4 – La vengeance du comte Skarbek ou la bande dessinée comme expérience de pensée

Résumé : En se fondant sur une bande dessinée complexe, cet article vise à appliquer le concept d’expérience de pensée à la recherche texte-image en général et à l’analyse de la bande dessinée en particulier. L’exemple de La Vengeance du comte Skarbek d’Yves Sente et de Grzegorz Rosiński (2004-2005) se distingue par de multiples ruptures dans le processus de la narration, notamment par un enchaînement de plusieurs narrateurs qui continuent un même récit tout en relativisant une partie de ce qui a été dit et montré avant. Dans ce jeu de références multiples, intertextuelles et méta-textuelles, la notion d’expérience de pensée permet de prendre en compte l’impact de cette narration instable entre texte et image sur le lecteur : l’éveil de sa curiosité tout comme le plaisir de reconnaître certains clins d’œil et références, mais aussi son identification déçue avec des personnages narratifs qui s’avèrent non fiables.

Avertissement : Les éditions Dargaud ont refusé la citation de toute vignette provenant de la bande dessinée analysée.


Une plongée dans le XIXème siècle

Nous sommes à Paris, en 1843. Dans les rues de la ville, on reconnaît le banquier Ferrat en compagnie d’un homme vêtu d’un grand chapeau et d’un long manteau noir ; « personne ne sait qui il est au juste1 ». Deux personnes anonymes dont le lecteur n’entend que les voix échangent leurs informations : le mystérieux personnage affirme être un noble polonais, le comte Mieszko Skarbek, et il est récemment arrivé par bateau au port de Saint Malo, accompagné d’une jeune femme noire qui est présentée comme sa servante africaine. Dans les semaines qui suivent, il fréquente la société mondaine de la capitale française et cherche le contact avec le marché de l’art, notamment avec Daniel Northbrook, un marchand d’art réputé, ainsi qu’avec Magdalène, une femme âgée d’une trentaine d’années tombée dans la misère. Rousse aux yeux verts, Magdalène correspond au cliché de la séductrice dangereuse et elle a été immortalisée sur de nombreux tableaux par un certain Louis Paulus, jeune peintre dont elle fut la muse jusqu’à ce qu’il disparaisse onze ans auparavant, prétendument en se suicidant après avoir tué un homme. C’est par ce jeu de voix et par ces on-dit quelque peu embrouillés que commence la bande dessinée La Vengeance du comte Skarbek d’Yves Sente et de Grzegorz Rosiński, dont les deux tomes datent respectivement de 2004 et 20052.

L’action complexe de l’œuvre se noue progressivement : le personnage qui dit être Skarbek parvient à convaincre Magdalène qu’il n’est autre que Louis Paulus, revenu à Paris avec un physique et une voix légèrement changés suite à un accident3. La belle femme lui sert de leurre pour attirer dans l’hôtel particulier qu’il occupe deux riches marchands collectionneurs d’art auxquels Northbrook a garanti un droit exclusif sur les œuvres de Paulus. C’est donc avec grande stupéfaction que le bonnetier Courselle et le parfumeur Maussard, attirés par les charmes de Magdalène, découvrent chez Skarbek une impressionnante collection de peintures signées Paulus : sur une planche métareprésentative très détaillée (VcS, 25), le lecteur de la bande dessinée découvre les tableaux en même temps que les deux marchands et aperçoit, posées dans un demi-cercle et en plusieurs rangées, des toiles marines, des scènes de batailles ainsi que des peintures de nus représentant aussi bien une femme rousse (tout fait penser qu’il s’agit de Magdalène) que des femmes de couleur dans des environnements exotiques. En contemplant ces nombreux tableaux – que Skarbek dit avoir récupérés dans le Nouveau Monde auprès d’un client incapable de régler sa dette4 – le bonnetier et le parfumeur pensent avoir été leurrés par la garantie d’exclusivité de Northbrook, et le présumé comte polonais les convainc facilement d’intenter un procès contre le marchand d’art. Les deux commerçants ne savent pas qu’ils sont en réalité les instruments d’une terrible vengeance.

La Vengeance du comte Skarbek propose une représentation réaliste du XIXe siècle qui s’appuie sur un dessin très détaillé, mêlant différentes techniques (notamment aquarelle, gouache et crayon). Dans les scènes situées à Paris, on aperçoit des rues peuplées par des personnages de toutes les classes sociales, des hôtels particuliers et leurs intérieurs, des salons, le palais de justice de l’île de la Cité5, des ateliers d’artistes ou encore des intérieurs de cafés. Par ailleurs, le récit revient sur l’insurrection de Novembre 1830 à Varsovie et sur l’émigration polonaise à Paris. Il s’attarde sur un représentant célèbre de la diaspora polonaise, le compositeur Frédéric Chopin que la fiction présente comme le cousin de Mieszko Skarbek. Mais la deuxième moitié de la bande dessinée amène également ses lecteurs à des endroits bien plus improbables : des scènes sont situées sur un navire à voiles et dans un monde de pirates installés sur une île des Caraïbes et dirigés par le Français Alexandre Delfrance. Ce dernier, un ancien comédien qui « [a] dû fuir la France pour de sombres histoires de mœurs » (VcS, 104), règne sur un harem de femmes esclaves dans un palais digne d’un conte des Mille et Une Nuits. Enfin, à partir de 2008, les éditions en un seul tome de La Vengeance du comte Skarbek intègrent des planches érotiques, voire pornographiques, représentant des scènes d’amour, mais aussi de prostitution forcée et de viol. Ces double-pages s’incorporent parfaitement dans le récit mais sont restées à l’état d’esquisses, presque sans texte, Rosiński les ayant jugées trop osées, de sorte qu’elles ont finalement été écartées de la première édition en 2004/2005.

Un scénario « ultime »

La Vengeance du comte Skarbek est le fruit d’une coopération entre deux figures renommées du neuvième art. Le scénario est d’Yves Sente, un scénariste belge aujourd’hui connu pour sa collaboration à différentes séries. Avant d’écrire La Vengeance du comte Skarbek6, il avait en particulier déjà commencé à travailler pour la série Blake et Mortimer. Le dessinateur de l’œuvre est le Polonais Grzegorz Rosiński, célèbre pour son travail sur la série Thorgal qu’il créa avec le scénariste Jean Van Hamme et dont il réalisa le dessin et les couvertures de 1977 à 20187. Comme Yves Sente le raconte dans la préface de l’édition intégrale, son idée à l’origine du Comte Skarbek était de rédiger le scénario d’un roman graphique pour le grand dessinateur polonais, de vingt ans son aîné, alors qu’une pause dans la publication de Thorgal pouvait le rendre disponible. Le pari quelque peu fou consistait à réunir en un seul scénario tous les sujets chers à Rosiński et à lui proposer une sorte de projet idéal qu’il ne saurait refuser :

Je me souvins alors que notre ogre polonais m’avait parlé à plusieurs reprises de sa terre natale, mais aussi d’une envie d’histoire de pirates, d’une autre de cape et d’épée, ou encore de son intérêt pour la peinture… y compris celle teintée d’érotisme. […] Je me mis donc en demeure de réaliser un scénario « ultime » (il faut savoir se montrer ambitieux quand on écrit !) qui réunirait un maximum de thèmes qu’il avait évoqués8.

Le résultat de ce pari est un diptyque extrêmement complexe qui fait passer son lecteur par des lieux très divers, par de fausses pistes, des mensonges et des sauts dans la narration qui demandent une attention particulière. Dans les forums spécialisés dans la critique des bandes dessinées, cette complexité du scénario et l’invraisemblance de l’action suscitent parfois l’incompréhension voire le rejet de l’histoire racontée – tandis que le dessin de Grzegorz Rosiński est généralement loué9. Or l’œuvre repose sur l’harmonie de texte et image, qui se complètent. Ainsi, les phylactères comme les dessins cachent des indices qui ne se révèlent qu’au fil du récit voire à la deuxième lecture. C’est également sur les deux niveaux que la narration de l’œuvre n’est pas complètement fiable : aussi bien le texte que l’image s’appuient en effet sur les mots de personnages témoins qui ne disent pas ou ne connaissent pas toute la vérité. La voix narratrice change au fil du récit, et comme en témoigne l’absence (ou presque10) de cartouches qui commenteraient les phylactères et donc le discours direct des personnages, aucune instance supérieure, aucun narrateur extradiégétique ne vient en aide au lecteur qui, à la recherche de la vérité de l’histoire, doit mener sa propre enquête. Le manque de fiabilité notamment des images – dont le lecteur n’est traditionnellement pas habitué à mettre en cause la vérité puisque l’on a tendance à croire ce qu’on voit, et ce d’autant plus dans une œuvre au style réaliste – peut effectivement être déconcertant.

Outre ce jeu intratextuel, qui fera encore l’objet de remarques ci-dessous, le diptyque de Sente et Rosiński s’appuie sur tout un réseau de renvois intertextuels. Ainsi, le titre de l’œuvre, qui met en avant le motif de la vengeance ainsi qu’un personnage noble avec un nom à consonance étrangère, évoque l’art populaire dans son ensemble, des romans feuilleton du XIXe siècle aux chefs-d’œuvres populaires du neuvième art, en passant par les films et les séries télévisées. Mais c’est tout au long du récit que le texte aussi bien que l’image de La Vengeance du comte Skarbek construisent un jeu de références plus ou moins évidentes. Celles-ci ne servent pas seulement à divertir un lectorat averti à la recherche de détails évocateurs ou de clins d’œil, mais elles inscrivent aussi l’art de la bande dessinée dans le monde de la culture reconnue au même titre que les arts plus traditionnels évoqués par l’œuvre, notamment la littérature et la peinture.

Si La Vengeance du comte Skarbek se présente comme une expérience de pensée au niveau de la création, un scénario « ultime », la bande dessinée peut également être lue comme une expérience de pensée au niveau de la réception, comme un défi lancé aux lecteurs, à leurs attentes et à leurs connaissances. L’œuvre joue un jeu malicieux avec les possibilités de la fiction : elle met à l’épreuve la validité d’un monde fictionnel en l’altérant progressivement, soulignant ainsi que le dessin, aussi réaliste soit-il en apparence, est bien fictif et soumis au point de vue d’un narrateur. Si le titre de l’œuvre suggère une action typique, une histoire populaire mille fois entendue et donc un déroulement prévisible, La Vengeance du comte Skarbek demande en réalité à son lecteur une vigilance continuelle et elle cherche même à l’induire en erreur, l’incitant à remettre en question les connaissances qu’il pensait avoir acquises au fur et à mesure de sa lecture. Il s’avère finalement que chaque détail de cette œuvre dépend du point de vue duquel il est montré ainsi que du cadrage de chaque vignette. Des détails apparemment anodins et des personnages d’abord aperçus comme secondaires peuvent s’avérer cruciaux. En associant clairement le dessin à ce jeu d’interprétation sur un terrain glissant, La vengeance du Comte Skarbek montre, entre autres, comment la bande dessinée peut être lue comme une expérience de pensée.

Ce qui précède n’est pas complètement vrai…

Après avoir vu l’impressionnante collection de peintures attribuées à Louis Paulus que leur a montrée le mystérieux comte Skarbek, le bonnetier Courselle et le parfumeur Maussard intentent un procès contre le marchand d’art Northbrook qui leur avait garanti, contre d’importantes sommes d’argent, l’exclusivité de l’œuvre de Louis Paulus, peintre présumé mort. À partir de ce moment de l’histoire et pour une large moitié de l’œuvre11, l’action est rythmée par les journées du procès. Si la longueur des six journées est très variable12, la structure reste toujours la même, chaque journée s’ouvrant sur la parution de « L’Éclat », journal au titre évocateur, qui rappelle les enjeux du procès, l’état de l’enquête ainsi que les dernières révélations. Comme s’il s’agissait d’une source documentaire, le dessin montre les articles que le journal consacre au procès, tandis qu’un crieur de journaux vendant L’Éclat cherche à attirer l’attention des passants devant le palais de justice.

Bien qu’ils soient les plaignants, Courselle et Maussard sont rapidement réduits au rang de spectateurs d’un procès qui s’attarde sur l’histoire du peintre Louis Paulus, chaque journée apportant son lot de révélations. Initialement à la demande de Northbrook, le personnage se présentant comme le comte Skarbek prend la parole et devient vite le témoin essentiel du procès. Au niveau de la construction de l’œuvre, il endosse ainsi le rôle du narrateur intradiégétique. Le récit avance par des analepses plus ou moins longues et le récit du témoin paraît d’autant plus crédible que les paroles sont accompagnées de dessins réalistes, y compris quand elles rendent des souvenirs : le lecteur croit ainsi quitter le tribunal pour revivre le destin de Skarbek. Ce dernier explique en premier lieu l’existence de sa grande collection d’œuvres de Paulus en affirmant n’être personne d’autre que le peintre disparu onze ans plus tôt. Il revient ensuite sur ce qu’il présente comme son histoire familiale en Pologne et sur sa carrière militaire qui l’oblige à quitter son pays après le soulèvement de 1830/1831 contre l’Empire de Russie. Accueilli dans l’exil parisien par son cousin Frédéric (Chopin), il retourne à sa passion pour la peinture en se choisissant un nom d’artiste à consonance française : Louis Paulus. Le témoin raconte son amour pour Magdalène, une belle muse forcée par Northbrook à se prostituer pour attirer vers le marchand d’art de jeunes peintres prometteurs et leur arracher des contrats d’exclusivité. Il explique enfin son départ précipité de Paris par le fait que Northbrook a tué devant ses yeux un des clients abusant de Magdalène, puis a voulu faire attribuer le meurtre à l’artiste. Après avoir mis en scène un suicide par noyade dans la Seine, Skarbek alias Paulus s’embarque sur un navire en partance pour la Nouvelle Orléans. Or son voyage s’arrête dans les Caraïbes : unique survivant d’une attaque de pirates, il se retrouve sur l’île du Mont Cristobald, aux mains du chef des pirates, le Français Alexandre Delfrance. Ce dernier laisse à son prisonnier une liberté relative mais l’oblige à peindre les femmes esclaves de son harem. Le récit de Skarbek se termine sur ce qu’il présente comme sa libération par Delfrance : au bout de plusieurs années, il apprend par un livret trouvé dans un navire pris par les pirates la très grande valeur qu’ont désormais les peintures de Louis Paulus en France. Selon son récit, il demande alors à retourner en France pour se venger de Northbrook, ce à quoi le chef des pirates l’aurait autorisé, lui accordant même de partir avec sa maîtresse noire, Violette.

Ce récit de faits antérieurs est accompagné d’événements qui se déroulent parallèlement au procès ainsi que de petites scènes dans la salle du tribunal que le lecteur tend à négliger comme des faits secondaires. Parmi le public de la salle, les planches de la bande dessinée mettent par exemple plusieurs fois l’accent sur un jeune homme aux cheveux blonds, Monsieur Marsac, qui dit prendre des notes pour un romancier en manque de matière. À côté de lui s’assied tous les jours un homme un peu plus âgé que lui, de grande taille et tout de noir vêtu, un certain Monsieur de Tramagne. Avec ses cheveux noirs, son chapeau et son long manteau noir, ce personnage ressemble quelque peu au narrateur, Skarbek. Au fil du procès, Magdalène (la muse que l’on attend comme témoin) est retrouvée morte, tenant dans ses mains les boutons de manchette de Northbrook, un détail qui semble accuser le marchand d’art du meurtre de la jeune femme. Northbrook, quant à lui, doute de l’identité de Skarbek-Paulus en révélant que, lors de la scène de meurtre de son client, il a aussi coupé la main droite de l’artiste d’un coup d’épée. Dans la salle du tribunal, le témoin découvre alors son poignet droit marqué d’une profonde cicatrice : il explique qu’un célèbre chirurgien a heureusement pu lui recoudre la main. Mais Skarbek a aussi le visage brûlé et une voix très altérée – en raison d’un accident, explique-t-il. Enfin, une planche apparemment sans lien avec ce qui précède montre que « Monsieur Frédéric » revient à Paris et reçoit la visite nocturne d’un personnage non-identifiable, un homme que les dessins ne montrent que de dos.

C’est suite à cette visite nocturne, lors de la sixième et dernière journée du procès, qu’a lieu le véritable éclat, annoncé par un clin d’œil méta-narratif dans la première vignette de la planche même, quand l’habituel crieur de journaux interpelle les passants : « Demandez « l’Éclat » ! » (VcS, 91). Le revirement de la situation est en effet spectaculaire ; il révèle le caractère partiellement mensonger du récit tenu devant le tribunal et relativise tout ce qui a été dit et montré précédemment. Monsieur Frédéric est reconnu par le juge et le public comme Frédéric Chopin. Ce personnage respecté de tous se présente devant le tribunal pour lire une lettre qu’il affirme avoir reçue de son cousin Mieszko Skarbek alias Louis Paulus et dans laquelle son cousin, prétendument sur le point de mourir, lui lègue tous ses tableaux. Mis devant l’évidence du fait qu’il usurpe l’identité d’un personnage défunt, le faux comte Skarbek menace le juge avec un couteau mais est abattu par un mystérieux personnage présent dans la salle et dessiné comme une ombre noire, qui s’enfuit. En mourant, le faux Skarbek (il s’agit en réalité d’Alexandre Delfrance, le chef des pirates – et un ancien comédien) reconnaît le personnage qui l’a abattu, mais n’a pas le temps de dire son nom : « Toi !?… Tu étais donc là !?… Pourquoi… n’as-tu… rien dit ?… » (VcS, 95).

À ce stade, le récit des faits du passé est interrompu. Or le personnage qui meurt est celui auquel le lecteur a pu s’identifier malgré toutes les petites incohérences, soi-disant un pauvre artiste victime d’un méchant profiteur et qui semblait animé par un juste désir de vengeance. Au niveau de l’action, le mystère qui entoure l’identité du mort reste entier, mais un doute plane désormais aussi sur le récit que le personnage a livré. Au niveau de la narration, la rupture est nette : le faux Skarbek était le personnage qui avait pris le rôle du narrateur intradiégétique, prenant tout le tribunal comme les lecteurs à témoin de son désir de justice. La bande dessinée insère alors deux planches avec très peu de texte qui permettent de changer aussi bien d’endroit (du tribunal, on passe au cimetière Père Lachaise puis dans un café) que de narrateur : poursuivant l’ombre noire qui a abattu le faux Skarbek, Marsac (le jeune écrivain aperçu dans le public) se lance dans une course en calèche à travers Paris et, devant la tombe fraîche de Magdalène, rattrape son mystérieux voisin du tribunal, l’homme tout de noir vêtu. Celui-ci refuse de reconnaître le meurtre de Delfrance, mais il concède à Marsac trois heures dans un café pour reprendre l’histoire du comte Skarbek, en corrigeant quelques éléments : « Le récit que vous avez entendu au tribunal de ce pauvre Comte polonais réfugié en France, devenu peintre, de nouveau contraint à l’exil et enlevé par des pirates, est entièrement vrai… à quelques détails près. » (VdS, 99)

Le personnage en noir, qui porte un cache-œil et ne quitte jamais ses gants, endosse alors à son tour le rôle du narrateur intradiégétique pour reprendre le récit de la vie du comte Skarbek, dont il parle à la troisième personne du singulier. Selon ce deuxième récit, Skarbek-Paulus a effectivement perdu sa main droite par un coup d’épée de Northbrook et aucun chirurgien n’a pu réparer cette perte. Ambidextre, il aurait pu, cependant, continuer une vie presque normale y compris au niveau artistique. En revanche, l’artiste n’a pas été blessé au visage lors de l’attaque des pirates : Alexandre Delfrance a ajouté ces éléments au récit afin de rendre crédible sa propre apparition défigurée. Cette version des faits présente aussi le maître de l’île du Mont Cristobald comme une personne méchante et égoïste : non seulement, il refusait catégoriquement à Skarbek de le libérer, mais il a même fini par livrer tous ses pirates aux Anglais en prenant la fuite avec sa maîtresse, Violette. C’est cette dernière qui, au moment de partir, aurait mortellement blessé Skarbek dans une grotte de l’île, lui laissant tout juste le temps d’écrire une lettre d’adieu. Le narrateur se présente finalement comme le Bourbeux, pirate devenu l’unique ami de Skarbek-Paulus pendant les onze ans passés sur l’île du Mont Cristobald. Il affirme avoir apporté la lettre d’adieu de son ami en France. Au bout de ce récit, Marsac est content de boucler son scénario ; le narrateur prend congé.

En présentant Delfrance comme un personnage détestable et comme l’usurpateur de l’identité d’un pauvre artiste mort, cette deuxième version des faits finit par détruire les liens de confiance que le lecteur avait pu établir avec le premier narrateur. Mais même si le second narrateur, Monsieur de Tramagne alias le Bourbeux, dégage beaucoup de sympathie, le héros de l’histoire, Skarbek-Paulus, reste distant et tous les secrets de son destin ne sont pas élucidés. En revanche, cette deuxième version de l’histoire permet de relire la première sous un autre angle et d’attirer l’attention sur l’importance des images et de leur cadrage : plusieurs détails inexpliqués voire passés inaperçus à la première lecture prennent ainsi de l’importance. Le lecteur peut par exemple revenir sur la rencontre du faux Skarbek avec Northbrook dans un salon parisien tout au début de l’œuvre : à regarder de près les vignettes, on s’aperçoit que pendant que les deux hommes se donnent la main, le bouton de manchette de Northbrook disparaît (VcS, 8, dernier strip). Or si on se rappelle que ce même bouton est retrouvé sur le corps de Magdalène, il devient évident que le faux Skarbek alias Delfrance a subtilisé le bouton, tué la jeune muse (qui aurait pu se rendre compte que Skarbek avait un peu trop changé pendant son absence et ne pouvait donc être son ancien amant) et placé l’indice sur le corps afin d’accuser Northbrook.

De même, certaines images accompagnant le récit du faux Skarbek s’avèrent rétrospectivement comme inexactes : dans la première version de l’histoire, le personnage d’Alexandre Delfrance est représenté avec un visage intact tandis que celui de Skarbek-Paulus présente d’importantes traces de brûlures (voir par exemple VcS, 77) – l’inverse correspond à la vérité, qui est rétablie par la deuxième version dans laquelle Delfrance est défiguré et Skarbek garde son visage intact (voir par exemple VcS, 107). De même, l’artiste est représenté avec deux bras entiers pendant son séjour dans les Caraïbes (alors qu’en réalité, aucun chirurgien n’a pu lui recoudre son bras droit coupé).

On remarque enfin que le cadrage des images revêt une importance particulière dans cette bande dessinée : le point de vue, l’échelle du dessin, les ombres, la perspective de profil, de face ou, souvent, de dos des personnages – tous les détails montrés ou cachés des vignettes sont soigneusement choisis afin de laisser hors champ ou de rendre flous des détails qui trahiraient trop tôt la bonne version des faits. On peut donc dire qu’à certains moments, l’image est mieux informée que le lecteur et qu’elle peut même être complice de l’usurpation d’identité. Le dessin représente en tout cas très souvent le point de vue d’un personnage et n’est pas neutre : en laissant volontairement le lecteur dans l’ignorance ou dans le doute voire en représentant des mensonges, l’image perd ainsi son caractère de témoignage fiable.

De l’expérience au jeu de piste : un système de références

La déstabilisation du lecteur dans La Vengeance du comte Skarbek a pour conséquence une distanciation brechtienne : la rupture de l’identification avec un personnage d’abord pris pour un autre, sympathique, et la mise en doute de faits acceptés comme vrais attirent en effet l’attention du lecteur sur la fabrication du récit. Or un regard plus fin sur l’œuvre fait apparaître tout un système de références et de clins d’œil volontairement dissimulés dans la bande dessinée. Ainsi, les noms des deux auteurs sont cachés sur deux dessins représentant les rues de Paris au XIXe siècle. Une affiche sur la grille du palais de justice propose aux passants une « Rosinski Expo » (VcS, 91), et un peu plus loin, une enseigne indique avec une flèche que l’« Imprimerie Yves Sente » se situe au numéro 23 d’une rue représentée sur une vignette (VcS, 96). Ces deux renvois métaleptiques sont insérés dans l’action le jour même de l’éclat (le sixième jour du procès), à un moment de flottement dans la narration en raison de la transition entre la première et la deuxième version du récit.

Par ailleurs, et de façon assez ostentatoire, plusieurs renvois intertextuels mettent en valeur l’œuvre d’Alexandre Dumas en général et son Comte de Monte-Cristo en particulier. Le titre de la bande dessinée peut être lu comme un hommage à ce grand modèle du roman d’aventure populaire, l’île des pirates (l’île du Mont Cristobald) y fait évidemment référence et l’écrivain pour lequel travaille le jeune Marsac à la recherche d’un scénario intéressant n’est autre qu’Alexandre Dumas – on sait que l’écrivain historique s’appuyait effectivement sur tout un système d’informateurs et de rédacteurs. Dans la bande dessinée, Marsac écrit une lettre à Alexandre Dumas après le départ du personnage tout de noir vêtu qu’il pense être le Bourbeux. Resté seul à la table du café, le jeune homme s’appuie sur les faits qu’il a appris pour proposer à l’écrivain célèbre le scénario de l’histoire de vengeance et même un titre : « Cher Monsieur Dumas, Je pense avoir une idée intéressante de roman à vous soumettre. C’est une histoire de « vengeance noble » que l’on pourrait intituler très simplement « Le Comte de l’île Mont Cristobald »… » (VcS, 119). Étant donné que l’action de la bande dessinée est située en 1843 et que Le Comte de Monte-Cristo fut publié à partir d’août 1844, la fiction respecte une chronologie plausible entre la récolte d’informations et la sortie du roman… bien que l’on sache qu’en réalité, le roman date du XIXe et la bande dessinée du début du XXIe siècle. Il s’agit par ailleurs d’un hommage et pas d’une adaptation du roman : la bande dessinée raconte une histoire bien différente de celle du célèbre comte dumasien.

Mais une fois que le lecteur a abandonné Marsac à sa table de café, il sera surpris d’apprendre que la version de l’histoire de Skarbek transmise par le jeune écrivain à Alexandre Dumas comporte toujours des erreurs. Les dernières pages de la bande dessinée montrent en effet le personnage tout de noir vêtu achever la vengeance de Skarbek. Dans un duel nocturne à l’épée, il élimine d’abord Violette, l’ex-maîtresse d’Alexandre Delfrance qui a aussi trompé l’artiste prisonnier des pirates. L’homme se bat avec son bras gauche exclusivement, mais il a abandonné son cache-œil, ustensile typique du monde des pirates qui, symboliquement, semblait rendre crédible l’identité du Bourbeux. Se rendant ensuite chez Frédéric Chopin et discutant avec ce dernier, le personnage rectifie aussi la deuxième version de l’histoire du comte polonais : on comprend que ce spectateur du procès, ce deuxième narrateur intradiégétique, n’est personne d’autre que Skarbek alias Paulus. C’est son ami pirate, le Bourbeux, qui est mort dans la grotte de l’île des Caraïbes, poignardé par Violette, et il a souhaité lui « donner un beau rôle pour la postériorité ». Il explique : « Pour Marsac, ce sera le Bourbeux qui aura réalisé la vengeance du Comte Skarbek. Et c’est très bien ainsi. » (VcS, 126)

Après ces dernières rectifications – sans changement de narrateur, mais raconté par un Slarbek qui assume son identité et raconte la vérité – l’action se termine par la disparition complète du héros. Skarbek-Paulus brûle d’abord tous ses tableaux dans le jardin de Chopin, puis il prend congé de son cousin et quitte l’hôtel particulier par une petite porte pour s’effacer complètement : « À présent, je vais repartir. C’est mon cœur qui est devenu de bronze. Je ne suis plus Louis Paulus. Je ne veux plus exister pour ce monde. Les hommes m’ont trop déçu. » (VcS, 126). Il est vrai que depuis la lecture de sa lettre par Chopin devant la Cour, tout Paris (le public, les juges et même Marsac) croit Skarbek-Paulus définitivement mort. Le lecteur a pu adhérer à cette version des faits pendant un moment. À la fin de l’œuvre, ce n’est pas seulement le personnage mais aussi le narrateur fiable enfin trouvé qui s’efface sur la dernière vignette : d’une histoire plusieurs fois rectifiée, il ne restera finalement aucun témoin direct, mais uniquement un monde fictionnel incertain construit par des récits successifs qui s’annulent partiellement.

Du narrateur non fiable à l’expérience de pensée

Le fait que le narrateur constitue la charnière entre le monde de la fiction et le lecteur – ainsi que le rappellent Maxime Decout et Jochen Mecke (Decout/Mecke 2021, 2) – souligne à quel point la découverte qu’un narrateur ment, qu’il n’est pas fiable, peut être perturbante. Décrit d’abord par Wayne C. Booth en 1961, le concept du narrateur non fiable (unreliable author) a souvent été revu et discuté par la critique. Ansgar Nünning a ainsi apporté la différenciation utile entre un narrateur non fiable selon un constat factuel et un narrateur indigne de confiance selon un jugement de valeur (voir Zerweck 2008, 742-743). Le concept repose en tout cas sur le constat que le mensonge existe dans un monde fictionnel et que les personnages peuvent donc dire la vérité ou mentir, dans le cadre des lois du monde fictionnel donné (voir Martinez/Scheffel 2000, 95). Dans La Vengeance du comte Skarbek, les deux premiers narrateurs intradiégétiques s’avèrent être des narrateurs-menteurs : si le faux Bourbeux ment pour rendre hommage à son ami défunt, le faux Skarbek (qui est un criminel et ment devant un tribunal, instance servant à rendre justice) peut même a posteriori être identifié comme un narrateur indigne de confiance. Mais le lecteur n’apprend cela qu’à la page 93, soit au bout des trois quarts de l’œuvre (qui en comporte 126) : aucune instance supérieure, ni un narrateur extradiégétique fiable ni des images qui démentiraient clairement le texte, ne lui vient en aide13.

Des indices se trouvent pourtant tout au long du récit : le faux Skarbek et le mystérieux spectateur tout de noir vêtu se ressemblent physiquement, l’exploit médical de recoudre le poignet du soi-disant artiste paraît improbable, le meurtre de Magdalène semble avoir lieu quand celle-ci sort de chez le faux Skarbek, etc. Si on regarde les trois récits successifs, on constate que tous les personnages importants ne dévoilent pas directement leur identité, portent des pseudonymes, se font passer pour quelqu’un d’autre ou ne disent pas leur nom complet (tel « Monsieur Frédéric »). Mais comme le constate Françoise Lavocat, « nous avons une certaine réticence à ne pas jouer le jeu, à ne pas accorder notre confiance aux narrateurs les plus suspects » (Lavocat 2016, 425). Ce n’est donc qu’au dernier moment, quand les évidences ne permettent plus aucun doute, que le lecteur découvre la vérité et doit s’arracher du narrateur auquel il s’était attaché. Suivra une nouvelle révélation, certes moins éclatante, quand le deuxième narrateur assume son identité et termine son récit en tant que Skarbek, passant de la troisième à la première personne du singulier. Cette narration, qui peut être identifiée avec Martinez/Scheffel comme « partiellement non fiable sur le plan mimétique » (mimetisch teilweise unzuverlässiges Erzählen, Martinez/Scheffel 2000, 102) oblige donc par deux fois le lecteur à « réviser sa représentation du monde de l’histoire » (Lavocat 2016, 423) – brusquement et de façon rétroactive afin de garantir le maintien d’un monde fictionnel cohérent (voir Martinez/Scheffel 2000, 103). La bande dessinée repose ainsi sur une narration à perspectives multiples (voir Nünning 2008, 521) : le récit est décomposé en plusieurs versions, partiellement contradictoires, mais qui s’annulent ou s’améliorent à mesure que le lecteur avance dans sa lecture.

Dans son étude de la narration non fiable en bandes dessinées, Anna Beckmann estime que du fait des combinaisons entre texte et image, le neuvième art est particulièrement enclin à souligner « l’ambivalence, l’indétermination et les vides » et à mettre en question la fiabilité de l’histoire racontée. L’effet de surprise produit par la révélation concernant un narrateur joue selon elle un rôle fructueux, puisqu’il dévoile les attentes implicites par rapport au monde fictionnel et donne la possibilité d’une relecture critique des éléments connus, mais aussi le « plaisir d’une interprétation renouvelée » (Beckmann 2018, 92-93). Pour La Vengeance du comte Skarbek, ce constat se vérifie à deux niveaux. Au niveau de l’histoire, d’abord, les rebondissements et les détails et indices passés inaperçus invitent à relire l’œuvre, conférant ainsi à la bande dessinée une structure circulaire. La toute dernière vignette de l’œuvre, sur laquelle on voit Skarbek quitter la demeure de son cousin et s’effacer, renvoie ainsi à la première planche sur laquelle des voix non identifiées parlaient d’un mystérieux comte polonais récemment arrivé à Paris via Saint Malo : le mystère recommence et une nouvelle interprétation permettrait de prêter attention aux détails ignorés lors de la première lecture. Au niveau du genre bédéistique, ensuite, l’existence de narrateurs menteurs et les ruptures dans la construction narrative orientent le regard du lecteur sur la conception de l’œuvre et sur la réinterprétation de la bande dessinée comme un art reconnu qu’elle propose. Tout comme dans la littérature contemporaine (cf. Decout et Mecke 2021, 8-9), la distanciation suscitée par le narrateur menteur de cette bande dessinée permet un retour critique et amusé sur les formes et les genres du passé.

L’effort intellectuel demandé au lecteur pour saisir la complexité de La Vengeance du comte Skarbek rapproche cette œuvre du concept de l’expérience de pensée – toujours aux deux niveaux de l’histoire et de la conception de l’œuvre. Définie et théorisée à la fin du XIXe siècle, en particulier par Ernst Mach, l’expérience de pensée est conçue comme une méthode de recherche à côté de « l’expérience dite physique à proprement parler », mais placée par Mach à « un niveau intellectuel supérieur » (Krauthausen 2015, 27). Preuve de la « pertinence épistémique de l’imagination », l’expérience de pensée sert à « prouver ou réfuter la validité de lois ou d’explications », voire à « briser les habitudes de pensée » (Kleeberg 2015, 8). Dès 1883, Ernst Mach souligne qu’il s’agit d’une méthode applicable à toutes les sciences sans distinction :

Durch Veränderung der Umstände lernt der Naturforscher. Die Methode ist aber keineswegs auf den eigentlichen Naturforscher beschränkt. Auch der Historiker, der Philosoph, der Jurist, der Mathematiker, der Ästhetiker, der Künstler klärt und entwickelt seine Ideen, indem er aus dem reichen Schatze der Erinnerung gleichartige und doch verschiedene Fälle hervorhebt, indem er in Gedanken beobachtet und experimentiert.
(C’est en changeant les circonstances que le naturaliste apprend. Mais cette méthode n’est nullement limitée au naturaliste proprement dit. L’historien, le philosophe, le juriste, le mathématicien, l’esthéticien, l’artiste clarifient et développent leurs idées en puisant dans le riche trésor de la mémoire des cas similaires et pourtant différents, en observant et en expérimentant par la pensée.) (Mach 1883 cité d’après Krauthausen 2015, 26 ; notre traduction).

Récemment, Nancy Murzilli a fait le lien entre l’expérience de pensée et la fiction littéraire en étudiant deux œuvres littéraires contemporaines qui « utilisent la fiction comme levier d’expérimentation pour en faire le moyen d’expérience de pensée » et qui « forment, pour le lecteur, des expériences à part entière » (Murzilli 2019, 1). Ces expériences de pensée servent, selon elle, à « expérimenter d’autres parcours possibles, d’autres solutions pour envisager d’autres formes de vie et d’autres formes d’action14 » (Murzilli 2019, 9).

Cette conception de l’expérience de pensée peut être transposée sur le neuvième art en général et sur La Vengeance du comte Skarbek en particulier, aux niveaux du contenu et de la conception de l’œuvre. Au niveau du contenu, outre le plaisir de l’enquête menée par le lecteur, les trois versions successives mettent à l’épreuve l’idée abstraite de la vengeance, comme le suggère d’ailleurs le titre de l’œuvre. La vengeance est-elle juste ? Le premier narrateur, le faux Skarbek alias Delfrance, semble chercher une vengeance mais se révèle surtout intéressé par le gain financier potentiel ; le vrai Skarbek-Paulus quant à lui ne cherche pas tant à se venger des escrocs parisiens de sa vie passée que de venger l’oubli de son ami, le Bourbeux, et d’effacer ensuite ses propres traces en tant qu’artiste : il brûle toute son œuvre après l’avoir reprise au bout du procès et il quitte le monde par déception. En revanche, le même personnage tue aussi bien Delfrance (devant la Cour) que Violette (le soir, en duel), ce que l’on peut interpréter comme deux actes de vengeance. Il ne passe pas pour cela par un procès devant un tribunal, mais se fait justice lui-même, ce qui lui évite d’ailleurs de donner clairement la ou les raisons de ses actes : est-ce qu’il les punit pour l’avoir retenu prisonnier pendant des années, pour avoir tué son ami Le Bourbeux, pour avoir usurpé son identité par cupidité ? ou, plus largement, pour mettre fin à la carrière de deux criminels notoires, responsables de l’esclavage et de la mort de centaines de personnes capturées sur des navires ? Plusieurs stratégies de vengeance sont donc proposées successivement au lecteur – mais seule la dernière, celle de l’effacement du personnage, semble être validée par la bande dessinée.

On peut interpréter la narration en trois étapes de la bande dessinée (trois récits successifs s’annulant partiellement) comme une illustration du caractère provisoire de toute connaissance scientifique qui, selon Karin Krauthausen, est l’un de traits caractéristiques de la pensée d’Ernst Mach et une explication plausible pour son goût de l’expérience de pensée comme méthode : Mach n’a eu de cesse de revenir encore et encore sur ses écrits pour en donner des versions toujours plus abouties (Krauthausen 2015, 17). Dans La Vengeance du comte Skarbek, le lecteur est confronté à trois récits successifs qui s’annulent partiellement, mais aussi à des images livrant une foule d’informations complexes que le lecteur doit trier. Affrontant la fiction comme une expérience de pensée, il adopte donc la position de ce que Nancy Murzilli appelle un « lecteur-enquêteur » (Murzilli 2019, 15). Or à la fin de la dernière page de la bande dessinée, l’expérience est inévitablement inachevée, ce qui renvoie le lecteur au début de l’œuvre afin qu’il complète son enquête. Ceci est symboliquement souligné par le fait que l’instance de la Justice est mise en avant par la bande dessinée : afin d’écouter le premier témoignage, le lecteur de La Vengeance du comte Skarbek prend place au tribunal où il est d’abord spectateur, avant de devenir juge une fois le mensonge découvert. Or pour juger, il convient de récolter tous les éléments essentiels de l’affaire – il faut recommencer la lecture.

Le travail du lecteur se fait aussi au niveau de la conception même de l’œuvre : le scénario ultime projeté par Yves Sente est à lui seul une expérience de pensée qui invite les lecteurs à revisiter les genres traditionnels de la bande dessinée (l’action historique, la BD d’aventures, le monde des pirates, etc.) pour attirer, par les ruptures dans la narration et par les indices métaleptiques, l’attention sur le potentiel inattendu de ces genres apparemment classiques et sans grande profondeur. Ainsi, les attentes d’un roman d’aventures quelque peu prévisible seront déçues : le cache-œil, par exemple, est seulement une citation du monde des pirates et ne sert que de simple déguisement à Skarbek tant qu’il veut se faire passer pour le Bourbeux. Le regard aussi informé qu’ironique que La Vengeance du comte Skarbek jette ainsi sur les genres traditionnels de la bande dessinée (mais aussi sur les genres littéraires populaires ou encore sur les genres de peinture affichés sur la planche présentant la collection des œuvres de Paulus) traduit une distance prise – mais aussi la conception de la bande dessinée comme un art qui s’appuie sur une histoire désormais longue pour produire des œuvres complexes.

La complexité de l’œuvre et la déstabilisation du lecteur par des ruptures dans la narration permettent donc à La Vengeance du comte Skarbek d’embarquer le lecteur dans une expérience de pensée vertigineuse qui dépasse largement le processus d’identification classique du lecteur avec un héros fictionnel pour proposer une réflexion aussi bien sur des notions morales (sur la vengeance) que sur la bande dessinée, ses genres de prédilection et sa place parmi les arts populaires.


Références bibliographiques

BECKMANN, Anna, « « Glaub mir nicht, ich bin ein Comic ». Selbstreflexivität im Comic als Markierung narrativer Unzuverlässigkeit », Closure : Kieler e-Journal für Comicforschung, 4.5 (2018), p. 92-105, sous www.closure.uni-kiel.de/closure4.5/beckmann (consulté le 19 août 2021).

BELLANGER, Hélène et Marc RENNEVILL, « Le palais de justice de Paris. Une visite pour l’histoire », Musée Criminocorpus, 2018, sous https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01820601/document (consulté le 8 août 2021).

CITTON, Yves, Mythocratie. Storytelling et imaginaire de gauche, Paris, Éditions Amsterdam, 2010.

DECOUT, Maxime et Jochen MECKE, « La littérature contemporaine aux prises avec le mensonge et la mauvaise foi », Fixxion 22 (juin 2021), 1-15.

DARGAUD, « Nos auteurs : Yves Sente », sous www.dargaud.com/auteurs/sente-yves (consulté le 8 août 2021).

« Grzegorz Rosinski : biographie », site web Thorgal.com, sous www.thorgal.com/auteur/grzegorz-rosinski/ (consulté le 8 août 2021).

KLEEBERG, Bernhard, « Einleitung : Gedankenexperimente, Kontrafaktizität und das Selbstverständnis der Wissenschaften um 1900 », Berichte zur Wissenschaftsgeschichte 38 (2015), p. 7-14.

KRAUTHAUSEN, Karin, « Ermittlung der Empirie. Zu Ernst Machs Methode des Gedankenexperiments », Berichte zur Wissenschaftsgeschichte 38 (2015), p. 15-40.

LAVOCAT, Françoise, Fait et fiction, Paris, Seuil, 2016.

MARTINEZ, Matias et Micheal SCHEFFEL, « Unzuverlässiges Erzählen », in Einführung in die Erzähltheorie, München, Beck, 22000, p. 95-107.

MURZILLI, Nancy, « Comment la fiction contemporaine travaille ses lecteurs. Les expériences de pensée en littérature », COnTEXTES 22 (2019) sous https://journals.openedition.org/contextes/6949 (consulté le 19 août 2021) [pour les citations, les numéros des paragraphes 1-21 sont indiqués à la place des numéros de page].

NÜNNING, Ansgar et Vera, « Multiperspektivität », in Ansgar Nünning (dir.) : Literatur- und Kulturtheorie, Stuttgart, Metzler, 2008, p. 521.

SENTE, Yves et Grzegorz ROSIŃSKI, La Vengeance du comte Skarbek [2004-2005], éd. complète avec cahier d’esquisses, Paris, Dargaud, 2018.

ZERWECK, Bruno, « Erzählerische Unzuverlässigkeit », in Ansgar Nünning (dir.) : Literatur- und Kulturtheorie, Stuttgart, Metzler, 2008, p. 742-743.


1. Sente et Rosinski : La Vengeance du comte Skarbek, éd. complète, Dargaud, 2018, p. 5 [éd. citée par la suite par le sigle VcS].
2. Cet article se réfère cependant à l’édition complète en un tome de 2018 qui intègre notamment plusieurs planches érotiques sous forme d’esquisses (voir ci-dessous, « 2. Un scénario « ultime » »).
3. « J’ai vieilli en onze ans. Mon corps et mon visage ont beaucoup souffert. Même ma voix a changé du fait de cette brûlure à la gorge… Mais oui, c’est bien moi. » (VcS, 12).
4. « Au terme d’une transaction dans le Nouveau Monde, un de mes clients n’a pas pu me régler son dû. Pour éviter un procès, il m’a proposé de prendre ce stock de toiles en échange de sa dette et en m’assurant de leur grande valeur en Europe. J’ai accepté. » (VcS, 26).
5. Sur la page 28, on reconnaît notamment la façade orientale du palais de justice telle qu’elle existe encore de nos jours, construite après l’incendie de 1776 par Pierre Desmaisons (voir : Bellanger et Renneville : « Le palais de justice de Paris. Une visite pour l’histoire », Musée Criminocorpus, 2018, sous : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01820601/document, consulté le 8 août 2021).
6. Son premier scénario pour la série est La Machination Voronov, qu’il propose aux éditions Dargaud en 1998. Accepté par l’éditeur et le dessinateur André Julliard, le volume sort en l’an 2000. Depuis la sortie du Comte Skarbek, Yves Sente a notamment travaillé pour les séries Thorgal et XIII. Voir : Editions Dargaud : « Nos auteurs : Yves Sente », sous : www.dargaud.com/auteurs/sente-yves (consulté le 8 août 2021).
7. Il a précisément réalisé le dessin, les couvertures et les couleurs de tous les albums à l’exclusivité des tomes 19-28. Voir notamment la biographie du dessinateur sur le site de la série Thorgal, sous : www.thorgal.com/auteur/grzegorz-rosinski/
8. Yves Sente : « Chers lecteurs avides d’anecdotes de coulisses », VcS, s.p.
9. A titre d’exemple, voir les critiques sur le site Senscritique.com, notamment un avis de 2011 titré « Dessins à couper le souffle, scénario moins enthousiasmant » qui résume bien la tendance générale (sous : www.senscritique.com/bd/La_Vengeance_du_comte_Skarbek_integrale/229146, consulté le 8 août 2021).
10. De façon exceptionnelle, on trouve de brefs cartouches qui situent des actions se passant en-dehors des récits des personnages et en-dehors du palais de justice : « Tard, le même soir… » (VcS, 48), « Le soir même, dans la nuit… » (90). Ces interventions d’une instance narratrice extradiégétique très discrète assurent la compréhension de l’action ; dans d’autres cas, les images seules remplissent la même fonction (par exemple 120 et 124).
11. Dans l’édition en un seul tome, le procès et ses révélations couvrent les pages 28 à 96 sur 126 pages au total.
12. Voir pages 28 (1ère journée), 31 (2e journée), 49 (3e journée), 66 (4e journée), 69 (5e journée) et 91 (6e journée). La dernière journée est annoncée comme celle du verdict, mais après le revirement de la situation et le changement du narrateur intradiégétique, les pages de la bande dessinée ne montrent plus le palais de justice et abandonnent le procès. On apprendra cependant à la fin de l’histoire que Northbrook a été condamné à restituer tous les tableaux à Louis Paulus alias Mieszko Skarbek (voir VcS, 125).
13. Martinez/Scheffel (2000, 101) indiquent d’ailleurs qu’un grand nombre de narrateurs non fiables sont des narrateurs intradiégétiques, qui, dans la logique de la fiction, se fondent dans la masse des autres personnages sans être privilégiés par rapport à eux.
14. Murzilli 2019, 9. Afin d’expliquer l’action de l’expérience de pensée, Nancy Murzilli s’appuie sur la notion de scénarisation d’Yves Citton qui explique l’inscription de la narration dans le monde réel ou l’influence d’un récit sur le lecteur : « C’est par l’activité de scénarisation que le lecteur réalise des expériences de pensée dont les fictions sont le support. » (Murzilli 2019, 13). Pour le concept de scénarisation, voir Yves Citton, 2010.