retenus par Paul Broca pour déterminer une classification des races. Broca choisit d’abord d’utiliser le rapport entre le radius et l’humérus avant de réaliser que si ce critère était retenu comme marque d’infériorité, l’Européen serait à classer entre les Noirs et les Hottentots, Australiens et Eskimos. Cette mesure est donc “logiquement” abandonnée. Le nombre objectif, critère de mesure absolu, rend compte d’une réalité appréhendée directement, mais les nombres retenus sont fonction d’une idéologie préétablie (Paul Broca, “Sur les proportions relatives du bras, de l’avant-bras et de la clavicule chez les nègres et les européens”, Bulletin de la société anthropologique, 1862, p. 11, in Stephen Jay Gould, The Mismeasure of Man (1981), New York and London: W.W. Norton & Company, 1996, p. 118-119).

[9] Essai sur l’inégalité des races humaines, op. cit., p. 339-340. Nous soulignons.

[10] Cinq semaines en ballon (1863), Jules Verne, Paris : Garnier-Flammarion, 1979, p.168.

[11] Ibid., p. 169.

[12] Les corps vils, op.cit., p. 350.

[13] Le rire : Essai sur la signification du comique, Henri Bergson, Paris : Presses Universitaires de France (1899), 1940, p. 22-23.

[14] Vanity Fair (1848), William Makepeace Thackeray, Oxford: Oxford University Press, 2008, p. 255.

[15] Ibid., p. 259. Les faits du roman sont censés se dérouler pendant les guerres napoléoniennes.

[16] Le rire : Essai sur la signification du comique, op.cit., p. 23.

[17] Uncle Tom’s Cabin (1852), Harriet Beecher Stowe, Oxford: Oxford University Press, 2008, p. 9 (L’enfant commença d’une voix brillante et claire une de ces sauvages et grotesques chansons communes parmi les nègres, accompagnant son chant d’évolutions comiques des mains, des pieds et de tout le corps, parfaitement en mesure avec la musique”, La case de l’oncle Tom ou Vie des nègres dans les états à esclaves d’Amérique, Harriet Beecher Stowe, trad. MM Ch. Romey et A. Rolet, Paris : Borrani et Droz, 1853, pp. 3-4).

[18] Cette image initiale du pantin reviendra plus loin dans le roman, lorsque Haley examine des esclaves qu’il s’apprête à acheter :“Haley […] walked up to the old man, pulled his mouth open and looked in, felt of his teeth, made him stand and straighten himself, bend his back, and perform various evolutions to show his muscles […]. Walking up last to the boy, he felt of his arms, straightened his hands, and looked at his fingers, and made him jump, to show his agility.” Uncle’s Tom Cabin, op.cit., p.124 (“Haley […] s’approcha d’un vieil esclave, lui ouvrit la bouche et regarda dedans, toucha les dents, lui fit redresser, courber le dos, et exécuter diverses évolutions pour montrer ses muscles […]. Venant enfin au jeune garçon, il tâta ses bras, allongea ses mains, examina ses doigts et le fit sauter pour faire voir son agilité.” La case de l’oncle Tom, op. cit, p. 117).

[19] Le rire : Essai sur la signification du comique, op. cit., p. 27.

[20]Racism on the Victorian Stage: Representations of Slavery and the Black Character, Hazel Waters, Cambridge: Cambridge University Press, 2007, p. 161.

[21] Ibid., p. 5-6.

[22] Ibid., p. 188.

[23] Dances with Darwin, 1875-1910: Vernacular Modernity in France, Rae Beth Gordon, Farnham: Ashgate, 2009, Chap.4 “Natural Rhythm: Africans and Black Americans in Paris”, pp. 145-197.

[24] Cahier d’un retour au pays natal in Anthologie poétique, Aimé Césaire, Paris : Imprimerie Nationale Editions, 1996, p. 40.

[25] Ibid., p. 63-64. Nous soulignons.

[26] Génie des religions, Œuvres complètes, t. I, Edgar Quinet, p. 22. Mentionné par Jean Boissel dans Essai sur l’inégalité des races humaines, op. cit., p. 1321.

[27] Cahier d’un retour au pays natal, op. cit., p. 64.

[28] Ibid., p. 64-65.

[29] Ibid., p. 65.

[30]Comprendre le Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire, Lilyan Kesteloot, Paris : L’Harmattan, p. 74.

[31] “L’Albatros” in Les Fleurs du mal(1855), Charles Baudelaire, Paris : Garnier-Flammarion, 1964, p. 38.

[32]Ibid., p. 74.

Fanny Robles
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