Il est coutumier de considérer la mort comme un thème privilégié de la littérature universelle. Thierry Hentsch, auteur d’un essai intitulé Raconter et mourir. L’occident et ses grands récits, estime ainsi que les narrations fondatrices de notre culture ont eu dès l’origine pour vocation d’en questionner l’expérience. L’Odyssée d’Homère, Œdipe Roi de Sophocle, mais aussi Don Quichotte de Cervantès : « chacun [de ces textes] interroge à sa façon l’humain dans ce qu’il a de plus fondamental : dans son rapport avec la réalité et à la mort » (11). Parce qu’elle serait « la grande affaire de l’homme » (9), la mort serait aussi inévitablement celle de la littérature, qui de façon toujours reconduite au fil des siècles viendrait s’obstiner à représenter cet irreprésentable.
Concernant plus particulièrement le récit romanesque sur lequel nous entendons nous focaliser ici, théorie de la fiction et théorie du roman fournissent deux explications majeures à cette affinité élective aujourd’hui admise comme un lieu commun. Tout d’abord, la fiction trouverait dans le moment de la mort un lieu d’exercice de sa puissance singulière. Dorrit Cohn écrit ainsi :
aucun moment de la vie, si l’on peut dire, ne souligne de façon plus dramatique que la mort et l’agonie la différence de nature entre biographie et fiction […]. Car la fiction est capable de raconter une expérience qui ne peut être évoquée sous aucune forme par le discours « naturel ». C’est peut-être pourquoi les romanciers – les grands réalistes tout comme les grands antiréalistes – nous offrent perpétuellement la mimesis d’une conscience qui se meurt. (28)
Il y aurait là une expertise proprement littéraire, la narration fictionnelle permettant seule de dire la mort vécue, tant il est vrai que son avènement dans l’ordre de la réalité annihile par essence la possibilité d’en restituer l’expérience dans un discours. L’on comprend dès lors pourquoi la fiction use abondamment d’un privilège d’autant plus précieux qu’il s’avère exclusif[1]. Par ailleurs, il est souvent considéré que le récit de mort répond à une nécessité structurelle du roman. Ainsi Walter Benjamin explique-t-il dans « Un conteur » comment le surgissement de la mort, venant clôturer l’existence d’un personnage, permet aussi d’en fixer le sens et au-delà, celui de l’œuvre toute entière. Si « le sens de la vie » est bien « ce qui est au centre de tout vrai roman », et que « le lecteur de roman cherche précisément des personnages en qui il puisse déchiffrer [ce] sens de la vie », « il faut donc que, d’une manière ou d’une autre, il soit d’emblée assuré de vivre avec eux l’expérience de leur mort » (139). La mort romanesque apparaît alors toujours comme le lieu d’une révélation rétrospective hautement signifiante. Robert Detweiler en fait le climax naturel de l’œuvre, « both in providing the instance of greatest emotional intensity and in constituting the decisive event » (282). Événement décisif dans la mesure où il décide du sens d’une vie ; mais aussi et dans un même mouvement expérience limite dispensatrice d’un savoir sur la vie : « it ought to be the event from wich one derives the most valuable knowledge about existence and oneself » (269-270). La mort s’écrira donc au sein du roman en fonction du savoir particulier sur l’existence que l’écrivain entend par son intermédiaire dispenser à ses lecteurs.
Or cette perspective se retrouve aujourd’hui d’une certaine manière concurrencée par un modèle de compréhension du vivre et du mourir lié au développement des sciences du vivant, et susceptible d’informer radicalement la poétique romanesque de la mort. Le roman d’anticipation de Michel Houellebecq intitulé La Possibilité d’une île en témoigne. Dans ce récit en effet l’adoption d’un point de vue scientifique sur la vie conduit, au rebours des propositions qu’invitaient à établir notre survol théorique initial, à un désinvestissement manifeste de la mort par la narration romanesque. Non pas que celle-ci soit absente de l’intrigue (car on meurt beaucoup dans les pages de ce roman) mais parce que le traitement poétique dont elle fait l’objet travaille positivement à sa dédramatisation. L’objectif de cet article est de montrer qu’un tel changement signe en réalité le passage d’une culture humaniste à une culture scientifique du vivre et du mourir. En effet, dans le prolongement de ce que Jean-Marie Schaeffer a appelé « la fin de l’exception humaine » et contre la pensée heideggerienne, c’est toujours en tant que vivants que les personnages houellebecquiens disparaissent : la mort ne met plus fin tant à l’existence d’une personne ou un Dasein qu’à une vie organique, considérée comme pur étant biologique.
I. Projection : les anciens, les modernes…et les futurs.
On en vint à la mort. Après avoir milité toute sa vie pour une libération sexuelle qu’il n’avait pas connue, Robert le Belge militait maintenant pour l’euthanasie – qu’il avait, par contre, toutes chances de connaître. « Et l’âme ? et l’âme ? » haletait Harry. Leur petit show, en somme, était bien rodé ; Truman s’endormit à peu près en même temps que moi. (La Possibilité d’une île, 96-97)
Dans ce bref extrait qui prend place au sein de la section D1, 8 du roman, la mort apparaît comme un sujet de conversation avant que de constituer une péripétie de l’intrigue. Nous sommes à la fin d’un dîner entre voisins, et le thème survient dans la discussion comme un cliché attendu. Or dans cette conversation, résumée de manière lapidaire par le narrateur, se devinent pourtant déjà les paramètres essentiels selon lesquels la question de la mort sera posée au sein du roman, dans une confrontation entre son appréhension ancienne et son appréhension contemporaine, ici prises en charge de façon caricaturale par Robert et Harry. La mention de l’euthanasie par le premier, et l’incise du narrateur faisant l’hypothèse de son imminente reconnaissance juridique, engagent une vision à la fois médicale et technique de la mort, tout en situant l’auteur dans son rôle maintes fois commenté par la critique d’observateur des transformations sociales de notre monde contemporain[2]. L’animisme daté du personnage de Harry véhicule au contraire une toute autre appréhension, métaphysique, de la mort qui renâcle devant la naturalisation scientifique de la vie humaine. Dans ce face-à-face se mesure la distance historique séparant deux conceptions du vivre et du mourir dont le lecteur retrouvera des avatars tout au long de l’œuvre. Or cette nouvelle querelle des anciens et des modernes est considérée par le narrateur comme une simple comédie éculée, seulement à même de susciter le désintérêt le plus profond. C’est ainsi que Daniel, plus proche dans ce passage du chien Truman que de ses congénères humains, s’endort, préfigurant par là le désinvestissement narratif dont la mort fera l’objet au long de l’œuvre ; désengagement qui ne fait lui-même qu’amorcer le mouvement historique vers l’indifférence la plus totale, porté par les générations futures avec lesquelles l’humanisme s’achève et la mort comme telle disparaît.
II. Mourir en tant que vivant : Que meurt ?
Dès lors que « la mort » n’est plus sujet de conversation mais péripétie romanesque, elle perd son abstraction pour s’incarner nécessairement dans la mort « de quelqu’un ». Toutefois, et alors même que Daniel1 sera conduit à relater le décès de ses plus proches, l’événement n’est jamais tant rapporté à un « qui » qu’à un « quoi », à un « qu’est-ce-que ». Dans La Possibilité d’une île, la mort survient à des êtres vivants plutôt qu’à des personnes : à des corps, à des exemplaires de l’espèce, à l’animal humain.
Pour moi, les choses étaient exactement ce qu’elles paraissaient être : l’homme était une espèce animale, apparu parmi d’autres espèces animales par un processus d’évolution tortueux et pénible ; il était composé de matière configurée en organes, et après sa mort ces organes se décomposaient, se transformaient en molécules plus simples ; il ne subsistait plus aucune trace d’activité cérébrale, de pensée, ni évidemment quoi que ce soit qui puisse être assimilé à un esprit ou une âme. (252)
La conscience de la mort s’ancre ici dans une rhétorique moléculaire, organiciste et évolutionniste qui réduit son pouvoir d’éclairer la signification de la vie à cette même vérité physico-chimique de l’existence. L’existence des hommes étant appréhendée à travers ce prisme purement scientifique, la mort est réduite à un événement biologique occultant toute perspective humaniste ou existentiale.
2.1. « Un arrangement temporaire de molécules ».
La mort semble ainsi opérer une double disparition de l’individu, n’effaçant jamais du monde qu’un corps matériel qui, lorsque le trépas survient, s’est déjà substitué à la personne : « Pour l’homme d’aujourd’hui, la mort est avant tout du corps. […] Mais l’homme avec sa conscience, ses aspirations, ses fantasmes a totalement disparu. » (Thomas, 40-41). De fait, la narration houellebecquienne envisage toujours le moment de la mort comme un événement physique. Ainsi le suicide d’Isabelle, bien qu’il fasse l’objet d’une tentative d’incursion dans la conscience mourante qui est unique à l’échelle de l’œuvre, se contente-t-il de restituer à titre hypothétique un simple état physico-chimique donné : « la nuit du 24 décembre, elle s’était injectée une dose massive de morphine. Non seulement elle était morte sans souffrance, mais elle était probablement morte dans la joie ; ou, du moins, dans cet état de détente euphorique qui caractérise le produit » (368). Le commentaire est médical, et l’évocation de « la joie », se focalisant sur un affect pourtant riche de connotations métaphysiques, se voit immédiatement corrigée par l’épanorthose réinscrivant le discours dans un cadre mécaniciste (via l’image de la « détente ») et matérialiste.
De façon plus explicite encore, l’assassinat de l’italienne, auquel le narrateur assiste directement, fait l’objet d’un traitement narratif expéditif qui se réduit à une pure description clinique : « en quelques secondes, elle se raidit, sa peau devient cyanosée, puis sa respiration s’arrêta net. » (283) Immédiatement, le sujet personnel synthétique (« elle ») cède la place à une focalisation somatique : « sa peau », « sa respiration » délimitent dès lors le territoire physique exclusif au sein duquel la mort advient.
En outre, le réductionniste physique ne se contente pas ici d’informer la description du mourir : sur le plan diégétique, c’est lui-même qui cause la mort du personnage. En effet, c’est le neurobiologiste Miskiewicz, surnommé Savant par le narrateur, qui prend l’initiative du meurtre de la jeune fille, considérée comme un témoin gênant dans les projets de la secte élohimite. Or, bien éloigné de la figure traditionnelle du savant fou, le personnage justifie sa décision par une rationalisation scientifique hyperbolique :
Dis-toi que c’est juste une mortelle, une mortelle comme nous le sommes tous jusqu’à présent : un arrangement temporaire de molécules. Disons qu’en l’occurrence nous avons affaire à un joli arrangement ; mais elle n’a pas plus de consistance qu’un motif formé par le givre, qu’un simple redoux suffit à anéantir ; et, malheureusement pour elle, sa disparition est devenue nécessaire pour que l’humanité puisse poursuivre son chemin. (282)
La mort de la jeune fille, réduite aux molécules qui la composent d’une part, et considérée comme quantité négligeable au regard du destin de l’espèce d’autre part, ne parvient pas à s’imposer comme un événement. Appréhendée de la sorte, la mort devient anecdotique : une simple « occurrence » vidée de sa substance dramatique.
2.2. « Des êtres humains de ce genre ».
C’est parce que Daniel 1 considère son fils lui-même comme un simple exemplaire de l’espèce que son suicide est encore évoqué sans le moindre pathos : « Le jour du suicide de mon fils, je me suis fait des œufs à la tomate. […] Sa disparition était loin d’être une catastrophe ; des êtres humains de ce genre, on peut s’en passer. » (28-29) Là encore, le refus de faire de la mort un moment critique est explicite. Contre Benjamin, que nous citions au début de cet article, mais comme souvent avec Schopenhauer, Houellebecq fait de la mort un moyen non pas de souligner l’individualité d’une existence, par clôture et unification, mais au contraire de révéler le caractère illusoire de cette même individualité, simple ruse dont de sert la « vie » en général pour faire travailler les vivants à sa continuation : « Au regard de cette volonté [de la vie en général comme vouloir-vivre], l’individu n’est qu’une de ses manifestations, un exemplaire, un échantillon ; quand un individu meurt, la nature dans son ensemble n’en est pas plus malade ; la volonté non plus. Ce n’est pas lui, en somme, c’est l’espèce qui intéresse la nature » (Le Monde comme volonté et comme représentation, 351). Ce n’est donc jamais qu’en tant que spécimen que nous mourrons, et cette vérité empêche d’accorder le privilège au décès de l’un ou de l’autre[3]. C’est aussi pourquoi Daniel1 ne consacre au sein de son récit de vie que quelques lignes à la mort d’Isabelle : « Je passai rapidement sur mon dernier séjour à Paris, sur la mort d’Isabelle : tout cela me semblait déjà inscrit dans les pages précédentes, c’était de l’ordre de la conséquence, du sort commun de l’humanité. » (D1, 27) Si l’acte de raconter la mort est à ce point désinvesti au sein de la diégèse, c’est que le narrateur considère Isabelle moins comme un membre de sa famille que comme un membre de l’espèce humaine. Et dans ce contexte, la mort, aussi anticipée et peu « naturelle » qu’elle soit, ne fait que confirmer une condition commune. À cette échelle supra-individuelle, il ne peut jamais y avoir de révélation mais seulement une simple reconnaissance : « C’est le jour de Noël, en milieu de matinée, que j’appris le suicide d’Isabelle. Je n’en fus pas réellement surpris : en l’espace de quelques minutes, je sentis que s’installait en moi une espèce de vide ; mais il s’agissait d’un vide prévisible, attendu. » (368) Surprise et pathos sont évacués ensemble, la mort ne fournit plus de sens supplémentaire[4]. Comme l’écrivait déjà Houellebecq dans Le sens du combat : « Tous les êtres humains se ressemblent. À quoi bon égrener de nouvelles anecdotes ? Caractère inutile du roman. Il n’y a plus de morts édifiantes. » (Poésie, 54).
2.3. « Singe numéro 1 n’était plus ».
Une mort, toutefois, sera assez longuement commentée par le narrateur de La Possibilité d’une île. Il s’agit de celle du prophète, retrouvé égorgé sur son lit. Comme presque toujours dans le roman, la mort est évoquée en différé, une fois déjà survenue. Or s’il est singulier qu’elle donne lieu à des développements conséquents, ceux-ci prennent dans cet épisode la forme exclusive du commentaire éthologique :
Je pris alors conscience pour la première fois que malgré le parti-pris hédoniste et libertin affiché par la secte aucun des proches compagnons du prophète n’avait de vie sexuelle […]. En somme, le prophète s’était comporté au sein de sa propre secte comme un mâle dominant absolu, et il avait réussi à briser toute virilité chez ses compagnons. (273)
Dans l’ordre de la narration, la mort permet de mettre en place a comparaison animale, qui prendra rapidement valeur de nomination, évinçant de la langue toute référence anthropomorphe. Ainsi l’oraison funèbre du récent disparu sera-t-elle : « Singe numéro 1 n’était plus » (274). La perspective zoologique qui se substitue au discours humaniste attendu s’étend ensuite à l’ensemble des personnages présents et informe radicalement ce qui aurait pu être un récit de deuil : « [Gérard] jetait des regards effarés sur Flic et Savant, respectivement Singe numéro 2 et Singe numéro 3, qui continuaient à marcher de long en large dans la pièce, commençant à se mesurer du regard. Lorsque le mâle dominant est mis hors d’état d’exercer son pouvoir, la sécrétion de testostérone reprend, chez la plupart des singes » (274). Et encore : « J’étais conscient que ni moi ni Vincent n’avions, dans l’immédiat, de rôle à jouer. Nous étions dans l’histoire des singes secondaires, des singes honorifiques » (275).
L’événement de la mort rend le disparu et les survivants à leur statut d’animal, et replace l’homme dans le voisinage évolutif du singe. Cette animalisation est toutefois moins le fruit de la mort elle-même qu’un déjà-là qu’elle vient seulement révéler : la nouveauté, à chaque fois, est située sur le seul plan de la « conscience » du narrateur. En réalité, il semble plus juste d’affirmer que c’est parce que la vision anthropologique qui préside à La Possibilité d’une île considère l’homme comme appartenant à un règne animal et, au-delà, au vivant dont il partage la matière (ADN) et l’histoire (évolution darwinienne) que le dire romanesque de sa mort se transforme.
III. Disparaître sans laisser de traces (sauf une).
« Seul l’homme meurt [sterben], écrit Heidegger, l’animal périt [verenden]. » (Essais et conférences, 212). Pour le philosophe en effet, le mourir [sterben] est un privilège du Dasein, être-pour-la mort conscient de sa finitude, et en cela distingué des autres vivants qui se contentent d’arrêter de vivre. La mort du Dasein est une caractérisation ontologique, la fin du vivant constitue un simple départ, une disparition. Dans cette perspective, il serait finalement impossible de mourir en tant que (simple) vivant : ce qui permet d’éclairer d’un nouveau jour « l’immortalité » à laquelle accèdent les néo-humains de La Possibilité d’une île.
3.1. Sans cadavre, cérémonie, ni souvenir.
Au paragraphe 47 de Être et Temps, Heidegger considère d’abord comme témoignage de cette unicité du mourir humain les rites de sépulture et de deuil ayant cours dans le seul monde des Hommes: « Le « disparu » qui, à la différence du défunt, a été arraché aux « survivants » est objet de « préoccupation » sous la forme des obsèques, de l’inhumation et du culte funéraire. » (Être et Temps, 292). Or si d’un point de vue scientifique, l’éthologie a aujourd’hui établi que de nombreux animaux non-humains se livrent eux aussi à des cérémonies mortuaires[5] ; le rapprochement s’opère à rebours dans La Possibilité d’une île où c’est plutôt l’absence de rites et de « préoccupation » qui est étendue au genre humain.
Des corps de la jeune italienne et de son compagnon, par exemple, on se débarrasse prestement. Précipités du haut d’une falaise, leurs restes sont « pratiquement réduits à l’état de plaques sanglantes étalées sur le rocher » (284), de sorte qu’il n’est même plus possible d’y reconnaître des dépouilles humaines. Dans ce devenir, le corps est littéralement « dés-anthropomorphisé », rendu à sa matière pure, sans la forme qui l’identifie à son genre. Le cadavre du prophète est quant à lui placé à l’ouverture d’un cratère volcanique : « la lave en fusion le recouvrit aussitôt, il aurait fallu faire venir un équipement spécial de Madrid pour le désincarcérer » (284). Point de sépulture donc, ni même de restes, la disparition du mort venant toujours redoubler et parachever la disparition du vivant. Car invoquer ici la seule logique de l’intrigue, dans laquelle les circonstances de la mort de ces trois personnages doivent être tenues secrètes, ne peut suffire à expliquer tel traitement tant il est récurrent au sein de l’œuvre. Ainsi par exemple, le récit rapporté de la mort de la mère de Robert Le Belge :
Cela avait été très inattendu, très brutal : une infection nosocomiale contractée dans un hôpital de Liège où elle était rentrée pour une opération en principe banale de la hanche ; elle avait succombé en quelques heures. Lui-même était en déplacement professionnel en Corée et n’avait pas pu la voir sur son lit de mort, à son retour elle était déjà congelée – elle avait fait don de son corps à la science. (193)
Le cadavre, confisqué par la « science », ne saurait donner lieu ici à une quelconque cérémonie sociale ou familiale, empêchant ainsi l’événement de la mort de se déployer en tant que drame intime mais aussi d’accéder au statut d’événement collectif et culturel. Les aux corps défunts eux-mêmes sont éliminés, selon un modèle qui, si l’on en croit Jean-Claude Ameisen, n’est autre une fois encore que celui du monde vivant. Le biologiste rappelle en effet dans La Sculpture du vivant la naturalité dont est marquée l’élimination du cadavre :
Dans les forêts et les prairies, au fond des rivières et des lacs, nous ne découvrons que très rarement un corps sans vie, un cadavre. […] un grand nombre de mammifères, petits et grands, d’oiseaux, des multitudes d’insectes meurent chaque jour, et nous n’en trouvons aucune trace. Il y a une raison essentielle à cette absence de cadavres : le monde vivant élimine les morts. (62)
Isabelle aussi a « déjà été incinérée » lorsque le narrateur se rend dans « la salle du silence » du cimetière de Biarritz (369). Et de l’urne, des cendres qu’elle contient et qui ne seront plus jamais évoquées dans l’œuvre, le lecteur perd instantanément la piste. En outre, rien n’est plus étranger à ce roman que la figure du spectre : une fois le mort mort, son souvenir n’est plus jamais convoqué. Evacué du monde, il l’est aussi du texte, n’y laissant à proprement parler nulle trace. Aussitôt assassinée, la jeune italienne est ainsi oubliée par Daniel1 et Vincent : « Il avait manifestement oublié l’italienne, dont la disparition semblait sur le moment lui poser des problèmes de conscience si douloureux ; et j’avoue que, moi aussi, je l’avais un peu oubliée. » (290)
3.2. La fin de la mort.
Cet escamotage de la mort rappelle nécessairement les travaux de l’historien Philippe Ariès qui, dans L’homme devant la mort, considère la dissimulation ou l’éloignement dont la mort fait l’objet dans l’occident du XXe siècle comme une volonté d’expulser ce qui s’apparente désormais à une saleté honteuse de par le rapport étroit qu’elle entretient avec la corporéité. La mort, écrit Ariès, « devient inconvenante, comme les actes biologiques de l’homme, les sécrétions de son corps. Il est indécent de la rendre publique » (563). S’appuyant sur un article de Geoffrey Gorer publié en 1955 et intitulé « The Pornography of death », l’historien remarque que la mort est considérée comme un tabou au même titre que le sexe à l’époque victorienne : son pouvoir de scandale tiendrait ainsi à son sulfureux caractère physique.
Or dans le roman, il est manifeste que la mort a perdu ce pouvoir subversif. Son escamotage ne répond pas à la volonté de faire taire son scandale mais il signe au contraire la rationalisation dont elle fait l’objet. Ce n’est plus, comme dans la tragédie classique, la bienséance qui exige que la mort survienne hors scène, mais la science qui la vide de son obscénité en la ramenant à son statut de phénomène physico-chimique naturel. Pour Danièle Hervieu-Léger, il s’agit là d’une caractéristique essentielle du « mourir en modernité », désormais informé par une « naturalisation croissante », de sorte que « la mort se définit avant tout comme un événement d’un processus biologique qui ne sanctionne rien et n’ouvre sur rien » (97).
À ce titre, l’avenir néo-humain imaginé par Houellebecq constitue la forme objectivée et exacerbée de la minoration de la mort déjà à l’œuvre du temps de Daniel 1 : si dans la temporalité première du récit, l’adoption d’une anthropologie biologique assourdit la mort jusqu’à la taire parfois complètement[6], dans la seconde, c’est une praxis scientifique qui parachève sa disparition et entérine la désuétude métaphysique du trépas.
Dans cette anticipation de deux mille ans, vers une époque qui a vu le clonage par reconstitution des individus à partir d’un échantillon de leur ADN se systématiser, la mort apparaît comme un concept trop positivement marqué pour rendre compte de l’expérience néo-humaine de la fin. « J’approche, moi aussi, de la fin de mon parcours » (15), annonce Daniel24 dès les premières pages du livre. De la fin, et non de la mort : « Notre vie au moment de sa disparition « a le caractère d’une bougie qu’on souffle ». Nous pouvons dire aussi, pour reprendre les paroles de la Sœur suprême, que nos générations se succèdent « comme les pages d’un livre qu’on feuillette » » (164), rappelle-t-il encore, sentant ses derniers moments arriver. Seule mort, ou plutôt fin, donnée à voir au lecteur depuis l’intérieur de la conscience agonisante, son récit est profondément marqué par les motifs de la disparition et de l’effacement : « Des souvenirs peu marqués apparaissent brièvement, puis s’effacent. […] Les projections mentales, elles aussi, disparaissent. Il reste quelques minutes, probablement. Je ne ressens rien d’autre qu’une très légère tristesse. » (164-165)
Daniel 24, Marie 22 ou encore Esther 31, menant des vies restreintes à leur étant biologique, réduits à un état végétatif si ce n’est végétal[7], sont ainsi devenus immortels parce qu’ils ne sont pas susceptibles d’expérimenter la mort « en tant que telle », au sens heideggerien du terme. Pour le philosophe en effet, si le Dasein est impérissable (il ne périt pas), il est par contre mortel (lui seul accède véritablement au mourir). L’inversion à l’œuvre dans La Possibilité d’une île, où tous périssent mais aucun ne meurt, renvoie donc in fine l’immortalité néo-humaine du côté de la zoe, vie biologique de tous les vivants, en deçà de toute prédication humaine. La « frontière anthropologique » par laquelle Heidegger, selon Derrida, séparait résolument « la nature et la culture » (84), se trouve ainsi franchie ; et la perspective naturaliste poussée à des extrêmes qui conduisent à la fois à la fin de l’humanisme et à la disparition de la mort romanesque.
3.3. La dernière trace de l’écriture.
La Possibilité d’une île se donne à lire comme un texte qui, non seulement raconte les dernières heures de la mort en tant que telle, mais qui témoigne aussi de l’imminente désuétude qui guette une poétique faisant de la mort l’événement dramatique par excellence.
Pourtant, le roman de Michel Houellebecq ne s’en tient pas là qui met aussi en scène une forme de résistance à cette disparition. Car si nous avons montré plus haut comment les traces des défunts elles-mêmes étaient éliminées de la diégèse, il reste néanmoins la trace qui génère la totalité du texte du roman : le récit de vie de Daniel 1. En effet, l’œuvre se présente comme une alternance d’extraits issus d’une part du récit de vie lui-même, d’autre part des commentaires auxquels il donne lieu chez les néo-humains. Or ce récit, qui constitue bel et bien une trace laissée par Daniel 1 après son décès, maintient le protagoniste dans un mourir proprement humain. Autour du texte par lequel la mémoire du mort demeure et que ses descendants lisent et commentent inlassablement, se refonde un rituel sans transcendance qui empêche le modèle de la pure et simple disparition de triompher dans son intégralité. C’est donc à la littérature dans son ensemble qu’incombe la tâche d’assurer une forme de survivance du modèle humaniste de la mort. Aussi le récit de vie de Daniel 1 ainsi que le poème d’adieu qu’il écrit à Esther[8] avant son suicide sont-ils au sein de la diégèse rendus responsables de la défection de Marie 23 et de Daniel 25 qui, habités tous deux par une nostalgie du vivre et du mourir humains, rompent à la fin du roman leurs lignées respectives pour renouer avec la mortalité.
« La mort, qui est la chose la plus matérielle, la plus physique, la plus biologique, est en même temps la chose la plus spirituelle, la plus métaphysique, la plus mythologique », écrivait Edgar Morin en 1999 (67). Dualité de la réalité de la mort, qui se résoudrait assez facilement dans un partage des discours et des disciplines tel qu’il reviendrait à la science d’en évoquer le premier aspect ; aux mythes, à la philosophie ou encore à la littérature d’en traiter le second. Or d’un point de vue historique, il est indéniable que nous nous trouvons aujourd’hui à une époque qui voit le regard scientifique sur l’homme et sur le monde s’étendre et triompher[9]. Michel Houellebecq, en embrassant – et en anticipant – dans La Possibilité d’une île un point de vue naturaliste sur le vivre et le mourir, remplit à ce titre le rôle de « témoin privilégié d’une mentalité devant la mort » (6), que Gilles Ernst assignait à l’écrivain.
Éprouvant la solubilité d’un modèle scientifique réductionniste de la mort dans le discours littéraire, le roman de Houellebecq interroge à travers sa poétique la possible disparition de la culture humaniste, qui a longtemps soutenu le dire romanesque du mourir. L’intrigue du texte, finalement, rejoint la pensée heideggerienne en affirmant que quiconque est immortel n’est plus humain, tant le propre de l’Homme est justement de ne jamais mourir en tant que simple vivant, tant la mort est encore pour lui – mais peut-être pas pour toujours– davantage qu’un pur événement biologique, davantage qu’une simple fin.
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XIV
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[1] Dorrit Cohn convoque le souvenir des grandes scènes de mort focalisée présentes dans les œuvres de Tolstoï, Flaubert, Mann, Fuentes ou encore Broch, liste d’exemples canoniques illustrant l’universalité de ce topos et que chaque lecteur sera en mesure de prolonger à l’envi selon sa propre culture romanesque.
[2] Voir en particulier à ce propos : Eric Fassin, « Houellebecq « sociologue » », Critique, juin-juillet 2000, p.604-616 ; Rita Schoeber, « Renouveau du réalisme ? ou de Zola à Houellebecq », Les représentations du réel dans le roman, Mélanges offerts à Colette Becker, 2002 ; ou encore Pierre Varrod, « De la lutte des classes au marché du sexe. A propos de Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq », Le Débat, n°102 (1998), p. 182-190.
[3] L’influence du roman de Brave New World, roman dans lequel Aldous Huxley imagine une société holiste qui considère chaque individu comme une simple cellule du corps social et de ce fait ignore le drame de la perte de l’un d’entre eux, est ici également patente. Rappelons que dans Les Particules élémentaires, Houellebecq consacre un chapitre entier à cette dystopie, dont le personnage de Bruno soutient qu’elle constitue en réalité un idéal tout à fait positif de nos sociétés contemporaines : « Brave New World est pour nous un paradis, c’est en fait exactement le monde que nous essayons, jusqu’à présent sans succès, d’atteindre. (…) Aldous Huxley est sans nul doute un très mauvais écrivain, ses phrases sont lourdes et dénuées de grâce, ses personnages insipides et mécaniques. Mais il a eu cette intuition –fondamentale- que l’évolution des sociétés humaines était depuis plusieurs siècles, et serait de plus en plus, exclusivement pilotée par l’évolution scientifique et technologique. (…) Et, le premier parmi les écrivains, y compris parmi les écrivains de science-fiction, il a compris qu’après la physique c’était maintenant la biologie qui allait jouer un rôle moteur. » (157-158).
[4] Le récit de Daniel1, comme souvent, préfigure ici une évolution que l’avenir néo-humain parachèvera. Ainsi du temps de Daniel 24, l’idée « que les derniers instants de la vie pouvaient s’accompagner d’une sorte de révélation » n’est-elle plus considérée que comme une « croyance » archaïque et à présent périmée (91).
[5] Il s’agit en effet de l’un de ces « propres de l’homme » autrefois affirmés par la philosophie et dont Elisabeth de Fontenay montre dans Sans offenser le genre humain qu’ils ont été réfutés par l’avancée des connaissances concernant le monde animal : « il fut question de station verticale, de feu, d’écriture, d’agriculture, de mathématiques, de philosophie bien sûr, de liberté, donc de moralité, de perfectibilité, d’aptitude à imiter, d’anticipation de la mort, d’accouplement de face, de lutte pour la reconnaissance, de travail, de névrose, d’aptitude à mentir, de débat social, de partage de nourriture, d’art, de rire, d’inhumation… Les travaux de la génétique, ceux de la paléoanthropologie, de la primatologie et de la zoologie auront pulvérisé la plupart de ces îlots de certitude, et ridiculisé cette émulation fanfaronne, ces preuves d’une compétence à nulle autre pareille. » (48)
[6] Le lecteur n’assistera ainsi ni à la mort de Daniel1 ni à ses derniers moments, le texte dont il est le narrateur s’arrêtant simplement à la fin de la seconde partie de l’ouvrage. Le récit sommaire qu’Esther31 livre ensuite à Daniel25 sur la fin de sa vie et son suicide demeure peu éclairant, donnant l’impression que le personnage s’absente plus qu’il ne meure, à l’image du narrateur d’Extension du domaine de la lutte ou encore de Michel s’évanouissant en Irlande à la fin des Particules élémentaires.
[7] Ainsi le narrateur néo-humain au début du roman décrit-il l’état de stase qui caractérise son existence et celle de ses semblables: « Nos nuits ne vibrent plus de terreur ni d’extase ; nous vivons cependant, nous traversons la vie, sans joie et sans mystère, le temps nous paraît bref. » (11) Rappelons également que les néo-humains font l’objet d’une réfection de leur système de nutrition qui les dote de capacités de photosynthèse similaires à celle des végétaux.
[8] Le poème, qui clôt la deuxième partie du roman, lui donne aussi son titre. Nous en citons ici la dernière strophe : « Et l’amour où tout est facile, / Où tout est donné dans l’instant ; / Il existe au milieu du temps / La possibilité d’une île. » (424).
[9] C’est du moins la conviction de Michel Houellebecq qui écrit par exemple dans une lettre à Lakis Proguidis : « Le XXe siècle restera comme l’âge du triomphe dans l’esprit du grand public d’une explication scientifique du monde (…). C’est ainsi par exemple que l’explication des comportements humains par une liste brève de paramètres numériques (pour l’essentiel, des concentrations d’hormones et de neuromédiateurs) gagne chaque jour du terrain. En ces matières, le romancier fait de toute évidence partie du grand public. » (Interventions 2, 152)