À côté de la modélisation du vivant développée par la philosophie mécaniste des siècles classiques, on connaît l’image moderne de « l’homme-machine » telle que rêvée par les futuristes italiens, ce « quatrième règne[1] » né de la fusion de l’homme et de la machine. On connaît moins celle de « l’ouvrier-machine » – du moins ses nuances –, et on l’associe essentiellement au cinéma : Charlot, dans Les Temps modernes, en offre la figuration la plus synthétique et la plus célèbre. Le thème fait pourtant l’objet d’autres films[2] et de nombreux témoignages littéraires tout au long du XXe siècle, depuis les réflexions de Simone Weil dans La Condition ouvrière (paru en 1951, les textes remontent aux années 1930-1940), jusqu’aux récits des « établis » ou des tenants du « tournant ouvrier » confrontés au travail à la chaîne dans les années 1970-1980, ou encore le renouveau du « roman du travail » qu’amorcent en France, en 1982, Sortie d’usine de François Bon et L’Excès-l’usine de Nelly Kaplan.
C’est à travers un corpus moins connu, celui de la poésie sociale et de la poésie ouvrière du XIXe au XXe siècle, que je voudrais interroger cette figure qui constitue une autre forme de rencontre entre l’homme et la machine que celle constituée par la modélisation mécanique : il ne s’agira pas de la machine comme substitut ou complément du vivant, mais comme son extension contraignante. J’en envisagerai l’évolution à travers quelques textes qui m’ont semblé caractéristiques parce qu’ils en fondent la représentation tant poétique qu’imaginaire et parce qu’ils soulèvent la question de la transcription de l’expérience du travail.
L’ouvrier-machine n’est pas la seule représentation du travailleur, ni l’unique figure imaginaire du travail. Elle est même assez récente. Celle du forgeron, souvent plus héroïque, même si le XIXe siècle lui a parfois donné une coloration infernale[3], est par exemple bien antérieure. Ou celle du « constructeur » (maçons, charpentiers, etc.), qui semble connaître un essor au début du XXe siècle, à l’opposé d’une représentation mécanique du travail. On pourrait aussi évoquer le laboureur ou le bûcheron. Toutes ces figures tranchent, par leur caractère volontiers allégorique, avec une approche plus fréquente et plus strictement réaliste, qui considère le travail parmi d’autres activités, pour peindre plus généralement les conditions de vie des travailleurs. Or la figure de l’ouvrier-machine semble synthétiser ces diverses conceptions : elle oblige à se concentrer sur l’univers concret de l’usine[4] et met le travail au cœur de l’activité humaine et du poème ; mais, pour dénoncer les conséquences des nouvelles situations de travail, elle renouvelle la métaphore infernale, ou propose au contraire le symbole d’une autre relation à la machine. On peut y voir une allégorie du travail moderne, dont la forte connotation politique tranche avec les allégories mythologiques traditionnelles.
Constitution de la figure de l’ouvrier-machine
Il paraît logique d’associer cette figure avec le changement des pratiques du travail, visant à sa « rationalisation ». Cela semble juste, à cette nuance près que les premières manifestations du thème sont antérieures aux méthodes dont Taylor est le représentant le plus connu ; dès avant la théorisation de la nouvelle organisation du travail, sur laquelle je reviendrai plus loin, c’est l’industrialisation qui rend sensible une évolution, en raison de la concentration de l’espace du travail imposée par la taille, le coût et la puissance des nouvelles machines, ainsi qu’à cause du passage à la logique de la production de masse : « nous ne sommes que des machines » dénonce déjà Pierre Dupont dans son « Chant des ouvriers » en 1846.
Le motif semble alors particulièrement lié aux tisserands : ceci n’a en revanche rien qui doive surprendre, car c’est à la fois le métier le plus tôt et le plus radicalement mécanisé (dès avant 1850, l’industrie textile dispose d’une machine par opération[5]) ; et – cause et effet – celui qui a connu les premières révoltes ouvrières de l’ère industrielle, dénonçant les conséquences de cette mécanisation et de la réorganisation du travail qui l’accompagne[6].
Même si les métaphores et les mythologismes anciens perdurent, il semble bien que cette métamorphose effective des conditions de travail ait entraîné un renouvellement de sa représentation imaginaire[7]. De ce point de vue, le poème que Heinrich Heine compose en 1844 sur « Les Tisserands de Silésie » [Die schlesischen Weber] marque sans doute un tournant [voir Annexe 1]. Publié sous forme de tract, interdit en Prusse, traduit aussitôt en anglais, imité à l’étranger[8], consacré plus tard par le naturalisme comme par l’expressionnisme allemands, la popularité de ce court poème tient au fait qu’il fixe, imaginairement et poétiquement, la figure du travailleur moderne. Tournant le dos aux représentations conventionnelles du travail, Heine fait parler les travailleurs et sait traduire la réalité de leur activité. Au-delà de sa thématique sociale, le poème fonde un discours réellement politique qui est une part de son succès. Mais il met aussi en œuvre des procédés stylistiques d’une efficacité tellement exemplaire qu’ils deviendront l’une des constantes de la poésie sur l’ouvrier-machine. Le texte n’ignore pas l’image (celle, inquiétante, mais que la littérature politique valorisera, de l’ouvrier comme bête fauve), mais présente explicitement, comme il est fréquent dans la poésie populaire, la dureté et l’injustice des conditions de vie des tisserands, exploités par l’église, le roi et la patrie[9]. En revanche, l’évocation du caractère répétitif du travail repose sur la seule mise en œuvre formelle : Heine use pour cela de toutes les modalités de la répétition, empruntant le refrain à la forme populaire de la chanson (dans la tradition des « chansons de métiers » que le romantisme allemand avait revalorisées), recourant à l’anaphore, aux allitérations, à la répétition de mots (dans le refrain même : « Nous tissons, nous tissons » [Wir weben, wir weben]). Quant à l’appel révolutionnaire du texte, il tient, en fait, sur un mot, et même une syllabe, mise en valeur parce qu’elle constitue une (infime) variation dans la répétition de deux vers entiers à l’ouverture et à la clôture du texte (le passage, entre la première et la dernière strophe, de « Deutschland » à « Altdeutschland », de l’Allemagne à la vieille Allemagne dont on comprend qu’il faut l’évincer). La puissance allusive de la répétition sert ici doublement, pour protéger de la censure, et pour faire ressentir, mieux que toute description, la nature mécanique du travail[10].
L’autre jalon que je proposerai, « Les Usines » d’Émile Verhaeren (Les Villes tentaculaires, 1895) [voir Annexe 2], n’a pas une influence aussi directe, mais sa popularité est certaine, en raison de la considération internationale dont jouit ce poète au tournant des XIXe et XXe siècles. Le texte complète et dramatise, d’un point de vue thématique, la représentation de l’ouvrier comme machine : autant l’efficacité du poème de Heine tient à son caractère allusif, autant le poème de Verhaeren bouleverse par la violence des images. L’ensemble est un vaste panorama d’un quartier industriel : les strophes extérieures décrivent un paysage d’usines monotone et sombre, sa vie quotidienne, les activités d’un port ; les trois strophes centrales nous font entrer dans les usines ; la strophe des filatures, la plus longue, est encadrée par les descriptions grandioses de la métallurgie, pleines de lumières ou de bruits, mais vides ; dans les filatures obscures, au contraire, il y a des hommes en face des machines. Les vingts vers, de longueur très variable, multiplient les effets dramatiques : la synecdoque et la métonymie, qui réduisent d’entrée les ouvriers à leurs « doigts », à leurs « métiers », à une compétence (la dextérité) ; la description d’un espace saturé et humide, carcéral ; la comparaison du mouvement des machines avec une tempête ; le motif final de la folie et de la dévoration… Ces procédés de dramatisation culminent avec la figure de l’ouvrier-machine : les gestes répétitifs (« automatiques »), la temporalité mécanique (l’« universel tictaquement » – que peut seul rendre un néologisme) ont pour conséquence « La parole humaine abolie ». Corps fragmentés, automatismes, silence (d’autant plus terrible que la strophe suivante est emplie du vacarme des machines) : Verhaeren illustre, et sans doute contribue à fonder poétiquement, l’image de l’aliénation ; il suggère aussi, par le seul adjectif « abolie » qui clôt la strophe, le rapport de force qui impose cette déshumanisation radicale, en écho à l’extrême brutalité des relations de l’homme avec la machine, qui le menace dans ses attributs mêmes : l’unité, la parole.
Le XIXe siècle élabore donc une figure et des procédés appelés à devenir topiques : la répétition et le silence sont les deux pôles autour desquels s’organise l’imaginaire de l’ouvrier-machine. Celui-ci va connaître un nouvel essor dans les années 1930, à mesure que les effets de la nouvelle organisation du travail se font sentir.
L’ouvrier-machine, figure symbolique de l’aliénation
Avec l’application de la rationalisation du travail, le motif devient plus explicite. Il reprend les procédés mis en place par la poésie sociale du XIXe siècle, mais s’accompagne souvent d’une nouvelle métaphore, celle de l’usine prédatrice ou vampire[11] qui manifeste la violence subie et le sentiment d’une exploitation inhumaine.
Les pionniers de l’organisation scientifique du travail (O.S.T.), Frank B. Gilbreth (1868-1924) ou Frederick W. Taylor (1856-1915), partent du principe qu’une rationalisation des gestes peut se traduire à la fois par une diminution de l’effort pour le travailleur et par une augmentation « naturelle » de la production pour le patronat. À cette fin, ils étudient la physiologie du mouvement (ils utilisent en particulier la photographie), déterminent « la meilleure façon » [the one best way] d’agir, le temps requis pour l’accomplissement du geste (d’où le développement du chronométrage qui sera particulièrement critiqué dans la méthode Taylor). Ces théories, qui débouchent sur une standardisation du geste et du rythme du travail, sont accompagnées d’une réflexion sur l’adaptation des outils (dont découlera l’ergonomie) et sur la décomposition des tâches. Elles sont prolongées et précisées, en particulier dans les années 1910-1930, tant par des dirigeants d’entreprise que par des ingénieurs, tels Henry Ford (1863-1947), qui institue dès 1913 le travail à la chaîne pour la production de voitures (sur le modèle des abattoirs de Chicago) ; Henri Fayol (1841-1925), qui met en place le « management » moderne ; ou, inspirés de la psychologie plus que de la physiologie, les théoriciens germaniques de la « psychotechnique » (Wilhelm Stern, 1871-1938, Hugo Münsterberg, 1863-1916), dont une branche, la psychologie industrielle, sera particulièrement appliquée au travail. Ces conceptions, qui conduisent à une stricte division du travail, tant en termes de fonctions que de hiérarchisation, sont aussi pour la plupart dans le déni d’un savoir-faire ouvrier (comme dans le déni positiviste du savoir empirique) : le travailleur ne maîtriserait pas ses gestes, ni son rythme, il ne saurait ni s’économiser, ni se reposer quand il est nécessaire. L’imaginaire de la brute n’est pas loin…
Ce n’est pas ici le lieu de développer plus avant l’histoire de l’O.S.T., qui culmine dans la grande industrie des années 1920-1950, mais on comprend pourquoi l’image de l’ouvrier-machine lui est particulièrement attachée : le minutage et la spécialisation des gestes, poussés à l’extrême dans le travail à la chaîne, génèrent des automatismes ; la division des tâches, en empêchant toute vision globale de l’objet produit, réduit l’homme à un « rouage » et vide le travail de son sens. Cette image très critique ne se trouve pas que chez les poètes : les syndicalistes utilisent le motif de « l’homme-machine[12] », privé « de toute initiative dans [son] travail », réduit au rôle d’exécutant ; les tracts ouvriers dénoncent dans les mêmes termes :
… l’ouvrier, réduit à l’état de brute, à qui il est interdit de penser, de réfléchir ; à l’état de machine sans âme, produisant intensivement avec excès, jusqu’à ce qu’une usure prématurée, en faisant une non-valeur, le rejette hors des ateliers[13].
Cette déshumanisation est encore au centre de la réflexion que mène Simone Weil dans La Condition ouvrière où elle souligne à plusieurs reprises que le geste est devenu « tout à fait machinal » et que « penser, c’est aller moins vite[14] ». Après elle, Günther Anders redéfinira le prolétariat comme celui qui travaille sans accéder à une vue d’ensemble de la production[15].
Les textes auxquels je fais appel ici n’ont pas la renommée de ceux que j’ai précédemment utilisés. Ce n’est sans doute pas un hasard : avant que le cinéma ne fixe pour tous la « gesticulation » du travail à la chaîne, ce sont ceux qui en ont fait l’expérience qui peuvent en rendre compte. Le poème « Hymne à la prospérité[16] » de H[arold] H[arwell] Lewis [Annexe 3], écrivain-ouvrier ami de William Carlos Williams, concerne plus largement la condition ouvrière, mais la moitié est consacrée au travail à la chaîne dont il évoque la surveillance constante, l’accélération imposée des gestes, le salaire à la pièce. À la « Prospérité » promise, il oppose l’aliénation : « L’esprit et les muscles esclaves » témoignent de la déshumanisation qu’entraînent les nouvelles formes du travail. Reprenant le procédé de la répétition, qui traduit ici à la fois la contrainte née des rythmes de production et le cycle sans fin de la misère, il peint un ouvrier soumis à sa machine, dont la vie se réduit au travail : dans « l’usine de la vie / […] / il faut se marier à la machine. »
La poésie ouvrière offre ainsi plusieurs exemples de textes sur la rationalisation du travail et le travail à la chaîne. La figure de l’ouvrier-machine y est moins une image que la traduction d’une expérience insupportable, celle d’un travail répétitif sans cesse accéléré : « Nous ne pensons pas – nous ne sentons rien : Seul le rythme mène la main[17] ! ». Elle n’en est pas moins l’expression symbolique d’une aliénation où des cadences mécaniques mettent le corps en pièce et empêchent toute liberté d’esprit.
Le motif sera, dans les années 1920-1930, généralisé à l’ensemble de la société. Le théâtre s’en saisit, pour donner des visions terrifiantes d’hommes atteints dans leur corps, leur pensée et leur vie[18]. Le dramaturge russe Alexandre Taïrov, qui monte une pièce américaine intitulée Machinal, en donnera une analyse clairement politique :
L’homme est l’esclave de cette machine qui tue en lui tout ce qui est vivant, qui mécanise non seulement les signes extérieurs de sa vie, mais sa conscience même et son psychisme.
Un psychisme mécanisé, voilà le phénomène terrifiant, le produit inévitable du régime capitaliste : une machine qui avec une indifférence révoltante coupe chaque pousse vivante qui échappe à son orbite.
En perpétuel mouvement, cette machine est privée de l’unique but qui justifie l’existence de toute machine : produire pour le bien des hommes.
[…] La société capitaliste détruit chaque trait individuel et avec une ténacité sans pitié, elle nivelle la pensée, le sentiment, la volonté, dépersonnalisant et standardisant les gens.
Son schéma n’est pas : la machine au service de l’homme, mais l’homme transformé en machine[19].
La fin du XXe siècle élargira encore le propos, pour dénoncer une société où la vie toute entière, soumise à la machine, est aussi modélisée par elle.
Refonder le rapport au travail et à la machine : un ouvrier-machine futuriste ?
Cette représentation tragique de l’homme au travail fait pourtant l’objet, dans les années 1930, d’un renversement teinté d’utopie, même s’il ne manque pas d’ambiguïtés. L’idée ancienne que l’artisan fait corps avec son outil (car l’outil doit être le prolongement du geste) est réinvestie par les ouvriers, comme le symbole d’une réappropriation de leur travail ; à l’automatisation du geste et à l’inachèvement de la réalisation, la poésie ouvrière militante répond par une conception collective dont la machine est partie intégrante. On reconnaît la thèse marxiste selon laquelle le prolétariat doit se rendre maître des outils de production. En deçà et, dans une certaine mesure, en rupture avec l’analyse marxiste qui se pose en termes de production[20], il s’agit clairement de revaloriser le travail, de lui rendre son statut d’ouvrage, dans les termes de l’opposition ancienne entre le travail et l’œuvre dont Hanna Arendt note que nombre de langues garde la trace[21].
Trois textes, « La nouvelle Machine » de l’Allemand Erich Grisar, « La Machine » du Péruvien Augusto Mateu Cueva et « Vitesse » de l’Américain Carl Sandburg[22] [Annexes 4, 5 et 6], illustrent bien ce retournement, qui vise à se réapproprier la machine pour défendre la possibilité d’un travail libérateur. Les trois textes en effet, en réponse au développement de l’O.S.T., à la fragmentation du travail et à la perte de sens qui en découlent, défendent la thèse d’une création collective : énumération de l’équipe qui va des ingénieurs au grutier et au concierge chez Grisar, répétition jusqu’au ressassement du « nous » chez Sandburg, prise de conscience de la fraternité chez Mateu Cueva. Deux d’entre eux jouent aussi sur l’ambivalence lexicale pour aborder la problématique de la création : chez Sandburg, les ouvriers se donnent pour « The makers of speed » (maker : le fabricant, le concepteur, mais aussi le Dieu créateur, ce que l’on peut traduire, pour tenter de préserver la polysémie, par « les maîtres de la vitesse », bien que ce terme affaiblisse le rapport à l’action) ; chez Grisar, les ouvriers affirment : « Wir schufen das Werk » (« Wir » en italiques dans le texte), soit « Nous avons mené à bien cette œuvre », « Werk » s’employant encore couramment en allemand pour l’artiste et pour l’artisan ; « schaffen », bien que moins précis que « schöpfen » [créer], ayant aussi le double sens de « travailler » et de « créer ». Un autre poète allemand résume à son tour cette revendication : « Nous-mêmes sommes comme des machines, / […] / Et nous voulons être des créateurs[23]. »
On pourrait penser que l’objet machine disparaît dans un tel contexte ; or le motif de l’ouvrier-machine est au contraire le biais par lequel le retournement s’exprime : l’ouvrier ne régresse pas au rang de machine, mais confère au contraire à celle-ci une vitalité qui se traduit poétiquement par des procédés de personnification. Chez Sandburg, le plus ambigu des trois, le caractère mécanique exprimé par les répétitions, le motif récurrent de la vitesse et la référence à la litanie – qui font partie, on l’a vu, du topos thématique et formel de la figure de l’ouvrier-machine depuis le XIXe siècle –, mais aussi par l’énumération des pièces qui renvoie à la fragmentation constitutive de l’objet mécanique, autant qu’à la spécialisation des tâches qui le construisent par étapes, est nuancé par l’ivresse et le pouvoir que donne la maîtrise des machines. Mais le renversement peut être plus radical : chez Grisar, qui nous fait assister à la « naissance » de la nouvelle machine, l’image est ainsi complètement inversée par cette animation qui tire le mécanique du côté du vivant (la machine « marche » et « halète », même si son bruit, « Ruck, tuck, tuck, tuck », reste mécanique). Quant à Mateu Cueva, chez qui le rapport est d’emblée fusionnel puisque la machine est présentée comme « le sang de notre sang, / le muscle de nos muscles » [Siendo sangre de nuestra sangre / músculo de nuestro músculo][24], il raconte la prise de conscience qui fait passer les ouvriers de la destruction des machines (on retrouve chez lui le motif de la machine dévoratrice) à l’alliance nécessaire avec ces « camarades », pareillement exploitées par les patrons. On passe ainsi d’un ouvrier réduit à l’état d’automate, à l’idée d’une appropriation « animiste » du mécanique, qui fonde la relation de l’homme et de la machine sur la complémentarité.
Il n’est pas impossible que cela fasse délibérément écho à l’expansion mécanique de l’humain rêvée par le futurisme italien et à la figure guerrière de « l’homme multiplié[25] » que parachève Marinetti[26], pour la détourner vers le monde du travail : on trouve chez les futuristes russes, du moins chez Maïakovski[27], une réflexion sur l’union féconde des travailleurs et des machines. Le thème du travail créateur devient ainsi récurrent dans la poésie ouvrière engagée en Allemagne comme aux États-Unis (moins en France, semble-t-il, où la poésie ouvrière n’est guère prise en considération), exprimant l’aspiration en un nouveau rapport au travail.
L’image de l’ouvrier-machine, qui s’élabore sur une centaine d’années et est popularisée par le cinéma, fera encore l’objet de nombreux textes dans les années 1950-1970, mais semble passer dans le même temps de la poésie au roman, sans doute considéré plus à même de rendre compte de l’ampleur d’une déshumanisation qui touche désormais tous les aspects de l’existence. Elle paraît aussi connaître une évolution dans la seconde moitié du XXe siècle : élargie à l’ensemble de la vie sociale (relayée en France par le slogan soixante-huitard « métro-boulot-dodo »), intériorisée (l’être humain devient un automate dans sa vie quotidienne, soumise à l’encodage informatique), elle n’apparaît plus strictement comme une allégorie du travail industriel, mais comme la conséquence d’une société de consommation et de surinformation où l’homme est réduit non plus à un « rouage », mais à une « donnée ».
En parallèle, depuis le tournant des XXe et XXIe siècles, et en écho à la crise du travail, la littérature ouvrière se préoccupe plutôt de dépeindre les ravages du chômage et de la désindustrialisation. L’imaginaire de l’ouvrier-machine tend sans doute à disparaître, ou à se métamorphoser à travers la question des « ressources humaines », qui dénonce une autre forme de déshumanisation : la passivité à laquelle est réduit l’ouvrier-marchandise prend le relai de l’automatisation qui menaçait l’ouvrier-machine.
Isabelle Krzywkowski
(Université Stendhal-Grenoble 3)
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Annexe 1
Heinrich Heine (1797-1856), « Die schlesischen Weber » (juin 1844)
Im düstern Auge keine Träne,
Sie sitzen am Webstuhl und fletschen die Zähne:
« Deutschland, wir weben dein Leichentuch,
Wir weben hinein den dreifachen Fluch –
Wir weben, wir weben!
Ein Fluch dem Götzen, zu dem wir gebeten
In Winterskälte und Hungersnöten;
Wir haben vergebens gehofft und geharrt,
Er hat uns geäfft, gefoppt und genarrt –
Wir weben, wir weben!
Ein Fluch dem König, dem König der Reichen,
Den unser Elend nicht konnte erweichen,
Der den letzten Groschen von uns erpreíŸt
Und uns wie Hunde erschieíŸen läíŸt –
Wir weben, wir weben!
Ein Fluch dem falschen Vaterlande,
Wo nur gedeihen Schmach und Schande,
Wo jede Blume früh geknickt,
Wo Fäulnis und Moder den Wurm erquickt –
Wir weben, wir weben!
Das Schiffchen fliegt, der Webstuhl kracht,
Wir weben emsig Tag und Nacht –
Altdeutschland, wir weben dein Leichentuch,
Wir weben hinein den dreifachen Fluch –
Wir weben, wir weben! »
Traduction anonyme proposée sur le site du lycée Elisée Reclus (Sainte Foy la Grande)
http://lycee.reclus.free.fr/tisserand2.htm
LES TISSERANDS SILESIENS
Dans leurs yeux sombres pas une larme.Ӭ
Assis au métier ils serrent les dents.
ӬAllemagne, nous tissons ton linceul,Ӭ
Nous mêlons à la trame la triple malédiction
ӬNous tissons, nous tissons!
Maudite soit l’ Idole que nous avons priée”¨
Dans le froid de l’hiver, dans le froid et la faim.”¨
Attente et espoir. Attente en vain. Espoir en vain.Ӭ
Elle nous a trahis, trompés, bernés.”¨
Nous tissons, nous tissons!
Maudit soit le Roi, le Roi des riches,Ӭ
Que notre misère ne put émouvoir.”¨
Dans notre poche il prit le dernier denier.Ӭ
Puis nous fit fusiller comme des chiens.Ӭ
Nous tissons, nous tissons!
Maudite soit la fausse patrieӬ
Où ne poussent qu’opprobre et que honte.”¨
Où chaque fleur se fane avant de s’ouvrir.”¨
Où la pourriture nourrit les vers.”¨
Nous tissons, nous tissons!
La navette vole. Le métier craque.”¨
Nous tissons le jour. Nous tissons la nuit.Ӭ
Allemagne nous tissons ton linceul.Ӭ
Nous mêlons à la trame la triple malédiction.”¨
Nous tissons, nous tissons!
*****
Annexe 2
Émile Verhaeren (1855-1916), « Les Usines », Les Villes tentaculaires (1895)
Se regardant avec les yeux cassés de leurs fenêtres
Et se mirant dans l’eau de poix et de salpêtre
D’un canal droit, marquant sa barre à l’infini, .
Face à face, le long des quais d’ombre et de nuit,
Par à travers les faubourgs lourds
Et la misère en pleurs de ces faubourgs,
Ronflent terriblement usine et fabriques.
Rectangles de granit et monuments de briques,
Et longs murs noirs durant des lieues,
Immensément, par les banlieues ;
Et sur les toits, dans le brouillard, aiguillonnées
De fers et de paratonnerres,
Les cheminées.
Se regardant de leurs yeux noirs et symétriques,
Par la banlieue, à l’infmi.
Ronflent le jour, la nuit,
Les usines et les fabriques.
Oh les quartiers rouillés de pluie et leurs grand-rues !
Et les femmes et leurs guenilles apparues,
Et les squares, où s’ouvre, en des caries
De plâtras blanc et de scories,
Une flore pâle et pourrie.
Aux carrefours, porte ouverte, les bars :
Etains, cuivres, miroirs hagards,
Dressoirs d’ébène et flacons fols
D’où luit l’alcool
Et sa lueur vers les trottoirs.
Et des pintes qui tout à coup rayonnent,
Sur le comptoir, en pyramides de couronnes ;
Et des gens soûls, debout,
Dont les larges langues lappent, sans phrases,
Les ales d’or et le whisky, couleur topaze.
Par à travers les faubourgs lourds
Et la misère en pleurs de ces faubourgs,
Et les troubles et mornes voisinages,
Et les haines s’entre-croisant de gens à gens
Et de ménages à ménages,
Et le vol même entre indigents,
Grondent, au fond des cours, toujours,
Les haletants battements sourds
Des usines et des fabriques symétriques.
Ici, sous de grands toits où scintille le verre,
La vapeur se condense en force prisonnière :
Des mâchoires d’acier mordent et fument ;
De grands marteaux monumentaux
Broient des blocs d’or sur des enclumes,
Et, dans un coin, s’illuminent les fontes
En brasiers tors et effrénés qu’on dompte.
Là-bas, les doigts méticuleux des métiers prestes,
A bruits menus, à petits gestes,
Tissent des draps, avec des fils qui vibrent
Légers et fin comme des fibres.
Des bandes de cuir transversales
Courent de l’un à l’autre bout des salles
Et les volants larges et violents
Tournent, pareils aux ailes dans le vent
Des moulins fous, sous les rafales.
Un jour de cour avare et ras
Frôle, par à travers les carreaux gras
Et humides d’un soupirail,
Chaque travail.
Automatiques et minutieux,
Des ouvriers silencieux
Règlent le mouvement
D’universel tictacquement
Qui fermente de fièvre et de folie
Et déchiquette, avec ses dents d’entêtement,
La parole humaine abolie.
Plus loin, un vacarme tonnant de chocs
Monte de l’ombre et s’érige par blocs ;
Et, tout à coup, cassant l’élan des violences,
Des murs de bruit semblent tomber
Et se taire, dans une mare de silence,
Tandis que les appels exacerbés
Des sifflets crus et des signaux
Hurlent soudain vers les fanaux,
Dressant leurs feux sauvages,
En buissons d’or, vers les nuages.
Et tout autour, ainsi qu’une ceinture,
Là-bas, de nocturnes architectures,
Voici les docks, les ports, les ponts, les phares
Et les gares folles de tintamarres ;
Et plus lointains encor des toits d’autres usines
Et des cuves et des forges et des cuisines
Formidables de naphte et de résines
Dont les meutes de feu et de lueurs grandies
Mordent parfois le ciel, à coups d’abois et d’incendies.
Au long du vieux canal à l’infini
Par à travers l’immensité de la misère
Des chemins noirs et des routes de pierre,
Les nuits, les jours, toujours,
Ronflent les continus battements sourds,
Dans les faubourgs,
Des fabriques et des usines symétriques.
L’aube s’essuie
A leurs carrés de suie
Midi et son soleil hagard
Comme un aveugle, errent par leurs brouillards ;
Seul, quand au bout de la semaine, au soir,
La nuit se laisse en ses ténèbres choir,
L’âpre effort s’interrompt, mais demeure en arrêt,
Comme un marteau sur une enclume,
Et l’ombre, au loin, parmi les carrefours, paraît
De la brume d’or qui s’allume.
*****
Annexe 3
H. H. Lewis, « Hymne à la prospérité » [v. 1930]
Traduit de l’anglais par N. Guterman et P. Morhange, Poèmes d’ouvriers américains, Paris, Les Revues, coll. « Nos Poètes » 2, 1930, p. 12-15
Vite, vite, vite…
Course, lutte et vacarme.
Plus vite pour l’avidité du Requin.
Plus fort que l’ouvrier n’a besoin
Retentit l’usine de la vie.
Presse, presse, presse…
Loyer pour le taudis surpeuplé,
Lait pour la marmaille qui hurle.
Mais où est-ce que ça nous mène
Et à quoi sert tout ça ?
Pioche, pousse, tape…
Marche dessus !
C’est l’âge du travail à la pièce
Et les hommes se démènent comme des fous.
Mets-en un coup !
L’esprit et les muscles esclaves :
Voilà le sommet, voilà le dernier étage. /
De plus en plus vite
La chaîne vient.
De plus en plus vite
Le coup doit tomber.
Le guetteur, là-bas,
Règle le rhéostat.
Mais où est-ce que ça nous mène
Et à quoi sert tout ça ?
Ça file, file, file
Quand vous avez à suer dessus.
Et ça traîne, traîne, traîne
Quand pas un patron ne vous prend.
Dans l’usine de la vie
Ça hâte, hâte, hâte
Et il faut se marier à la machine.
Hors de l’usine de lutte
C’est l’horrible lenteur, la pourriture et l’emmerdement
Quand aucun patron ne vous ouvre sa prison.
L’usine de la vie bourdonne
De mille nouvelles machines,
C’est à ça que vous vous accrochez
Pour un sale bol de haricots.
Rôde, rôde…
J’ai faim, je cherche du travail.
IL FAUT que je trouve du travail. /
« Brigadier, dispersez-moi ça ! »
Trop mal pour être vrai !
Mendie…
J’ai servi ma patrie en France,
J’ai tué des Barbares,
Maintenant, on me dit : Paye.
Et personne ne me donne de travail.
Je veux du travail.
« Circulez ! »
Nom de Dieu, j’ai des trous au pantalon.
Machinisme.
Rationalisation.
« Prospérité. »
C’est la chanson à Coolidge-Tuyau-de-Poêle qui foire
Sur les murs criant la Faim.
Et après… Quoi après ?
A quoi tout cela mène ?
Traîne, traîne, traîne-toi
Sur tes semelles salopement minces.
Nous maudissons l’inusable pavé,
Nous gémissons dans la pluie, dans la boue,
Nous, millions d’hommes se traînant seuls
Quand nous devrions marcher ensemble. /
Traîne, traîne, traîne-toi…
Traîne, traîne…
Marche !
Marche avec ta femme et tes enfants affamés.
Machinisme.
Rationalisation.
« Prospérité. »
Tout !
*****
Annexe 4
Carl Sandburg, « Good Morning, America » [parfois également intitulé « Speed »], Good Morning, America (1928)
The silent litany of the workmen goes on –”¨
Speed, speed, we are the makers of speed.Ӭ
We make the flying, crying motors,Ӭ
Clutches, brakes, and axles,Ӭ
Gears, ignitions, accelerators,Ӭ
Spokes and springs and shock absorbers.Ӭ
The silent litany of the workmen goes on –”¨
Speed, speed, we are the makers of speed;Ӭ
Axles, clutches, levers, shovels,Ӭ
We make signals and lay the way –”¨
Speed, speed.
The trees come down to our tools.Ӭ
We carve the wood to the wanted shape.Ӭ
The whining propeller’s song in the sky,”¨
The steady drone of the overland truck,Ӭ
Comes from our hands; us; the makers of speed.
Speed; the turbines crossing the Big Pond,Ӭ
Every nut and bolt, every bar and screw,Ӭ
Every fitted and whirring shaft,Ӭ
They came from us, the makers,Ӭ
Us, who know how,Ӭ
Us, the high designers and the automatic feeders,Ӭ
Us, with heads,Ӭ
Us, with hands,Ӭ
Us on the long haul, the short flight,Ӭ
We are the makers; lay the blame on us –”¨
The makers of speed.
Traduction (Isabelle Krzywkowski)
[Vitesse]
La litanie silencieuse des ouvriers continue –
Vite, vite, nous sommes les maîtres de la vitesse.
Nous maîtrisons les moteurs qui volent et qui crient,
Embrayages, freins et essieux,
Engrenages, allumages, accélérateurs,
Manettes et suspensions et amortisseurs.
La litanie silencieuse des ouvriers continue –
Vite, vite, nous sommes les maîtres de la vitesse ;
Essieux, embrayages, leviers, mécanismes,
Nous maîtrisons les signaux et étendons la route –
Vite, vite.
Les arbres s’affaissent vers nos outils.
Nous taillons le bois à la forme voulue.
La chanson geignarde de l’hélice dans le ciel,
Le vrombissement régulier du camion sur la route,
Viennent de nos mains ; à nous ; les maîtres de la vitesse.
Vite ; les turbines traversent le Grand Lac,
Chaque écrou et chaque boulon, chaque barre et chaque vis,
Chaque manche ajusté et tournoyant
Ils viennent de nous, les maîtres,
Nous, qui savons comment,
Nous, les hauts concepteurs et les nourrisseurs automatiques,
Nous, avec notre tête,
Nous, avec nos mains,
Nous, sur le long chemin, sur le vol court,
Nous sommes les maîtres ; blâmez nous –
les maîtres de la vitesse.
*****
Annexe 5
Erich Grisar, « Die neue Maschine », Gesänge des Lebens (1924)
Traduction de travail (Isabelle Krzywkowski) :
La Nouvelle Machine
Contact !
Vibre la voix du maître.
Attente pour lui aussi.
Le moteur sème des étincelles.
Un vrombissement, l’élan.
Détente sur tous les visages :
Elle marche,
La grande machine
Sur laquelle nous avons si longtemps travaillé.
Elle marche.
A présent une secousse, tout autour vole un levier
Et maintenant les pistons brillants halètent :
Ruck, tuck, tuck, tuck
Ruck, tuck, tuck, tuck
Toujours au même rythme agité.
Ruck, tuck, tuck, tuck
Ruck, tuck, tuck, tuck
C’est comme une marche dans la libre campagne ensoleillée.
Et d’ailleurs c’est une marche ;
Car chaque machine, créée dans la sueur
Des mains sans repos,
Délie les mains de la bêche,
Délie les pauvres du travail,
Prend les fardeaux au dos des hommes haletants
Élève les yeux aveuglés.
Éveille les hommes
qui un jour libéreront le monde.
C’est pour cela aussi que tous les yeux brillent
Oubliés les mois d’efforts sans fin,
Oubliés la faim, les chicanes et le besoin
À regarder les roues brillantes tourner
Entendre seulement le bruit agité et immuable
De la machine,
Être à sa naissance
Apporte du changement dans la monotonie des jours sans joie
Rend joyeuses nos corvées,
Donne sens à notre être.
Quelqu’un, sensible à cet être,
A gravé son nom dans une traverse :
Il ne faut pas oublier
Qu’il a aidé à construire la machine.
Lui.
Qui est-il ?
Un d’entre nous,
Un d’entre beaucoup
Qui ont comme lui pris part à cette œuvre :
Les ingénieurs qui ont ébauché les plans,
Les dessinateurs qui les ont exécutés,
Les ajusteurs qui ont limé, percé et assemblé
Minutieusement la centaine de pièces.
Les grutiers qui ont transporté les pièces en cours
D’un établi à l’autre ;
Et même le concierge, qui nous laissait chaque jour entrer travailler
Et chaque soir sortir après des efforts douloureux,
A sa part dans l’ensemble
Finalement produit.
Pourquoi donc le nom d’un seul ?
Je l’efface.
Nous avons mené à bien cette œuvre.
Nous vivons en elle
Et malheur à ceux
Qui l’oublient ;
Car aucun individu ne vit sans le tout.
Le tout n’est produit que par l’union des mains.
L’union des mains bénit l’humanité.
*****
Annexe 6
Augusto Mateu Cueva, « La Máquina » [vers 1930]
Siendo sangre de nuestra sangre,
músculo de nuestro músculo :
¡cuántaas fatigas y penas,
anhelos y gemidos nuestros,
forman tu sólida contextura !
Y sin embargo… ¡ Qué ironía !
¡Verduga ! a cuántos clavaste
en la negra cruz de la explotacíon.
¡Carnicera ! a cuántos trituraste
entre los dientes de tus engranajes,
¡Tiranuela ! a cuántos lanzaste
al frió cementerio de la desocupación.
Por eso en nuestras luchas de redención,
henchidas de bárbara aversión,
te hacíamos aí±icos con los combos de nuestro odio
y los petardos de nuestra fiera indignación.
Y no nos dolía ni menos sufríamos port i…
Pero luego llegamos a comprender
que tú y nosotros,
sometidos a la omnipotencia del amo,
producimos ingentes riquezas
que no son tuyas ni son nuestras…
…………………………………………
Ahora que sabemos… ¡Gran sabiduría!
que somos hermanos los Pobres del mundo,
y ahora que comprendemos que eres nuestra
con regocijo de clase obrera, te llamamos CAMARADA.
…………………………………………
Traduction de travail (Isabelle Krzywkowski) :
………………………………………………….
Sang de notre sang,
muscle de nos muscles :
combien de nos fatigues et de nos peines,
de nos désirs et de nos gémissements
forment ta texture solide !
Et pourtant… Quelle ironie !
Bourreau ! combien en as-tu cloué
sur la croix noire de l’exploitation.
Carnassière ! combien en as-tu broyé
entre les dents de tes engrenages.
Petit tyran ! combien en as-tu envoyé
vers le cimetière froid du chômage.
C’est pourquoi, dans nos luttes rédemptrices
gonflées d’aversion barbare
nous t’avons brisée en mille morceaux sous les coups de notre haine
et les pétards de notre fière indignation.
Et nous n’avons ni peine, ni souffrance pour toi.
Mais à présent nous commençons à comprendre
que toi et nous,
soumis à la toute-puissance du maître,
produisons des richesses considérables
qui ne sont ni tiennes, ni nôtres…
………………………………………………….
A présent que nous savons… Grand savoir !
que nous sommes les frères des Pauvres du monde
et à présent que nous comprenons que tu es nôtre
avec la classe ouvrière qui se réjouit, nous te nommons CAMARADE.
………………………………………………….
[1] Voir par exemple Carlo Carrà, « La Peinture des sons, bruits et odeurs » [La pittura dei suoni, rumori e odori] (11 août 1913), cité dans Futurisme. Manifestes, documents, proclamations, G. Lista éd., Lausanne, L’ge d’homme, 1973, p. 184.
[2] Avant Modern Times de Charles Chaplin (1936), voir Metropolis de Fritz Lang (1927) et À nous la liberté de René Clair (1931).
[3] On en trouve un bon exemple dans la première strophe de « La Lyre d’airain » d’Auguste Barbier (Lazare, Bruxelles, Société belge de librairie, 1837).
[4] Cette remarque est à nuancer, et vaut sans doute surtout pour la poésie : par exemple, le roman de François Bon, Sortie d’usine (Paris, Les Éditions de Minuit, 1982) montre dans ses premières pages combien le rythme mécanique du travail en usine contamine le quotidien.
[5] Un premier prototype de métier à tisser automatique est mis au point par Jacques Vaucanson à partir de 1744 ; Edmund Cartwright perfectionne un métier à tisser mécanique à vapeur à partir de 1785 ; vers 1779, Samuel Crompton met au point une machine à filer.
[6] On retient comme emblématiques les trois révoltes des Luddites de Nottingham (1811-1812), des Canuts de Lyon (1831 et 1844) et des tisserands de Silésie (1844), mais dès 1744 une insurrection oppose les travailleurs du textile de Lyon à la nouvelle organisation du travail prônée par…Vaucanson.
[7] Le thème des tisserands en littérature est antérieur à la révolution industrielle : Chrétien de Troyes par exemple fait parler des tisserandes dans Yvain ou le Chevalier au lion (vers 1176), mais elles n’évoquent que leur condition misérable. La célèbre « Chanson des tisserands » les montre au contraire toujours prêts à s’amuser. Le mouvement de la navette est souvent évoqué dans la poésie ouvrière, sans forcément déboucher sur l’image d’un ouvrier-machine, mais plutôt sur le lien qui unit l’artisan à son outil (voir par exemple Magu, « À ma navette », Poésies, Paris, Delloye, 1839, p. 171-175).
[8] On en trouve des citations au moins dans un long poème litanique de William Heaton, « The Song of the Hand-Loom-Weather » (1857) et dans la célèbre « Chanson des Canuts » d’Aristide Bruant (1894). Sur ce point, voir François Genton, « Tisserands de Silésie et canuts de Heinrich Heine à Aristide Bruant », Littérature et Politique, Université de Grenoble, coll. Recherches et travaux, 1999, n° 56, p. 49-64.
[9] « Avec Dieu, pour le roi et la patrie » [Mit Gott für König und Vaterland] était la devise du roi de Prusse. Les trois strophes centrales du poème, c’est-à-dire les trois malédictions que lancent les tisserands, s’en prennent aux trois tour à tour. Notons que la citation est elle-même une forme de répétition.
[10] Les tisserands qu’évoquent Heine travaillent encore à domicile et souffrent de la concurrence avec les usines ; la dégradation des conditions de travail est encore aggravée par le passage aux métiers automatiques qui entraîne la construction d’ateliers collectifs. Mais le geste qu’impose le métier mécanique a bien sûr déjà un caractère répétitif.
[11] Parmi les images récurrentes et internationales, celle du monstre qui avale et recrache trois fois par jour se veut évidemment la traduction du rythme des allers-et-venues imposées par les « 3 / 8 ».
[12] Victor Roudine, « La grève est totale chez Renault », La Bataille syndicaliste, 12 février 1913 et « La grève bat son plein chez Renault », ibid., 13 février 1913, pour la citation suivante. Consultable en ligne [20 décembre 2010] : http://raumgegenzement.blogsport.de/2010/11/17/victor-roudine-la-greve-est-totale-chez-renault-1913/
[13] Tract du Comité de grève de chez Renault, lors de la grève de février 1913 contre le chronométrage, reproduit dans Absolut modern sein : zwischen Fahrrad und Fliessband. Culture technique in Frankreich, 1889-1937, Peter Hinrichs und Ingo Kolboom éd., Berlin, NGBK / Elefanten Press Vlg, 1986, p. 81.
[14] Simone Weil, La Condition ouvrière (posth., Paris, Gallimard, 1951). Ces deux citations sont tirées d’une « Lettre à une élève » en 1934 ; elle développe cette idée en particulier dans le chapitre consacré à « La rationalisation » (1937).
[15] Günther Anders, « Die Antiquiertheit der Arbeit » [Le travail à l’état d’antiquité] (1977), Die Antiquiertheit des Menschen 2. Über die Zerstörung des Lebens im Zeitalter der dritten industriellen Revolution, Munich, Beck, 1980, 1987, p. 91.
[16] H. H. Lewis, « Hymne à la prospérité » [v. 1930], traduit de l’anglais par N. Guterman et P. Morhange, Poèmes d’ouvriers américains, Paris, Les Revues, coll. « Nos Poètes » 2, 1930, p. 12-15.
[17] « Wir denken nicht – Wir fühlen nicht : / Nur Rhythmus lenkt die Hände! » Max Zimmering, « Das Fließband » [La chaîne de montage] (1930), repris dans Rotes Metall. Deutsche sozialistische Dichtung. 1917-1933, Berlin, Aufbau-Verlag, 1960, p. 337-338. Voir aussi, dans le même volume, Erich Weinert, « Das Lied von der Rationalisierung » [La chanson de la rationalisation] (1930) : après avoir raconté que la mécanisation s’accompagne d’une réduction de la main d’œuvre, il rappelle aux ouvriers qu’ils ont construit les machines et qu’elles leur appartiennent (Ibid., p. 332-334).
[18] Une des plus impressionnantes est la traduction qu’en donne Ernst Toller dans Die Maschinenstürmer [Les Briseurs de machines] (Leipzig, Zürich, Wien, E. P. Tal, 1922), où un ouvrier raconte, dans une tirade hallucinée, que la spécialisation des mouvements et leur répétition ne lui laissent plus de son corps qu’une perception morcelée.
[19] Alexandre Taïrov, exposé de mise en scène pour Machinal de Sophie Treadwell (1932), repris dans Le Théâtre libéré, C. Amiard-Chevrel éd., Lausanne, L’Âge d’homme, coll. « Théâtre Années Vingt », s.d. [1974], p. 161-162.
[20] La « performance » d’Alexeï Stakhanov en août 1935 est la version socialiste du lien établi entre le travail ouvrier et la productivité.
[21] Hanna Arendt, The Human Condition, University of Chicago Press, 1958, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961, ch. 3 : voir les doublets Werk / Arbeit en allemand, le premier utilisé pour les artistes comme pour les artisans ; Work / Labour en anglais, qui opposent plutôt travail intellectuel (dont l’art) et travail manuel ; œuvrer / travailler en français, le premier d’usage vieilli, mais dont le lien avec le travail artisanal est encore attesté dans le « chef d’œuvre » des compagnons ; etc.
[22] Erich Grisar, « Die neue Maschine », Gesänge des Lebens, Jena, Thüringer Verlagsanstalt, 1924, cité dans Deutsche Arbeiterdichtung, 1910-1933, Stuttgart, Philipp Reclam jun., 1974, p. 274-276 ; Augusto Mateu Cueva, « La Maquina » (vers 1940), cité dans Poesía Proletaria del Perú (1930-1976), Víctor Mazzi T. ed., s.l. [Lima], Ediciones de la Biblioteca universitaria, 1976, p. 35-36 ; Carl Sandburg, « Good Morning, America » [parfois sous le titre « Speed »], Good Morning, America, © Carl Sandburg, 1928, cité dans The Complete Poems of Carl Sandburg, San Diego, …, Harcourt, Inc., 1970, p. 332-333.
[23] « Wir stehen selbst wie Maschinen, […] / Und Schöpfer wollen wir sein. », Christoph Wieprecht, « Gesang der Arbeiter », Erde, Duisburg, Echo-Verlag, 1922, cité dans Deutsche Arbeiterdichtung, op. cit., p. 189.
[24] Grisar développe dans un autre poème, intitulé « Travail », la même image à propos de l’usine : « Nous t’aimons tous, / Usine, fier animal ; / Car tu es l’esprit de notre esprit, / Et le sang de notre sang. » [Wir alle lieben dich, / Du stolzer Tier Fabrik ; / Denn du bist Geist aus unserm Geist, / Und Bluta us unserm Blut.], « Arbeit », Morgenruf, Leipzig, R. Nuschke, 1923, cité dans Deutsche Arbeiterdichtung, op. cit., p. 204.
[25] F. T. Marinetti, Le Futurisme, Paris, E. Sansot, 1911, Lausanne, L’Âge d’homme, 1980 : voir en particulier le septième chapitre « L’Homme multiplié et le règne de la machine ».
[26] Marinetti n’ignore pas la thématique du travail : elle est présente dès le point 11 du premier manifeste du futurisme (février 1909) ; elle ne semble cependant pas faire l’objet de textes spécifiques dans la production du futurisme italien.
[27] Par exemple dans sa pièce Le Mistère-bouffe (1918 / 1921), mais aussi dans un poème comme 150.000.000 en 1920.