1 – L’expérience de pensée comme méthode de variation – De Mach à Musil

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Résumé : Partant de la formulation théorique de l’expérience de pensée par Ernst Mach, cet article analyse l’usage littéraire qu’en fait Robert Musil dans L’Homme sans qualités. Définie comme un détour par la fiction qui permet d’atteindre une vérité concernant le monde réel, l’expérience de pensée y trouve une première expression dans les notions de possible et d’utopie qui, chez Musil, circonscrivent l’activité même de l’écrivain. En effet, la tâche qu’il lui impartit est d’imaginer des alternatives au réel, comme autant de variations sur ce phénomène complexe qu’on appelle la vie. Au-delà, cette étude montre que l’expérience def pensée trouve dans l’essai la forme littéraire la plus adéquate pour « possibiliser » le réel. Étroitement lié à l’absence de qualités, l’essai implique le choix d’une autre position épistémologique qui consiste à inventer des contextes narratifs pour le possible afin d’expérimenter et de mettre en variation différents aspects de l’expérience humaine.


On attribue généralement à Ernst Mach l’origine de l’expression « expérience de pensée » (Gedankenexperiment), qu’il développe à peu près au moment où Hans Vaihinger en fait la théorie (mais sans utiliser l’expression) à partir de la notion de fiction dans sa philosophie du « als ob ». Pour Mach, l’expérience de pensée n’est pas une pratique scientifique parmi d’autres, mais un principe à valeur normative, qui s’inscrit dans le cadre d’une théorie générale de la connaissance (1919, 197-211). Il considère en effet que la véritable démarche scientifique consiste à expérimenter et que l’on n’expérimente jamais mieux qu’en pensée. Les thèses de Mach ont inspiré de nombreux scientifiques, mais aussi des écrivains comme Robert Musil qui lui a consacré sa thèse de doctorat en 1908 : Pour une évaluation des doctrines de Mach. Arrivé en étranger à la littérature après des études d’ingénieur à l’École Polytechnique de Brünn (1901), Musil a gardé de sa formation scientifique un goût prononcé pour l’expérimentation, la méthode hypothétique et l’imagination constructive propre aux mathématiques. Il a été le premier à tenter de transposer la méthode machienne à la littérature comme en témoignent ses Journaux, mais surtout son grand roman L’homme sans qualités, qu’il a conçu comme une vaste expérience de pensée sur les conditions de possibilité de la vie juste. Ce qui fait tout l’intérêt de sa démarche, c’est que l’expérience de pensée n’est pas pour lui un outil intellectuel permettant d’obtenir des résultats autrement impossibles à atteindre mais qu’elle est aussi, de manière indissociable, une forme qui se produit dans le mouvement même où se produit la pensée.

Généalogie de l’expérience de pensée 

Pour Mach, l’expérience de pensée est un « élargissement intentionnel et conscient de l’expérience » (Mach, 1908, 187) qui se situe à mi-chemin entre l’expérience au sens de vécu (Erfahrung) et l’expérimentation physique (Experiment). L’expérience au sens d’Erfahrung a un sens très large qui, loin d’être réservé exclusivement aux sciences, est identifiable à tout rapport au réel, à toute accumulation de connaissances par les sens, la mémoire ou le vécu : « Toutes nos idées viennent des expériences antérieures et peuvent se modifier par des expériences à venir » (Mach, 1919, 222). L’expérimentation physique, qui est propre aux sciences, requiert quant à elle l’expérimentation mentale qui est « une condition préalable nécessaire de l’expérimentation physique ; tout expérimentateur, tout inventeur doit avoir en tête son dispositif avant de le réaliser matériellement » (Mach, 1919, 199). Si l’expérience en pensée semble être ici un préliminaire à l’expérience physique qu’elle précède et prépare, elle est présentée ailleurs comme indépendante de la partie empirique de l’expérience dont elle n’a pas besoin pour porter ses fruits. L’expérience de pensée est alors réduite à un procédé d’explication, au sens du déploiement de l’information implicite contenue dans certaines propositions de départ que l’on manipule. C’est pourquoi ses détracteurs ont reproché à Mach de situer l’expérience de pensée en-deçà de la validation empirique, d’en faire un pur procédé de déduction logique qui semble interdire la production de jugements synthétiques. Du point de vue de l’empirisme radical en effet, la pensée abstraite ne possède pas d’opérativité propre puisque les processus spéculatifs sont eux-mêmes reconduits aux sensations. Mach, pourtant, soutient que l’expérience de pensée nous informe bien sur le monde extérieur : elle ne se réduit nullement à l’élaboration de fictions utiles sans portée objective mais vise à atteindre une vérité concernant le monde réel, à apporter de la connaissance ou du savoir, en tous cas quelque chose de nouveau qui n’aurait pu être atteint autrement. Si elle rend possible un gain cognitif, c’est que sa structure la distingue aussi bien de la simple déduction (« Si… alors… ») que de l’induction, la rapprochant en revanche de l’abduction, le mode d’inférence propre à l’imagination hypothétique. Or l’abduction met en jeu des opérations mentales qui excèdent le raisonnement déductif, ce qui interdit la réduction de l’expérience de pensée au simple développement du contenu logique d’un concept, à la manière d’une démonstration mathématique ou d’une série d’opérations logiques. Elle ne se contente pas de mettre en ordre le déjà connu sous la forme d’un déroulement plausible, mais elle peut nous apprendre quelque chose que nous ne savions pas déjà et qui n’était pas à disposition, enfermé dans le concept. Loin d’être une enfreinte aux principes de l’empirisme, l’expérience de pensée est un compromis entre les exigences du phénoménisme (sensualisme) et celles du rationalisme (Plaud, 2009, 107). Elle ne se situe pas en-deçà de la validation empirique mais elle a le statut d’un possible qui crée l’alternative, d’une virtualité. Or, comme le précise Gilles-Gaston Granger : « Le mot virtuel n’est pas l’équivalent d’un « irréel » ou d’imaginaire, car […] ce n’est pas négativement en tant que non réalisé (ou a fortiori non réalisable) que le fait virtuel fonctionne dans la pensée scientifique. C’est positivement plutôt, en tant que variante, si l’on veut, qu’il joue pleinement son rôle. » (Granger, 1992, 195)

Le mot « variante » nous propulse en plein cœur de ce que Mach tient pour la juste méthode en science, à savoir la méthode des variations, une méthode expérimentale donc, qui vise à découvrir les multiples relations de dépendance existant entre les phénomènes, ce qui est le véritable objet de la connaissance scientifique. Le savant ne peut en effet se limiter à enregistrer passivement les phénomènes : il doit expérimenter en les faisant varier et ainsi permettre une mise en ordre efficace des données empiriques (Plaud, 2009, 107). L’expérience de pensée est pleinement conforme au principe de l’économie de pensée que Mach place au fondement de la démarche scientifique. Si l’expérimentation n’atteint jamais mieux son but que lorsqu’elle s’accomplit en imagination, non pas dans un laboratoire mais en tant que Gedankenexperiment, c’est parce que sous cette forme, elle « coûte moins cher ». Répondant à un usage réglé de l’imagination, elle a des propriétés schématiques et synoptiques qui lui permettent d’obtenir un gain en synthèse et en clarté. Comme l’écrit Mach, c’est « un procédé logico-économique de purification en vue de la clarification du contenu de l’expérience mis en forme par la pensée » (Mach, 1919, 188). Comme la modélisation, elle est un moyen de donner une présentation schématique des phénomènes par sélection des traits pertinents et élimination des traits insignifiants (Plaud, 2009, 115).

Mach ne s’est pas contenté de déployer ces considérations de manière abstraite, il les a développées à l’exemple de célèbres expériences de pensée comme celles de Galilée sur la chute des corps ou de Stevin sur le plan incliné. Il a ainsi montré comment le travail du scientifique rejoint à certains égards celui du romancier, l’un et l’autre faisant travailler leur imagination pour élaborer des fictions heuristiques. L’écrivain recourt lui aussi à la technique de l’expérience de pensée en expérimentant non pas sur des choses mais sur des représentations :

En dehors de l’expérimentation physique, il en est encore une autre, l’expérimentation mentale (« Gedankenexperiment »), très abondamment employée au degré supérieur du développement intellectuel. Le faiseur de projets, l’homme qui bâtit des châteaux en Espagne, le romancier, l’inventeur d’utopies sociales ou techniques, font de l’expérimentation mentale. […] nous expérimentons sur nos pensées, si l’on peut ainsi parler, à moins de frais. (Mach, 1919, 186-187)

Ce qui permet de rapprocher le travail du scientifique de celui de l’écrivain et même de l’utopiste, c’est que toutes les expériences de pensée partagent un même recours à la fiction, elles s’adressent à notre capacité à imaginer certaines situations dans un cadre hypothétique. D’où la forte solidarité conceptuelle et structurelle qui unit les expériences de pensée qui, toutes, mettent en œuvre des saynètes imaginaires invoquées à l’appui d’une hypothèse à visée cognitive. Contrairement à la théorie qui a une prétention à la vérité, l’expérience de pensée consiste à forger une représentation qui n’est pas immédiatement congruente avec les faits – qui peut donc sembler fausse – mais qui est néanmoins susceptible d’aboutir à la formulation d’une vérité sur le monde.

Le possible, le virtuel et l’utopie

Très tôt, Musil s’est adonné à cet exercice dans les Journaux qui abondent en situations construites selon un schéma expérimental où les lois de la nature qui déterminent normalement les limites du possible sont renversées. Bien qu’elles atteignent souvent à l’absurde sur le mode comique, ces expériences n’en sont pas moins un exemple de l’heuristique musilienne qui, dans L’homme sans qualités, se donne une véritable armature conceptuelle avec des expressions comme « sens des possibles », « homme du possible », « utopie », « expérience », « essayisme », « absence de qualités », « utopie de la vie exacte », « utopie de l’induction », etc. Formant système entre elles, ces notions peuvent être subsumées sous la catégorie plus générale du possible qui renvoie à la question : « Que se passerait-il si l’on modifiait l’une ou l’autre des conditions qui déterminent l’existence de l’homme ? » (Schöne, 1978, 54).

Être un écrivain pour Musil signifie à peu près la même chose qu’être un homme du possible. Cela consiste à élargir nos expériences ordinaires ainsi que notre horizon de pensée, forcément limités par l’époque et les circonstances, en inventant des contextes narratifs pour le possible. Or dès qu’il est pris dans les pinces du possible, le réel « se possibilise ou s’impossibilise de partout » (Chauvier, 2010, 258), il se décompose et se recompose en multiples versions potentielles de lui-même qui viennent enrichir et compléter sa figure actuelle. Le possible tel que l’entend Musil correspond donc à une « possibilisation » de notre monde plutôt qu’à une logique des mondes possibles ou à quelque univers ontologiquement défini. Certes, tout n’est pas possible et de la même façon (donc il n’y a pas de pur hasard), mais ce qui se produit n’est jamais garanti contre la possibilité d’alternatives ou de variations (donc il n’y a pas de nécessité). C’est ce que dit son Principe de Raison Insuffisante : « on n’arrive jamais à trouver une raison suffisante pour que les choses aient tourné comme elles l’ont fait (car) elles auraient aussi bien pu tourner autrement » (HsQ I, 159). Musil est convaincu de la contingence des formes historiques et conventionnelles de ce que nous interprétons comme factuel au sein du monde réel. S’il n’accorde aucun privilège ontologique au réel, c’est qu’il n’y voit qu’un appauvrissement plus ou moins conventionnel du possible. Ne croyant ni au pur hasard ni à la simple nécessité, il voit dans le possible une attitude expérimentale qui consiste « à plonger le réel dans le possible, comme on plonge un corps dans un révélateur chimique », afin de découvrir « des libertés inaperçues ou des puissances en sommeil » (Chauvier 2010, 10 et 258). Parmi les différentes variétés du possible, l’utopie constitue un cas particulier car elle représente le seul cas où un possible peut se détacher du réel sans devenir une impossibilité :

Une utopie, c’est à peu près l’équivalent d’une possibilité ; qu’une possibilité ne soit pas réalité signifie simplement que les circonstances dans lesquelles elle se trouve provisoirement impliquée l’en empêchent, car autrement, elle ne serait qu’une impossibilité ; qu’on la détache maintenant de son contexte et qu’on la développe, elle devient une utopie. Le processus est le même lorsqu’un chercheur observe une modification dans l’un des éléments d’un phénomène complexe, et en tire ses conséquences personnelles ; l’utopie est une expérience dans laquelle on observe la modification possible d’un élément et les conséquences que cette modification entraînerait dans ce phénomène complexe que nous appelons la vie. (HSQ I, 216)

La procédure que décrit Musil ici n’est rien d’autre que la démarche expérimentale de Mach : elle consiste à isoler artificiellement un élément simple dans un phénomène complexe, à le faire varier et à observer les modifications qui en résultent. L’utopie n’est pas tendue vers la réalisation de quelque projet ou d’un programme, vers la positivité d’un possible à réaliser (la construction systématique d’un modèle idéal réalisable) car elle est une simple expérience de pensée, une aventure modale dont la valeur est avant tout heuristique : elle vise à soustraire la vie et la pensée à l’unilatéralité des formes dans lesquelles elles tendent naturellement à s’enfermer. Sa finalité est l’exploration de cas possibles, de variantes du réel, c’est-à-dire de versions alternatives du monde où nous vivons. Toutes les utopies développées dans le roman (utopies de l’exactitude, de l’essayisme, de l’autre état, de la vie inductive) sont conçues sur ce modèle : comme des variations sur ce phénomène complexe qu’on appelle la vie. Plus qu’un projet, l’utopie est une démarche cognitive que Stéphane Chauvier décrit par une métaphore que Musil n’aurait sans doute pas reniée : « nous avons les pieds dans le monde, mais la tête dans les possibles » (Chauvier, 2010, 258). Pour l’homme du possible qu’est Musil, l’utopie n’est pas un simple jeu avec l’imaginaire mais une méthode de connaissance. En effet, il existe une connaissance par les possibles comme il existe une connaissance par l’expérience qui, en nous émancipant de l’actuel, nous permet d’avoir une prise cognitive plus ferme sur le réel (Chauvier, 2010, 252). Le possible est à la fois un aiguillon pour comprendre comment le monde est devenu tel qu’il est et « une manière de l’envisager sur l’arrière-plan de ce qu’il n’est pas », autrement dit « une manière de connaître le monde, qui ne consiste plus à l’expliquer, mais à l’évaluer » (Chauvier, 2010, 258). Or évaluer suppose une méthode comparative fondée sur le contraste entre réel et possible, laquelle implique à son tour une multiplication des perspectives. Les choses contiennent en effet beaucoup plus que ce qu’une perspective particulière peut révéler : ce qu’une perspective découvre, une autre le recouvre. Le déplacement de perspectives, qui introduit des variations dans nos schémas de compréhension, devient ainsi une composante indispensable de la pensée par le possible.

C’est pourquoi la création d’utopies est la tâche la plus fondamentale et la plus urgente de l’écrivain : il doit décrire ce qui pourrait ou aurait pu être comme condition partielle de ce qui devrait ou aurait dû être… Pourvues d’une valeur limitée et particulière, les utopies sont des solutions partielles et provisoires au problème de la vie. Ce n’est pas un hasard si l’homme sans qualités est à plusieurs reprises comparé à une sorte d’expérimentateur à la recherche de solutions particulières à un problème général :

Mais Ulrich avait eu encore autre chose sur le bout de la langue : une allusion à ces problèmes mathématiques qui ne tolèrent pas de solution générale, mais bien des solutions particulières dont la combinaison permet d’approcher d’une solution générale. Il eût pu ajouter qu’il tenait le problème de la vie humaine pour un problème de ce genre. Ce qu’on appelle une époque (sans savoir s’il faut entendre par là des siècles, des millénaires, ou le court laps de temps qui sépare l’écolier du grand-père), ce large et libre fleuve de circonstances serait alors une sorte de succession désordonnée de solutions insuffisantes et individuellement fausses dont ne pourrait sortir une solution d’ensemble exacte que lorsque l’humanité serait capable de les envisager toutes. (HSQ 1, 427-428)

Si les utopies ne peuvent donner que des solutions particulières, elles peuvent néanmoins atteindre à une forme de généralité lorsqu’elles sont considérées dans leur ensemble. Le rapprochement avec les mathématiques précise de quelle manière. Tout d’abord, les utopies sont au même titre que les mathématiques des fictions, c’est-à-dire de pures productions de l’esprit, avec leur cohérence interne mais sans référent nécessaire dans la réalité extérieure, objective. De plus, elles ne sont pas une simple discipline mais un mode d’appréhension du réel qui, nous dit Musil, pourrait être développé et étendu à tous les aspects de l’existence, ce qui permettrait de le transformer en « une habitude de pensée et une attitude de vie » (HsQ I, 311). C’est ce à quoi correspond l’« utopie de la vie exacte » qui se présente comme une tentative de transposer la méthode constructiviste des mathématiques au domaine de la vie : ici encore, on isole un élément – l’exactitude – que l’on soumet à la variation et à l’expérimentation pour voir comment sa modification pourrait transformer le contexte (l’existence) dans son entier. Comme celles qui lui succéderont dans le roman, l’utopie de la vie exacte ne débouche sur aucune réalisation concrète. Ne pouvant suffire à répondre aux problèmes posés par l’existence, elle sera relayée par d’autres utopies qui interviennent comme des compléments ou des correctifs. En multipliant les utopies, Musil fait varier les contextes d’expérimentations fictifs comme autant de points de vue différents sur les choses. Cette méthode de variations règle également les rapports entre les personnages comme en témoigne cette réflexion d’Ulrich, après une discussion avec Gerda :

Au fond, c’était la même conversation qu’avec Diotime. L’extérieur seul était différent ; derrière cette apparence, on aurait pu passer facilement de l’une à l’autre. Et comme la personnalité de la femme assise là était étrangère au débat ! Simple corps qui, une fois introduit dans un champ intellectuel donné, déclenchait certains processus ! (HsQ I, 586)

Les personnages sont ici réfléchis comme de simples variables contingentes qui, placées dans des situations imaginaires, déclenchent des réactions dont on peut observer les effets comme dans un laboratoire d’essais. Musil pratique la variation systématique et le changement constant de perspective pour introduire du « jeu » dans nos certitudes et nos savoirs constitués. Car il suffit parfois de modifier le contexte pour que les choses réagissent différemment et que certaines anciennes habitudes de pensée ou certaines croyances soient mises en échec.

L’utopie de l’essayisme

Succédant à l’utopie de la vie exacte, l’utopie de l’essayisme renvoie à la fois à une conduite intellectuelle, à une dynamique d’écriture et à une forme de vie. C’est une posture qui consiste à vivre dans un état de perplexité consciente, c’est-à-dire d’une part à traiter ses expériences comme elles le seraient dans un essai et de l’autre, à considérer sa vie elle-même à l’essai :

Un peu comme un essai dans la succession de ses paragraphes, considère de nombreux aspects d’un objet sans vouloir le saisir dans son ensemble (car un objet saisi dans son ensemble en perd d’un coup son étendue et se change en concept), il pensait pouvoir considérer et traiter le monde, ainsi que sa propre vie, avec plus de justesse qu’autrement. (HsQ I, 301)

Si l’essai est la forme la plus appropriée pour approcher l’expérience, c’est qu’il permet de multiplier les possibilités de traitement comme autant de points de vue sur le réel. Loin de renoncer à la connaissance, l’essai implique le choix d’une autre position épistémologique qui consiste à situer les phénomènes dans le plus grand nombre de contextes possibles pour en observer les variations. Favorisant les changements de perspective constants, il place l’écriture sous le signe de la « relation » et du « rapport », termes dans lesquels Musil définit l’acte de représentation. Représenter dans cette optique, c’est mettre en rapport le plus grand nombre d’objets possibles en usant de la comparaison et de la connexion. Il s’agit là d’une transposition du contextualisme de Mach qui, dans sa critique de la causalité, avait montré que des catégories comme la cause ou l’effet se bornaient à isoler arbitrairement deux phénomènes seulement dans un ensemble complexe de variables. Il proposa donc de substituer à l’explication causale la notion de dépendances fonctionnelles réversibles, impossibles à maîtriser dans leur ensemble mais indispensables à une description exacte des faits : « Pour étudier une multiplicité d’éléments dépendant les uns des autres d’une façon compliquée, nous n’avons à notre disposition qu’une seule méthode : la méthode des variations. Elle consiste à étudier pour chaque élément la variation qui se trouve liée à la variation de chacun des autres éléments. » (Mach, 1919, 28-29). Toute donnée étant dépendante de toutes les autres données disponibles, la comparaison devient le principe fondamental de constitution des hypothèses et des théories scientifiques.

C’est cette méthode qu’Ulrich semble avoir en vue lorsque, réfléchissant à la nature de l’amour, il se compare à une sorte de « calculateur qui, ayant sous les yeux le système de ses sentiments, conclut de l’impossibilité de les justifier séparément à la nécessité d’introduire une hypothèse imaginaire dont on ne peut que pressentir la nature » (HsQ II, 238). Le mot « calculateur » n’est pas sans évoquer la fonction que Wittgenstein attribuait au calcul dans la démarche scientifique : « quand un physicien fait une supposition, cela signifie qu’il examine quelles conséquences il en résulte. Il envisage les conséquences de cette proposition, fait peut-être certaines expériences, etc. Ce n’est que cela qui nous fait prendre conscience plus exactement à quel point une telle proposition est semblable au commencement d’un calcul ou, aussi, au commencement d’une partie d’échecs » (1997, 195). Si Wittgenstein soutient que l’expérience de pensée porte mal son nom et que le terme d’« expérimentation » ne recouvre pas ce qui est censé y être réalisé, il concède cependant que le terme pourrait correspondre à ce que fait un physicien lorsqu’il développe une supposition ou pose les prémisses d’un calcul. Comme lui, l’essayiste fait une hypothèse dont il ne peut savoir a priori ce qu’elle donnera, pas plus qu’il ne peut être certain a posteriori que la suite n’aurait pas pu tourner autrement. C’est en cela que l’essai peut être décrit comme le début d’un calcul, comme semble le confirmer le chapitre où Ulrich « rend hommage à l’utopie de l’essayisme ». L’essai y est d’abord défini comme une attitude préparatoire qui consiste à considérer toutes les qualités du réel, y compris celles du Moi, comme contingentes et susceptibles d’être transformées. Essentiellement critique et expérimental, ce premier moment est suivi d’un second moment, où l’essayisme est associé à une spontanéité heuristique qui relève plus de la logique du processus que de celle des formes accomplies. Pour autant, il ne saurait être confondu avec « l’expression provisoire ou accessoire d’une conviction qu’une meilleure occasion permettrait d’élever au rang de vérité » (HsQ I, 305) ; bien plutôt, c’est « la forme unique et inaltérable qu’une pensée décisive fait prendre à la vie intérieure d’un homme » (HSQ I, 305). La différence entre une « pensée décisive » et une « conviction », c’est que la première est une pensée en train de se faire, comme le traduit bien le participe-présent de l’allemand entscheidend, tandis qu’une conviction est l’état d’une pensée déjà décidée (entschieden). Penser de manière décisive, c’est penser dans l’instant, en accord avec l’expérience vivante, c’est « essayer » des pensées sans laisser l’intuition initiale se cristalliser dans une conviction arrêtée. Forme provisionnelle d’une pensée à venir, l’essai apparaît dès lors comme un effort proleptique pour « opiner » ce qui devrait être pensé (Harrison, 1992, 220), au sens où Bloch disait que l’opinion est le stade qui précède la formation d’une pensée : avant d’être pensé, un contenu est « opiné ». Lié au thème des « pensées vivantes », qui incluent « des sentiments, des pensées et des complexes de volonté », l’essai est étranger à tout esprit de système : il n’est pas orienté vers la positivité d’un projet à réaliser ou d’un savoir à théoriser mais vers des possibles de pensée. En tant que tel, il peut être rapporté à cette manière de penser que le sémioticien américain Floyd Merrell a qualifiée de « unthinking thinking », autrement dit une pensée qui ne pense pas encore, une pensée incapable de penser son propre mouvement à partir d’une certitude extérieure à ce mouvement (1991). Refusant la stabilisation comme la complétude, une telle pensée commence plutôt par différer le moment de sa pleine constitution en tant que pensée propre, ce qui revient à se situer à un moment de la pensée qui est « celui de l’expression suffisante d’une idée avant que celle-ci soit proprement affirmée comme pensée véritable » (Gonzales, 1999, 47). Maurice Blanchot, écrivant sur Musil, disait quelque chose de semblable : « Il [Musil] conçoit précisément que, dans une œuvre littéraire, on puisse exprimer des pensées aussi difficiles et d’une forme aussi abstraite que dans un ouvrage philosophique, mais à condition qu’elles ne soient pas encore pensées. Ce « pas encore » est la littérature même, un « pas encore » qui, comme tel, est accomplissement et perfection. » (1957, 182). C’est précisément cet inaccomplissement qui est supposé par l’essayisme qui, par ce « pas encore », atteint paradoxalement son plein épanouissement.

L’essayisme et l’absence de qualités

Bien que Musil utilise les termes d’essai et d’essayisme de manière apparemment interchangeable, ils sont pourtant distincts. Alors que le premier terme renvoie à l’effectuation d’un genre, le second est une fonction du discours. Si l’essayisme excède largement la question du genre, il l’englobe néanmoins comme la quête d’une écriture qui se tient à mi-chemin entre le narratif et l’argumentatif : « Tout roman, écrit Musil, toute nouvelle et tout drame ont un « problème ». Ce problème ne doit pas pouvoir être traité dans la prose factuelle (Sprachprosa). Ce problème pourrait être traité dans l’essai. Il doit y avoir dans la vie de tout grand écrivain ou critique le point accidentel où il deviendrait l’un ou l’autre » (1984, 322). Musil suggère l’existence d’un seuil critique à partir duquel le roman pourrait basculer dans l’essai ou inversement. L’essayisme serait alors une stratégie discursive qui permet d’explorer cet espace aveugle entre les discours, où ils ne sont pas encore coulés dans une forme ou un genre définis, mais peuvent s’investir indifféremment dans l’essai ou dans le roman. La question que soulève l’essayisme est celle du fonctionnement du langage entre les discours, à la marge des formes existantes, dans l’entre-deux des genres. En tant que tel, il suppose un sujet nomade qui est capable d’intercéder entre la pluralité des points de vue, des langages et des discours, de circuler « entre des intelligibilités diverses, comme on passe d’une langue à l’autre » (Jullien, 2007, 101). Multipliant les « trafics interfrontaliers » (Latour, 2012, 42) pour créer du rapport, de la corrélation, de la médiation, ce sujet est nécessairement privé de qualités fixes qui restreindraient sa mobilité énonciative et l’empêcheraient de pratiquer le « change de place » supposé par l’essayisme. Voué à l’impersonnalité, il n’est pas sans rappeler ce « juge sans qualités » dont parlait Montaigne1 :

L’incertitude de nos sens rend incertain tout ce qu’ils produisent […] Au demeurant, qui sera propre à juger de ces différences ? Comme nous disons, aux débats de la religion, qu’il nous faut un juge non attaché à l’un ny à l’autre party… il advient de mesme en cecy ; car, s’il est vieil, il ne peut juger du sentiment de la vieillesse, estant luy mesme partie en ce debat ; s’il est jeune, de mesme ; sain, de mesme ; de mesme, malade, dormant et veillant. Ils nous faudroit quelqu’un exempt de toutes ces qualitez […] et à ce conte ils nous faudroit un juge qui ne fut pas. (Montaigne, 1962, 584-585)

Dénonçant « l’imposture de toute posture » (Pouilloux, 1995, 97), l’auteur des Essais est un sujet qui, dans sa capacité à être tout le monde, n’est finalement personne, un homme sans qualités, capable de juger de toutes les qualités. Refusant de rien céder à l’anecdote, à la circonstance, à la personne, bref au particulier, il a troqué son identité narrative contre une identité « théorique » qui est avant tout fonctionnelle et opérationnelle. Il n’est pas en effet l’exposant d’une théorie forgée ailleurs ou la personnification d’un point de vue donné mais un intercesseur entre les différents points de vue possibles. Il se comporte comme un savant qui a décidé de « rester libre à l’égard des faits qui voudraient l’induire à croire trop précipitamment en eux » (HsQ I, 300), par crainte d’interférer avec le phénomène qu’il observe. Libre de toute appartenance et délesté de toute qualité, il révèle l’existence d’un lien profond entre l’essayisme et l’absence de qualités : tous deux relèvent en effet d’une stratégie commune qui consiste à remplacer les liens substantiels par des rapports fonctionnels. De même qu’il « s’est constitué un monde de qualités sans homme, d’expériences vécues sans personne pour les vivre » (HsQ I, 179), il s’est formé « un genre sans qualités », fait de traits génériques qui ne se laissent pas rapatrier vers un genre donné, qui sont déterritorialisés sans compensation (Howes, 1992). Dissociant les « qualités génériques » des schémas organisateurs qui leur donnent habituellement leur cohérence, l’essayisme est une dynamique de la pensée qui ne cesse de se déplacer entre les discours pour tester leurs possibilités. C’est un potentiel transgénérique qui fonctionne à la marge des genres qu’il met en communication, attirant l’attention sur cet espace aveugle entre les discours qu’aucun discours ne recouvre mais dans lequel se jouent leur identité et leurs relations mutuelles. Il ne propose pas de forme nouvelle mais il met les formes existantes en communication2. Accueillant la diversité des logiques disponibles sans s’identifier à elles, il permet d’ordonner leur conflit de manière inédite. Autrement dit, il déterritorialise pour pouvoir reconfigurer : d’un côté, il exhibe la mutuelle relativité des méthodes et des langages ; de l’autre, il esquisse les relations qu’ils pourraient développer sur une autre scène, il reconfigure. Or qu’est-ce que « reconfigurer » si ce n’est d’abord renoncer aux catégories établies, aux anciennes configurations de catégories même si elles semblent commodes et utilisables ? C’est ensuite produire de la configuration grâce à de nouvelles rencontres qui produiront de nouveaux usages théoriques (Jullien, 2000, 15). Multipliant les relations entre les discours disponibles, l’essayiste garde un œil sur la possibilité d’une « super-relation ». C’est pourquoi, dans sa forme la plus ambitieuse, l’essayisme s’investit dans le roman. Car seul le roman est à même de réaliser la convergence du concept, de l’affect et de l’action, qui rend possible une « compréhension totale » de l’existence :

On n’exprime pas de pensées dans le roman ou la nouvelle, mais on les fait résonner. Pourquoi ne choisit-on pas plutôt, dans ce cas, l’essai ? Justement parce que ces pensées ne sont rien de purement intellectuel mais une chose intellectuelle enchevêtrée avec une chose émotionnelle. Parce qu’il peut y avoir plus de puissance dans le fait de ne pas exprimer de telles pensées mais de les incarner (« verkörpern »). […] La force de suggestion de l’action est plus grande que celle de la pensée. (Musil, 1984, 323)

Si l’absence de qualités donne un tour impersonnel à la pensée, elle lui permet également de s’incarner dans un sujet qui n’est pas seulement connaissant, mais aussi sentant et agissant. Car le domaine du roman n’est pas celui des concepts – auxquels Musil reproche leurs effets réducteurs – mais celui des idées, qui ne sont jamais entièrement séparées du sujet et des conditions vivantes de l’expérience : « Une notion, un jugement sont dans une très large mesure indépendants de leur application et de la personne qui les applique ; une idée, dans sa signification est, dans une très large mesure, dépendante de l’une et de l’autre, elle n’a jamais qu’une signification déterminée par l’occasion et, détachée des circonstances, elle meurt. » (Musil, 1984, 83)

Tout en favorisant un réaménagement des possibilités symboliques du langage, l’essayisme suppose de nouveaux rapports entre sujet et objet. Loin d’exiger une coupure stricte entre eux, il promeut un rapport de connaissance qui exige une corrélation ni objective ni subjective des idées « mais qui pourrait être l’une et l’autre ». Dans les Journaux, Musil situe ce type de rapport entre l’objectivité supposée par toute quête de vérité et la subjectivité de l’affect :

Les mots « j’aime quelque chose » contiennent à parts égales la subjectivité du « je » et l’objectivité du « quelque chose » ! C’est dans ce sens que la pensée est possible ; dès lors, il n’est pas nécessaire que ce soit une pensée personnelle n’appartenant qu’à mon moi, ni une pensée absolument impersonnelle comme doit l’être la vérité. C’est je crois, de ce genre de pensée que sont faits les essais. (Musil, 1984, 165)

À mi-chemin entre une « exactitude fantastique » et une subjectivité « humaine, trop humaine », l’essai est un genre de « seuil » qui se déploie à la limite de l’art et du savoir : « Bordé sur un de ses côtés [par] le domaine du savoir […]. Sur l’autre, [par] le domaine de la vie et de l’art » (Musil, 1984, 334), il installe son contenu dans une tension entre une « quasi univocité » et « une totale disparité », incluant tous les degrés de l’échelle qui va « du presque scientifique […] jusqu’au pressentiment et à l’arbitraire » (Musil, 1984, 106). Empruntant sa méthode à la science et sa matière à la vie, il nous invite à prendre part à une aventure qui est à la fois intellectuelle et sensible.

La connaissance de la littérature

L’homme sans qualités n’est pas un double de Musil mais la figure qu’il délègue sur la scène narrative pour opérer, à l’intérieur de la diégèse, le « change de place » qui caractérise sa propre stratégie d’écriture. C’est pourquoi il n’est pas toujours facile de départager la voix de l’auteur de celles du narrateur et du personnage dans le roman. Si la « voix » narrative ne se confond pas avec celle de l’auteur, elle permet de spécifier leurs rapports. En effet, le sens d’un texte n’est pas à déchiffrer à partir d’un centre intentionnel mais il émerge d’une conjugaison de « voix » qui peuvent représenter, médiatiser, opposer ou dissimuler une responsabilité d’auteur. En multipliant les personnages, les interlocuteurs ou les voix narratives, l’auteur peut moduler son degré d’engagement à l’égard de ce qui est dit mais il peut aussi plonger son lecteur dans une certaine perplexité : quelle est la position de l’auteur par rapport à chaque voix et à toutes les voix du texte ? Quelle est la voix qui parle pour l’auteur et quelles voix agissent comme concurrents, interlocuteurs, informateurs ou autorités ? Dans L’Homme sans qualités, le récit a pour énonciateur premier un narrateur anonyme dont les incursions sont souvent l’occasion de brouillages énonciatifs : rapportant les pensées d’Ulrich, il les ancre tantôt dans la conscience du personnage et tantôt se les approprie. La connivence des deux instances d’énonciation se manifeste par un goût commun pour les analyses générales, le raisonnement scientifique, le possibilisme (traduit par un langage fortement modalisé et l’usage du Konjunktiv allemand), l’ironie et les digressions qui sont autant de points de vue dans la topographie des pensées. Musil a conçu son personnage comme une puissance d’abstraction et de conceptualisation qui donne à voir l’identité engagée dans le processus de la pensée, la pensée engagée dans la recherche de la vérité. Personnage critique par excellence, Ulrich incarne l’idéal d’une vie dépouillée de tout ce qu’elle peut avoir d’anecdotique, de circonstanciel, de personnel, de particulier. Comme le personnage conceptuel de Deleuze et Guattari, il n’aspire pas à l’identité mais à l’abstraction de soi, à l’effacement. Il renonce à des qualités, à des déterminations, à un soi propre et même… au réel, puisqu’il a décidé de « vivre privé de fin et de décision, privé même, somme toute, de réalité » (HsQ II, 87). De l’homme sans qualités, on pourrait dire qu’il est une sorte de personnage au carré, qui assume son statut d’être fictif comme support d’une ontologie où est réfléchie la potentialisation de soi dont procède l’opération littéraire. Être un personnage de fiction exige en effet que les expériences individuelles soient mises au service « d’un ensemble de significations et d’images qui les détache à demi de la personne » (HsQ I, 460). En ce sens, le modèle fictionnel constitue un point de fuite où l’ontologie et l’épistémologie se rejoignent pour coder l’attitude créatrice de celui qui renonce à une identité propre afin de mettre à l’essai sa propre forme. Parlant depuis cet emplacement vide qu’a libéré l’absence de qualités, Ulrich reste extérieur à tous les systèmes qu’il côtoie, refusant toute forme d’engagement ou d’identification à des formes préexistantes. Comme le theoros de l’Antiquité, il revendique une parole universelle qui est celle de l’observateur extérieur se posant en « spectateur » du monde et des choses. En même temps, il sait bien qu’il ne peut penser pour « tous » qu’à partir de la singularité de sa position (Blumenberg, 2000, 4). À la fois unique et exemplaire, singulier et universel, c’est un être de l’entre-deux qui se tient entre des extrêmes incompatibles : l’abstraction de la pensée et la concrétude de l’expérience, le concept et l’affect.

Jean-Pierre Cometti a proposé de considérer l’homme sans qualités comme un « concept fictif », expression qu’il emprunte à Wittgenstein mais à laquelle il donne un sens différent3. Un concept fictif est « une hypothèse dont on s’efforce d’évaluer les effets et les conséquences dans un cadre de référence donné, comme dans une expérience de pensée » (Cometti, 2007). Il est une sorte d’« hypothèse physique » qui investit « la trame narrative d’une signification qui a elle-même la valeur d’un essai » (Cometti, 2007), de sorte que les objets fictionnels qui lui sont liés deviennent des objets quasi-expérimentaux, dont la seule définition réside justement dans les effets auxquels leur conception peut être associée. L’absence de qualités est donc l’opérateur qui transforme le roman en expérience de pensée. Or contrairement aux expériences de pensée en science ou en philosophie, les expériences de pensée littéraires supposent un monde « dense », un arrière-plan contextuel développé, qui leur permette de jouer un rôle dans notre vie réflexive. Comme l’écrit Noël Carroll :

Le fait que les expériences de pensée littéraires soient centrées sur les personnages – plutôt que sur les principes – en fait des objets plus appropriés à une réaction émotionnelle que les thèses philosophiques. Ceci est lié à la nécessité pour les expériences de pensée littéraires d’engager une grande quantité de détails concrets en comparaison avec les thèses philosophiques, puisque les réactions émotionnelles exigent des situations détaillées. Cependant, cette accumulation de détails n’est pas une raison de rejeter l’expérience de pensée littéraire comme instrument philosophique, mais seulement de reconnaître que ses moyens changent selon ses fins. (Carroll, 2002, 24)

Dire que les moyens changent selon les fins, c’est reconnaître que l’expérience de pensée peut prendre des formes différentes selon les domaines dans lesquels elle se déploie. La science ne doit pas nécessairement être prise comme modèle, critère et juge des expériences de pensée littéraires, qui n’ont pas à être évaluées en regard des expériences scientifiques dont elles seraient une pâle imitation. C’est dire que l’on ne doit pas en attendre des résultats « scientifiques » (au sens de résultats objectifs, non contradictoires) mais plutôt s’interroger sur le type de connaissance qu’elles sont capables de produire. Si la littérature peut contribuer à accroître et approfondir la connaissance, ce n’est pas en exhibant des faits nouveaux ou en construisant des théories inédites, mais en enrichissant le spectre de l’expérience. L’exemple de L’homme sans qualités est à cet égard instructif car, malgré la place qu’y occupe la pensée abstraite, elle ne prend jamais la forme d’une théorie à transmettre mais celle d’« expériences », qui sont à la fois des expériences de vie (Erfahrung) et des expérimentations (Experiment). Jamais indépendantes du sujet, ces expériences ne tiennent pas à l’écart les émotions mais les utilisent au contraire comme moyens de connaissance. Elles sont rapportées dans un langage qui possède une double dimension : « en tant que discours, il est une parole sur le monde ; par sa forme il se donne à lire comme une réalité sensible (visuelle et sonore) dont le pouvoir expressif va bien au-delà de sa fonction référentielle » (Jouve, 2010, 110). Dans le roman, il est en effet impossible de dissocier le jeu formel des éléments cognitifs qui peuvent exister hors des dynamiques du récit. Comme le rappelle Martha Nussbaum : « La vie n’est jamais présentée simplement par un texte ; elle est toujours représentée comme quelque chose. Ce « comme » peut, et doit, être vu non seulement dans le contenu paraphrasable, mais aussi dans le style, qui exprime lui-même des choix et des sélections, et met en route, chez le lecteur, certaines activités et certaines opérations plutôt que d’autres » (Nussbaum, 1990, 5). La fonction fabulatrice, qui travaille à donner une cohérence au matériau de notre expérience, opère à travers la mise en forme et le traitement narratif auxquels est soumis le problème posé par le roman. Pour Philippe Sabot, c’est moins de l’élément fictionnel que de l’écriture saisie dans ses qualités formelles que la littérature tire sa valeur cognitive. Ce qui donne aux expériences de pensée littéraires leur efficacité, c’est la mise en œuvre d’un « certain type d’énonciation, dans lequel la spéculation f[ait] corps avec son propre régime discursif », de sorte que la « pratique d’écriture […] vaut comme une pratique de pensée » (Sabot, 2002, 119). Les expériences de pensée littéraires sont donc toujours en même temps des expériences sur la pensée et des expériences sur la forme. De sorte que l’on peut dire de l’écriture littéraire qu’elle produit une expérience de pensée « dans le mouvement même où elle se produit sous la forme d’un texte » (Sabot, 2002, 9). Or le travail de la forme ne consiste pas à chercher celle qui est la plus appropriée pour un contenu de connaissance préexistant, puisque c’est la forme elle-même qui construit la connaissance. Loin d’être de pâles copies des expériences de pensée scientifiques, les expériences de pensée littéraires s’en distinguent en cela qu’elles ne dissocient pas la créativité langagière de la créativité intellectuelle, les intuitions innovatrices des inventions linguistiques.

C’est ce qui apparaît clairement dans L’homme sans qualités, où l’essayisme s’affirme à la fois comme « opérateur théorique » (Sabot, 2002, 104) et comme opérateur esthétique du texte. Formant système avec l’absence de qualités, l’essayisme transforme le roman en un immense exercice de variations sur les possibles où des idées sont essayées, des hypothèses testées, des formes de vie expérimentées. Découvrant au lecteur des territoires inconnus de l’existence humaine, il lui apprend « à regarder et à voir – et à regarder et à voir beaucoup plus de choses que ne nous le permettrait à elle seule la vie réelle – là où nous sommes tentés un peu trop tôt et un peu trop vite de penser » (Bouveresse, 2006, 145). Les expériences de pensée littéraires nous permettent ainsi de participer « à l’organisation et la réorganisation de l’expérience et donc à la fabrication et à la refabrication de nos mondes » (Goodman, 2009, 105 ).

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1. Musil ne mentionne Montaigne qu’à une seule occasion dans les Journaux (I, 198). Cependant ses réflexions sur l’essayisme dans le chapitre 62 de L’Homme sans qualités s’inscrivent sans doute possible dans la tradition inaugurée par Montaigne.
2. C’est aussi ce qu’Adorno disait lorsqu’il écrivait : « L’essai lui-même, qui se réfère toujours à du déjà créé, ne se présente jamais comme tel (comme création), et il n’aspire pas non plus à quelque chose qui engloberait tout, dont la totalité serait analogue à celle de la création. Sa totalité, l’unité d’une forme entièrement construite en elle-même, c’est celle de ce qui n’est pas totalité, une totalité de la pensée et de la chose, que son contenu rejette ». Adorno, « L’essai comme forme », dans Notes sur la littérature, Paris, Flammarion, 1984 (1958), p. 22.
3. Chez Wittgenstein, les « concepts fictifs » sont des concepts inventés à des fins de comparaison avec les nôtres, afin d’éclairer au moyen de ressemblances et de dissemblances, les conditions qui sont celles de notre langage : « Rien n’est pourtant plus important que l’élaboration de concepts fictifs, qui seuls nous apprennent à comprendre les nôtres. » (Wittgenstein, 2002, 146).

Laurence Dahan-Gaida

Laurence Dahan-Gaida est professeur de littérature comparée à l’université de Franche-Comté. Elle dirige depuis 2009 le Centre de Recherches Interdisciplinaires et Transculturelles (C.R.I.T.), qu’elle a refondé la même année à l’Université de Franche-Comté. Elle est également directrice du portail Epistemocritique.org ainsi que codirectrice de la revue en ligne du même nom, consacrée à l’étude des relations entre savoirs et littérature. Elle est l’auteur de deux ouvrages d’épistémocritique (Musil. Savoir et fiction, PUV, 1994 ; Le savoir et le secret. Poétique de la science chez Botho Strauss, PUS, 2008) ainsi que de nombreux articles sur les rapports science/littérature. Deux nouveaux ouvrages sont en cours d’impression, l’un dans le domaine de la diagrammatologie (Poétiques du diagramme : arbres, trames, conques, PUV, 2022) et l’autre dans le domaine de la cartographie narrative (Cartes, diagrammes & littérature, PUV, 2022). Elle a également dirigé plusieurs ouvrages collectifs sur les rapports entre sciences et littérature : Eurêka. Invention et découverte dans les récits savants, Hermann, 2022 ; Conversations entre la littérature, les arts et les sciences, 2006 ; Dynamiques de la mémoire : arts, savoirs, histoire, 2009 ; Temps, rythmes, mesures. Figures du temps dans les sciences et les arts, Paris, 2012 ; Circulation des savoirs et reconfiguration des idées. Perspectives croisées : France-Brésil, 2015 ; Penser le vivant (en collaboration avec G. Seginger, L. Talairach, Ch. Maillard).