Le corps dégradé et le corps monstrueux

Les études sur Frankenstein sont légion dans le monde anglo-saxon, utilisant des approches générique, psychanalytique, sociocritique, féministe, épistémocritique, biographique, philosophique, et j’en passe. Frankenstein est de ces romans rarissimes qui suscitent un intérêt unanime – largement étudié par les universitaires, il domine la culture populaire – et qui ont su créer un mythe (au sens de Barthes, comme dans un sens plus classique : Dominique Lecourt [2]e place aux dignes côtés de Prométhée et de Faust). Un mythe qui se décline aujourd’hui sous d’innombrables formes tant cinématographiques que musicales, picturales, bédéistiques, publicitaires, etc. Si le roman est encore aujourd’hui générateur de tant de fictions, de discours, beaucoup reste à dire à son propos. Ainsi, je mettrai l’accent tout particulièrement sur un aspect du texte qui ne semble pas avoir fait l’objet de beaucoup d’attention : l’importance des corps, du corporel, de la force physique autant que de la faiblesse, de la maladie et de la santé, de la beauté et de la laideur, de l’animé et de l’inanimé. Il semble que Shelley ait adopté une approche résolument dichotomique dans son traitement des corps, qui n’est pas sans rappeler celle des auteurs romantiques, dont elle fait assurément partie. La beauté idéale côtoie sans cesse la laideur absolue, tout comme la santé resplendissante des uns met de l’avant la maladie lourdement handicapante des autres. S’il est très souvent question du corps du Monstre créé par Frankenstein, un corps monumental, mais fragmenté, inhumain et surhumain tout à la fois, dans les études consacrées au roman, il sera ici traité comme un corps parmi d’autres. Étonnamment, le corps du Monstre, aussi spectaculaire soit-il, n’est pas aussi présent que celui de Victor, qui traverse tout le récit. Son corps dégradé, affaibli, de créateur et de narrateur.

Révolution, médecine et science

Les études de Frankenstein qui s’intéressent plus particulièrement à son traitement du corps abordent le texte sous différents angles, souvent déterminés par l’approche analytique (ou idéologique) privilégiée par l’auteur : marxisme, féminisme, épistémologie. Voyons d’abord brièvement ce que d’autres en disent. La lecture politique de la monstruosité du corps du Monstre en tant que métaphore des masses révolutionnaires est aujourd’hui fort répandue. Fred Botting (1991) affirme qu’en temps de crise, la monstruosité rappelle la stabilité précaire et la diversité ultimement ingérable de la société. Comme le monstre de Frankenstein, les États-nations trouvent leur origine dans un assemblage incongru de parties intrinsèquement incompatibles et hautement susceptibles de provoquer des frictions, des désaccords. En temps de crise (sociale, politique ou économique), le monstre apparaît comme une marque de la division et de la différence qui ne peuvent être contenues dans les relations hiérarchiques de l’ordre social, qui maintient une illusion d’unité. La monstruosité de la créature créée par Frankenstein est justement induite surtout par son incapacité à donner une illusion d’unité. Victor, au moment de la création, le décrit en ces termes : « his yellow skin scarcely covered the work of muscles and arteries beneath. » (F, 45) Sa mécanique est exposée et ses composantes disparates mises de l’avant. Or, ces composantes sont d’une nature particulière : elles proviennent d’une « dissecting room », d’une « slaughterhouse », des « unhallowed damps of the grave », ou de « charnel-houses » (F, 43). Les corps n’ont rien d’aristocratique et tout de l’assemblage hétérogène des bas-fonds de la société : criminels, mendiants, tous ceux qui n’ont pas de sépulture. C’est qu’à l’époque, il était illégal de disséquer des corps humains autres que ceux de meurtriers exécutés, du moins jusqu’à l’Anatomy Act, voté par le parlement britannique en 1836. Par conséquent, se procurer des cadavres, même à des fins de recherche scientifique, posait problème . [3] Pour pallier au problème, Frankenstein doit jouer aux résurrectionnistes (nom donné aux profanateurs de tombe professionnels payés pour fournir en cadavres les salles de dissection). Devant certaines difficultés, il décide même d’utiliser quelquefois des cadavres d’animaux. La comparaison avec la masse révolutionnaire de la Terreur, telle que perçue par les aristocrates, n’est pas si métaphorique qu’on pourrait le croire. Le Monstre est véritablement fabriqué à partir de ces corps du peuple.

Un peu dans le même ordre d’idée, Lee Sterrenburg (1979) avance une hypothèse plus biographique : le monstre parricide de Mary Shelley serait calqué sur les nombreuses caricatures et critiques des écrits jacobins de William Godwin (le père de Mary). En effet, cette figure monstrueuse était souvent utilisée pour symboliser les conséquences potentielles des propositions anarchistes de Godwin. Or, il semble que, si Mary admirait son père (elle lui a dédié son livre), elle avait d’importantes réserves quant à la valeur des « Radicaux », comme elle les nomme, particulièrement en rapport à leur utilisation de la violence durant la Terreur. Après la mort de son mari Percy Bysshe Shelley, qui partageait les idées de son beau-père, elle s’est éloignée de ces groupes. Ainsi, le Monstre de Frankenstein serait une évocation des critiques anti-godwiniennes, en particulier celles d’Edmund Burke. Adoptant un tout autre angle, Alan Bewell (1988) se propose plutôt d’étudier le discours de l’obstétrique (en plein essor au début du XIXe siècle, de très nombreux livres à l’usage des femmes enceintes apparaissaient alors sur le marché anglais) à l’intérieur du roman, en considérant le rapport problématique de Mary Shelley à cette pratique médicale (sa mère est morte en lui donnant naissance, et elle a elle-même fait une fausse couche quelques mois avant la rédaction de son roman). Il faut ajouter à ces anecdotes biographiques la trame même du roman : la naissance d’un être monstrueux sans recours à la matrice féminine. C’est que les femmes étaient souvent accusées d’être responsables d’éventuels problèmes du fœtus (fausse-couche, malformation, maladie congénitale, naissance prématurée, etc.), tant à cause de leur environnement pollué, de leur mauvaise hygiène de vie (exercice, repos, etc.), que de leurs dispositions mentales, qui étaient réputées affecter le développement de l’enfant. Or, ici, c’est lorsque le féminin est exclu que la monstruosité survient. Il s’agirait donc, de la part de Mary Shelley, d’une volonté de revaloriser le rôle de la femme dans la reproduction, et en particulier de son corps.

La dernière étude sur Frankenstein que j’aborderai, avant de proposer une approche un peu différente, est la théorie, fort intéressante et appuyée, d’Alan Rauch (1995), qui consiste à expliquer la monstruosité de la création de Frankenstein, autrement dit le résultat de ses recherches et de sa quête de savoir, par son incapacité (son refus) à l’introduire dans le monde. Pour expliquer l’importance de la collectivité dans la légitimation d’un savoir dans la première moitié du XIXe siècle, il fait référence aux écrits de John F. W. Herschel, mathématicien, astronome et chimiste britannique, et en particulier à son Preliminary Discourse on the Study of Natural History (1830), où il explique que la science se construit par l’addition de parcelles de savoir, de petites découvertes, qui sont ensuite adoptées ou rejetées par la communauté scientifique, composée d’un grand nombre de subjectivités indépendantes . [4] Frankenstein, en refusant la compagnie de ses collègues chercheurs et en négligeant de communiquer ses découvertes, choisit plutôt de créer un tout autre « body of knowledge ». Le Monstre, en tant qu’incarnation de ce savoir – littéralement puisque ses constituantes et sa mécanique en sont le fruit –, apparaît dans le monde sans y être introduit et sans précédent. Tout savoir nouveau, qu’il soit « bon » ou « mauvais », ne peut que troubler ceux qui ne sont pas familiers avec ses origines. Puisqu’il a d’abord un aspect monstrueux, il faut donc l’introduire en le dé-montrant (de-monstrate), autrement dit en l’exposant, en le démystifiant. L’attitude d’isolement des alchimistes du passé (qui sont d’ailleurs une source d’inspiration pour Frankenstein, qui dévore les livres de Cornélius Agrippa, Albert le Grand et Paracelse dans sa jeunesse), dont l’objectif premier est la production d’un résultat concret comme l’élixir de vie ou la transmutation, ne peut servir de modèle à la science moderne qui se veut collective dans son essence.

Le corps narrateur

Tout au long du texte, le corps, physique, malade ou en santé, entier ou en morceaux, animé ou inanimé est constamment mis de l’avant. C’est ce corps qu’il s’agira ici d’explorer. Comment se manifeste-t-il dans le texte ? Comment le travaille-t-il ? Mais aussi comment est-il générateur de ce même texte ? Le roman s’ouvre et se ferme sur des lettres du capitaine Walton adressées à sa sœur Margaret. Le prologue agit ainsi en tant qu’analepse au début du récit, dont le dénouement nous est alors suggéré : Victor Frankenstein, au bout de ses forces, est recueilli sur un bateau se dirigeant vers le pôle Nord, alors qu’il est à la poursuite d’un humanoïde mystérieux (Walton parle d’un homme et Frankenstein d’un monstre) sur la banquise. Les explications contenues dans les lettres permettent au lecteur de comprendre que Walton médiatisera la narration de Victor Frankenstein, qui raconte sa vie au jeune explorateur, dans le but avoué de le prévenir des dangers inhérents à la fièvre de la connaissance qui l’a autrefois envahi. La narration du roman est donc le fruit d’un corps malade, alité, mourant, médiatisé par un double, plus jeune, pour qui les emportements irrationnels de la découverte scientifique restent à venir, ou à prévenir. Les lettres de Walton nous apprennent également que Victor a relu, annoté et augmenté les transcriptions. La situation d’énonciation du récit nous est donc exposée en détail, mais pour quelle raison ? Si l’on peut interpréter ce prologue et cet épilogue comme de simples stratégies narratives visant à créer un effet de réel, il ne peut être gratuit qu’un roman à ce point traversé par la maladie soit narré justement par un corps malade, un corps mourant. Lorsqu’il le recueille sur son navire, Walton décrit Frankenstein en ces mots : « His limbs were nearly frozen, and his body dreadfully emaciated by fatigue and suffering. I never saw a man in so wretched a condition. We attempted to carry him into the cabin ; but as soon as he had quitted the fresh air, he fainted. » (F, 21) Il s’agit d’ailleurs du dernier évanouissement d’une longue liste dans le roman.

Si Victor Frankenstein s’était promis de ne jamais raconter son histoire, de périr dans le silence en emportant sa créature avec lui, la rencontre du jeune aventurier le convainc du contraire. La narration est pour Victor une épreuve physique, comme l’écriture sera plus loin une trace matérielle de la santé de son corps. Les sentiments refoulés qu’elle fait ressurgir sont ressentis et influencent le débit, le ton, la posture du narrateur :

Sometimes, seized with sudden agony, he could not continue his tale ; at others, his voice broken, yet piercing, uttered with difficulty the words so replete with anguish. […] Sometimes he commanded his countenance and tones, and related the most horrible incidents with a tranquil voice, suppressing every mark of agitation ; then, like a volcano bursting forth, his face would suddenly change to an expression of the wilder rage, as he shrieked out imprecation on his persecutor. (F, 159-160)

Dans les toutes dernières pages, Victor Frankenstein s’éteint finalement, mort de fatigue, mort d’avoir utilisé ses dernières forces pour raconter son histoire. Le roman devient alors testament, le fruit de l’empreinte d’une voix sur un cerveau. Walton décrit les derniers moments de son ami de fortune en mettant l’accent justement sur son besoin irrépressible de dire : « His voice became fainter as he spoke ; and at length, exhausted by this effort, he sunk into silence. About half an hour afterwards he attempted again to speak, but was unable ; he pressed my hand feebly, and his eyes closed for ever […]. » (F, 166) La voix ne peut plus dire et les yeux voir, yeux qui, tout au long du récit, auront une grande importance dans la représentation de l’abject.

Le corps sain, le corps malade et le corps mort

Frankenstein et ses frères et sœurs ont reçu une éducation humaniste où le corps et l’esprit doivent être entretenus, nourris, harmonieux. Le corps malade est un perpétuel sujet d’inquiétude pour les Frankenstein, qui ne cessent de s’enquérir de leur santé physique respective. Elizabeth en donne un exemple probant dans une lettre qu’elle fait parvenir à Victor, malade depuis plusieurs mois, après avoir négligé sommeil et alimentation dans la passion de ses recherches. N’ayant pas de nouvelles, elle entreprend de lui transmettre minutieusement l’état de santé de chaque membre de sa famille, proche ou éloigné. Elle ouvre sa lettre en écrivant « My Dearest Cousin, – You have been ill, very ill, and even the constant letters of dear kind Henry are not sufficient to reassure me on your account » (F, 50), et elle enchaîne sur sa désolation de le savoir affaibli, alité et mal soigné, puisque par une autre qu’elle. Elle termine son introduction en énonçant son désir ardent d’être rassurée par une lettre de la main de Victor, mettant l’accent sur ce point (« your own handwriting », F, 50). C’est une preuve du bon fonctionnement du corps de son cousin qu’elle exige ainsi, une trace physique du mouvement de sa main, jusque-là trop affaiblie pour écrire. La réponse vient d’ailleurs rapidement puisque Victor prend la plume aussitôt, mais l’écriture use son corps affaibli de manière insoupçonnée et épuise rapidement son énergie vitale, tout comme la narration de son histoire le tuera finalement. Dans la suite de sa lettre, Elizabeth mentionne le père de Victor (« Your father’s health is vigorous », F, 50), ses frères Ernest (« He is now sixteen, and full of activity and spirit. […] his time is spent in the open air, climbing the hills or rowing on the lake », F, 50) et William (« he is very tall of his age, with sweet laughing blue eyes, dark eyelashes, and curling hair. When he smiles, two little dimples appear on each cheek, which are rosy with health », F, 52). La description hyperbolique de la bonne santé des Frankenstein prend une telle place que la dégradation du corps de Victor s’en trouve d’autant accentuée. Elizabeth ajoute ensuite de nombreuses précisions sur la maladie, puis la mort de leur mère, et sur la faible complexion de Justine Moritz, la jeune fille adoptée par les Frankenstein (« Poor Justine was very ill », F, 52). Ces nombreux détails sur le fonctionnement des corps des Genevois mettent en évidence que, dans l’univers de Shelley, les corps sont des cadavres potentiels. Et c’est ce qu’ils seront pour la plupart : « In Frankenstein’s monstrous world, even the bodies of beautiful women, in their bloom of youth, are caused to disintegrate into worm-eaten corpses. » (Petkou : 2003, p. 35).

Dans cette perspective, Panagiota Petkou observe le processus de décorporalisation des figures par le texte. Le fait de les décrire presque toujours comme saines et « hygiéniques », sans défauts ni aspérités, comme on a pu le voir dans la lettre d’Elizabeth, met en évidence la corporalité insupportable de leur cadavre. Ceux de William, Clerval et Elizabeth se confondent dans un vocabulaire redondant, peu recherché et laconique. S’ils n’étaient que des corps en santé de leur vivant, ils ne sont que des corps inanimés dans la mort. La seule chose qui les caractérise alors est leur absence de vie, de mouvement ; or, pour un cadavre, rien de bien précis. Ainsi, le cadavre du jeune William, trouvé par son père, est « livid and motionless » (F, 57), celui d’Henry Clerval n’est qu’une « lifeless form » (F, 135) pour Victor, alors qu’Elizabeth est simplement « lifeless, inanimate » (F, 149). La pauvreté du vocabulaire est remarquable dans un roman qui s’attarde autant à décrire les mécanismes physiologiques déficients ou surhumains de Victor et de sa créature dans le détail. D’ailleurs, en opposition aux corps évanescents des cadavres, celui de Victor, lorsqu’il doit faire face à la mort, celle de sa nouvelle femme, est dévoilé dans toute sa mécanique interne qui se fige : « […] my arms dropped, the motion of every muscle and fibre was suspended ; I could feel the blood trickling in my veins and tingling in the extremities of my limbs. » (F, 149) L’inanimé rejoint l’animé, puis ils se confondent. La sensation décrite par Victor, celle de ses muscles et de ses fibres qui cessent leur mouvement, son sang qui se fige dans ses veines, semble suggérer l’idée d’un esprit dans un corps mort, une mort par contamination. Devant le cadavre du jeune William, Elizabeth a une réaction similaire. Après avoir insisté pour voir le corps, elle l’examine minutieusement, puis s’évanouit, son corps se joignant à celui de son frère adoptif dans l’immobilité. La vue des corps morts provoque immanquablement la défaillance physique.

Il est intéressant de noter que les cadavres exposés dans le roman sont ceux des trois personnages tués des mains même du Monstre, créant ainsi un effet de miroir assez troublant : en exécutant les corps, en les privant de leur vie, le Monstre reproduit sa propre naissance inversée, son passage de cadavre à vivant. De leur côté, les cadavres de Justine, du père de Victor et de Victor lui-même, dont la mort n’est que le résultat indirect des actions du Monstre, échappent à la description, à l’exposition. C’est que leur mort n’est pas soudaine et l’immobilité de leur corps surprend moins : Justine est exécutée après un long procès, le père de Victor se laisse mourir de chagrin et Victor agonise longuement, presque tout le roman en fait. La dichotomie corps sain/corps mort n’agit pas, ne reste plus que le corps malade, dégradé, en particulier pour Victor.

Le corps dégradé de Victor Frankenstein

En plus de la maladie qui s’avère fatale alors qu’il narre son histoire sur le navire de Walton, Victor traverse trois autres périodes de maladie importantes qui ponctuent la courte vie du protagoniste. La première survient immédiatement après la naissance du Monstre et s’étend sur presque un an ; la deuxième en Irlande lorsqu’il est accusé du meurtre de Clerval ; et la troisième après sa nuit de noces fatale. Toutefois, la description des maladies qui minent le corps de Victor est souvent décevante en ce qu’elle échoue à intégrer le discours médical. Alors qu’il est sans doute le savant de son époque qui possède le plus grand savoir dans ce domaine, il n’arrive jamais à nommer sa maladie, ni à identifier des causes autres que psychologiques : c’est son effroi, ses remords qui pourrissent son corps. Parce que chaque période d’alitement est accompagnée d’intenses délires fiévreux où il n’a de cesse de s’accuser des crimes du Monstre. L’indicible, le censuré, est alors révélé sous le couvert de la maladie mentale. C’est justement pour cette raison que personne ne s’en inquiète véritablement. Il passe d’ailleurs plusieurs mois dans une institution psychiatrique au cours de sa dernière période de maladie.

Toutefois, tout au long du roman, si le corps est charcuté, suturé, électrifié, négligé, il demeure toujours « naturel », autrement dit, aucune molécule extérieure n’est introduite dans le système, aucune drogue… à une exception près. Après une période de maladie et la mort de Clerval, Victor mentionne sa consommation régulière de petites doses de laudanum, « for it was by means of this drug only that I was enabled to gain the rest necessary for the preservation of life » (F, 141), et affirme même en prendre une double dose cette fois. D’utilisation courante aux XVIIIe et XIXe siècles, le laudanum est un mélange d’opium et d’alcool qui était utilisé autant à des fins médicales qu’hallucinogènes, notamment par Samuel Taylor Coleridge et Thomas de Quincey (qui a d’ailleurs écrit Confessions of an English Opium-Eater (1822) à ce sujet). Or, Frankenstein dort très peu et son corps en convalescence a sans aucun doute besoin de narcotique, mais celui-ci est hallucinogène, et ses périodes de maladie s’accompagnent toujours d’épisodes psychotiques assez intenses. Quelques phrases plus loin, il décrit ses rêves sous l’effet de la drogue : « my dreams presented a thousand objects that scared me. Towards mornings I was possessed by a kind of nightmare […]. » (F, 141) Son père est forcé de le réveiller, parce qu’il s’imagine (hallucine ?) être étranglé par le Monstre. Le sommeil, ou plutôt son absence, est d’ailleurs un aspect important de la détérioration du corps de Victor, particulièrement avant l’aboutissement de ses expériences. Ce refus de dormir, puisqu’il ne s’agit pas ici d’insomnie, est la manifestation de sa passion dévorante dans sa quête de savoir. Il tente ainsi d’imposer à son corps les transports de son esprit, ce qui l’affaiblit considérablement : « I had worked hard for nearly two years, for the sole purpose of infusing life into an inanimate body. For this I had deprived myself of rest and health. » (F, 45) Cette absence de sommeil, qui se combinera plus tard avec de constants évanouissements et des périodes d’alitement prolongées, contribue bien sûr à alimenter le paradigme de l’animé versus celui de l’inanimé. La vivacité frénétique de Victor s’éteint dès lors que sa créature s’anime, dans un étrange transfert de force vitale qui ne se démentira plus. Plus le Monstre gagne des forces et impose la mort aux proches de Victor, plus ce dernier s’éteint. De plus, la maladie a un effet surprenant sur Victor : la dévalorisation de la science, qui est alors directement identifiée aux conséquences désastreuses que l’on connaît. À la simple vue d’instruments scientifiques, Victor s’affaiblit, éprouve une rechute : « When I was otherwise quite restored to health, the sight of a chemical instrument would renew all the agony of my nervous symptoms. » (F, 53) Cette réaction physique se répètera jusqu’à la fin du roman. À partir de ce moment, c’est la science elle-même, sa pratique, ses instruments qui sont associés à la maladie.

Mais quels sont les symptômes de cette maladie ? Toujours les mêmes : évanouissement et fièvre, ou simples faiblesses (« I was forced to lean against a tree for support. », F, 60), convulsions (« I was carried out of the room in strong convulsions. », F, 135), désorientation (« my head whirled round, my steps were like those of a drunken man », F, 150). Autrement dit, ces sens se dérèglent. De son côté, l’évanouissement, qui survient à la vue de cadavres, appartient évidemment au paradigme de l’inanimé, dans lequel on retrouvait déjà le sommeil et la mort, tandis que la fièvre est identifiée au délire, à la passion dévorante, à la perte de contrôle de l’esprit.

Le corps monstrueux de la créature : laideur et abjection

La faiblesse du corps de Victor, continuellement montrée, s’oppose à la force surhumaine du Monstre. Ce jeu de contraste qui se met en place à chaque rencontre entre Victor et sa créature apparaît particulièrement spectaculaire lorsqu’elle se situe dans une nature hostile (mais toujours grandiose et sublime – résolument romantique). Les difficultés éprouvées par Victor pour traverser les montagnes ou le désert arctique ne servent qu’à magnifier la vitesse, la stature et l’agilité du Monstre, qui sont décrites par le biais de métaphores animales (« greater speed than the flight of an eagle », F, 114), mais surtout de superlatifs dénotant son excès d’humanité, sa sur-humanité (« the figure of a man, at some distance, advancing towards me with superhuman speed » ; « his stature […] seemed to exceed that of a man », F, 76). Cet excès est inscrit dans sa création même, son créateur ayant fait le choix du gigantisme. En créant un être proportionné, mais mesurant plus de huit pieds, Victor a forcément utilisé plus de matériau humain (et animal) qu’un humain normal n’en contient. S’il justifie ce choix par des arguments strictement pragmatiques – la petitesse du corps humain compliquant son travail chirurgical –, le résultat demeure un agrégat d’une grande laideur (ugly), parce qu’impossible à contenir et à unifier. La laideur se distingue de l’étrangement inquiétant ( unheimlich ) en ce qu’il n’est pas un retour du refoulé, du moins pas d’un traumatisme individuel refoulé par l’observateur. Le laid est effrayant, tout comme l’étrangement inquiétant, mais il l’est pour tous. Il provoque une frayeur universelle, du moins c’est ce qu’avance Denise Gigante (2007). Son analyse de la laideur du Monstre, en tant que catégorie esthétique problématique, est d’ailleurs fort éclairante pour en comprendre la logique.

C’est que les catégories esthétiques du XVIIIe siècle – le sublime, le beau, le picturesque, le grotesque – échouent à expliquer la laideur du Monstre. Le grotesque (particulièrement important au XIXe siècle) combine effet horrifique et effet comique, mais le laid est dénué de cet effet comique. En fait, en termes esthétiques, le laid correspond simplement à un manque, un manque de beauté ou son exact opposé (Hume, Burke et Kant s’entendent sur ce point). Mais cette conception de la laideur en tant qu’absence ne s’applique pas au Monstre de Frankenstein qui n’est que présence, même un surplus de présence. Pour l’expliquer, Gigante propose donc une définition positive de la laideur, une laideur qui agit, qui menace l’intégrité du sujet : « the ugly is that which threatens to consume and disorder the subject. » (Gigante, 129) En effet, la laideur du Monstre agit résolument sur ceux qui le rencontrent, notamment le jeune William, qui dit le plus clairement cette crainte du démembrement. Lorsqu’il rencontre la créature, il s’écrie : « monster ! ugly wretch ! you wish to eat me, and tear me to pieces » (F, 109). Mais qu’est-ce qui, dans l’apparence physique du Monstre, est à l’origine de cette laideur ? La première description qui apparaît dans le roman est celle de Victor lui-même, dès la naissance de sa créature : « His limbs were in proportion, and I had selected his features as beautiful. Beautiful ! Great God ! His yellow skin scarcely covered the work of muscles and arteries beneath ; his hair was of a lustrous black, and flowing ; his teeth of a pearly whiteness ; but these luxuriances only formed a more horrid contrast with his watery eyes, that seemed almost of the same colour as the dun-white sockets in which they were set, his shrivelled complexion and straight black lips. » (F, 45)

A priori, très peu d’éléments dans cette description appartiennent au paradigme de la laideur : les proportions sont respectées, les cheveux sont noirs et lustrés, les dents d’un blanc perlé, etc. Mais c’est justement les fissures qui apparaissent dans cette harmonie qui en caractérisent la laideur : la peau n’arrive pas à couvrir la chair, donnant à voir l’intérieur, la discontinuité du corps. Or, la beauté, telle que définie par Coleridge [5] , est la multitude dans l’unité. Le beau existe lorsque le multiple, toujours perçu comme multiple, devient un. C’est précisément ce qui n’est pas possible avec le Monstre : il ne cesse jamais d’être un assemblage pour devenir un être, justement parce que sa constitution échoue à dissimuler les sutures (au sens métaphorique comme littéral).

Outre cette idée d’un manque d’unicité, la laideur du Monstre tient aussi beaucoup à son regard, à son œil vitreux, jaune, sans clarté. Or, pour Edmund Burke, la beauté de l’œil tient justement à sa clarté (clearness), sa transparence qui évoque le diamant, l’eau claire, le verre [6]. Au-delà de la beauté, ou plutôt de la laideur de l’œil, il y a aussi le regard, qui joue un rôle central dans le roman. Victor constate sa réussite en voyant les yeux de sa créature s’ouvrir [7] et sa monstruosité est établie lorsque leurs regards se croisent : « Unable to endure the aspect of the being I had created, I rushed out of the room. » (F, 45) Tout se joue dans cette simple phrase. L’abandon de l’enfant monstrueux vient sceller le destin du père. Mais, dans le regard, il y a bien sûr aussi l’abjection. Panagiota Petkou propose d’analyser l’abjection du corps cadavérique du Monstre en opposition à la toile Leçon d’anatomie du docteur Tulp de Rembrandt où le regard est dévié, l’œil ne rencontre jamais l’abject du cadavre (tous les personnages détournent le regard), dont les yeux sont dans l’ombre. Et c’est d’ailleurs ce qui rend acceptable la scène, la rend soutenable. Dans cette optique, l’abject, qui traverse le roman de Shelley, est dans la monstration continuelle du corps mort, autant celui des victimes du Monstre que celui du Monstre lui-même. Et cette monstration est d’autant plus abjecte qu’elle a lieu hors des murs de la salle de dissection, enclave médicale qui transforme le cadavre en objet d’étude et le rend supportable dans le contexte du XIXe siècle anglais. Le regard est d’ailleurs continuellement mis en scène lorsqu’il s’agit du Monstre. Victor parle de son « […] unearthly ugliness [that] rendered it almost too horrible for human eyes » (F, 77), alors que Walton explique sa réaction : « Never did I behold a vision so horrible as his face, of such loathsome yet appalling hideousness. I shut me eyes involuntarily […]. » (F, 167) Non seulement le regard du Monstre définit sa laideur, mais il rend également le regard des autres impossible, sa laideur est insoutenable pour l’œil humain.

Dans la scène de création avortée de la deuxième créature (nommée la « fiancée » dans les adaptations théâtrales et cinématographiques qui ont suivi), ce surplus de regard à l’origine de l’abjection est mis en scène dans une reconstitution décalée de la scène primordiale freudienne. Le Monstre observe son créateur par la fenêtre, alors qu’il travaille à la création de son deuxième enfant : « on looking up, I saw, by the light of the moon, the dæmon at the casement. A ghastly grin wrinkled his lips as he gazed on me, where I sat fulfilling the task which he had allotted to me. […] As I look on him, his countenance expressed the utmost extent of malice and treachery. » (F, 127) Dans cette scène de conception, la créature en devenir est à la fois enfant et mère dans le triangle oedipien : le traumatisme s’accomplit lorsque Victor fait violence au corps de la créature femelle, la détruisant avec une fureur peu contenue devant son « fils » qui désirait déjà ce corps potentiel. La scène se termine par la réplique fatidique du Monstre « I shall be with you on your wedding night. » (F, 129). L’enfant menace d’assister à sa conception, sur un plan métaphorique. Mais comme le suggérait Alan Bewell, l’absence du corps féminin dans la création pose problème et procède à l’inversion du complexe d’Œdipe, l’enfant tuant la mère. Bien sûr, à partir de là, toute une lecture psychanalytique pourrait être faite du roman, particulièrement à partir des théories de Julia Kristeva, mais là n’est pas mon propos.

Des mots à l’image

Le corps, physique et métaphorique, est dans le roman Frankenstein au centre de toutes les préoccupations, de toutes les représentations. Corps narrateur, corps réanimé, corps malade, corps inanimé, chaque aspect du récit et de son énonciation en est traversé. Mais qu’advient-il de ce surplus de représentation dans le passage des mots aux images, du livre à la pellicule ? Si la créature est monstrueuse par son excès de corps, la production cinématographique autour du roman de Shelley l’est certainement aussi. Pourtant, la centaine (ce qui est une approximation conservatrice) de films qui s’en revendiquent s’éloignent fort de l’original, et ce, tout particulièrement dans le traitement réservé au corps. Si l’on exclut les films les plus récents (en particulier Mary Shelley’s Frankenstein, de Kenneth Branagh (1994) et la minisérie Frankenstein de Kevin Connor (2004) qui proposent une lecture plus fidèle du roman), Victor n’est jamais malade ou affaibli, ce qui conviendrait mal à un héros ou même à un méchant cinématographique. Il devient alors pur esprit (son corps caché par le sarrau de laboratoire n’est jamais exposé ou malmené) ou pur désir (beaucoup de films mettent de l’avant les pulsions sexuelles de Victor, par exemple Flesh for Frankenstein de Paul Morrissey (1973) ou le Rocky Horror Picture Show de Jim Sharman (1975)). Ainsi, paradoxalement, le corps disparaît à l’écran, on le montre peu, et si c’est le cas, très rarement dans sa laideur. Les raisons en sont multiples : les codes diffèrent, la censure joue un rôle non négligeable, mais, surtout, l’image ne pourra jamais montrer ce que les mots exposent. L’horreur cinématographique joue beaucoup plus sur la suggestion et l’effet psychologique que sur la monstration (qui crée souvent un effet comique de l’ordre du grotesque). La laideur et la dégradation du corps chez Shelley sont tout simplement impossibles à mettre en image. Toutefois, une étude plus approfondie de ces films nous révèlerait sans doute beaucoup, tant sur l’évolution de la représentation de corps entre le XIXe siècle de Shelley et le XXe siècle hollywoodien, que sur le rapport texte/image qui semble bien problématique lorsqu’il s’agit d’exposer ce corps.

Bibliographie sélective

Bewell, Alan. 1988. « An Issue of Monstrous Desire : Frankenstein and Obstetrics », Yale Journal of Criticism. Vol. 2, p. 105-128.

Botting, Fred. 1991. Making Monstruous : Frankenstein, criticism, theory. Manchester/New York, Manchester University Press.

Brewster, Glen. 2001. « From Albion to Frankenstein’s Creature : The Desintegration of the Social Body in Blake and Mary Shelley », p. 64-82. In Ghislaine McDayter et al. (éd.). Romantic Generations : Essays in Honor of Robert F. Gleckner. Lewisburg/Londres : Bucknell University Press/Associated University Presses.

Favret, Mary A. 1992. « A Woman Writes the Fiction of Science : The Body in Frankenstein ». Genders. No 14, automne, p. 50-65.

Gigante, Denise. 2007. « Facing the Ugly : The Case of Frankenstein », p. 125-148. In Harold Bloom (éd.), Mary Wollstonecraft Shelley’s Frankenstein. Coll. « Bloom’s Modern Critical Interpretations ». New York : Chelsea House.

Petkou, Panagiota. 2003. « Getting Dirty with the Body : Abjection in Mary Shelley’s Frankenstein ». Gramma : Journal of Theory and Criticism. Vol. 11, p. 31-38.

Rauch, Alan. 1995. « The Monstrous Body of Knowledge in Mary Shelley’s Frankenstein ». Studies in Romanticism. Vol. 34, no 2, p. 227-253.

Schoene-Harwood, Berthold (éd.). 2000. Mary Shelley : Frankenstein. Coll. « Columbia Critical Guides ». New York : Columbia University Press.

Shelley, Mary. 1999 [1831]. Frankenstein or The Modern Prometheus. Coll. « Wordsworth Classics ». Ware, Angleterre : Wordsworth Editions.

Sterrenburg, Lee. 1979. « Mary Shelley’s Monster : Politics and Psychology in Frankenstein », p. 143-179. In Levine et Knoepflmacher, The Endurance of Frankenstein.

ps:

Elaine Després travaille à une thèse de doctorat au département d’études littéraires de l’UQAM (Université du Québec à Montréal) qui aura pour titre « Pourquoi les savants fous menacent-ils de détruire le monde ? Analyse de l’éthique scientifique à travers la figure littéraire du savant fou ». Membre du groupe de recherche le Sélectifqui s’intéresse aux sciences et à l’imaginaire, elle codirige la publication d’un recueil qui s’intitulera Dérives de la science, qui sera publié par le centre de recherche Figura au cours de l’année 2009. Elle publiera également un article dans le numéro « Science et fantastique » de la revue Otrante, dont le titre sera « Greffe, hybride et mémoire cellulaire : quand la science crée un effet fantastique dans l’œuvre de Maurice Renard ».

notes:

[1] Mary Shelley, Frankenstein or The Modern Prometheus, coll. « Wordsworth Classics », Ware, Angleterre : Wordsworth Editions, 1999 [1831], 175 p. Les citations sont toutes tirées de cette édition.

[2] Dominique Lecourt, Prométhée, Faust, Frankenstein : Fondements imaginaires de l’éthique, coll. « Les empêcheurs de penser en rond », Le Plessis-Robinson, Éditions Synthélabo, 1996, 158 p. l

[3] À ce propos, lire Mary Roach, Stiff : The Curious Lives of Human Cadavers, New York, Norton & Cie, 2003, 303 p.

[4] À ce propos, lire Bertrand Saint-Sernin, « Les philosophies de la nature », In Daniel Andler, Anne Fagot-Largeault et Bertrand Saint-Sernin, Philosophie des sciences I, Paris, Gallimard, folio essais, 2002, p. 47-73.

[5] Samuel Taylor Coleridge, « On the principles of genial criticism concerning the fine arts, especially those of statuary and painting, essay III », In Jackson et al. (éd.), The Collected Works of Samuel Taylor Coleridge, Princeton, Princeton University Press, 1969-98 tel que cité par Denise Gigante, op. cit., p. 131.

[6] Edmund Burke, A Philosophical Enquiry into the Origin of our Ideas of the Sublime and Beautiful (1757) tel que cité par Denise Gigante, op. cit., p. 131-132.

[7] Il est intéressant de noter que les nombreuses adaptations cinématographiques du roman effectuent ici un déplacement important : c’est généralement le mouvement de la main de la créature qui signe son acte de naissance, et ce, depuis l’adaptation de James Whale qui a fait école, et non l’ouverture des yeux. J’avancerais l’hypothèse que ce choix s’explique par la nature fort différente du Monstre cinématographique par rapport au Monstre littéraire : presque toujours muet, il fait preuve d’une force brute dénuée d’intelligence et de véritable désir de vengeance. Il est un Monstre sans âme qui égorge, avec ses mains bien sûr, qu’il tient devant lui lorsqu’il marche maladroitement, précisément comme une momie (qui est un cadavre animé, ne l’oublions pas). De plus, il n’est jamais, ou presque, abandonné par Victor dans les adaptations, peut-être justement parce que le savant fou ne rencontre jamais le regard monstrueux de sa créature ? Comment le pourrait-il, si l’on considère le regard éteint de Boris Karloff dans son interprétation du Monstre ?

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