I started out trying to beat dead writers that I knew how good they were. (Excuse vernacular) I tried for Mr Turgenieff first and it wasn’t too hard. […] Mr Henry James I would just thumb him once the first time he grabbed and then hit him once where he had no balls and ask the referee to stop it.
–Ernest Hemingway (lettre à Charles Scribner, 1949)
Hemingway contre Henry James… Un combat de boxe fantasmé, où Hemingway nie la virilité de son adversaire (he had no balls) et lui refuse l’honneur de l’affrontement (ask the referee to stop it). En réalité, c’est sur le ring de l’écriture que les deux auteurs américains se font face. S’ils ont tous deux vécu en expatriés, tous deux écrit sur l’Europe, sur ses villes et ses campagnes, du point de vue du style, tout les oppose : d’un côté, les phrases courtes et drues d’un Hemingway minimaliste qui reprend les codes d’une parole hyper-masculinisée ; de l’autre, les formules longues et rusées de James qui, dans leur élégance, seraient moins viriles. Comment ces styles modulent-ils la voix intérieure du lecteur, cette voix qui suit les inflexions du texte ? Et dans quelle mesure le texte littéraire, en modulant ainsi la voix intérieure du lecteur, lui fait-il endosser un corps marqué par les normes régulant l’identité de genre, normes anatomo- et biopolitiques (Foucault 1994) définissant les standards de la masculinité et de la féminité ? Ces normes influencent-elles la manière dont le corps genré, que secrète la voix intérieure du lecteur, habite les espaces écrits par James et Hemingway ?
L’objectif de cet article est d’expliciter les a priori qui se cachent derrière l’opposition simplificatrice entre le style « viril » de Hemingway et celui plus « féminin » de James, en étudiant la forme que ceux-ci donnent à la voix intérieure du lecteur et, à travers elle, comment ils disposent de son corps genré, le faisant déambuler –ou non– dans les rues de Paris ou de Venise, aux côtés des héros-narrateurs de The Aspern Papers (James 1888) et de The Sun Also Rises (Hemingway 1926). À travers cette enquête, nous verrons comment la question de la parole intérieure est à même de renouveler la manière dont nous pensons la lecture littéraire, son articulation aux normes de genre et sa capacité à nous immerger dans des espaces textuels. Nous nous pencherons tout d’abord sur la manière dont Hemingway relie masculinité et style littéraire en se positionnant face à Henry James, avant de nous intéresser à la construction d’un corps empathique autour de la voix intérieure du lecteur, voix dont le rythme, notamment respiratoire, module notre manière d’habiter les espaces du texte.
Le tournant du XXe siècle est un moment clé pour étudier les formes que prend, au sein de la culture américaine, la masculinité. Celle-ci y est en effet mise en crise par l’émergence et la structuration de mouvements féministes toujours plus importants (Kimmel 1996). Les femmes se négocient alors une place dans des espaces socio-professionnels que le siècle précédent leur interdisait, et font face à la critique, par exemple celle que le jeune Henry James adresse, dans une chronique parue en 1865, au roman de Harriet Prescott, Azarian: An Episode, en raison de son style, qu’il juge excessivement fleuri (donc en des termes proches de ceux que Hemingway utilisera à son égard, un demi-siècle plus tard), un style trop romantique alors que l’heure serait au réalisme et à sa vision « scientifique » du monde, développée par des auteurs masculins que James admire, tels que Balzac et Mérimée (Boyd 2017, 118-120). Le style littéraire devient donc ici l’enjeu d’un affrontement entre masculinité et féminité, tels qu’ils se conçoivent en cette seconde moitié du XIXe siècle.
Ce dénigrement d’un style qui serait trop féminin n’est cependant pas nouvelle puisque, comme nous le rappelle la poétesse et historienne Anne Carson (1995, 119), la Grèce antique critique déjà la volubilité excessive et la voie aiguë de la femme : pour Aristote, les créature braves et justes (lions, taureaux, coqs et hommes) ont toutes des voix graves. La voix, incluant la voix intérieure, est toujours produite à l’interface d’une vie individuelle et collective (Michlin 2005, 197), elle est marquée par la place qu’elle occupe au sein de divisions socio-économiques, raciales et de genre, place qui limite ou amplifie sa légitimité au sein du paysage discursif et sonore que nous habitons (d’où la célèbre question que pose Gayatri Spivak en 1983 : « le subalterne peut-il parler ? »). Si James critique l’écriture de Prescott dès 1865, c’est peut-être avec le naturalisme (Stephen Crane, Jack London) et ses évocations de la sociabilité et de l’amitié masculines, que la littérature américaine devient le lieu d’une construction spécifique de la masculinité moderne (Town 2004). Chez Crane et chez London, l’écriture et la vie littéraire permettent de remplir le vide nostalgique laissé par la fin de la conquête de l’Ouest, qui implique la disparition (symbolique) d’un certain héroïsme. Le naturalisme américain s’intéresse ainsi à des usages particuliers de l’espace (l’aventure masculinisée contre la domesticité féminisée), une configuration que nous retrouverons chez Hemingway. Ce dernier hérite en effet de cette nostalgie d’un monde permettant le déploiement d’une certaine masculinité, et cherchera à développer un style, une voix qui reflète cet idéal.
Cette recherche se manifeste notamment dans les commentaires machistes de Hemingway à propos de James. Dans une lettre à son ami peintre Waldo Peirce, datée du 13 décembre 1927, Hemingway évoque une lecture à haute voix d’un texte de James, que lui aurait fait sa seconde femme, Pauline :
Pauline has been fine and has read Henry James (The Awkward Age) out loud–and knowing nothing about James it seems to me to be shit. […] the men all without exceptions talk and think like fairies except a couple of caricatures of brutal « outsiders. » (Hemingway 1981, p. 266)
Ce jugement de qualité littéraire (seems to me to be shit), Hemingway le prononce au nom du caractère efféminé des voix et des pensées des personnages de James, ici qualifiés de « tantes » (fairies ; comprendre : homosexuels). Il n’est pas étonnant de retrouver chez cet auteur un tel entrelacement du stylistique et du masculin et ce, dès 1927, un an après la publication de The Sun Also Rises et deux ans avant celle de A Farewell to Arms. Cet entrelacement sera en effet central à sa carrière d’écrivain, placée sous le signe « viril » de la vitalité, de l’authenticité et de l’esprit aventurier. Chasseur, boxeur, reporter de guerre, marié successivement à quatre femmes, Hemingway s’efforcera tout au long de sa vie d’incarner au mieux les formes visibles de ce que Robert Connell (1995) nomme la masculinité hégémonique (notamment militaire et sportive), nous proposant une performance genrée qui, dans son exagération, se trouve à la limite du camp (voir l’essai classique de Susan Sontag, Notes on Camp, publié en 1966, et, plus récemment, la discussion du straight camp par le cinéaste Bruce LaBruce, 2012). Par son caractère spectaculaire, cette performance de la masculinité révèle son caractère construit, artificiel mais aussi (et donc) artistique, lorsqu’elle se transpose avec génie dans le domaine de l’écriture. Par son articulation stylistique, la masculinité se libère paradoxalement des normes sociales et devient un objet esthétique (Worden 2011, 107). Comme le gay camp dynamise l’écriture d’un Oscar Wilde ou le cinéma d’un John Waters, le straight camp apparaît comme un style de vie, un mode d’existence et une sensibilité qui nourrit l’écriture de Hemingway, et oriente la manière dont la lectrice s’incorpore cette écriture, la manière dont elle lui donne voix, intérieurement.
Le côté camp, excessif et affecté, du rôle viril joué par Hemingway apparaît également dans des lettres plus tardives, adressées à son éditeur Charles Scribner, et dans lesquelles il fait aussi référence à James. Comme dans la lettre citée en épigramme, avec son combat de boxe imaginaire, Hemingway relie, dans cette correspondance de 1950, performance du genre et style littéraire. Il y raconte une journée mouvementée et festive, passée à Fossalta di Piave, la commune vénitienne où il aura été blessé à la jambe le 8 juillet 1918, alors qu’il officie comme infirmier pour la Croix-Rouge :
I do not imagine this is the type of life which would have agreed with Henry James but fuck all male old women anyway. He wrote nice but he lived pretty dull I think too dull maybe and wrote too nice about too dull. (Hemingway 1981, p. 703)
L’écriture de James, que Hemingway juge trop gentille et ennuyeuse (wrote too nice about too dull) est ici encore associée à un manque de vigueur et de virilité (fuck all male old women anyway) qui contraste avec l’esprit baroudeur, bourlingueur (évoqué ici sous le vocable « the type of life ») que s’attribue l’auteur de Men Without Women (1927). Cet esprit ne définira pas uniquement la manière dont Hemingway vit, mais également celle dont il écrit ; il informe son style minimaliste si particulier, qui changera la face de la littérature américaine au XXe siècle.
C’est cette transposition littéraire qui nous intéressera ici, et ses effets sur le corps empathique du lecteur (j’emploie ici le terme « empathie » dans le sens que lui donne son inventeur, le psychologue Edward Titchener, qui traduit ainsi en 1909 le concept allemand d’Einfühlung en évitant les tonalités émotionnelles du terme « sympathie », et en soulignant le caractère essentiellement sensori-moteur du phénomène ; voir Jorland 2004). Ce corps empathique se construit autour de la voix intérieure de lecteur, et lui permet d’habiter les univers textuels dans lesquels il s’immerge, comme un scaphandre permet au plongeur d’explorer les fonds marins. Nous nous pencherons sur les formes que ce corps sonore et spatial prend chez Hemingway (actives et conquérantes) et James (contemplatives). Mais auparavant, il nous faudra clarifier le fonctionnement de la voix intérieure du lecteur, et la manière dont celle-ci sollicite son corps sensori-moteur. Pourquoi l’adhésion de notre voix intérieure à un style littéraire particulier implique-t-elle une mise en phase plus globale de notre corps avec les configurations sensorielles et motrices véhiculées par ce style ?
Comme la musicienne interprète une partition, suivant avec son instrument les contours de la mélodie qui s’y trouve inscrite, la lectrice interprète le texte à travers sa voix intérieure. Le style du texte, sa prosodie, son registre et son ton impriment alors à sa parole intérieure ordinaire des formes littéraires plus ou moins inouïes. Des formes porteuses d’états affectifs et sensoriels, évoquant les cris, les pleurs et les rires, les grognements et les gémissements, les essoufflements qui collent à la langue et au corps parlant depuis nos toutes premières expériences vocales. Comme la voix du poupon donne une forme sonore à ses passions corporelles (faim, fatigue, contentement), l’écriture d’un James ou d’un Hemingway propose des manières d’être au monde, des configurations sensori-motrices particulières. Comment la lectrice empathique adopte-t-elle ces états de corps, et plus particulièrement ceux liés à l’expérience de l’espace, à travers sa voix intérieure ?
Dans sa « Nota sobre (hacia) Bernard Shaw », publiée en français en 1957, Jorge Luis Borges écrit : « un livre est plus qu’une structure verbale, ou qu’une série de structures verbales ; il est le dialogue engagé avec le lecteur, une intonation imposée à sa voix, et les images changeantes et durables qu’il laisse dans sa mémoire » (p. 244 – je souligne). Ne serait-ce donc pas cette intonation imposée à la voix du lecteur qui véhiculerait l’expérience imaginaire, ces « images changeantes » qui s’actualisent avec plus ou moins d’intensité lors de la lecture, et qui relèvent de toutes les modalités sensorielles : images visuelles, bien sûr, mais aussi images sonores, gustatives et olfactives, images tactiles, proprioceptives, musculaires et viscérales. Des décennies de recherches sur la cognition incarnée (voir Dokic et Perrin 2017, ou Shapiro 2010 pour un aperçu), menées notamment en neuropsychologie et en philosophie de l’esprit, ont démontré que ces « images changeantes » reposent sur des simulations neuronales des actions et des sensations qui les constituent. Par exemple, un lecteur comprendra le récit d’une course épuisante en activant les patrons sensori-moteurs normalement actifs lorsqu’il court (Holt et Beilock 2006), mais dans une version atténuée et inhibée, de telle sorte que, sans qu’il se mette à courir réellement, on pourra détecter des activations neuromusculaires au niveau de ses jambes (voir par exemple Decety et al. 1991).
Comme le suggère Borges, cette sollicitation empathique du corps de la lectrice passe par la subvocalisation et le partage de la voix ou de l’intonation. Le texte littéraire donne une forme particulière à notre appareil phonatoire, à notre souffle, à notre langue, et, par là, à notre corps imaginant (simulant) des situations perceptives et affectives, des situations qui n’échappent pas aux discours régulateurs des identités de genre (Butler 1990) : un texte nous mettant dans la peau d’un ouvrier du bâtiment fan de foot et de voitures sports (!) ne nous invitera pas à simuler les mêmes images sensori-motrices (ni ne nous imposera les mêmes intonations) qu’un récit narré par une assistante maternelle qui passerait sa vie à se maquiller… Nous verrons maintenant comment les recherches menées en neuropsychologie de la lecture et de l’endophasie nous permettent de mieux comprendre le lien entre voix intérieure et corps empathique, et la manière dont ce lien module notre expérience spatiale des univers construits par James et Hemingway.
1. Neuropsychologie de la voix intérieure : une question lexicale et rythmique
Dans son ouvrage de 2007, Les Neurones de la lecture, Stanislas Dehaene explique que la lecture implique presque toujours deux voies parallèles et complémentaires : celle de la conversion des graphèmes (signes écrits) en phonèmes (unités de son, qui mobilisent donc la voix intérieure) et celle de la reconnaissance lexicale directe (54). Selon Dehaene, des mots familiers, reconnus rapidement, se passent plus facilement de l’articulation intérieure que des mots plus rares, qui seront plus fréquemment prononcés intérieurement, en amorce de leur traitement sémantique. Qu’en est-il dans The Aspern Papers et The Sun Also Rises, deux courts romans narrés à la première personne par leur protagoniste principal ?
Publié en 1888, alors que James est au milieu de sa carrière littéraire, The Aspern Papers met en scène un critique américain, obsédé par le poète romantique (fictif) Jeffrey Aspern, et qui tente de s’emparer des lettres d’amour que ce dernier aurait écrit à Juliana Bordereau, qui est maintenant plus que centenaire et qui s’est retirée dans son palazzo vénitien avec sa nièce Tita, protégeant jalousement ces lettres des regards profanateurs des curieux. Le héros-narrateur (jamais nommé, et à travers lequel le récit est entièrement focalisé) va donc élaborer un stratagème pour s’emparer de ces « papiers » : espérant séduire la nièce et convaincre Juliana, il loue pour l’été une partie du palazzo des Bordereau. Dans l’extrait suivant, notre critique littéraire s’y est installé depuis quelques semaines, et attend l’occasion de se lier d’amitié avec Tita. Il décrit ici ces jours passés dans le jardin :
I had an arbor arranged and a low table and an armchair put into it; and I carried out books and portfolios (I have always some business of writing in hand), and worked and waited and mused and hoped, while the golden hours elapsed and the plants drank in the light and the inscrutable old palace turned pale and then, as the day waned, began to flush in it and my papers rustled in the wandering breeze of the Adriatic. (183)
Si on reprend le modèle de Dehaene, où les mots plus rares ont tendance à pousser le lecteur vers la conversion graphème/phonème et donc vers la subvocalisation, on peut penser que l’écriture de James, d’une grande richesse lexicale (arbor, portfolios, elapsed, inscrutable, waned, Adriatic), sollicitera la voix intérieure du lecteur. Nous verrons bientôt quel type de corps se constitue à travers cette voix intérieure. Pour l’instant, contentons-nous de comparer le vocabulaire jamesien avec celui de The Sun Also Rises.
L’extrait suivant porte également sur une expérience spatiale, celle d’un déplacement en taxi à travers la Rive gauche parisienne. Dans ce premier roman, publié en 1926, le héros-narrateur Jake nous entraîne de Paris à Pampelune (en Espagne), en quête d’une vie pleine et festive malgré une blessure sexuelle reçue pendant la guerre (Jake est donc impuissant ; il suggère d’ailleurs, dans une conversation avec son ami Bill, que « Henry » –Henry James– aurait été victime d’un accident similaire, 178). Dans ce passage qui se trouve au tout début du roman, nous sommes à la fin d’une tournée de bars bien arrosée, et Jake fait une promenade en taxi avec la séduisante Brett, l’aristocrate britannique dont il est amoureux (malheureusement amoureux, car impuissant) :
The taxi went up the hill, passed the lighted square, then on into the dark, still climbing, then leveled out into a dark street behind St. Etienne du Mont, went smoothly down the asphalt, passed the trees and the standing bus at the Place de la Contrescarpe, then turned onto the cobbles of the Rue Mouffetard. There were lighted bars and late open shops on each side of the street. We were sitting apart and we jolted close together going down the old street. Brett’s hat was off. Her head was back. I saw her face in the lights from the open shops, then it was dark, then I saw her face clearly as we came out on the Avenue des Gobelins. The street was torn up and men were working on the car-tracks by the light of acetylene flares. Brett’s face was white and the long line of her neck showed in the bright light of the flares. The street was dark again and I kissed her. Our lips were tight together and then she turned away and pressed against the corner of the seat, as far away as she could get. Her head was down. (106)
Mis à part les toponymes (St. Etienne du Mont, Place de la Contrescarpe…) et certains termes plus techniques (asphalt, cobbles, acetylene flares), les mots qu’emploie Hemingway sont plutôt courants, et solliciteraient donc moins la subvocalisation. En passant directement par la reconnaissance lexicale, le lecteur aurait tendance à parcourir plus rapidement le texte, mimant ainsi les déplacements constants du narrateur à travers la ville. Cette rapidité provient également du rythme des phrases qui accumulent les verbes (went, passed, leveled, went, passed, turned) pour un seul sujet (taxi), créant une succession de mouvements saccadés, notamment dans l’énumération qui ouvre le passage. La répétition des termes (dark street, street, saw, dark, saw, street, street, dark) favorise également la reconnaissance lexicale. Mais ce rythme rapide et ces répétitions, s’ils accélèrent la lecture, créent aussi une musique particulière qui peut nous pousser à porter attention à l’aspect sonore de la phrase, incitant ainsi à la subvocalisation.
Nous reviendrons à ces deux extraits, mais rappelons d’abord que cette subvocalisation n’est pas une activité purement cérébrale, abstraite et séparée de la vie du corps parlant. Nous l’avons mentionné plus haut, la parole intérieure active, de manière atténuée, l’appareil vocal et articulatoire qui entre en action lors de la parole à haute voix. Cette mobilisation de l’appareil phonatoire, des muscles des lèvres, de la langue, de la gorge et du système respiratoire, est révélée par de nombreuses études (Grèzes & Decety 2001 ; Jones & Fernyhough 2007) que présente Hélène Loevenbruck en partie 3.4 de sa contribution au présent numéro. Le caractère incarné de la parole intérieure influence notamment son tempo, comme l’a démontré une équipe de psycholinguistes (Smith et al. 1986), qui a observé qu’elle était généralement plus rapide que la parole extérieure (qui, elle, doit aller jusqu’au bout du processus phonatoire), mais que la difficulté de prononciation d’un mot à haute voix ralentissait de façons congrue sa prononciation intérieure (par exemple, en anglais, wrist-watch sera plus long à prononcer que wristband, à haute voix comme en voix intérieure). Un virelangue (tongue twister) sera ainsi également difficile à prononcer à haute voix que silencieusement.
Un texte dont la prononciation est laborieuse, ou au contraire fluide, mettra donc plus ou moins à l’épreuve le corps parlant du lecteur. Qu’en est-il dans les extraits précédents ? Si, du point de vue lexical, le style de Hemingway semble limpide, servant une syntaxe qui suit un rythme rapide, ce rythme est syncopé, haché par les répétitions, la ponctuation, et l’extrême concision des syntagmes. La voix intérieure du lecteur est tenue en alerte par ce rythme qui lui impose une intonation (pour reprendre l’expression de Borges) haletante (The taxi went up the hill, passed the lighted square, then on into the dark, still climbing, then leveled out…). En contraste, la phrase jamesienne s’écoule avec fluidité, portée par les conjonctions (and worked and waited and mused and hoped, while the golden hours elapsed and the plants drank in the light and the inscrutable old palace turned pale). Cette musicalité nous berce, et repose l’appareil phonatoire du lecteur. Un tel repos dispose le corps du lecteur à la contemplation esthétique, à une perception libérée de toute action, comme celle par laquelle le héros-narrateur déguste ces après-midi dorés, caressé par la brise de l’Adriatique. Le style jamesien nous invite à nous détendre avec ce personnage narrateur, à entrer avec lui dans une temporalité itérative et routinière, au sein d’un espace clos et domestiqué (I had an arbor arranged and a low table and an armchair put into it; and I carried out books and portfolios…). Au contraire, chez Hemingway, la scène ne se produit qu’une fois, et se constitue d’une succession d’instants (I saw her face in the lights from the open shops, then it was dark, then I saw her face clearly…). Cette succession, en passant par la voix intérieure du lecteur, lui donne un corps en mouvement, un corps qui perçoit activement son environnement.
Ces rapports distincts à l’espace, produits par des intonations particulières imposées à la voix de la lectrice, nous permettent-ils de mieux comprendre les a priori genrés qui motivent les commentaires de Hemingway à propos de James ? Par son lexique précieux, ornemental, James nous invite à savourer chaque mot, comme un promeneur dans un jardin s’arrête de fleur en fleur. Sa syntaxe mélodieuse nous invite à habiter tranquillement cet espace domestique sensuel, où les déplacements sont rares, tellement rares que le narrateur y tourne en rond, attendant une rencontre fortuite avec les Bordereau. L’énumération (…and worked and waited and mused and hoped…) nous berce, nous immerge dans un quotidien empreint d’une certaine douceur. Est-ce cette configuration que Hemingway rejette comme un style trop gentil (wrote too nice) servant des thèmes trop ennuyeux (about too dull), configuration qui dénoterait un manque de vigueur et de virilité (fuck all male old women anyway) ? Il est en tous cas certain que l’énumération, chez Hemingway, est plus nerveuse, décrivant des mouvements précis, non pas dans un espace domestique mais dans un espace public, toponymique, cartographique (rue Mouffetard, Avenue des Gobelins…) parcouru à toute vitesse et décrit de manière plus factuelle que sensuelle. Le corps du lecteur, corps phonatoire et empathique se déplaçant dans le Paris nocturne, n’est pas invité à la contemplation, mais à rester sur le qui-vive. Le style minimaliste de Hemingway nous entraîne ainsi dans une cavalcade moderniste, urbaine, où l’éclairage artificiel (lighted bars… I saw her face in the lights from the open shops, then it was dark… the light of acetylene flares) alterne brusquement avec l’obscurité. Contrairement au style évocateur de James, tout semble décrit ici de manière frontale et directe… Pourtant, un aspect crucial de cette scène est évoqué de manière indirecte et délicate : les émotions du héros-narrateur, son amour pour Brett et la souffrance que son impuissance lui cause dans de telles circonstances. La litote (ou ce que Hemingway appelait la « théorie de l’iceberg ») joue ici un rôle essentiel : le lecteur doit inférer, derrière l’accumulation de faits, tout ce qui est de l’ordre de l’affectif. Ce style, qui maîtrise activement, objectivement l’espace urbain et impose à la voix intérieure du lecteur un rythme saccadé porteur d’un corps dynamique, apparaît comme la performance d’une parole hyper-masculinisée, performance à la limite du straight camp qui aura fait émerger le minimalisme dans la prose américaine (puisqu’en poésie, Emily Dickinson (1830-1886) est déjà minimaliste). Nous avons vu que cette performance passait par une modulation du rythme de la lecture. Ce rythme possède aussi une dimension respiratoire, qui dispose le corps du lecteur empathique, et va conditionner son immersion dans des espace imaginés.
2. Moduler la respiration du lecteur
Le rythme respiratoire est essentiel en poésie, mais il joue également un rôle dans notre expérience de la prose. Ce rythme est porteur d’états de corps : une respiration qui s’accélère est liée à une intensification d’un état émotionnel (colère, passion…), sensoriel (douleur…) ou moteur (effort physique), alors que la décélération et la régularité sont associées à la relaxation et au repos. Chez le nourrisson, mais aussi en musique ou en poésie, une voix qui augmente en puissance ou en hauteur est liée à une intensification de l’effort expressif et à l’intensité de l’émotion (Sessions, 1941, p. 105 -109). Or, la voix intérieure module notre rythme respiratoire, comme l’ont démontré Conrad et Schönle (1979, étude présentée par Lœvenbruck 2018, partie 3.4). Ces chercheurs ont en effet observé que, lors d’épisodes endophasiques, le rythme respiratoire s’apparentait à celui de la parole à voix haute plutôt qu’à celui du repos. Au repos, le cycle respiratoire est symétrique, avec des phases d’inspiration et d’expiration de longueur comparable. Mais lorsque nous parlons, ce rythme devient asymétrique, avec de courtes inspirations et de longues expirations qui nous permettent d’émettre une variété de phonations. On peut ainsi penser qu’une écriture qui ménage peu, trop, ou juste assez de pauses créera des effets d’essoufflement ou au contraire de respiration régulière et aisée. Ces états respiratoires contribuent à moduler l’expérience que le lecteur fait des espaces décrits par le texte.
Examinons dans cette perspective un dernier extrait de The Aspern Papers, que nous comparerons ensuite avec un passage de The Sun Also Rises. Vers la fin de la novella de James, le narrateur décrit Venise, qu’il s’apprête à quitter, ayant pratiquement renoncé à s’emparer des lettres d’Aspern :
I don’t know why it happened that on this occasion I was more than ever struck with that queer air of sociability, of cousinship and family life, which makes up half the expression of Venice. Without streets and vehicles, the uproar of wheels, the brutality of horses, and with its little winding ways where people crowd together, where voices sound as in the corridors of a house, where the human step circulates as if it skirted the angles of furniture and shoes never wear out, the place has the character of an immense collective apartment, in which Piazza San Marco is the most ornamented corner and palaces and churches, for the rest, play the part of great divans of repose, tables of entertainment, expanses of decoration. And somehow the splendid common domicile, familiar, domestic, and resonant, also resembles a theater, with actors clicking over bridges and, in straggling processions, tripping along fondamentas. (248-249)
Comme dans l’extrait précédent, qui évoque les moments que passe le narrateur dans le jardin des Bordereau, nous suivons ici la description d’un rapport quotidien à l’espace, et non d’une scène unique. Cet aspect habituel, confortable, apparaît bien sûr dans l’imagerie domestique qui domine le passage (corridors of a house, furniture, collective apartment), mais également par la construction élégante et équilibrée des phrases qui rythme la respiration de manière assez lente, quoique possiblement retardant le souffle du lecteur par l’accumulation de propositions (where people crowd together, where voices sound as in the corridors of a house, where the human step circulates). Cette respiration paisible correspond à la position de spectateur réceptif qu’adopte le narrateur. Par ailleurs, le rapport au lieu est indirect (et donc apaisé car évitant la confrontation) : il passe en effet par l’intermédiaire de la métaphore domestique (as in the corridors of a house […] as if it skirted the angles of furniture). Ce caractère indirect, ces énumérations quelque peu labyrinthiques (in which Piazza San Marco is the most ornamented corner and palaces and churches, for the rest, play the part of great divans of repose, tables of entertainment, expanses of decoration) peuvent entraver et ralentir notre respiration, entraînant notre voix intérieure vers des formes inhabituelles, littéraires, hors du quotidien, créant un corps habitant un monde esthétisé (transformé en spectacle à contempler), un monde domestiqué.
Chez Hemingway, ce n’est pas la ville qui devient domestique, mais au contraire la vie intime qui se fond dans celle de l’espace public. À la fin de la soirée lors de laquelle il aura fait un tour de taxi avec Brett, le héros-narrateur rentre chez lui :
I went out onto the sidewalk and walked down toward the Boulevard St. Michel, passed the tables of the Rotonde, still crowded, looked across the street at the Dome, its tables running out to the edge of the pavement. Some one waved at me from a table, I did not see who it was and went on. I wanted to get home. The Boulevard Montparnasse was deserted. Lavigne’s was closed tight, and they were stacking the tables outside the Closerie des Lilas. I passed Ney’s statue standing among the new-leaved chestnut-trees in the arc-light. There was a faded purple wreath leaning against the base. I stopped and read the inscription: from the Bonapartist Groups, some date; I forget. He looked very fine, Marshal Ney in his top-boots, gesturing with his sword among the green new horse-chestnut leaves. My flat was just across the street, a little way down the Boulevard St. Michel. (110)
Cette description circulaire, qui commence et se termine avec la destination du narrateur (Boulevard St. Michel), se fait, comme la précédente, sur un rythme assez rapide, décrivant des actions et des perceptions de manière objective (bien que nous ayons ici droit à deux marques de subjectivité : I wanted to get home […] He looked very fine). La succession de propositions factuelles, définitives, de moments présents (I went out onto the sidewalk and walked down toward the Boulevard St. Michel, passed the tables of the Rotonde, still crowded, looked across the street at the Dome), crée ici encore un rythme haché que la voix intérieure suit, haletante. Ce caractère haletant, essoufflé du lecteur empathique renforce son impression de déambuler avec le narrateur qui, contrairement à celui de James, use ses chaussures sur les pavés de la ville. Et alors que James compare Venise à un théâtre, c’est ici le domaine militaire qui est évoqué (He looked very fine, Marshal Ney in his top-boots, gesturing with his sword), inscrivant le lieu dans une histoire masculine. The Sun Also Rises, par le rythme enlevé qu’il imprime à la voix intérieure de la lectrice, la dote d’un corps en action, tendu vers un but, qui traverse énergiquement les espaces du roman sans se soucier des contraintes sociales (I did not see who it was and went on). Au contraire, chez James, c’est à travers un corps contemplatif, construit par le rythme posé de son écriture, que nous nous immergeons dans un espace urbain domestiqué.
3. En guise de conclusion : influence de la persona de l’auteur et construction du style vocal
J’aimerais terminer avec quelques observations générales concernant l’impact que peut avoir le style de Hemingway et de James sur la voix intérieure du lecteur, sur son immersion spatiale et sur la manière dont cette configuration stylistique et spatiale s’inscrit dans une performance de la masculinité.
Dans son article, Hélène Loevenbruck (partie 2.3) évoque une étude de Alexander et Nygaard (2008) qui démontre que nous lirons plus rapidement un texte si nous avons été exposés à la voix rapide de son auteur, et que nous le lirons plus lentement si nous lui connaissons au contraire une diction lente. Notre voix intérieure semble donc imiter le style vocal que nous attribuons à l’auteur. À l’inverse, notre accent régional module notre voix intérieure, qui fera par exemple rimer ou non certains mots (Filik & Barber 2011). Il semble donc que notre interprétation vocale d’un texte résulte d’une négociation entre le caractère propre de notre voix et les formes prosodiques et phonologiques associées à un texte, qu’elles soient inscrites directement dans son écriture même, ou qu’elles soient associées de manière paratextuelle à celui-ci (connaissance de la voix de l’auteur, ou de l’idiolecte ou sociolecte parlé par un personnage, par exemple). L’image publique d’un auteur, sa persona, influence donc la manière dont nous interprétons vocalement ses textes. Les attitudes plus ou moins masculinisées de Hemingway ou de James vont donc informer notre manière de donner voix à leurs textes.
Si notre connaissance de la persona de l’auteur, ou notre accent régional module notre voix intérieure lors de la lecture, cette même lecture peut en retour modifier notre manière de parler intérieurement. Les recherches nombreuses menées sur l’apprentissage d’une langue seconde montrent que la manière dont nous parlons change en fonction de notre parcours géoculturel et social, ainsi que du contexte. Dans son article, Loevenbruck (partie 1.1) passe en revue des études de psycholinguistique (notamment Resnik 2018) qui montrent que la parole intérieure, chez les expatriés, se transforme en fonction des années de vie à l’étranger et des modalités de l’usage de la deuxième langue, qui peut finir par remplacer, dans la parole intérieure même, la langue maternelle. On peut penser, avec Gabriel Bergounioux (2004), mais aussi Smadja et Paulin (2018) que la littérature peut aussi jouer sur cette malléabilité remarquable, et que, par exemple, un lecteur obsédé par Proust, lisant et relisant A la recherche du temps perdu tout au long de sa vie, finira par voir sa parole intérieure prendre des formes proustiennes, et se développer une sensibilité proustienne, un corps proustien. Cela sera tout aussi vrai d’une lectrice assidue de Hemingway ou de James, qui intégrera peut-être son style lexical, syntaxique et le style perceptif (voire moteur) qui l’accompagne.
Parce qu’elle impose à notre voix intérieure des formes qui échappent en partie au quotidien, la littérature permet d’endosser temporairement des états de corps différents de ceux que nous imposent les discours et les pratiques qui régissent notre identité de genre et la manière dont nous apprenons à habiter l’espace (« marcher comme un homme », « s’assoir comme une femme », etc.). C’est donc l’étrangeté constitutive de la littérature, l’extériorité de ses formes phonologiques et articulatoires, rythmiques et prosodiques imposées à nos voix intérieures qui est porteuse de son potentiel à déstabiliser les normes de genre auxquels nous sommes soumis. Si on peut critiquer l’hyper-masculinité que campe Hemingway dans ces lettres (injurieuses) et dans son style, ou s’ennuyer avec l’écriture de James, qui serait trop affectée, ces œuvres contrastées nous permettent de prendre conscience des a priori genrés concernant nos manières d’habiter l’espace (l’association traditionnelle entre, d’une part, masculinité, activité et espace publique et, d’autre part, féminité, passivité et espace domestique). Mais, au-delà de cette prise de conscience et du jugement moral qu’elle implique, ces textes nous invitent à adopter des manières variées d’habiter l’espace, le temps d’une lecture, grâce au corps empathique que constitue notre voix intérieure. Ainsi, s’immerger dans les styles de James et de Hemingway, c’est faire l’expérience d’une diversité sensori-motrice qui élargit notre monde et ses conceptions étriquées du genre.
Ouvrages cités
Alexander, J. D. et L. C. Nygaard, « Reading voices and hearing text: talker-specific auditory imagery in reading », Journal of Experimental Psychology: Human Perception and Performance, vol. 34, n° 2, 2008, p. 446-459.
Bergounioux G., Le Moyen de parler, Paris, Verdier, 2004.
Borges, J. L., Enquêtes 1937-1952, Paris, Gallimard, 1957.
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ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XVIII
Pierre-Louis Patoine est maître de conférence en littérature américaine à la Sorbonne Nouvelle, où il codirige le groupe Science/Littérature (litorg.hypotheses.org). Co-rédacteur-en-chef de la revue Épistemocritique, il a publié Corps/texte. Pour une théorie de la lecture empathique (ENS Éditions 2015), et codirigé des ouvrages sur David Foster Wallace (Sussex AP 2017) et Ursula K. Le Guin (Palgrave 2021). Ses travaux explorent les enjeux esthétiques et écologiques des états de conscience modifiés (immersion, empathie) et des échelles du vivant (viralité, planétarité, accélération) dans la littérature (Burroughs, Ballard, Le Guin, KS Robinson) et le jeu vidéo.