Introduction
J’aimerais souligner, avant d’entrer dans le vif du sujet, une certaine actualité de Regain[1] et des essais des années trente/quarante[2] éclairant ce roman – c’est-à-dire l’actualité de textes de la « première manière[3] » qu’un peu poussé par l’auteur lui-même on finit parfois par regarder de haut, du haut des Chroniques ou du cycle du Hussard. Comme le fait remarquer Julie Sabiani dans son Giono et la terre, en effet, notre écrivain n’a pas attendu Edgar Morin pour mettre en scène ce que l’auteur du Paradigme perdu : la nature humaine expliquera en 1973 :
Ce qui meurt aujourd’hui, ce n’est pas la notion d’homme, mais une notion insulaire de l’homme, retranché de la nature et de sa propre nature ; ce qui doit mourir, c’est l’auto-idolâtrie de l’homme, s’admirant dans l’image pompière de sa propre rationalité. […] Le glas sonne pour une théorie fermée, fragmentaire et simplifiante de l’homme (213).
Mais je ne parle pas seulement du regain de l’écologie, laquelle pourrait être inspirée par la « première manière » gionienne, celle qui justement « met la nature au premier plan ». On peut observer pareillement le regain d’intérêt pour les animaux et l’animalité – conséquence notamment des crises qui frappent le monde agricole et le monde rural depuis 14-18 jusqu’à aujourd’hui – regain d’intérêt travaillant nos sociétés et donc les sciences en général (épidémiologie, génétique, éthologie, droit, etc.), mais aussi les études littéraires elles-mêmes, avec l’ecocriticism[4] né dans les pays anglo-saxons et qui se développe en France sous le terme « d’écocritique », soit « l’étude du rapport entre la littérature et l’environnement naturel » (C. Glotfelty, H. Fromm, XVIII). Je pourrais encore évoquer – exemple pris presque au hasard ! – un programme de recherche intitulé « Animots[5] » auquel participe l’université de la Sorbonne Nouvelle en collaboration avec l’EHESS… Si l’on considère, donc, ce renouvellement tout à fait contemporain de l’intérêt pour la nature et l’animalité, Jean Giono est plus que jamais d’actualité et une source essentielle d’étude – avec des œuvres d’avant le tournant des années quarante, celles-là mêmes que l’on regarde parfois de haut.
Or, le vieux dieu Pan, incarnation du monde naturel bien affaiblie si l’on en croit Joseph d’Arbaud, et même morte depuis le Ier siècle de notre ère selon Plutarque – j’y reviendrai – resurgit avec fracas à l’orée du xxe siècle aussi bien en France chez Jean Giono notamment qu’à l’étranger (on pensera par exemple à Knut Hamsun ou à D-H Lawrence, ou encore au roman fantastique d’Arthur Machen écrit en 1894 et traduit en 1901 par Paul-Jean Toulet, Le Grand Dieu Pan). Et il se pourrait même qu’il n’ait pas dit son dernier mot aujourd’hui, au cœur – quelque peu refroidi – de notre hyper-modernité. C’est du moins ce que cette étude se demandera en se concentrant sur Regain.
Pour ce faire, je procéderai très simplement en récapitulant d’abord, sommairement, les multiples figures de Pan dans l’œuvre de Giono, pour en venir très vite à la dimension panique du roman qui nous intéresse. Et c’est en parcourant les différents aspects, les divers sens et les multiples enjeux de cette dimension panique de Regain que je pourrai pour finir me demander dans quelle mesure et en quel sens le dieu Pan et l’énergie vitale qu’il représente survivent au-delà du roman, dans une œuvre affirmant un certain savoir du vivant.
Avatars du Pan gionien
Pan, pour apparaître dans l’œuvre de Giono, n’attend pas plus Regain que Colline ou Un de Baumugnes, c’est-à-dire les trois romans que leur auteur, au moment où il écrivait le dernier de son triptyque, a choisi de réunir sous la formule explicite de « La trilogie de Pan ». Dans sa notice pour Solitude de la pitié, Pierre Citron précise en effet que le dieu marque l’œuvre de son sceau dès le deuxième texte publié de Jean Giono, un poème paru dans la revue La Criée en 1921 et intitulé Sous le pied chaud du soleil. Le poète encore débutant repère en effet « cette empreinte de patte cornue comme deux croissants de lune collés » signalant « le grand Pan », « le vaste dieu multiple et dissolu » (1046). Pour les autres manifestations de Pan avant Regain, je renvoie non seulement à cette notice de Pierre Citron mais également à celle de Colline rédigée par Luce Ricatte ou encore à la précieuse thèse d’Agnès Landes intitulée La Grèce imaginaire. Étude des principaux mythes grecs dans l’œuvre de Jean Giono. Pour résumer simplement, je dirais qu’en effet le premier Giono se place « sous le signe de Pan », qu’il s’agisse de ses premiers poèmes, de ceux du recueil Accompagné de la flûte (1923), de poèmes en prose recueillis dans L’Eau vive (1943) comme Les Larmes de Byblis (1924), ou de ses premiers romans, y compris le tout premier rédigé : Naissance de l’odyssée (1925-1927). Pierre Citron ajoute que c’est Pan encore – dans ses avatars sorciers ou poètes – que l’on peut reconnaître sous les traits de l’acrobate de Présentation de Pan (1929-1930), du Sarde dans Le Serpent d’étoiles (1929-1930), de Toussaint dans Le Chant du monde (1931-1933), de Bobi dans Que ma joie demeure (1934-1935), de l’artiste dans Les Grands Chemins (1950) ou même – Pierre Citron précise que Giono lui-même le lui a signalé – de « l’arracheur de dent en Camargue, dans la deuxième partie d’Ennemonde [1960] » (notice, 1048).
Évidemment la diversité, voire la disparité, de ces occurrences repose sur la diversité des avatars de Pan, ce qui m’amène à distinguer les principaux aspects d’un dieu particulièrement changeant – cette fois-ci avec l’aide de la notice de Violaine de Montmollin pour Triomphe de la vie, texte qui est en partie – ce qui sera à commenter – une suite dialoguée de Regain. Violaine de Montmollin rappelle clairement en effet que « la mythologie grecque connaît plusieurs figures de Pan » : d’abord la plus connue, celle de l’être « cornu, barbu, velu, avec des pieds de bouc, mi-homme mi-bête », qui « hante les campagnes et les montagnes, parfois inquiétant, mais essentiellement protecteur des troupeaux et des bergers » (1294). C’est le dieu-faune que l’on retrouve « tantôt dans l’entourage de Dionysos, tantôt dans celui d’Apollon » et dont le culte est né en Arcadie et s’est développé en Grèce, notamment à Athènes, au début du Ve siècle avant notre ère. Dans sa thèse, Agnès Landes précise que « cette divinité secondaire » est étroitement liée à sa terre d’Arcadie, « terre rustique peuplée d’une humanité peu civilisée », « l’Arcadie grecque [étant] fort différente de celle idéalisée par la poésie romaine : bien loin d’être un paradis rustique, c’est une terre sauvage, rude, inhospitalière » (80). Et Agnès Landes souligne, en pensant bien sûr à Giono et en se référant à Philippe Borgeaud, que « Pan, vénéré dans toutes la Grèce, est […] le dieu des « eschatiai », des extrémités, c’est-à-dire des territoires sauvages, non maîtrisés par l’homme », un dieu qui s’oppose donc fortement « à l’espace de la cité » (95)…
Pour en revenir à l’énumération des aspects du dieu qui nous occupe, Violaine de Montmollin tout comme Agnès Landes évoquent ensuite non plus le personnage prisé des poètes, mais celui des mythographes et des philosophes qui en jouant sur l’étymologie de son nom – pan signifiant tout – ont fait de lui « l’incarnation de l’univers » (Landes 80), la réunion de l’ensemble des forces et des êtres composant l’univers. On passe ainsi « d’une mythologie à une cosmologie panique », cosmologie développée notamment dans les essais des années trente-quarante et qu’Agnès Landes décrit en des pages de référence, non sans expliquer auparavant ce que Giono doit aux Hymnes orphiques (III-IVe siècle avant J.-C.) : cet ouvrage « constitué d’hymnes de louange et d’action de grâce, pleins de ferveur et d’un authentique sens religieux, dédiés à chacun des grands dieux de la Grèce » (82), était dans la bibliothèque de l’écrivain, a été lu attentivement et annoté copieusement. Violaine de Montmollin rappelle quant à elle une autre apparition du dieu « à la fin du Ier siècle de notre ère » – ou plutôt sa disparition, puisque Plutarque raconte dans La Disparition des oracles (chap. XVII) comment au cours d’une traversée de Grèce en Italie les passagers d’un navire auraient entendu, mystérieusement venue du rivage, la célèbre annonce : « Le Grand Pan est mort ». « Ce grand Pan est peut-être le dieu suprême de la nature, équivalent au Zeus-cosmos des stoïciens », commente Violaine de Montmollin et elle résume en affirmant que « l’œuvre de Giono, des origines à Triomphe de la vie, est remplie de la présence de Pan » et que « le plus souvent, le dieu-faune et le grand Pan (plusieurs fois même avec allusion à la formule de Plutarque) coexistent, se superposent ou se succèdent dans un même texte » (1295).
Agnès Landes et Violaine de Montmollin rappellent bien sûr, en plus de cette évolution de la figure de Pan, l’originelle ambivalence d’un dieu qui est à la fois le protecteur des bergers et des troupeaux et l’incarnation de la terrible sauvagerie de la nature. Dans sa Présentation de Pan, Jean Giono ne dit pas autre chose quand il évoque :
… Cette sauvagerie du vent, de la bête et de l’arbre, et du grand soleil qui nous foule comme du grain !
Mais aussi cette douceur, ces mains serrées au détour des haies, ces bonnes voix entendues au milieu des labours, ces hommes qui sont comme du pain et qui jugent suivant la chaleur de leur cœur… (PP 775).
À propos de ces deux aspects contrastés de Pan et de leur possible harmonisation, il n’est que temps de citer également un auteur de référence concernant la dimension panique de l’œuvre gionienne, à savoir Christian Michelfelder qui a été le premier, en 1938 et avec le concours de Giono lui-même, à consacrer un ouvrage entier à l’écrivain. Or, dans cet ouvrage intitulé Jean Giono et les religions de la terre, l’auteur insiste sur « l’importance unique » (69) de Regain, roman qu’il présente comme « le livre de Pan, celui où le dieu est immédiatement présent, comme fondu en toutes choses » (67). Cette importance réside notamment dans le fait que le dernier volet de la trilogie de Pan formerait une parfaite synthèse, « dans une symphonie à l’odeur forte » (64), des deux premiers volets, de Colline révélateur de la « terreur panique » et d’Un de Baumugnes montrant au contraire la « douceur panique » (62). Si l’on pourra contester cette lecture un peu trop schématiquement dialectique de la trilogie, il est vrai du moins que Regain semble raconter un dépassement de la violence de Pan, une reconquête de la culture sur la nature fondée non sur leur opposition mais sur un nouvel accord. Après tout, comme le résume Jacques Chabot dans La Provence de Giono : « Regain redit simplement l’épopée primitive de l’homme en quête de son humanité, au sortir des forêts et des cavernes […]. Panturle, l’homme des bois, le chasseur, devient un homme en cultivant le blé » (82).
Encore que le « simplement » soit peut-être de trop quand il s’agit de saisir les manifestations paniques. Chez Jean Giono, en effet, Pan, ce n’est pas seulement la créature hybride, entre divinité, humanité et animalité, issue de la mythologie grecque, c’est aussi une vision du monde héritière de l’Antiquité tardive et de la notion de physis grecque qui influence celle de Nature chez l’écrivain, héritière des romantiques (surtout allemands, mais aussi français, Victor Hugo en tête) dans leur critique des Lumières et de la modernité rationaliste, voire héritière de « l’occultisme et du néo-platonisme de la Renaissance ». Agnès Landes évoque Paracelse, Nicolas de Cuse ou Giordano Bruno : Giono ne les a pas forcément lus, mais il « s’est du moins intéressé à l’occultisme, et plus généralement à la pensée cosmologique de la Renaissance, comme le montrent plusieurs allusions à l’alchimie ou à Jacob Böhme[6], qui décrit la nature sensible à l’aide des symboles paracelsiens » (140). Bien sûr, il ne s’agit pas de se perdre dans ce dédale de références, encore qu’il convienne d’apprécier ainsi ce qu’a de trompeur chez Giono l’apparente simplicité des thèmes servis par l’évidence des images. Il s’agit avant tout d’éclairer la richesse d’un roman et la complexité d’un motif syncrétique et changeant.
Revenons donc à des considérations plus concrètes, revenons sur terre, car c’est avant tout de cela qu’il s’agit pour Giono, même si la terre manque parfois de fermeté et tangue comme sous la plus forte des houles. Concentrons-nous sur Regain, ce récit qui nous entraîne « dans le grand large du plateau comme au milieu d’une mer » (R 362).
« Peur de la terre »
Avant qu’il ne cherche dans ses essais à développer et conceptualiser sa pensée d’une vision panique de l’univers, Jean Giono a souvent insisté sur une expérience vécue jeune garçon, une sorte d’initiation à l’existence monstrueuse de la nature. Il la relate aussi bien dans Présentation de Pan que dans la préface à l’édition des Exemplaires de Colline où il dévoile « les premiers traits de la figure de Pan » et sa « marque » de « terreur divine » infligée dans son « cœur de petit berger bénévole » (Œuvres romanesques complètes, I, 949) afin qu’il sache à jamais que « cette terre vivante » est « une chair pleine de grande volonté » (950). Et il reviendra sur cette expérience dans ses entretiens avec Jean Amrouche. Mais cette crainte sacrée de la nature se manifeste avec plus de force encore dans de très nombreux textes, ne serait-ce que dans Colline ou dans la nouvelle de Solitude de la pitié précisément intitulée « Peur de la terre », et bien sûr dans Regain : à leur corps défendant, c’est en effet en pleine initiation panique que sont plongés les héros, Arsule et Gédémus, sur le plateau « plat comme une aire » (R 352) sur laquelle ils seront eux-mêmes battus jusqu’à être réduits à de simple fétus de paille, à de simples éléments indifférenciés de l’univers, dépouillés de tout orgueil humain, « blêmes comme des oiseaux nus » (362). Car sur ce plateau rôde l’ombre de Pan, comme le signale entre autres choses ce nuage accueillant, si l’on peut dire, les visiteurs imprudents :
L’ombre marche sur la terre comme une bête ; l’herbe s’aplatit, les sablonnières fument. L’ombre marche sur des pattes souples comme une bête. La voilà froide et lourde sur les épaules. Pas de bruit. Elle va son voyage. Elle passe. Voilà (353).
Contre cette force qui « va son voyage », contre la volonté de Pan, Arsule et Gédémus auront beau tenter de se protéger en s’enfermant dans une « grangette » dont la porte permet de « pousse[r] dehors […] un ciel sale et gris, tout troublé de nuit » (357), Panturle aura beau se transformer en « un buisson », « le poil de ses joues s’[étant] allongé, s’[étant] emmêlé comme l’habit des moutons » (342), rien n’y peut faire : comme les animaux, les végétaux, les minéraux… les humains font partie du Grand Tout. La question est de savoir si « les morceaux de dieu » pour reprendre la formule d’un berger interrogé par le narrateur de Complément à l’Eau vive (109) accepteront de bon gré d’être brassés dans un grand mélange indifférent à toute individuation. Généralement, c’est davantage le cas dans les essais que dans les romans. Dans Regain, en effet, on ne se rend pas sans combattre ! On combat pour se défendre, quoique sans grand succès comme nous venons de le voir, ou même pour passer à l’offensive en un certain sens : c’est ainsi qu’il faudrait interpréter le rite primitif inventé par La Mamèche et que surprend Panturle :
Elle était sortie, elle aussi ; elle était montée sur la lande. Elle était debout comme un tronc d’arbre. Il allait appeler quand il s’est rendu compte qu’elle parlait.
Il a écouté.
Elle disait :
« Il faut que ça vienne de toi d’abord, si on veut que ça tienne. »
Elle parlait à quelque chose, là, devant elle, et devant elle il n’y avait que la lande toute malade de mal et de froid.
Une autre fois, c’est encore arrivé, mais, pas du même côté ; comme si elle faisait le tour des amis pour demander un service. C’était sur le versant des Resplandins au beau milieu des fourrés où c’est plein d’arbres (353).
En d’autres termes, par ce rite, une simple humaine tente d’imposer sa propre volonté à celle du dieu, ou du moins de le convaincre. Et il semblerait que cela finisse par marcher, même si la vieille femme un peu sorcière un peu chamane devra jeter sa propre vie dans la balance, comme si son sacrifice devait favoriser la régénération de la vie du village, son regain… La Mamèche accepte donc de se fondre dans le Grand Tout, simple « petit paquet comme un fagot de courtes branches bien sèches » (397) que Panturle récupèrera sur le bord du plateau et qu’il plongera dans le puits communal, là même où le mari de la pauvre femme, déjà, avait perdu la vie en « tét[ant] l’eau avec sa bouche jusqu’à la veine des sources » (338) : retour à la terre (et à son eau matricielle), comme Bobi quand il sera plongé « en pleine science » (1357) par sa propre décomposition après sa mort dans le « Schéma du dernier chapitre (non écrit) de Que ma joie demeure » ! Alors comme lui, La Mamèche « s’élargit aux dimensions de l’univers », univers panique auquel avant même sa mort elle avait participé en tant qu’élément du plateau, en tant que quasi esprit poussant par la peur (« ça a fait : hop ! » [R 354-355]) Gédémus et surtout Arsule vers Panturle : aide-toi et Pan t’aidera…
Regain nous plonge donc dans ce que l’incontournable Agnès Landes définit comme un « vitalisme organiciste » quand elle s’attache à « situer les idées de Giono par rapport à cette longue tradition, mi-savante mi-populaire, qui remonte des Anciens jusqu’à nous » (140). Ce vitalisme qui se trouve déjà chez les romantiques allemands eux-mêmes inspirés des alchimistes du XVIe siècle, considère que la nature est un organisme animé. On peut parler d’un panthéisme gionien, du moins dans la « première manière » de l’écrivain, lequel se caractérise non seulement, selon Agnès Landes, comme « la vénération de l’univers physique […] présente dans tous les panthéismes » (163), non seulement comme « un sentiment pré-critique et sans explicitation rationnelle qu’une même poussée vitale anime la Nature considérée comme le Tout » pour reprendre la définition du Dictionnaire philosophique (P. Foulquier et R. Saint Jean, 509), mais également, comme une vision du monde où « l’immanence du divin au monde est totale » (Landes 164) : en clair, « les dieux » et d’abord Pan, sont si inextricablement « mélangés au monde », pour revenir au vocabulaire de Giono, qu’on ne peut que très difficilement les en distinguer. L’écrivain leur refuse toute transcendance et Pan a ceci de commode qu’en étant à la fois le dieu faune et le Grant Tout, il peut se confondre avec le monde dès lors conçu comme un organisme vivant et même un animal, comme le montre – et avec quelle force malgré la formulation hypothétique ! – Colline :
Cette terre qui s’étend, large de chaque côté, grasse, lourde, avec sa charge d’arbres et d’eaux, ses fleuves, ses ruisseaux, ses forêts, ses monts et ses collines, et ses villes rondes qui tournent au milieu des éclairs, ses hordes d’hommes cramponnés à ses poils, si c’était une créature vivante, un corps (148) ?
Animalisation de la nature (et des humains)
Regain, contrairement à Colline, ne fait pas le portrait de Pan en patron « avec [s]a belle veste à six boutons » (C 178), mais le dieu n’y est pas moins partout présent par le biais de l’animalisation, voire de la personnification, de la nature, comme pour ce nuage décrit plus haut dont « l’ombre marche sur la terre comme une bête », ou pour la nuit qui « pès[e] de l’épaule contre [une] porte » (R 358), ou pour ce ruisseau qui assène à Panturle une « grande gifle d’une main froide », puis « l’esquive, le couvre de son corps épais et gluant » (374), où pour la terre qui gémit sous le soc de la charrue, se débat, essaie « de mordre, de se défendre » (399). De son côté, « le jeune soleil marche, enfoncé dans les herbes jusqu’aux genoux », et quant au vent – le vent surtout qui est dans Regain l’arme et l’âme de Pan[7] – il « éparpille de la rosée comme un poulain qui se vautre. Il fait jaillir des vols de moineaux qui nagent un moment entre les vagues du ciel, ivres, étourdis de cris, puis qui s’abattent comme des poignées de pierres » (361) ! On remarquera qu’à l’animalisation du monde répond la minéralisation des animaux dans une fluidité et un échange permanents des éléments. Le vent donc, qui évoque on ne peut mieux cette fluidité et ces échanges, soumet entièrement Panturle à sa volonté, un Panturle réduit au printemps à l’état d’un simple « baril vide » qui sonne creux sous « le vent [qui] toque du doigt contre lui » après l’avoir « press(é) comme une éponge » (365). Quant à Arsule – dont « le corps est en travail comme le vin nouveau » parce que le vent « entre dans son corsage comme chez lui », qu’il « lui coule entre les seins » et « lui descend sur le ventre comme une main » (356) – elle reconnaîtra plus tard qu’il « a été son marieur » (396).
Laissons à Agnès Landes le soin de conclure partiellement quant à la présence multiforme du dieu et à l’animalisation du monde qu’elle produit (dans Regain aussi bien que dans l’œuvre en général) :
Le mythe de Pan est une vaste nébuleuse, un mythe essentiel mais dont les contours restent flous. […] Constatons d’abord que Pan n’existe guère en tant que personnage[8]. Il présente une figure totalement éclatée, car qu’y a-t-il de commun entre l’étrange créature de Prélude de Pan, l’acrobate de Présentation de Pan et l’« ange aux ailes de peau » de Triomphe de la vie ? De plus, Pan est souvent confondu avec le diable. Les visages du dieu sont si nombreux qu’il en devient insaisissable.
[…]
Le dieu Pan n’est donc pour Giono qu’un point de départ, à partir duquel il développe librement ses intuitions sur le monde naturel. Divinité éponyme de la Nature, Pan lui prête une dimension divine. Le mythe permet d’effectuer une synthèse : à travers Pan, union d’un dieu et d’un animal, Giono nous fait comprendre que la dimension divine de l’homme est à retrouver dans son animalité (169).
Précisons : l’animalité avec sa beauté mais aussi avec le trouble qu’elle peut provoquer chez les humains. Giono en fait l’éloge en maints endroits dans sa première manière parce que les animaux sont des exemples de sensibilité plus fine et plus forte, de sensualité, c’est-à-dire d’une science du monde plus juste et entière que celle des humains, mais cet éloge sans fadeur comprend la joie et la violence, l’harmonie et la cruauté. Que les humains et les animaux soient mis à peu près sur le même plan dans Regain ne signifie pas en effet que soit décrit un quasi éden semblable à celui de Que ma joie demeure (éden qui d’ailleurs se révèle très peu paradisiaque). Bien au contraire, le lecteur retiendra longtemps la scène d’éventration d’un renard par Panturle, scène racontée comme une expérience érotique, mais en un sens dionysiaque, c’est-à-dire transgressif. De même, ce personnage humain peut fantasmer une femme en l’associant non seulement à cette « belle lune qui fait déborder le bassin de la vitre jusque près de l’âtre », mais aussi à une « femelle de blaireau » qui « s’est mise sur le dos, le ventre en l’air, un beau ventre large et velouté comme la nuit et qui [est] plein et lourd » (368). La bacchanale de Prélude de Pan (nouvelle écrite en même temps que le roman qui nous intéresse) éclaire d’une obscure et d’autant plus violente lumière les relations entre humains et animaux dans Regain (et éclaboussera encore Que ma joie demeure notamment pour ce qui est des relations entre Zulma et le cerf). L’entente instinctive entre la chèvre de Panturle et Arsule[9], dans la deuxième partie, ne fait qu’adoucir sans la renier l’assimilation des deux espèces…
C’est que l’obéissance au cycle panique n’implique rien de moins que la remise en cause de l’individualité à laquelle s’accroche l’être humain moderne au point d’en faire son seul horizon. Elle ouvre à une dissolution du sujet que Georges Batailles décrirait comme le passage de « la discontinuité à la continuité », un passage vers « la dissolution relative [ou définitive] de l’être constitué dans l’ordre du discontinu » (24), dissolution qui définirait l’expérience érotique mais aussi la mort qui lui est intimement liée. Et c’est pourquoi l’« apprentissage panique » nécessite que la peur soit dépassée : Christian Michelfelder appelle cela « l’expérience dionysiaque ». Or, Regain s’achève avec évidence sur un nouvel équilibre entre l’homme et le monde, voire sur le triomphe de l’ordre humain…
III. Mort et résurrection(s) de Pan
« Domestication de Pan »
Le dépassement de Pan se manifeste très clairement et symboliquement par la métamorphose de Panturle au cours du roman : on se souvient qu’au début quand « il a pris sa vraie figure d’hiver », « c’est un buisson » (342), et un buisson en quête de viande ! Comme si le dieu qui est compris dans son surnom, Panturle (son patronyme, Bridaine, ne sera donné que dans la deuxième partie, au moment où il ira vers les hommes à la foire de Banon), prenait entièrement possession de lui… Mais à la fin du récit, c’est en colonne qu’il est transfiguré. À cet égard, une thèse résume parfaitement cette évolution. Il s’agit d’un travail intitulé La Trilogie de Pan. Constitution d’un paysage gionien, dont l’auteur, Jean-François Bourgain, écrit :
Quand Panturle se dresse au milieu du champ, « solidement enfoncé dans la terre comme une colonne », un dieu Terme enraciné remplace le Pan omniprésent de la lande, comme le silence avait succédé au vent. […] Dans le silence de l’air, dans la sujétion de la terre, le grand Pan est moins mort que réconcilié. […] Regain raconte sa domestication (372-373).
Et cette domestication coïncide avec celle de Panturle par Arsule (qui elle contient dans son prénom le mot « Ars »…), depuis la boite d’allumette sur la cheminée jusqu’à l’envie de pain, en passant par l’hygiène du corps (le bain dans la rivière) et le sens du ménage constamment mis en valeur par le narrateur, et ce jusqu’à « l’embourgeoisement » des ébats amoureux transplantés d’un rivage à une paillasse puis à un lit, à l’étage, près de l’armoire de famille[10] : on se sera bien éloigné alors de la chasse à la femelle propre à la sexualité sauvage et transgressive de Pan… Tout cela est visible, a été vu, je ne vais donc par « réinventer la brouette » comme dirait Giono et décrire à nouveau tout le processus de civilisation – au sens du passage de la chasse à l’agriculture, voire au sens de « la civilisation des mœurs » chère à Norbert Elias – du farouche Panturle. Peut-être pourrais-je juste mentionner, pour le plaisir d’entrer dans le détail du texte, le passage de l’heure de Pan, l’heure méridienne[11] sur laquelle s’ouvre avec insistance Regain (« Quand le courrier de Banon passe à Vachères, c’est toujours dans les midi. […] Réglé comme une horloge. C’est embêtant au fond, d’être là au même moment tous les jours. » [324]), à un prosaïque 10 heures que le narrateur signale, dans la deuxième partie, d’un discret sourire : « La diligence de Michel s’arrête maintenant sous le devers de Vachères à dix heures. Il a trouvé le moyen. On ne sait pas lequel, mais le fait est que c’est dix heures. » (400). L’horloge se serait donc débloquée au moment où Aubignane quitte le cycle panique et son éternel recommencement pour entrer à nouveau dans l’histoire humaine… Selon Luce Ricatte, Giono « se décide à donner le pas, dans cette ronde cosmique, à la liberté créatrice de l’homme sur l’éternel retour » (Luce Ricatte 993).
Toujours est-il que l’on peut interpréter cette « domestication » de Pan dans Regain – cette fois-ci en compagnie de Jean-François Durand et de son ouvrage Les Métamorphoses de l’artiste. L’Esthétique de Jean Giono – comme le triomphe d’Apollon :
Lentement, Panturle quittera le monde sauvage de l’extase orgiaque – ou de l’hiver muet – pour celui de la parole et de l’outil, qui construisent le Sujet dans un double rapport : à autrui par l’amour, au monde par le travail. Dans Regain, à la fin de la première partie, Panturle découvre l’altérité, et cette découverte marque le début de l’humanisation. Alors le calme apollinien peut se substituer au désordre sauvage. […]
La deuxième partie du roman est largement consacrée à l’agon [affrontement] du travail civilisateur et de la terre sauvage et morte. Panturle deviendra homme dans son affrontement avec la terre, et l’on voit que le roman raconte la même histoire que les grands mythes où intervient un héros civilisateur. […] Petit à petit, le Moi de Panturle s’arrache à l’indétermination de la nature (89-90).
« L’indétermination de la nature », c’est-à-dire la fusion dans le grand Pan dont nous parlions plus haut, J.-F. Durand ne distinguant pas ici Pan et Dionysos. Une scène du roman, entre autres, montre clairement cette dimension apollinienne de Regain :
Maintenant le grand couteau qui ressemble à un devant de barque [il s’agit du soc de la charrue] navigue dans la terre calmée.
« Allez, le Nègre, tire un peu, feignant de bonsoir. »
Ça va tout allègre et tout clair. Et voilà le soleil qui a sauté les collines et qui monte. Et voilà Arsule qui sauté le ruisseau et qui monte (400).
Arsule en déesse du soleil ? Surtout, par cet écho entre microcosme et macrocosme et sa superposition avec l’activité de Panturle sur son char civilisateur de paysan, se condense bien la résolution du combat avec le monde… Alors Apollon ou Dionysos ? Contrairement à Nietzsche (et à Jean-François Durand) et avec son habituelle syncrétisme personnel, Giono n’oppose pas systématiquement ces dieux. Agnès Landes l’explique clairement : l’apollinien peut simplement constituer par rapport au dionysiaque « son aboutissement et son achèvement, dans une connaissance parfaite atteinte au terme de l’existence. La connaissance apollinienne serait donc une connaissance totale et sereine de la vie, en opposition au délire dionysiaque » (173). Mais il est vrai que l’analyse concerne un passage du Journal de l’écrivain commentant Les Vraies Richesses (J 96) …
Revenons donc à l’idée d’un dépassement de Pan (incarnation de la nature) par Dionysos (dieu de la puissance de la végétation et de la fécondité, de la surabondance vitale, mais aussi de la culture de la vigne), c’est-à-dire à l’idée d’un accès progressif à la « civilisation ». On rejoint alors la thèse de Christian Michelfelder selon laquelle, après la trilogie placée sous le signe de Pan – et le « promontoire élevé » que représente Prélude de Pan puisque « les hommes et les femmes [y sont] définitivement éveillés » – il s’agit de « retrouver Dionysos jusqu’en les grandes forêts d’où, taureau bondissant, il a surgi dieu de la lumière apportant aux hommes la civilisation » (66). En d’autres termes, Pan que l’iconographie montre souvent mêlé au cortège de Dionysos, festoyant avec les satyres et les ménades, entre dans un mouvement collectif qui le déborde, est dépassé par un sentiment qui transcende sa fureur, un sentiment que Dionysos a le don d’éveiller : celui de la joie. Ainsi, si l’on en croit Michelfelder, on passerait du stade de la peur panique et de la lutte solitaire à celui de l’ouverture au monde et aux autres (Giono lui-même explique à Michelfelder qu’après Regain, il y a Le Grand Troupeau parce que « les autres hommes sont là qui disent : et nous ? et avec rage » [142]). Ainsi, l’expérience panique s’intégrerait dans un cycle dionysiaque plus large et surtout ne serait qu’une étape initiatique transitoire.
Mais, d’une part cette thèse a été fortement critiquée : Agnès Landes a beau jeu de « relativiser l’opposition entre Pan et Dionysos » : « Ainsi, Dionysos comme dieu de la vie est déjà pleinement présent dès Regain. À l’inverse, certains passage de Que ma joie demeure restent marqués par la peur panique » (175). De même, Luce Ricatte trouve « l’opposition de Ch. Michelfelder […] difficile à vérifier » (1327) et selon elle, « le seul sens que revêt chez Giono la dualité de Pan et de Dionysos », c’est le passage « de la crainte à l’initiation » mis en scène dans Le Serpent d’Étoiles » (1328). D’autre part et en ce qui concerne la présente étude, on sort du seul roman qui nous intéresse ici : Regain. Je voudrais donc y retourner pour (presque) finir.
Pan pas mort !
Car, certes, la fin triomphale du roman nous incite à considérer, comme le dit le narrateur en toutes lettres, que Panturle « a gagné. C’est fini. » (429). Et J.-F. Bourgain a raison d’insister sur le signe du vent qui « n’est pas venu » (372), tandis que J.-F. Durand explique avec pertinence que « le schéma de base de Regain est bien celui du triomphe final de l’anagnorisis [c’est-à-dire, selon Northrop Frye : l’« apparition d’une société nouvelle, qui se groupe triomphalement autour du couple » (324) dans un mythe romanesque], après une phase agonistique d’affrontement avec le démonique de la terre mauvaise et du moi dionysiaque » (88).
Mais, tout d’abord, rappelons bêtement que le vent va revenir et il faut même qu’il revienne. Car : « ça, tant qu’il n’est pas venu, le vent », « on n’ose pas encore commencer la peine de printemps, prendre la bêche ou le sac aux semences, commencer ; on n’ose pas. Il peut pleuvoir encore, d’un moment à l’autre ; […] et le jeune jour blond est encore tout tremblant d’éclairs. » (R 426). En d’autres termes, le cycle doit continuer. On ne peut pas se passer du vent, aussi fort soit-il, aussi mauvais puisse-t-il paraître : Pan resurgira, il n’en est pas à une mort près. Et c’est peut-être contre ce que la fin de Regain a d’un peu trop figé, que Jean Giono a écrit la deuxième partie de Triomphe de la vie dans laquelle Pan réapparaît – plus grandiose que jamais ou plus théâtrale (ou simplement très cinématographique), dieu immense aux « deux ailes de peau » (TV 829), au « corps magnifique […] tout entremêlé d’arbres, de landes et de pelages » (783) – pour « proposer à ces hommes un nouveau combat » :
[…] je suis comme le lion qui guette derrière la haie de buissons. […] Je ne m’inquiète pas de perdre qui j’aime. J’ai sur la vie et la mort mes idées personnelles. Je fais passer d’une de mes mains dans l’autre, comme on fait à une poignée de lentilles le matin sur l’aire du vent qui naît. Je connais toutes les fins obscures. Mon travail c’est de pousser le troupeau dans la caverne de l’étable et de le forcer d’entrer (784).
Or, cette confrontation à une toute puissance qui a sur « la vie et la mort [s]es idées personnelles », me pousse à penser que Regain consacre moins le dépassement de Pan qu’il ne prépare d’éternels retours. Pour les besoins de mon argumentation, je me permets de revenir à Luce Ricatte quand elle trouve que « le seul sens que revêt chez Giono la dualité de Pan et de Dionysos », c’est le passage « de la crainte à l’initiation », et je complète à présent la citation : « Quand on passe sous le signe du second, l’homme n’est plus radicalement exclu, la nature l’admet comme partie du Grand Tout » (1328). Alors, ne peut-on penser que c’est peut-être moins Pan qui sera dépassé que Dionysos ? Car l’exclusion de l’homme (et son indifférence à la nature en retour : voir Angelo dans Le Hussard sur le toit[12]), est promise à de sombres quoique grandioses lendemains. Bien sûr, quand la nature cesse d’être au premier plan, selon la définition que Jean Giono donne de sa « première manière », et que ce sont les hommes qui se mettent à occuper la scène, au prix d’une certaine déréliction, Pan cesse du même coup d’être invoqué et même évoqué. Mais le Grand Pan demeure sous une forme nouvelle peut-être, avatar encore moins personnalisé, grand corps fuyant du réel avec lequel il faut toujours composer, principe de réalité et d’irréalité confondues qui relance sans cesse le combat des humains (et singulièrement des écrivains) pour se faire une place sur cette terre. « L’arrogance des dieux » contre laquelle ferraille le Melville gionien et la lutte contre le silence et la cruauté de la nature, contre « le dégoût de tout » inspiré par « la peur de la terre » (SP 530), contre « l’infinie viduité, la cruauté effrayante et sans borne du ciel » (Q 464) qui dans Que ma joie demeure règnent sur les pâturages de Zulma (c’est-à-dire sur le royaume de Pan), sont loin de finir avec Regain et les romans de la « première manière ». Arrogance, silence, cruauté de la nature et contorsions des personnages humains pour comprendre et « habiter » malgré tout le monde sont au contraire toujours d’actualité dans les nouvelles de Faust au village (par exemple dans Hortense ou même Monologue), dans Ennemonde et autres caractères (dont « Camargue »), dans Un roi sans divertissement ou Les Grands Chemins, pour citer pêle-mêle quelque récits. La fusion panique ne sera certes plus à l’ordre du jour dans les Chroniques notamment, mais quant aux mille manières d’explorer la démesure, de subir l’hybris dans la conscience (panique, en fin de compte) de l’indifférente béance de l’univers, et à l’aide parfois de créatures (comme celle de Fragments d’un paradis) qui n’ont rien à envier au Pan de Triomphe de la vie, Regain ouvre sur le futur de l’œuvre (comme le dit Christian Michelfelder, et bien plus qu’il ne pouvait le savoir en 1938). Seulement, le versant paysan où se situe notre roman dans l’œuvre de Jean Giono fait que la présence au monde et la présence du monde paraissent plus immédiates et l’on y craint donc des assauts plus que des dérobades. Mais du savoir panique demeurera au moins « la panique qu’engendrent cette largeur et cette vacuité du monde », selon les mots de Robert Ricatte (XVIII).
Ce qui retient l’intérêt, en outre, dans Regain, c’est le sens de l’ellipse narrative[13], de ces fondus au noir qui sont comme des évanouissements (et qui y correspondent souvent pour les personnages), et le goût de l’expression lapidaire – de la maigreur, dit Giono qui en voulait à Pagnol de son adaptation[14] – qui caractérise également Panturle. À cet égard, le roman est un anti Un de Baumugnes et son héros tout le contraire d’Albin et Amédée : la parole ne doit pas s’écouler, en effet, jusqu’à emporter le monde dans son flux poétique (ce qui est la manière dont agit la monica de Baumugnes), mais au contraire être jalousement retenue. Panturle, au moment même de la poussée du chant, s’efforce au silence :
Il a des chansons qui sont là, entassées dans sa gorge à presser ses dents. Et il serre les lèvres. C’est une joie dont il veut mâcher toute l’odeur et saliver longtemps le jus comme un mouton qui mange la saladelle du soir sur les collines. Il va, comme ça, jusqu’au moment où le beau silence s’est épaissi en lui et autour de lui comme un pré (R 428).
Il y a là une résistance à la parole plus « qu’un surgissement de la poïesis » dont J.-F. Durand nous convainc pourtant qu’il est l’essence du panique dans la Trilogie : « métaphoriquement, Giono nommera « Pan » l’énergie créatrice de la langue », d’où la volonté affichée dans Présentation de Pan de retrouver « le jaillissement poétique », c’est-à-dire un état de la parole non maîtrisée, non domestiquée, « l’expérience du dynamisme créateur du langage » qui produit un « moi nouveau », « dépossédé de lui-même par la puissance du poïein » (56[15]). Mais comme le reconnaît J.-F. Durand, Regain ne décrit pas cette ivresse du poïein comme dans Un de Baumugnes : au contraire, c’est le « monde substantiel » créé par le pouvoir de la parole qui est mis en avant au détriment de la réflexivité de la parole, c’est l’univers du mythe. Cependant Le Chant du monde présente aussi « un monde substantiel », me semble-t-il, et ce roman n’affiche pas pour autant une esthétique de la retenue expressive[16]. En ce qui me concerne, c’est donc la sécheresse narrative et le mutisme du héros qui me frappent avant tout, et si je suis pleinement d’accord avec J.-F. Durand quand il montre qu’Arsule aide Panturle à passer du grognement de la bête au langage articulé des hommes, je note aussi que dans la scène commentée de ce passage, à savoir la savoureuse rencontre du couple après que Panturle a été sauvé de la noyade, c’est le corps de Panturle – un corps qui bat à l’unisson du monde – qu’Arsule écoute tandis que les paroles sont reléguées en fond sonore :
Elle écoute : elle entend les coups sourds de son sang qui la foule à grands coups de talons.
[…]
Elle entend le cœur [de Panturle] et le craquement sourd de ce panier de côtes qui porte le cœur comme un beau fruit sur des feuillages (380).
La scène décrit non pas la force créatrice de la parole mais plutôt sa défaillance devant l’éloquence du corps à l’unisson de la nature[17] et Regain contrairement à Un de Baumugnes révèle moins une « naturalisation du langage » poétique permettant de conférer à celui-ci la puissance d’un chant émanant du monde lui-même[18] – pour reprendre les développements de Laurent Fourcaut – que la conscience d’une irréductible différence et indifférence du monde quand il se manifeste dans sa toute puissance panique. Je note d’ailleurs que dans sa Présentation de Pan, Giono place soigneusement et symboliquement le mot Pan dans la bouche d’un mort, à savoir le Janet de Colline :
Pour que je dise : Pan, et pour qu’on comprenne comme je l’ai compris à côté de toi, cette nuit, toute la sauvagerie, toute la grandeur, tout l’humain de ce mot, il faudra que j’ajoute des mots à des mots et que j’en fasse des tas bien séparés : un pour ça, un pour ça, un pour ça, parce que je n’ai pas, parce qu’un homme vivant n’a pas cette lucidité précise et ce grand souffle qu’ont les morts (PP 777).
Et j’en déduis, pensant également aux mots muets de Joséphine à la fin de Que ma joie demeure, les tout derniers mots du roman (« Ses lèvres bougeaient sans faire de bruit. » [780]) alors que l’on sait que Bobi est mort et déjà « en pleine science », que Pan – qui est du côté des bêtes et de la Nature, c’est-à-dire de l’autre côté de « la grande barrière[19] » – a au moins autant à voir avec l’envers du langage qu’avec son surgissement, ce surgissement procédant de cet envers. Car comme l’écrivait Maurice Blanchot dans La Part du feu : « Il n’y a pas de langage vrai sans une dénonciation du langage par lui-même, sans un tourment de non-langage, une obsession d’absence de langage de laquelle tout homme qui parle sait qu’il tient le sens de ce qu’il dit » (255).
Je crois donc que Pan, notamment dans Regain, aide aussi à cela, à l’aide des pouvoirs de la littérature et dans la conscience des limites du langage : à ce savoir trouble et troublant du vivant, à cette connaissance de la nature dont l’homme peut se sentir exclu[20], à cette confrontation au Grand Tout de l’univers avec lequel les créatures gioniennes entretiennent les rapports de pulsion/répulsion que l’on sait, entre désir et horreur de la fusion, entre lyrisme et mutisme. Certes Pan déclenche bien « l’énergie créatrice de la langue », mais il signale aussi – nouveau signe peut-être de l’ambivalence du dieu ! – son annihilation sous l’effet de la puissance d’un silence cosmique : c’est bien là un aspect essentiel de l’expérience de Panturle lorsqu’il ne sait plus « parler avec des paroles d’homme » parce que « trop plein de cette bouillante force », « il a besoin du geste des bêtes » (R 371). Comme dans La Bête du Vaccarès de Joseph d’Arbaud, quoique de manière différente[21], Pan dans Regain soulève donc, justement parce qu’il est du côté des créatures farouches, la question de l’apprivoisement, apprivoisement du vivant autour de soi autant qu’en soi. Et si le dieu faune est aujourd’hui tout aussi mort que le Grand Pan, la nature paraît encore, parfois, un grand corps qui n’est pas si domestiqué que notre modernité ne l’a cru, qui fait craindre au contraire de terribles soubresauts de révolte, comme si nous nourrissions encore « un sentiment pré-critique et sans explicitation rationnelle qu’une même poussée vitale anime la Nature considérée comme le Tout ». C’est en cela que l’idée de ce demi-dieu hybride est précieuse : elle suppose un pont entre l’esprit animal et l’esprit humain, entre le cosmique et l’individu, une irruption de l’altérité vivante dans notre civilisation mortifère de la maîtrise. Ce pont est peut-être couvert de ronces, peut-être même complètement écroulé, « La grande barrière » définitivement érigée à sa place. Mais c’est aussi en cela, entre autres choses, parce qu’il met en scène l’extrême proximité et la différence foncière, l’éloignement radical des mondes sauvages et des mondes humains, que Regain mérite d’être étudié aujourd’hui au moins autant que dans les années trente.
ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE (SubStance Inc.) VOL. XIII
Références bibliographiques
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Jean Giono, Présentation de Pan [abrév. PP ; 1930], in Œuvres romanesques complètes I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1971.
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Œuvres critiques sur Jean Giono :
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Hédi Kaddour, « « Rencontre autour de Jean Giono », Revue Giono n°4. Manosque : Association des Amis de Jean Giono, 2010, p. 79-88.
Agnès Landes, La Grèce imaginaire. Étude des principaux mythes grecs dans l’œuvre de Jean Giono, thèse de doctorat présentée sous la direction de Mireille Sacotte, Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3, 1995, deux volumes.
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Alain Romestaing, « Regain, ou dépasser Pan ? ». Revue Giono n°4. Manosque : Association des Amis de Jean Giono, 2010, p. 245-267.
Alain Romestaing, « La Bête du Vaccarès de Joseph d’Arbaud : l’impossible face à face », L’esprit créateur : Facing animals/Face aux bêtes (vol. 51, n°4, Winter 2011), Anne Mairesse et Anne Simon (éd.). Baltimore : Johns Hopkins University Press, 2011, p. 45-57.
Julie Sabiani, Giono et la terre, Paris, Sang de la terre, 1988.
Mireille Sacotte, « Notices des Vraies Richesses », Jean Giono, Récits et essais, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1989, p. 955-995.
Autres œuvres :
Joseph d’Arbaud, La Bête du Vaccarès, Paris, Grasset, 1926.
Georges Bataille, L’Érotisme, Paris, Minuit, 1957.
Maurice Blanchot, La Part du feu, Paris, Gallimard, 1949 (rééd. 1987).
Philippe Borgeaud, Recherches sur le dieu Pan, Rome, Institut suisse, Droz diffuseur, Bibliotheca Helvetica romana XVII, 1979.
P. Foulquier et R. Saint Jean, article « Panthéisme », Dictionnaire de la langue philosophique, Paris, PUF, 1992, p. 509
Northrop Frye, Anatomie de la critique, Paris, Gallimard, 1967.
C. Glotfelty, H. Fromm, The Ecocriticism Reader, Athens and London, University of Georgia Press, 1996.
Knut Hamsun, Pan [1894], Paris, Le livre de Poche, 1997.
D.H. Lawrence, ‘Pan in America’ [earlier version], Mornings in Mexico and Other Essays, ed. Virginia Crosswhite Hyde, 2009, p. 153-164.
Arthur Machen, Le Grand Dieu Pan [The Great God Pan, 1894], (trad. de Paul-Jean Toulet), Paris, édition de la Plume, 1901.
Edgar Morin, Le Paradigme perdu : la nature humaine, Paris, Seuil, 1973.
[1] Une première version de cet article est parue dans la Revue Giono : « Regain, ou dépasser Pan ? ». Revue Giono n°4. Manosque : Association des Amis de Jean Giono, 2010, p. 245-267.
[2] Mireille Sacotte soulignait en 1989 dans sa Notice des Vraies Richesses : « Il y a là des résonances modernes : l’aspiration écologiste, la protestation contre un système économique où tout est jaugé à sa valeur marchande y compris les arbres, les animaux, les hommes. » (967).
[3] Pour la question de ces « deux manières » de Jean Giono, voir Robert Ricatte, p. XLVII.
[4] Ce courant prend son essor vers la fin des années 70 (Leo Marx, The Machine and the Garden: Technology and the Pastoral Ideal in American Culture, USA, 1964 ; Raymond Williams, The Country and the City, GB, 1973), mais se développe surtout depuis les années 90 dans les pays anglo-saxons.
[5] Programme de l’Agence Nationale pour la Recherche, 2010-2014, « Animots : Animaux et animalité dans la littérature de langue française (XXe et XXIe siècles) », coordinatrice : Anne Simon (EHESS/CNRS).
[6] Dans Le Poids du ciel (Récits et essais 371) et dans La Pierre (Journal, Poèmes, Essais 757-761).
[7] Et qui a longtemps été éponyme du roman, d’abord intitulé « Le Vent de printemps » ou « Vent(s) de printemps » (Œuvres romanesques complètes I, 988).
[8] C’est l’auteur qui souligne.
[9] « Elle [la chèvre] ne bouge pas. Elle est là, butée contre le grand jour comme devant un mur.
Arsule la décide en imitant avec ses lèvres le bruit d’une caresse. […] Elle vient de mettre sa tête contre le ventre de la femme. Elle frotte ses flancs contre le flanc d’Arsule. Un bon moment. Un long moment […]. » (R 386). Mais, avant Arsule, Panturle a d’autant mieux compris la chèvre Caroline qu’il a connu une même frustration sexuelle (367)…
[10] Voir R 384-385.
[11] « Il nous est interdit, Ô berger, interdit, à l’heure méridienne, de jouer de la syrinx. Nous avons peur de Pan. C’est le moment où, après la chasse, lassé il se repose. Son humeur est colère ; et toujours l’âcre bile est prête à lui monter au nez. » Théocrite, Idylles, Thyrsis, I, v. 15-18, in Bucoliques grecs, tome 1, Paris, Les Belles Lettres, 1925.
[12] « Mais, que puis-je faire avec un hêtre au bout de cinq minutes de compagnie avec lui ? Je me dis qu’il est beau, je me le répète deux ou trois fois, je prends plaisir à sa beauté puis il faut que je passe à autre chose, dans quoi il y a l’homme. » (HT 515).
[13] Hédi Kaddour parle plus généralement dans ses entretiens avec Jacques Meny d’une « écriture qui joue magnifiquement de la syncope » (87). Et Luce Ricatte, dans sa notice, relève que « Giono supprime, impitoyablement, et requiert du lecteur une attention toujours plus vigilante. » (996).
[14] Voir TV 660.
[15] C’est pourquoi J.-F. Durand précise en note, contredisant ainsi Christian Michelfelder, que « le thème panique chez Giono n’est que secondairement, et superficiellement, naturaliste. Il ne renvoie guère aux religions de la terre. Il exprime bien que la force commune de la nature et de la Parole, originellement enracinés toutes deux dans une même « Physis » ». « La Parole et la nature […] ne se conçoivent que dans la dimension originelle de la physis, de l’éclosion, de l’épanouissement (Aufgeben) comme le dit Heidegger […]. La Parole aussi trouve son origine dans la puissance ouvrante de la physis, et c’est pourquoi elle peut-être pensée comme éclosion, jaillissement, surgissement, à l’image de la physis elle-même. Le génie de Giono est donc d’avoir retrouvé par-delà la vision « mécanique » des temps modernes, la puissance inaugurale de la langue dans son surgissement, la puissance du poïein. Pan ne renvoie à aucune vision naturaliste, car la « nature » des langues modernes n’est pas la physis des grecs. » (61)
[16] Je renvoie à nouveau à la notice de Luce Ricatte montrant que « le romancier découvre de plus en plus la précieuse vertu » des silences (999).
[17] Pour l’analyse de ce passage, voir Alain Romestaing, Le corps à l’œuvre, p. 361, sq.
[18] Ainsi, dans le « Complément à L’Eau vive », le fontainier n’hésite pas à affirmer qu’un bosquet « c’[est] de la cervelle d’arbre » et que « l’eau en coul[e] comme le raisonnement » (EV 101).
[19] Voir « La grande barrière », SP 521 et Le Serpent d’étoiles, in Récits et essais 134.
[20] Je parle donc bien de la nature et non de la physis grecque, contrairement à J.-F. Durand, car c’est bien avec notre mot moderne de « nature » suggérant la scission du sujet parlant et du monde que se débat aussi Jean Giono.
[21] Voir Romestaing, « La Bête du Vaccarès de Joseph d’Arbaud : l’impossible face à face ».