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Fiction et savoir. La dimension épistémologique du texte littéraire au XXe siècle (Marcel Proust)

 

 

Lorsqu’on cherche à établir une relation entre fiction et savoir, en disant que la fiction contient ou qu’elle produit un savoir spécifique, on se voit confronté à un problème fondamental. Car la fiction, littéralement, est quelque chose d’inventé, d’imaginé, de produit. Par conséquent, l’objet d’une fiction stricto sensu est quelque chose dont l’existence dépend de l’existence de la fiction même. En revanche, l’objet du savoir est quelque chose qui existe indépendamment de ce savoir. Dans le Théétète, Platon définit le savoir comme une « opinion droite pourvue de raison » (201 d), ce que l’on appelle communément une « croyance vraie et justifiée ». Or, si l’objet d’une fiction est quelque chose dont l’existence est créée par la fiction même, il semble difficile d’admettre que l’acte fictionnel puisse produire un savoir sur le monde. Tout au plus pourrait-on dire qu’une fiction produit un objet fictif, devenant en même temps une source de savoir sur cet objet fictif. Si par exemple nous avons l’intention de nous instruire sur le compositeur Vinteuil ou sur le peintre Elstir, nous sommes obligés de lire certaines pages d’À la recherche du temps perdu. Car Vinteuil et Elstir sont des inventions de Marcel Proust qui n’existent que dans son roman – bien que Proust se soit servi de modèles réels au moment de composer son roman.

Cela dit, on constate que dans beaucoup de textes de fiction le savoir joue un rôle tellement prééminent que depuis quelques décennies nous assistons à une véritable prolifération d’études critiques portant sur le rapport entre fiction et savoir[1]. Il faut donc poser le problème d’une manière différente, en partant du principe que du savoir peut se sédimenter dans des textes de fiction. Cela demande une définition plus souple du concept de fiction ; on va y revenir dans quelques instants. Dans cette perspective, il faut se demander comment la fiction se sert du savoir extralittéraire, dans quelle mesure elle le choisit et comment elle le transforme. Ensuite, on pourra même aller plus loin en cherchant à voir comment la fiction littéraire produit elle-même du savoir. Ce qui présuppose une conception du texte de fiction apte à rendre compte de ce qu’il a en commun avec le discours épistémique.

Normalement, la fiction littéraire utilise le savoir extralittéraire de manière sélective en le soumettant à une finalité esthétique. Que l’on pense par exemple au Doktor Faustus de Thomas Mann. Dans ce texte l’auteur, assisté par le musicologue Theodor W. Adorno, a amplement utilisé un savoir musicologique. Ce savoir sert à caractériser le protagoniste, le compositeur fictif Adrian Leverkühn et, en même temps, il introduit dans le texte un élément d’autoréflexion esthétique. Par conséquent, malgré l’exactitude des renseignements techniques que contient le roman de Thomas Mann, il serait étrange de vouloir s’en servir comme source primaire si l’on avait l’intention d’en apprendre plus sur la dodécaphonie inventée par Arnold Schönberg. Inversement, la qualité strictement littéraire du roman ne dépend pas de la validité du savoir musicologique qu’il utilise, mais elle dépend du rapport que le texte crée entre ce savoir et le monde fictif produit par le texte, ainsi que des effets esthétiques qui résultent de cette mise en rapport. Autrement dit : la littérarité du texte de fiction ne dépend pas du savoir que le texte peut contenir, mais elle dépend principalement de la mise en forme. Cela n’exclut pas que le savoir contenu dans un texte littéraire puisse avoir une fonction épistémique ; on aura l’occasion d’en reparler.

La fiction littéraire peut donc s’approprier un savoir qui existe en dehors d’elle-même, en employant une forme spécifique de codage. Le terme de codage est utilisé ici dans le sens que lui donne le sociologue Niklas Luhmann[2]. Selon Luhmann, la société occidentale moderne se compose de différents systèmes fonctionnels, comme par exemple la politique, le droit, l’économie, la religion, la science et l’art. Ces systèmes sont autonomes, autoréférentiels et clos au plan opérationnel. Chacun d’entre eux remplit une fonction majeure : la politique, celle de régler les rapports de pouvoir ; le droit, celle d’imposer des décisions contraignantes ; l’économie, celle d’assurer la distribution de biens rares ; la religion, celle d’éliminer la contingence ; la science, celle de produire du savoir nouveau et inattendu ; et l’art, celle de rendre visible ce qui n’est pas observable. Chaque système est codé à partir d’une « différence directrice » (Leitdifferenz) : puissant vs. impuissant (politique), beau vs. laid (art), vrai vs. faux (science), etc.
Selon la théorie luhmannienne des systèmes, la fonction de l’art dans la société occidentale moderne n’est donc pas de produire du savoir, car le savoir relève du domaine de la science (Wissenschaft)[3]. Si néanmoins on peut observer des éléments de savoir dans le système de l’art, ces éléments, qui appartiennent de droit au système de la science, sont soumis à un recodage qui obéit à la « différence directrice » du système artistique, à savoir beau vs. laid ou bien intéressant vs.ennuyeux, etc.[4]. Cela signifie que ces éléments changent de statut ; tout en restant des éléments épistémiques, ils se transforment en éléments esthétiques. Autrement dit, il s’agit d’éléments à double fonction, qui remplissent une fonction esthétique dans l’œuvre littéraire et qui en même temps ont un rapport au savoir.

Avant de passer à l’analyse d’un exemple concret, il est nécessaire d’ajouter quelques réflexions sur la nature de la fiction. Celle-ci est une forme de discours dans laquelle les lois de la communication sont partiellement suspendues. En effet, l’auteur d’un texte de fiction n’est pas obligé de respecter les maximes de la vérité et de la sincérité, ainsi que l’a montré John Searle[5]. Si l’auteur d’un texte de fiction déclare qu’il existe (ou qu’il a existé) un aristocrate italien nommé Fabrice Del Dongo qui a été témoin de la bataille de Waterloo, cet auteur n’est pas obligé d’avoir des preuves de ce qu’il dit, il n’est même pas tenu de croire à la vérité de ce qu’il raconte ; au contraire, il a le droit d’inventer de toutes pièces l’histoire faisant l’objet de son récit. Cependant, même s’il a inventé cette histoire, il a le droit de la raconter comme si elle était vraie. Quant au lecteur, s’il n’est pas en droit d’exiger des preuves attestant la véridicité de ce qu’il lit, il peut considérer l’histoire comme « vraie », non pas dans un sens factuel mais dans un sens qu’il conviendra de mieux définir. Cela dit, il n’est pas du tout exclu que les personnages et les faits auxquels se réfère un texte de fiction aient des modèles dans la réalité. Ainsi, il est bien connu qu’en inventant le personnage de Julien Sorel, protagoniste du roman Le Rouge et le Noir, Stendhal s’est appuyé sur un fait divers ; de même que Flaubert en inventant le personnage d’Emma Bovary. En somme, il n’y a pas d’obligation à ce que les personnages et les événements faisant l’objet d’un texte de fiction soient des inventions ; simplement, il est possible qu’ils le soient. En d’autres mots : la question de savoir si l’objet d’un discours est vrai ou inventé, question décisive dans le régime de la communication pragmatique (par exemple la communication journalistique ou juridique), perd sa pertinence dans le discours de fiction.

Si l’opposition vrai vs. inventé est donc invalidée dans le discours fictionnel, on peut se demander quelles conséquences cela entraîne pour le contenu épistémique de la fiction. Pour répondre à cette question on peut se tourner vers Aristote qui, dans la Poétique, dit que le poète se distingue de l’historien par le fait qu’il ne raconte pas ce qui s’est passé réellement mais ce qui aurait pu se passer, ce qui paraît possible en vertu des lois de la probabilité et de la nécessité. Par conséquent, la poésie pour Aristote est plus philosophique que l’historiographie car elle communique ce qui est général et non ce qui est particulier. Mais si Aristote accorde une valeur philosophique à la poésie, il serait erroné d’identifier la poésie avec la philosophie. Il serait plus juste de dire que la poésie a le statut d’un entre-deux. Ce statut hybride lui permet d’observer et d’analyser les mécanismes de production du savoir en vigueur dans l’historiographie et dans la philosophie ; or ce qui vaut pour la philosophie vaut aussi pour la science dans les temps modernes. La liberté de la fiction, qui se traduit par la mise hors-jeu des conditions régissant la communication pragmatique, lui permet d’imiter et de simuler tous les discours possibles qu’elle transforme en éléments formels – c’est le codage spécifique de l’œuvre d’art. Il en résulte des interférences discursives qui produisent un savoir que l’on pourrait qualifier de méta-savoir. Le savoir que contient la fiction est moins un savoir au premier degré (même si on ne peut pas nier que ce savoir existe, sous une forme cependant plutôt réduite) qu’un savoir réflexif, un savoir résultant d’un processus d’observation au second degré (second order observation). J’essaierai dans la partie centrale de mon article d’appuyer cette thèse à l’exemple de Proust.

Comment le roman proustien définit-il le rapport entre la fiction littéraire et le savoir scientifique[6] ? Je n’aurai pas la place ici de montrer en détail comment Proust utilise un savoir scientifique provenant de nombreux domaines, mais surtout du domaine de la psychologie expérimentale qu’il connaissait grâce à son père, le docteur Adrien Proust. Je me contenterai de renvoyer à l’ouvrage d’Edward Bizub, Proust et le moi divisé. Selon Bizub, la « mémoire involontaire » est la « résultante de l’élaboration complexe qui, moyennant l’assimilation de certaines des investigations accomplies dans le champ de la psychologie expérimentale, a conduit la fiction proustienne à configurer à sa façon les efforts déployés pour traquer et sonder les manifestations intermittentes d’un autre moi »[7]. L’introspection proustienne, l’analyse des profondeurs et de l’hétérogénéité, voire de l’hétéronomie du moi que contient son roman se déploie donc à l’horizon d’un savoir scientifique. Mais s’il utilise ce savoir comme matériau de construction esthétique, le texte proustien ne se laisse pas réduire au statut d’un simple « contenant » de savoirs. Bizub le dit lui-même lorsqu’il parle du caractère sélectif des savoirs mobilisés par le texte proustien (« l’assimilation de certaines des investigations ») et de « l’élaboration complexe » qui est à la base de la « mémoire involontaire ». La fonction du roman proustien n’est pas de rapporter un savoir scientifique, sur lequel le lecteur pourrait se renseigner en lisant les ouvrages des spécialistes (Azam, Charcot, Binet, Janet, etc.). Le véritable savoir de la fiction, qui est produit dans le processus de la lecture, est un savoir au second degré. Et le texte proustien en est bien conscient, car le savoir qu’il utilise est transformé en matériau de réflexion et d’auto-description, comme j’essaierai de le montrer plus en détail.

Dans la poétique qu’il esquisse dans Le temps retrouvé, le narrateur proustien compare l’artiste, notamment l’écrivain, avec le scientifique. Cette comparaison se situe dans le contexte d’une réflexion portant sur l’autonomie esthétique de l’art. Le narrateur fait mention de Maurice Barrès pour qui la tâche de l’artiste est de servir la gloire de la patrie. Or cette tâche, dit le narrateur, l’artiste ne peut la remplir qu’à condition d’être artiste, « c’est-à-dire qu’à condition, au moment où il étudie ces lois, institue ces expériences et fait ces découvertes, aussi délicates que celles de la science, de ne pas penser à autre chose – fût-ce à la patrie – qu’à la vérité qui est devant lui » (IV, p. 467)[8]. Le narrateur met donc sur le même plan la sphère de l’art et la sphère de la science : l’artiste, tout comme le scientifique, doit se soumettre à la loi de la vérité, en faisant abstraction de tout autre intérêt. Il est remarquable que Proust emploie toute une panoplie métaphorique empruntée au domaine de la science pour caractériser le travail de l’artiste ; celui-ci « étudie » des « lois », il « institue » des « expériences » et il « fait » des « découvertes ».

Dans un autre passage, le narrateur parle de la manière dont doit procéder l’écrivain s’il veut transformer la réalité en une œuvre d’art digne de ce nom : « On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu’au moment où l’écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l’art à celui qu’est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires d’un beau style. » (IV, p. 468). Ce passage est, pour employer un terme proustien, « capitalissime », car le narrateur y définit sa conception de la réalité qui repose sur une logique de rapports. Ces rapports impliquent à la fois le monde des objets et un sujet remplissant la fonction d’observateur. La traduction du monde des objets, tel qu’il se réfléchit dans la conscience d’un observateur qui en fera une œuvre d’art, passe par un emploi spécifique de la métaphore. Cette conception proustienne est dirigée de manière polémique contre l’esthétique réaliste du XIXe siècle, contre ce que Proust appelle une « littérature de notations » (IV, p. 473). Dans ce contexte chargé de valeur poétologique, il est extrêmement important que le narrateur pose un rapport d’équivalence entre la sphère de l’art et celle de la science : le rapport à élucider entre les termes d’une réalité qui comprend le monde des objets et un observateur est « analogue dans le monde de l’art à celui qu’est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science ». Il en découle que l’activité de l’écrivain, qui doit trouver ce rapport pour ensuite le transformer en un discours nourri de métaphores, est analogue à l’activité du scientifique. Or, analogie ne veut pas dire identité.

Convaincu que l’écrivain ressemble au scientifique, le narrateur se propose de découvrir et de formuler des lois et des principes. Il y a deux domaines en particulier dans lesquels il exerce cette activité « scientifique » : le domaine social et le domaine des rapports intimes. On a montré que Proust, de ce point de vue, est l’héritier de la tradition des moralistes français dont la vision du monde se fonde sur une anthropologie négative[9]. Pour La Rochefoucauld ou Mme de La Fayette, l’homme est un être hétéronome ; c’est l’amour-propre qui régit son comportement en lui faisant chercher la reconnaissance sociale à tout prix tout en lui dissimulant cette motivation secrète. Les moralistes accusent l’amour-propre de se déguiser et soulignent le fait que même les comportements altruistes s’avèrent motivés par l’égoïsme caché de l’amour-propre. À en croire les moralistes, le moi social qui vit sous le joug de l’amour-propre se trouve donc dans un état permanent de simulation et de dissimulation. Si Proust, quant à lui, distingue entre le « moi social » et le « moi profond », cette conception s’inscrit dans la tradition moraliste. Selon Proust, le moi en société ne peut jamais se montrer tel qu’il est, il vit dans un état de dissimulation et d’inauthenticité. Ce n’est que dans la solitude que le moi est authentique, et il n’y a qu’un moyen de donner la parole à ce moi authentique, à savoir l’art. Ce qui vaut pour le domaine des interactions sociales vaut a fortiori pour les rapports amoureux[10]. Plus on désire quelqu’un, plus on a peur de le perdre. Celui qui aime cherchera avant tout à éviter que la personne aimée devine cette peur, car il craint que ce savoir n’entraîne la perte de l’objet aimé. Dans ces conditions, la personne qui aime est obligée de dissimuler ses sentiments réels, ce qui produit une situation paradoxale se distinguant par deux caractéristiques : (1) Aimer vraiment quelqu’un, cela signifie avoir peur de le perdre. (2) Qui aime cherchera à dissimuler son amour envers la personne aimée en feignant l’indifférence, l’ennui, voire la cruauté.

Une des lois de la société et de l’amour veut donc que les désirs que l’on peut avoir ne soient pas exaucés ; ou qu’ils ne soient pas exaucés au moment propice. Ainsi, lorsque Swann fait la connaissance d’Odette et qu’elle se montre disponible, sa présence lui est indifférente. Mais lorsque plus tard il risque de la perdre, cela le rend extrêmement jaloux ; par la suite il cherchera à la retenir, ce à quoi elle réagit en fuyant. Au bout d’un processus long et douloureux, Swann finit par se détacher d’Odette. Alors il ne comprend plus comment il a pu l’aimer : « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! » (I, p. 375). Il est d’ailleurs parfaitement conforme à la logique de la psychologie proustienne que Swann, après avoir atteint un état d’indifférence envers Odette, finisse par l’épouser. Car maintenant qu’il ne la désire plus, elle n’a plus besoin de le fuir, ce qui fait qu’elle est à nouveau disponible. Dans le domaine des rapports sociaux, on peut constater des principes analogues. Swann est régulièrement invité dans les salons les plus cotés de l’aristocratie parisienne. Il est membre du Jockey Club, dont fait aussi partie le prince de Galles. Or après son mariage, la duchesse de Guermantes, dont Swann est l’ami, refuse d’inviter sa femme sous prétexte qu’elle a été une femme entretenue. Une personne aux mœurs douteuses comme Odette n’est pas jugée admissible par la duchesse de Guermantes, ce qui cause un grand chagrin à Swann et provoque son isolement social. Or après la mort de Swann, la duchesse de Guermantes change radicalement d’avis et elle commence à inviter Odette ; l’exclue se transforme ainsi en habituée. Cela n’est possible que parce que Swann n’est plus là pour désirer que son épouse soit invitée par Mme de Guermantes. Maintenant que Swann n’existe plus, son désir, qui n’en est plus un, peut être exaucé.

Ces exemples auront suffi à montrer à quel degré, dans le monde proustien, le désir et sa réalisation sont séparés par un gouffre. En mettant à découvert ces lois et ces principes, le narrateur proustien ressemble au scientifique. Il est vrai que cette ressemblance se situe plutôt à un niveau métaphorique. De plus, la découverte de ces lois n’a pas besoin de la science moderne : elle s’explique également par une « affinité élective » entre Proust et les moralistes. Il y a donc une double détermination de ces « lois » psychologiques.
Par ailleurs, on peut constater un abîme séparant l’art et la science. En effet, l’art chez Proust se définit comme un domaine qui est censé restituer l’unité perdue entre le moi et le monde. L’art doit surmonter la contingence et la finitude de la vie. Il doit trouver et conserver l’essence de la vie. En même temps, l’œuvre d’art que le protagoniste proustien se propose de réaliser à la fin du Temps retrouvé aura comme objet la vie même du protagoniste, c’est-à-dire que ce qui est censé être transcendé par l’œuvre d’art fera partie intégrante de celle-ci. En d’autres termes : l’œuvre proustienne est une œuvre profondément hybride. Ce caractère hybride a été interprété comme la marque historique d’un texte qui se situe entre le XIXe et le XXesiècle[11], dans la mesure par exemple où la Recherche combine le genre du roman réaliste qui peint les mœurs d’une société avec le roman de la conscience qui sonde les profondeurs du moi. Par conséquent, la structure du roman proustien se caractérise par de nombreuses ruptures et contradictions. Il y a par exemple la rupture entre un narrateur à la première personne dont la perspective est restreinte et un narrateur omniscient à la troisième personne[12]. Il y a aussi la contradiction entre un narrateur qui dit qu’une « œuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix » (IV, p. 461) et un roman qui contient de longues réflexions poétologiques, philosophiques, psychologiques, etc. Dans cette œuvre, il y a un narrateur qui prétend produire son texte en s’appuyant sur sa mémoire, mais qui raconte l’histoire d’un personnage dont la mémoire est menacée par l’oubli[13]. Enfin, il y a le caractère contradictoire d’une œuvre qui est à la fois achevée et inachevée. À toutes ces contradictions – dont la liste n’est pas complète – s’ajoute celle qui existe entre l’analogie établie entre le texte littéraire et l’entreprise scientifique d’une part et d’autre part, le fait que la science soit remise en cause du point de vue de l’art.

Pour ce qui est du rapprochement de l’art et de la science, à part les passages déjà cités, on peut se reporter à celui-ci qui est tiré du Côté de Guermantes : « Et j’arrivais à me demander s’il y avait quelque vérité en cette distinction que nous faisons toujours entre l’art, qui n’est pas plus avancé qu’au temps d’Homère, et la science aux progrès continus. Peut-être l’art ressemblait-il au contraire en cela à la science ; chaque nouvel écrivain original me semblait en progrès sur celui qui l’avait précédé […] » (II, p. 624). Ici, l’art est identifié à la science sous le rapport du progrès dont il est dit que, contrairement à une idée reçue, il peut exister dans les deux domaines. Dans un passage proche de celui que je viens de citer, l’artiste est comparé à un oculiste : « […] le peintre original, l’artiste original procèdent à la façon des oculistes. Le traitement par leur peinture, par leur prose, n’est pas toujours agréable. Quand il est terminé, le praticien nous dit : ‘Maintenant regardez.’ Et voici que le monde (qui n’a pas été créé une fois, mais aussi souvent qu’un artiste original est survenu) nous apparaît entièrement différent de l’ancien, mais parfaitement clair. » (II, p. 623). Ce passage n’est pas sans évoquer la théorie de l’évolution littéraire, formulée par les formalistes russes contemporains de Proust. Selon Victor Chlovski, l’art oblige le destinataire à porter un regard nouveau sur le monde ; c’est ce qu’il appelle la désautomatisation[14]. Celle-ci, en alternant dialectiquement avec l’automatisation, produit l’évolution littéraire, c’est-à-dire qu’elle permet ce que l’on pourrait appeler le progrès en matière d’art. C’est ce que l’historien des sciences Thomas S. Kuhn appellera plus tard un « changement de paradigme »[15].

Cependant, il serait erroné de conclure du rapprochement métaphorique de l’art et de la science que Proust ne voit aucune différence entre les deux sphères. Il y a au contraire des passages qui montrent clairement que l’art pour Proust est une sphère autonome qui s’oppose à toutes les autres sphères, y compris la science qu’elle remet en question. Considérons le septuor de Vinteuil. Cette œuvre posthume dont la première représentation a lieu dans La Prisonnière, alors que le protagoniste assiste à une soirée dans le salon Verdurin, provoque des réflexions qui opposent radicalement l’art à la vie quotidienne. Ainsi le narrateur se demande « si la musique n’était pas l’exemple unique de ce qu’aurait pu être – s’il n’y avait pas eu l’invention du langage, la formation des mots, l’analyse des idées – la communication des âmes. » (III, pp. 762 s.). En outre, l’œuvre de Vinteuil dans sa singularité est perçue comme une preuve de l’existence de l’individuel – « en dépit des conclusions qui semblent se dégager de la science » (III, p. 760). L’art en tant que sphère autonome, en tant qu’épiphanie mystique, en tant que preuve de l’existence de l’individuel, en tant qu’exemple de la communication des âmes – de telles caractérisations s’opposent clairement au rationalisme de la science moderne qui, ainsi qu’on a pu le voir, sert de modèle métaphorique à l’écrivain dans d’autres passages du texte. Il serait inutile d’exiger que Proust renonce à ces contradictions et qu’il trouve des solutions pour les harmoniser. Au contraire, on peut constater que ces contradictions augmentent la qualité esthétique du roman proustien. Celui-ci s’inscrit d’une part dans la tradition de la religion de l’art romantique et postromantique[16] et, d’autre part, il emprunte des éléments à la sphère de la science contemporaine qu’il recode selon des critères esthétiques. En somme, le texte proustien est un texte foncièrement hybride à la fois au niveau de la forme, qui combine le roman réaliste et le roman de l’introspection autobiographique, et au niveau du rapport entre littérature et science, où il met en évidence l’autonomie esthétique de l’œuvre d’art tout en insistant sur la fonction épistémologique de celle-ci. En employant des éléments empruntés au domaine de la science à des fins esthétiques, le texte proustien entame une réflexion sur son propre statut. Ce faisant, il recode le savoir scientifique : autrement dit, il le transforme en un méta-savoir qui lui sert à réfléchir sur le texte en tant qu’œuvre d’art.
En guise de conclusion, on retiendra que la fiction littéraire peut emprunter des éléments de savoir au domaine scientifique. Toutefois, l’emploi d’éléments épistémiques ne transforme pas le texte de fiction en un texte scientifique, car la fiction opère de manière sélective, soumettant les éléments empruntés à un processus de recodage esthétique. Le savoir que peut contenir un texte de fiction possède un statut double : il se situe à la fois au niveau du contenu et au niveau d’une observation au second degré. L’analyse de quelques passages proustiens a essayé d’illustrer cette thèse. On a pu voir que Proust rapproche fréquemment la sphère de l’art de celle de la science. Malgré ce rapprochement métaphorique, le texte proustien insiste sur la différence qui existe entre les deux sphères. Ce qui ne l’empêche pas d’utiliser le champ sémantique de la science pour mener une réflexion métapoétique, à savoir une réflexion qui porte sur le statut du texte littéraire lui-même. Ce qui est ainsi produit par le texte peut être désigné du terme de méta-savoir.

 

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. X

 

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[1] Voir p. ex. Elke Kaiser, Wissen und Erzählen bei Zola. Wirklichkeitsmodellierung in den « Rougon-Macquart », Tübingen, Narr, 1990 ; Joseph Vogl (dir.), Poetologien des Wissens um 1800, München, Fink, 1999 ; Allen Thiher, Fiction Rivals Science. The French Novel from Balzac to Proust, Columbia/London, University of Missouri Press, 2001 ; François Vannucci, Marcel Proust à la recherche des sciences, Monaco, du Rocher, 2005 ; Allen Thiher, Fiction Refracts Science. Modernist Writers from Proust to Borges, Columbia/London, University of Missouri Press, 2005 ; Kazuhiro Matsuzawa/Gisèle Séginger (dir.), La mise en texte des savoirs, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2010 ; Thomas Klinkert, Epistemologische Fiktionen. Zur Interferenz von Literatur und Wissenschaft seit der Aufklärung, Berlin/New York, de Gruyter, 2010 ; Tilmann Köppe (dir.), Literatur und Wissen. Theoretisch-methodische Zugänge, Berlin/New York, de Gruyter, 2011.

[2] Voir Niklas Luhmann, Die Kunst der Gesellschaft, Frankfurt/M., Suhrkamp, 1995.

[3] Le terme allemand Wissenschaft est plus vaste que le terme français science. Il comprend toutes les disciplines universitaires : sciences exactes et sciences herméneutiques.

[4] Voir Gerhard Plumpe/Niels Werber qui proposent de remplacer la différence « beau vs. laid » par le binôme « intéressant vs. ennuyeux » : « Literatur ist codierbar. Aspekte einer systemtheoretischen Literaturwissenschaft », in : Siegfried J. Schmidt (dir.), Literaturwissenschaft und Systemtheorie. Positionen, Kontroversen, Perspektiven, Opladen, Westdeutscher Verlag, 1993, p. 9–43.

[5] John R. Searle, « The Logical Status of Fictional Discourse », in : New Literary History 6 (1974/75), p. 319–332.

[6] Pour une version plus détaillée de cette analyse, on se reportera à mon ouvrage cité ci-dessus (note 1), Epistemologische Fiktionen, p. 240–258.

[7] Edward Bizub, Proust et le moi divisé. La « Recherche » : creuset de la psychologie expérimentale (1874–1914), Genève, Droz, 2006, p. 274.

[8] Les indications de pages entre parenthèses renvoient à l’édition suivante : Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Jean-Yves Tadié (éd.), 4 vol., Paris, Gallimard (Pléiade), 1987–89.

[9] Voir Rainer Warning, « Proust und die Moralistik », in : id., Proust-Studien, München, Fink, 2000, p. 35–50 ; Nicola Luckhurst, Science and Structure in Proust’s « À la recherche du temps perdu », Oxford, Clarendon Press, 2000, p. 13–30.

[10] Pour la fonction de l’amour (et de la jalousie) chez Proust voir p. ex. Claudine Quémar, « Les égoïsmes de l’amour chez Proust », in : Revue d’histoire littéraire de la France 71 (1971), p. 887–908 ; Ingrid Veltkamp, Marcel Proust. Eifersucht und Schreiben, München, Fink, 1987 ; Philippe Chardin, L’amour dans la haine ou La jalousie dans la littérature moderne. Dostoïevski, James, Svevo, Proust, Musil, Genève, Droz, 1990 ; Friedrich Balke/Volker Roloff (dir.), Erotische Recherchen. Zur Decodierung von Intimität bei Marcel Proust, München, Fink, 2003.

[11] Voir Antoine Compagnon, Proust entre deux siècles, Paris, Seuil, 1989.

[12] Voir Ursula Link-Heer, Prousts « À la recherche du temps perdu » und die Form der Autobiographie. Zum Verhältnis fiktionaler und pragmatischer Erzähltexte, Amsterdam, Grüner, 1988.

[13] Voir Rainer Warning, « Supplementäre Individualität. Prousts ‘Albertine endormie’ », in : Manfred Frank/Anselm Haverkamp (dir.), Individualität, München, Fink, 1988, p. 440–468.

[14] Victor Chklovski, « L’art comme procédé », in : Tzvetan Todorov (dir.), Théorie de la littérature, Paris, Seuil, 1965, p. 76–97, p. 83.

[15] Thomas S. Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions, Chicago, University of Chicago Press, 1962.

[16] Voir Anne Henry, Proust romancier. Le tombeau égyptien, Paris, Flammarion, 1983.

 

 

Thomas Klinkert
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