Résumé
Le présent article se propose d’étudier la dimension sonore de la mise en œuvre littéraire des attentats du 11-Septembre dans quatre romans étasuniens. Si l’aspect particulièrement visuel de l’événement et des romans qui lui sont consacrés a déjà été largement exploré, nous postulons ici que l’image est trompeuse, et n’est qu’un mode d’exploration détourné d’un événement qui n’est en réalité jamais directement représenté. Ainsi, à défaut de pouvoir montrer ce qui échappe à toute représentation, le texte donne à entendre : le son vient figurer ce qui demeure inaccessible dans ce que l’on qualifiera d’événement traumatique. Le bruit assourdissant, qui met brutalement fin au silence et à l’innocence, se fait métaphore de l’effraction. Synonyme à la fois de violence, de menace et d’enfermement, il signifie le point de rupture radicale provoqué par la catastrophe. Si les personnages des romans du 11-Septembre sont bel et bien hantés par l’événement, ce n’est pas seulement en raison des images intrusives qui s’imposent à leur esprit malgré eux, littérales et incompréhensibles à la fois ; le texte met en scène le retour de sons obsédants et de voix refusant qu’on leur impose le silence. L’œuvre littéraire est également le lieu où peuvent émerger à nouveau les sons oubliés de l’événement, qui complètent un récit qui menaçait de devenir à la fois partiel et partial. Enfin, accaparés par les bruits parasites qui troublent la communication, les êtres en souffrance adoptent des stratégies de défense variées, cultivent le silence et privilégient les lieux sanctuaires propres au recentrement, ou l’on invite la musique comme un remède, dont le rythme ranime une certaine pulsation vitale à même de contrer la temporalité figée du trauma.
Abstract
This article examines the sonic dimension of the writing of four American novels devoted to the September 11 terrorist attacks. While the particularly visual aspect of the event and of 9/11 fiction has already been widely explored, we postulate here that image is deceptive, and works as an indirect way to address an event that in reality is never represented. Unable to show what escapes all representation, the text allows us to hear it: sound represents what remains inaccessible in what we will call a traumatic event. The deafening noise, which puts an abrupt end to silence and innocence, becomes a metaphor for traumatic effraction. Synonymous with violence, threat and entrapment, it signifies the point of radical rupture precipitated by the catastrophe. If the characters of 9/11 novels are haunted by the event, it is not just because of the intrusive images which are literal and incomprehensible at the same time and which their minds cannot fend off; the text dramatizes the return of haunting sounds and voices that refuse to be silenced. The text is also the site where the forgotten sounds of the event can resurface, completing a narrative that threatened to become both partial and biased. Finally, overwhelmed by parasitic noises disrupting communication, the characters adopt a variety of coping strategies, cultivating silence and finding shelter in sanctuaries where they can refocus, where music is a remedy, its rhythm rekindling a vital pulse capable of countering the frozen temporality of trauma.
Les attentats ayant frappé la ville de New York le 11 septembre 2001 sont considérés comme l’un des événements les plus visuels de l’histoire, spécifiquement pensé par ses auteurs pour pouvoir être diffusé à la télévision à une heure qui rassemblerait devant leur poste le plus grand nombre de spectateurs possible aux quatre coins du monde. La fiction américaine consacrée à cet événement historique reflète bien la dimension singulièrement visuelle de l’attentat, à l’instar de Falling Man, dont le titre est une référence à la célèbre photographie de Richard Drew, publiée en une des journaux au lendemain des attaques, et comme dupliquée à l’infini par l’un des personnages, artiste de rue qui reproduit lors de ses performances la chute de l’homme anonyme, ou encore de Extremely Loud and Incredibly Close de Jonathan Safran Foer, qui met en place un dispositif typographique étonnant, jouant avec la disposition des mots sur la page et insérant en son sein images, pages noircies, ou encore entièrement vierges. Cet aspect du sous-genre est par ailleurs largement exploré par la critique. Les monographies y consacrent généralement un chapitre voire une partie, comme celles de Karim Daanoune ou de Florian Tréguer sur DeLillo, et les articles consacrés à l’interprétation des illustrations chez Foer sont nombreux ; Sien Uytterschout y voit notamment une façon de figurer la nature profondément disruptive du trauma et d’échapper à une forme de normalisation de l’événement. Or, ce que chacun d’entre eux remarque, c’est que l’image n’a jamais valeur d’illustration de la catastrophe ; bien au contraire, elle ne constitue qu’une forme d’évitement, de contournement de ce que l’on refuse de contempler directement, soit parce que l’on prend soin d’éviter toute approche trop voyeuriste et irrespectueuse envers les véritables victimes, soit pour figurer la nature profondément insaisissable de l’événement traumatique, de ce centre-absent qui échappe à son appréhension. À cet égard, l’un des exemples les plus frappants est peut-être le fait que lorsque s’ouvre Falling Man, Keith, le rescapé dont le lecteur adopte le point de vue, marche en direction du nord de Manhattan et tourne le dos aux tours en feu qui ne peuvent donc pas être décrites. Privé de l’un de ses sens, le lecteur est forcé de compenser ce manque à l’aide des autres, comme l’odorat (« the stink of fuel fire », 4) ou le toucher (« feeling the water pass into his body », 5), mais c’est surtout l’environnement sonore qui se substitue à une représentation visuelle de la scène de chaos : « the buckling rumble of the fall » (3). Si nous reviendrons plus longuement sur ce passage, c’est là l’hypothèse que nous souhaitons explorer ici : l’idée que le son est non seulement profondément lié au trauma, mais aussi que, dans l’économie de l’œuvre littéraire, il vient compléter l’expérience de lecture en invitant le lecteur à tendre l’oreille afin de tenter de s’approcher autrement de l’insaisissable.
Il faut ainsi commencer par rappeler ce qui rapproche le son du phénomène clinique de trauma. Tout d’abord, il tient de ce qui fait effraction[1], de ce qui « déchire le silence » (Chion, 148), surgit de manière inattendue sans que l’on puisse s’y préparer ou s’en protéger comme on peut fermer les yeux pour échapper à une image. Ensuite, il s’enregistre malgré soi dans la conscience : « ainsi est-il de la nature du son d’être associé fréquemment à quelque chose de perdu, de raté en même temps que capté, mais toujours là » (Chion, 5). Cette formule, « raté en même temps que capté », ne peut que rappeler l’une des caractéristiques du trauma telle qu’énoncée par Anne Whitehead : « that which at the very moment of its reception registers as a non-experience » (5). Le son, à la manière de l’événement traumatique, est oublié au moment même où il est perçu, tout en laissant pourtant des traces durables de sa présence, susceptibles de surgir à nouveau à tout moment : il est « toujours là ». Enfin, le son est fortement lié à la notion d’après-coup : « le son est toujours en retard ou nous sommes toujours en retard sur lui : dans l’audition quelque chose est après coup. […] [L]a cessation d’un son permet souvent d’en prendre conscience dans l’après-coup » (Chion, 34). Il y a donc dans le son du déjà perçu qui ne peut prendre sens que passée une certaine période de latence. Mais plus qu’un effet retard, le trauma est en réalité la relecture d’une agression passée à la lumière d’un nouvel événement : il s’agit à la fois du coup initial et de ses répercussions. Pour le dire avec Paola Mieli, le trauma est un « événement qui, dans l’acte de sa propre énonciation, réinvestit une inscription passée et acquiert le statut de révélation » (45). Nous emprunterons ici à Marc Amfreville l’image de la rime[2], tout à fait éclairante à cet égard : le second vers ne se contente pas de faire écho au premier, mais amène le lecteur à le relire, établissant ainsi le procédé poétique. Or, c’est bien un événement sonore qui fait le lien entre les deux vers de la rime, comme si l’après-coup du trauma se situait précisément dans cette résonance.
Nous verrons ainsi dans un premier temps qu’en l’absence de représentation visuelle d’un événement qui échappe sans cesse à son assimilation, c’est le bruit déchirant le silence qui s’y substitue et devient reste qui fait trace. Puis, nous envisagerons la possibilité que la victime de trauma soit non seulement « possédée par une image » (Caruth, Trauma, 4-5, nous traduisons) mais aussi par un son – celui, peut-être, du cri de la blessure qui s’adresse à nous (Caruth, Unclaimed Experience, 4). Comme l’écrit Rachel Sykes, le trauma n’est pas synonyme d’amnésie mais, au contraire, d’impossibilité de se soustraire à une certaine forme de cacophonie[3], à la manière des voix des morts qui continuent de s’élever par le truchement des messages téléphoniques enregistrés à l’attention de leurs proches. Enfin, nous nous intéresserons à l’idée de bruit parasite envahissant l’espace sonore dans le monde d’après la catastrophe, et à la recherche constante de moyens de s’y soustraire.
1. Vacarme assourdissant et effraction traumatique
Le roman de Jonathan Safran Foer, Extremely Loud and Incredibly Close, nous invite dès le titre à nous interroger sur un aspect souvent négligé au sein de l’espace fondamentalement silencieux, et requérant une véritable activité d’écoute, qu’est celui de la lecture : le bruit. Les deux adjectifs ainsi que les deux adverbes intensificateurs qui en parsèment les pages disent avec insistance l’anxiété permanente et la très grande sensibilité d’Oskar, le jeune héros. Il devient l’incarnation d’un sentiment plus général d’angoisse habitant les New-Yorkais s’étant trouvés bien trop près des tours et du vacarme de la catastrophe[4], au point de garder la mémoire du bruit à défaut des images qui leur ont échappé faute d’un recul suffisant. On comprend ainsi aisément pourquoi il semble presque impératif pour les romans du 11-Septembre[5] de s’emparer de ce paysage sonore constitué à la fois du bruit de la collision elle-même mais aussi de son écho : les sirènes des secours, les cris de détresse. Pour Rachel Sykes, qui consacre un ouvrage au bruit et au silence dans le roman étasunien contemporain, c’est la perspective de rendre la cacophonie et la dissonance de l’événement (53) qui explique le goût d’un certain nombre de romanciers pour les sons, élaborant ce qu’elle qualifie d’« esthétique de l’angoisse et du bruit[6] » (nous traduisons). Plus de silence désormais dans le monde postlapsaire de l’après 11-Septembre, mais plutôt un bruit constant auquel on ne peut échapper tant il se fait physique : « the noise lay everywhere they ran, stratified sound collecting around them, and he walked away from it and into it at the same time » (Falling Man, 4).
Le monde d’après la catastrophe est en effet caractérisé par cette omniprésence du bruit, et le quotidien des personnages des romans du 11-Septembre s’en trouve passablement perturbé. Le bruit se fait point d’origine, et lance même l’intrigue de The Zero de Jess Walter. Au moment où s’ouvre le roman, un bruit puissant, qu’il ne sera jamais donné au lecteur d’entendre, vient de retentir : un coup de feu. À la manière des images du 11-Septembre auxquelles le lecteur n’aura jamais accès, ce son fondateur, véritable coup d’envoi de l’intrigue, équivalent des trois coups qui résonnent avant le début d’une pièce de théâtre, nous échappe, puisqu’il a lieu hors scène. Mémoire d’une déflagration pour Rémy, l’agent de police devenu malgré lui secouriste le jour des attentats, ce son ne peut être véritablement perçu que dans l’après-coup, puisque le lecteur arrive déjà trop tard lorsqu’il entame sa lecture. Pourtant, il prend toute son importance dans les premières pages, puisque c’est l’intervention de sa voisine, venue s’enquérir de l’origine du bruit, qui finit par le tirer de sa torpeur : il ouvre enfin les yeux avec difficulté (« Remy’s eyes streaked and flakes and finally jimmied open to the floor of his apartment », 3), et avec ses paupières c’est cette fois le rideau qui se lève sur la scène d’ouverture. Le coup de feu abolit ainsi la distance entre dedans et dehors, entre l’intériorité du personnage et le monde qui l’entoure[7], entre le monde du lecteur et celui du roman.
Dans une ville à l’atmosphère aussi tumultueuse que New York, on n’échappe plus au bruit, qui semble faire partie de son essence même : « It was the locally honed cosmocentric idiom of New York, loud and blunt » (Falling Man, 69). Si l’adjectif « honed » renvoie ici à l’idée de perfectionnement, le lecteur entendra aussi son sens propre qui dit plus directement l’aiguisage, et donc un potentiel menaçant inhérent à la ville. Pourtant, la quitter ne permet pas toujours d’échapper au bruit qui continue de retentir. Alors même que dans Falling Man Keith erre désormais dans les salles de jeu de Las Vegas, la ville-désert, le bruit ambiant forme autour de lui une enveloppe ajustée qui entrave presque ses mouvements : « He moved in a tide of noise and talk made to his shape » (230). Le son acquiert de fait une certaine matérialité au point de presque prendre corps physiquement. La métaphore est, par ailleurs, filée, au moment où Lianne, son ex-femme, rencontre l’artiste de rue Falling Man pour la seconde fois ; la vague est devenue véritable raz-de-marée, qui menace d’emporter l’homme et de précipiter sa chute : « He remained motioneless, with the train still running in a blur in her mind and the echoing deluge of sound falling about him » (168). Tout au long de ce passage, c’est le bruit du train, d’abord discret puis de plus en plus assourdissant à mesure qu’il approche, qui retient toute l’attention de la jeune femme : « The sound was a deep bass roll with an in-and-out recurrence, discrete not continuous, like pulsing numbers, and she could almost count the tenths of seconds as it grew louder ». Plus loin, on peut lire : « He keels forward, body rigid, and falls full-length, headfirst, drawing a rustle of awe from the schoolyard with isolated cries of alarm that are only partly smothered by the passing roar of the train » (167). Dans ce passage, l’artiste utilise sciemment le train afin de mêler performance visuelle et sonore : on voit bien ici qu’il ne s’agit pas seulement de reproduire la photographie qui hante les New Yorkais, mais bien de reconduire l’évocation de l’événement dans toute sa tonitruance. Le train reproduit le fracas de la collision, se charge de l’image et concomitamment produit acoustiquement quelque chose qui s’apparente aux cris étouffés et suffocants des victimes, que suggère l’adjectif « smothered ». L’effet produit sur les spectateurs est immédiat : l’expression « pulsing numbers » rappelle les battements du cœur qui s’accélèrent à l’arrivée du train, et le temps s’étire et se distend, si bien que Lianne parvient à saisir jusqu’aux plus petites unités qui le composent. Comme dans le titre du roman de Foer, le bruit est pour elle associé à une sensation de trop grande proximité physique avec l’homme : « the worst of it was the stillness itself and her nearness to the man, her position here, with no one closer to him than she was » (168). À cet égard, l’utilisation de l’adverbe « here », là où l’on attendrait plutôt « there » dans ce contexte passé, renforce cet effet pour le lecteur, plongé au cœur de la scène aux côtés du personnage.
Tout événement potentiellement angoissant prend désormais d’autant plus d’ampleur du fait de sa dimension sonore. Lorsque Keith se rend à l’hôpital afin de passer une IRM, ce qui devait n’être qu’un examen de routine confine en réalité à l’horreur. Il se sent captif, moins de la machine elle-même que du bruit qu’elle émet : « inside the powerful noise of the scanner » (18). Les images qui émergent de ce tableau sonore disent la brutalité et la destruction : « The noise was a violent staccato knocking, a metallic clamor that made him feel he was deep inside the core of a science-fiction city about to come undone » (18). Le mot « clamor » suggère ici un concert de voix humaines susceptible de rappeler celles des victimes, tandis que la surreprésentation des sons [t] et [k] contribue à amplifier le caractère particulièrement désagréable de l’expérience. La référence à la science-fiction confère, elle, un certain sentiment d’irréalité : Keith, échouant à établir un lien entre le vacarme de la machine et celui des attentats, se réfugie dans un premier temps derrière le filtre de la fiction, et la ville au bord de l’anéantissement reste pour lui du domaine de l’illusion. C’est le plus grand recul du lecteur qui lui permet de rapprocher la situation présente du traumatisme passé. L’examen médical finit par devenir parfaitement intolérable, et Keith doit se concentrer de toutes ses forces sur la musique diffusée dans son casque pour couvrir autant que possible le bruit :
The noise was unbearable, alternating between the banging-shattering sound and an electronic pulse of varied pitch. He listened to the music and thought of what the radiologist had said, that once it’s over, in her Russian accent, you forget instantly the whole experience so how bad can it be, she said, and he thought this sounded like a description of dying. But that was another matter, wasn’t it, in another kind of noise, and the trapped man does not come sliding out of his tube. (18)
Le choix de l’adjectif « shattering », qui dit la brisure et l’éclatement, ne qualifie pas le son lui-même mais plutôt l’effet qu’il produit sur le personnage. Les mots du médecin sont immédiatement associés à l’expérience de la disparition, alors que l’on pourrait plutôt y voir une définition de son trauma, oublié au moment même où se produit l’effraction. Keith finit par se rendre compte que si le moment est aussi éprouvant pour lui, c’est parce qu’il entre, au sens propre du terme, en résonance avec l’événement traumatique. L’enfermement sonore est en effet le lot de nombreuses victimes prisonnières des décombres, comme le suggère la reprise de la préposition « in » qui fait du son un espace : « in another kind of noise ». Le choix d’un sujet singulier ici (« the trapped man ») rappelle l’homme archétypal du titre du roman, et amplifie le phénomène d’écho entre les deux situations : l’homme pris au piège, c’est lui, omettant presque le fait qu’il soit parvenu à s’échapper, mais c’est aussi bien sûr Rumsey, l’ami mort dans ses bras et dont il a dû abandonner le corps, condamné à sombrer avec les tours jumelles ; le piège, c’est son trauma : en sortant de la tour, il a paradoxalement emporté avec lui son enfermement psychique.
Si le monde de l’après 11-Septembre se caractérise par la multiplication des épisodes de haute intensité sonore, c’est parce que le bruit originel de l’événement continue de résonner, à la manière d’un écho. Ce surgissement met fin à un silence fantasmé : le son est synonyme de rupture, de point de disjonction entre le silence prélapsaire et le tumulte inaltérable causé par la Chute. Dans les dernières pages de The Zero, lorsque le souvenir de l’événement émerge à nouveau à la conscience du personnage, c’est la profondeur du silence précédant la catastrophe qui semble plus étonnant que le bruit sur le point de retentir : « he’d never heard the city so quiet… and then : a deep, low moan… » (318). Le bruit dessine en creux le silence qui permet de le percevoir si intensément, et amène le personnage à chérir et fantasmer un calme que le narrateur tente de prolonger à l’aide des points de suspension, mais désormais brisé par ce qui apparaît d’abord comme un gémissement de désespoir. Le son de l’événement fait effraction : « a low roar cleaved the morning air » (286), et le verbe « cleave », qui dit que l’on scinde en deux parties bien distinctes et désormais irréconciliables, est symptomatique de la puissance performative du son qui engendre un avenir complètement détaché de ses racines.
La plupart de ces romans du 11-Septembre sont confrontés à la difficulté de décrire le vacarme de la catastrophe. Souvent, ils prennent le parti de fonctionner sur le mode de l’analogie plutôt que de la représentation. Plusieurs comparaisons sont suggérées par les différents narrateurs, qui tentent d’approcher l’inqualifiable de manière indirecte. Dans The Writing on the Wall de Lynne Sharon Schwartz, le grondement est d’abord assimilé à celui d’un orage, puis à un troupeau de bêtes : « An instant later came a sound like nothing she could place, more muffled than thunder and more alive, almost like the roar of a great herd of beasts, but muted, far in the distance » (46). Chaque fois que la narratrice avance une suggestion, c’est pour se corriger immédiatement, comme si la seule solution qui lui était offerte résidait dans l’approximation et l’oxymore, en s’approchant du réel sans jamais réellement s’en saisir. De manière assez similaire, dans le roman de Foer, le grand-père d’Oskar, rescapé du bombardement de Dresde par les forces alliées, assimile le bruit à des applaudissements : « we heard a horrible noise, rapid, approaching explosions, like an applauding audience running towards us » (210). Le mot a quelque chose de dérangeant, les applaudissements étant traditionnellement un signe d’enthousiasme et d’approbation de la part d’un public. L’antithèse qui émane du contraste entre ce mot et l’expression « a horrible noise » crée un effet de surprise qui contredit les attentes du lecteur. Mais c’est aussi le comportement supposé des spectateurs imaginaires qui annule immédiatement la connotation positive de la comparaison : ils se lancent à sa poursuite au lieu de rester assis sur leur siège. Peut-être s’agit-il ici d’une tentative de mettre à distance le souvenir traumatique : s’il y a public, c’est qu’il y a représentation, et donc dissociation avec le réel. Ne pouvant faire taire le bruit gravé dans sa mémoire, l’homme, inconsciemment, fait de son mieux pour le sublimer et le maintenir à distance.
C’est sans doute le roman de DeLillo qui accorde la plus grande importance à l’environnement sonore lorsqu’il s’agit d’évoquer l’événement dans les premières pages du livre, puisque, comme mentionné plus tôt, Keith tourne le dos aux tours en feu. Lorsque s’ouvre le roman, le lecteur arrive une fois encore trop tard puisque la première tour est déjà en train de s’effondrer, et il manque ainsi l’émergence soudaine de ce grondement qui brise le silence : « the roar was still in the air » (3, nous soulignons). Les allitérations donnent à entendre toute la violence de l’impact et ses conséquences dans l’expression « the buckling rumble of the fall » (3) et les bruits des sirènes de police et des ambulances disent littéralement la déchirure et l’effraction violente du son : « the steady rip of sirens in the air » (4, nous soulignons). Le traitement des sons apparaît comme une nouvelle preuve de la non-inscription du choc premier dans la conscience du personnage, puisque, chaque fois, le narrateur, qui semblait maintenir distance et objectivité parfaite, tente de tempérer l’effraction, que ce soit à l’aide d’un adjectif aux connotations positives (« the steady rip of sirens ») ou bien de sonorités plus douces, comme les liquides dans « the buckling rumble of the fall ». On en trouve un autre exemple quand il s’agit d’évoquer toute la sidération et la terreur contenues dans les exclamations des témoins de la collision : « a soft awe of voices in the distance » (5). C’est à nouveau un adjectif qui permet d’imiter la perception voilée du personnage, au point de former ce que l’on pourrait qualifier d’oxymore : la très forte impression que ces voix produisent sur lui, comme suggérée par le nom « awe », est immédiatement annulée par l’adjectif « soft » qui sous-entend à la fois que le volume en est atténué, mais transmet aussi une certaine idée de douceur qui contraste fortement avec le sémantisme du substantif.
2. Absence de représentation visuelle et hantise des sons
Dans les romans du 11-Septembre, le retour envahissant d’images traumatiques s’accompagne de celui de voix refusant de s’éteindre et venant hanter les êtres en souffrance. Dans le roman de Foer, la grand-mère ne peut effacer de sa mémoire le cri de désespoir qui échappe à son petit-fils Oskar lors de l’enterrement du père : « When we got to the grave and they lowered the empty coffin, you let out a noise like an animal. I never heard anything like it. You were a wounded animal. The noise is still in my ears » (232). Si elle interprète l’effet durable produit sur elle par ce bruit comme une conséquence de son caractère inédit, elle se trompe, puisque le lecteur ne peut en réalité qu’y voir un effet d’après-coup, une chaîne acoustique du trauma. Il ne s’agit pas en réalité de la première occurrence d’un tel cri d’animal blessé dans le roman ; on l’entend pour la première au moment de l’évocation d’un des souvenirs de la grand-mère, puisque c’est ainsi qu’est décrit le cri poussé par Simon Goldberg, l’ami juif de son père, au moment où il apprend que la guerre vient d’être déclarée (127-128). Ainsi, lors de l’enterrement, la grand-mère relit ce cri originel à la lumière de celui d’Oskar : c’est ce surgissement qui, malgré le cercueil vide, vient attester et sceller la perte de son enfant. Elle déclare en effet : « It was what I had spent forty years looking for » (232) comme si, dès sa naissance, elle n’avait fait qu’anticiper le moment où l’être le plus cher à ses yeux lui serait arraché.
Oskar, lui, recherche en permanence la voix perdue de son père, dont il emprunte une partie du vocabulaire, et dont il rêve d’animer l’une des inventions : une bouilloire capable de lui lire des histoires pour l’aider à s’endormir (1). Le mouvement est, en réalité, double : si la voix paternelle l’obsède tant, c’est aussi parce qu’il ne parvient pas à la faire taire, elle qui a été préservée sur le répondeur familial et lui rappelle sans cesse qu’il n’a pas trouvé le courage de décrocher le téléphone le jour des attentats. Il n’a pas su recueillir les derniers mots de son père, qui ont alors été confiés à une vulgaire machine. C’est donc d’un simulacre, d’une voix désincarnée dont il doit se contenter, d’un enregistrement qui n’a pas la même valeur de présence aux yeux de l’enfant, lui qui fait tout pour ranimer le souvenir de son père et lui rendre une forme de corporéité : « I loved how my cheek could feel the hairs on his chest through his T-shirt, and how he always smelled like shaving » (12), déclare-t-il au début du roman, alors qu’il se remémore la dernière soirée passée à ses côtés. Ces messages font l’effet d’un surgissement régulier dans l’économie du roman, parce qu’ils ne sont pas toujours introduits dans la diégèse. Au premier chapitre par exemple, Oskar raconte ces moments où il écoute les messages dans sa chambre, mais, parfois, le message émerge sans lien narratif direct avec ce qui précède ou ce qui suit. Les trois occurrences du mot « Hello » à la page 168 miment ce retour de la voix paternelle qui semble chercher à s’imposer à nouveau à l’esprit du petit garçon, à se faire entendre. Par ailleurs, même lorsque c’est Oskar qui fait la démarche d’écouter le vieux répondeur, le contenu des messages lui-même suggère cette idée de surgissement sonore :
Message two. 9:12 A. M. It’s me again. Are you there? Hello? Sorry if. It’s getting a bit. Smoky. I was hoping you would. Be. Home. I don’t know if you’ve heard about what’s happened. But. I. Just wanted you to know that I’m OK. Everything. Is. Fine. When you get this, give Grandma a call. Let her know that I’m OK. I’ll call again in a few minutes. Hopefully the firemen will be. Up here by then. I’ll call. (69)
Les premiers mots de l’enregistrement (« It’s me again ») peuvent manifestement être interprétés de deux façons ; il s’agit du deuxième message laissé par le père qui ne téléphone donc pas pour la première fois, mais sa déclaration fait néanmoins l’effet d’une voix d’outre-tombe refusant qu’on lui impose le silence. De la même manière, les derniers mots (« I’ll call ») sonnent comme une promesse, notamment parce qu’ils sont suivis d’un point final, et non d’un tiret ou de points de suspension qui signaleraient un message interrompu. Au contraire, le point signe l’achèvement de cette déclaration, du moins dans l’esprit de l’enfant qui le transcrit : la voix rassurante du parent doit revenir, encore et encore.
Dans le roman de DeLillo, Lianne, elle, recueille les derniers mots de son père. Cet ultime appel téléphonique, à l’issu duquel Jack Glenn met fin à ses jours, est mentionné à plusieurs reprises au cours du roman, parce que deux mots en particulier continuent de hanter la jeune femme à l’âge adulte :
He made a couple of phone calls from his cabin in northern New Hampshire and then used an old sporting rifle to kill himself. […]
He’d hefted the weapon and said to her, “The shorter the barrel, the stronger the muzzle blast.”
The force of that term, muzzle blast, carried through the years. The news of his death seemed to ride on the arc of those two words. They were awful words but she tried to tell herself he’d done a brave thing. (40-41)
Le texte établit un parallèle entre la puissance du coup de feu et l’effet considérable produit par ces mots sur la jeune femme. On pourrait y voir une sorte de punctum barthésien, mais auditif plutôt que visuel : en l’absence de tout accès au visage du père, le souvenir se cristallise autour des mots qu’il a prononcés et qui atteignent Lianne en plein cœur comme un coup de feu. DeLillo va même plus loin, suggérant que le bourreau puisse lui aussi être hanté par les voix du passé. Dans le chapitre situé à Hambourg, qui clôt la première partie du roman, le mentor de Hammad, le terroriste, lui raconte ses souvenirs de la guerre du Golfe, qu’il a menée dans les rangs des soldats de Saddam Hussein. Au sujet des jeunes soldats iraniens qui se sacrifient en se précipitant à la rencontre des balles ennemies, il révèle :
But the shouts of the boys, the high-pitched cry. The man said this is what he heard above the noise of battle. The boys were sounding the cry of history, the story of ancient Shia defeat and the allegiance of the living to those who were dead and defeated. That cry is still close to me, he said. Not like something happening yesterday but something always happening, over a thousand years happening, always in the air. (78)
La confusion entre passé et présent, caractéristique du souvenir traumatique, se matérialise ici dans la deuxième phrase au discours indirect où l’utilisation du présent (« this is »), là où la concordance des temps exigerait le prétérit, suggère qu’il envahit à la fois sa mémoire et le tissu chronologique du texte. C’est ensuite, dans le discours de l’homme, le présent progressif qui accentue davantage encore cette idée d’action vue en cours de déroulement ; le cri se fait universel : il ne s’agit plus seulement d’un souvenir de jeunesse dont les répercussions seraient toujours perceptibles dans le présent, et expliqueraient peut-être la dimension suicidaire de l’entreprise terroriste comme une manière de faire taire ces voix qui le hantent, mais bien d’une plainte qui résonne à travers les siècles.
Si certaines images du 11-Septembre ont rapidement disparu de la mémoire collective de l’événement, à commencer par celles des jumpers, ces hommes et ces femmes ayant choisi ou s’étant trouvés forcés de s’élancer dans le vide du haut des tours jumelles, l’on constate un phénomène similaire en ce qui concerne les sons. Alors que l’on peut entendre le bruit de la collision et les sirènes des secours sur les enregistrements amateurs, Mikita Brottman constate la suppression pure et simple du bruit de l’impact des corps des défenestrés sur le sol, jugé trop perturbant pour le téléspectateur, dans le documentaire 9/11 diffusé en mars 2002 sur la chaîne CBS[8]. Son réalisateur, le Français Jules Naudet, qui tournait alors un reportage sur les pompiers de New York, est l’auteur d’une des seules vidéos connues à ce jour de l’impact du vol 11 American Airlines sur la tour nord du World Trade Center. Autorisé à suivre Joseph Pfeifer, commandant en chef des pompiers sur place, il est le seul à avoir pu filmer l’intérieur d’une des tours en feu. Dans une interview accordée au journal Le Monde[9], il décrit ce bruit qu’il ne parvient pas immédiatement à identifier :
Toutes les trente secondes on entend comme une explosion, tout le monde sursaute à chaque fois. Il s’agit du bruit d’un corps tombant au pied de la tour. Comme toutes les fenêtres sont brisées, le son résonne. Je ne l’oublierai jamais.
Si la démarche documentaire se heurte à une certaine autocensure, les artistes parviennent parfois à se réapproprier ces éléments de l’histoire collective afin de leur rendre la place qu’ils méritent. Le réalisateur mexicain Alejandro González Iñárritu contribue en 2002 au film collectif 11′ 09″ 01 – September 11[10], composé d’une série de courts-métrages réalisés par onze cinéastes du monde entier. Pendant presque toute la durée du film, l’écran est noir, à l’exception de brèves apparitions d’images des attentats sous forme de flashs, si bien que le spectateur se trouve dans un premier temps entièrement privé du sens de la vue. La première incursion d’une image n’a lieu qu’au bout de deux minutes, et jusque-là, le spectateur contemple un écran parfaitement noir. L’expérience apparaît ainsi d’emblée comme particulièrement déroutante, le cinéma étant traditionnellement considéré comme un art visuel par excellence. L’attention se déporte donc sur la bande sonore, composée de sons enregistrés partout dans le monde le 11 septembre 2001, et plus précisément de voix, ponctuées par un bruit sourd, sorte de claquement régulier qui se fait entendre toutes les dix secondes environ. L’origine de ce son n’est au départ pas identifiable, puisque, dans la première partie du film, il n’y a de son que lorsqu’il n’y a pas d’image à l’écran et inversement : les deux sont entièrement dissociés l’un de l’autre. C’est à mesure que les séquences d’images se font plus longues que l’on finit par distinguer des corps chutant des Twin Towers, et que la source du son mystérieux peut être authentifiée. Le spectateur a fait l’expérience d’un son acousmatique, entendu avant de pouvoir être identifié, et c’est seulement dans l’après-coup, après un moment de latence, que le lien entre son et image peut finalement être établi.
Cette question de l’impact des sons sur la mémoire et de l’inscription sonore de l’événement est abordée de manière singulière dans The Zero. Le bruit intolérable est profondément ancré dans la mémoire de Paul Guterak, le collègue policier de Remy, et cette hantise se répercute dans les questions incessantes et déplacées qu’il reçoit à ce sujet de la part des curieux :
« People always ask the same question,” Guterak said. “When everyone is around, it’s all respect and bravery and what-a-fuggin’-hero and thanks for your sacrifice, but the minute someone gets me alone, or the minute they have a drink in’em, they get this creepy look and they ask me what the bodies sounded like when they hit the sidewalk. They ever ask you that? »
Remy couldn’t say. “What do you tell’em?”
“I say to clap their hands as hard as they can, so hard it really hurts. Then they clap, and I say: No. Harder than that. And they clap again, and I say, No, really fuggin’ hard. And then they clap so hard their faces get all twisted up, and I say, No, really hard! And then, when their hands are red and sore, they say, ‘So that’s what it sounded like?’ and I say, ‘No. It didn’t sound like that at all.’” (85)
La répétition régulière du verbe onomatopéique « clap » fait résonner le bruit au sein de l’espace textuel. Les visages déformés des badauds, eux, ne peuvent que rappeler, sans qu’elle soit directement évoquée, la détérioration des corps des victimes, d’autant plus que le son est directement associé à la douleur physique. Guterak, par le biais de cette farce de mauvais goût, parvient à créer un lien direct entre le son obsédant et sa propre souffrance, ainsi qu’à forcer ses interlocuteurs à inscrire eux aussi dans leur chair, au creux de leurs paumes rougies, telle une parodie de stigmate christique, la trace de cette souffrance.
Tout au long d’Extremely Loud and Incredibly Close, Oskar s’interroge sur les conditions de la mort de son père, qu’il ne parvient pas à visualiser, et que, par conséquent, il s’efforce d’imaginer. Il tente de se projeter dans la situation de ces gens prisonniers des tours, mais rien n’est jamais montré puisque les seuls indices auxquels peut se raccrocher l’enfant sont les bruits de fond qu’il perçoit dans les messages du répondeur, et qui viennent contredire les mots rassurants du père : « You can hear people in the background screaming and crying. And you can hear glass breaking, which is part of what makes me wonder if people were jumping » (301). Le roman invite ici le lecteur à se livrer à une activité d’écoute empathique à même de permettre le témoignage, telle que préconisée par le psychanalyste Dori Laub[11], tout en se réappropriant la réalité du sort des victimes de manière respectueuse : en n’offrant accès qu’à une partie de l’expérience sensorielle, le texte dit l’avoir lieu en attestant la trace, sans pour autant fixer de manière définitive ce qui dépasse l’entendement à la fois du personnage et du lecteur-témoin. Pas de voyeurisme, en effet, si l’on ne fait que deviner en tendant l’oreille, et c’est ainsi que le récit des derniers instants du père est marqué par la forte présence de modalisateurs qui trahissent la présence du locuteur incertain : phrases interrogatives (« Why did he keep asking? Was he waiting for someone to come home? » (301)), verbes exprimant l’opinion (« Sometimes I think he knew I was there », « what makes me wonder » (301)), adverbes (« Maybe he kept saying it to give me time » (301), « so maybe that’s how he died » (302)).
Ainsi, le roman met en lumière les différentes manières dont se manifeste le retour du refoulé en faisant place au phénomène de hantise, à la fois visuelle et sonore. Les personnages ébranlés par ces bruits et ces voix obsédantes qui ne les quittent plus sont l’occasion pour le texte littéraire de se réapproprier cette dimension parfois oubliée de l’événement. Nous verrons que le roman présente également ces êtres en souffrance comme subissant les assauts de bruits parasites, et adoptant alors des stratégies variées afin de parvenir à s’ouvrir un espace de sérénité propre au recentrement.
3. Échapper au white noise
Le titre du septième roman de DeLillo, White Noise (1985), fait référence à un type de son bien spécifique ; ce bruit de fond parasite est défini par ses soins au sein du roman comme suit : « a dull and unlocatable roar, as of some form of swarming life just outside the range of human apprehension » (36). Son contenu n’a guère d’intérêt, et pourtant il en vient à prendre une place de choix puisqu’il accapare l’attention des individus, au point de couvrir d’autres sons qui deviennent alors inaudibles. Le white noise est aussi ce qui vient perturber la communication, brouiller ce signal grâce auquel Oskar reste en contact à tout instant avec sa grand-mère via un talkie-walkie, et lui fait parvenir des messages généralement plus « lisibles[12] » que ceux, hachés, du père. Au sens plus figuré, l’expression désigne une masse d’informations délivrées en continu sans grande attention au détail. Or, c’est précisément le bruit des nouvelles du jour diffusées en permanence à la télévision et à la radio qui sert de bande sonore à l’existence des personnages des romans du 11-Septembre. C’est ce que note la narratrice de The Writing on the Wall au sujet des informations du matin et de la voix des présentateurs, qu’elle compare à un style de musique insolite : « a new kind of music you can’t get out of your head, a background to everything else » (255). Le bruit de la télévision, et en particulier le discours répétitif du président, accompagne désormais chacune des activités familières, et se fait constante, signe de stabilité : « through it all, the TV plays » (77).
Confronté à ce brouhaha constant, l’on tente tant bien que mal de cultiver le silence, ou bien de se concentrer sur les sons familiers rassurants. L’on se réfugie dans des lieux silencieux par excellence, des lieux où l’on parle à voix basse, des lieux sanctuaires. Dans Falling Man, c’est au musée que Nina passe des heures à contempler les œuvres d’art. Pour sa fille, Lianne, l’église catholique qu’elle commence à fréquenter assidûment offre un espace de recentrement, où elle trouve le calme absolu qui prévalait lors des séances d’écriture qu’elle animait auparavant auprès de patients atteints de la maladie d’Alzheimer, et dont elle est désormais privée :
She thought of the resolute hush that fell over the room when members took up pens and began to write, oblivious to the clamor around them, rap singers down the hall, barely school age, polishing their lyrics, or workers drilling and hammering on the floor above. She was here to look for something, a church […] (232)
Sur les bancs elle est apaisée par un véritable sentiment de sérénité, mais aussi par l’impression de faire partie d’une communauté susceptible de la soutenir :
She went early, before mass began, to be alone for a while, to feel the calm that marks a presence outside the nonstop riffs of the waking mind. It was not something godlike she felt but only a sense of others. Others bring us closer. Church brings us closer. (233)
Dans ce lieu préservé du vacarme du monde extérieur, son esprit se fait enfin plus tranquille. Plus qu’une véritable recherche de transcendance, il y a dans la démarche de Lianne un besoin désespéré de s’échapper, qui rappelle la fuite de Keith à Las Vegas, lieu pourtant profane par excellence.
Plus généralement, on prend pour habitude de cultiver le silence au sein du foyer, où l’on regarde la télévision sans le son. Dans Falling Man comme dans Extremely Loud and Incredibly Close, les images des attaques ne sont tolérées que dans la mesure où elles sont silencieuses, c’est-à-dire réduites à une unidimensionnalité plus commode à appréhender : elles n’exercent plus le même pouvoir sur les individus. Dans le roman de DeLillo, on voit Keith et Lianne regarder en boucle les images des attaques sans le son (130), tandis que, dans celui de Foer, c’est la grand-mère qui ressent le besoin de faire de même : « I turned on the television, I lowered the volume until it was silent. The same pictures over and over. Planes going into buildings. Bodies falling » (230). C’est également un moyen de se préserver des discours à la rhétorique martiale qui envahissent désormais le petit écran : « Just as a senator is declaring, “We should be prepared to tackle warlike activities,” he clicks the mute button, leaving the senator’s mouth working in vain » (The Writing on the Wall, 143). Le champ lexical envahit alors la narration et c’est la télécommande qui devient bientôt une arme au service du couple, qui prend pour cible la télévision (« He targets the disaster site with the remote » (145)), et offre une forme d’agentivité sur le réel, même si éteindre complètement l’appareil demeure parfaitement inenvisageable : « turning the set off was impossible » (65).
Dans ces conditions, la musique permet souvent de contrer à la fois les bruits parasites et un silence parfois pesant. À la manière de son homonyme du roman de Günter Grass Le Tambour, dans Extremely Loud and Incredibly Close, Oskar agite un tambourin pour se redonner du courage dans ses moments de grande détresse, par exemple lorsqu’il doit, malgré ses réticences, recommencer à prendre le métro : « I shook my tambourine as we walked up the stairs to the subway, and held my breath when the train went underground » (196). Aussi, le présent auquel il aspire le plus est une batterie que propose de lui offrir le nouvel ami de sa mère. S’il s’offusque d’abord que l’on puisse s’imaginer acheter son affection de la sorte, il cache mal son profond intérêt pour l’objet : « Money can’t buy me love, obviously, but I asked if it would have Zildjian cymbals » (3). Et en effet, l’enfant est le premier à reconnaître que la musique l’aide au quotidien à maîtriser sa douleur ; s’il évoque souvent les chansons préférées de son père, il trouve aussi du réconfort dans la pratique même d’un instrument : « sometimes it helps to play a good beat » (2). Sa préférence se porte sur les percussions, comme le souligne son admiration particulière pour Ringo Starr à qui il adresse de nombreuses lettres au cours du roman, et c’est par le biais du rythme que, symboliquement, il retrouve une certaine maîtrise de son existence et du passage du temps en particulier.
Dans le roman de Jess Walter, Remy, qui finit par fuir à San Francisco en compagnie de sa petite amie April, la suit dans une boîte de nuit où il se sent d’abord assez peu à sa place. La musique produit sur lui un effet de défamiliarisation : il ne reconnaît pas les morceaux dont les références lui échappent, et ne sait même plus de quelle façon aborder l’expérience elle-même : « When did I lose track of the music and what you’re supposed to do with it ? » (243), se demande-t-il alors. Pourtant, on ne peut que remarquer une certaine harmonie dans la description de son environnement sonore :
A disc jockey was playing punkish electronic music on a simple turntable set up on milk crates, the sound a slush of guitars, synthesizers, and sibilant voices, punctuated by that same thud of drums, merely suggestive from the outside, insistent now that they were on the pulsing dance floor. (242)
Les nombreuses allitérations en [s] et [l] (« the sound a slush of guitars, synthesizers and sibilant voices ») viennent adoucir cette musique qui paraissait d’abord agressive, tout comme les voix, et l’adjectif « sibilant » qui leur est associé et rappelle par sa sonorité la Sybille, prophétesse porte-parole du dieu qui confère ainsi au moment une certaine dimension de transcendance. De plus, l’adjectif « pulsing » qualifiant la piste de danse évoque la pulsation vitale, le souffle qui fait souvent défaut à Remy, réduit à un état de mort dans la vie, et contredit l’aspect quelque peu robotique des danseurs. Enfin, il est tout à fait saisissant de constater qu’à la fin de la scène, on ne trouve plus le tiret cadratin qui jusqu’ici interrompait constamment le récit, signalant que Remy perdait pied avec le réel. Cette fois, l’expérience ne lui est pas arrachée ; elle n’est pas subie mais véritablement savourée, harmonieusement menée à son terme en une transition parfaitement fluide avec l’épisode suivant.
Cette idée d’évasion que permet la musique est également explorée dans Falling Man, où elle plonge les personnages dans une sorte de transe les coupant pour un temps de l’ici et maintenant. Florence, l’autre rescapée qui devient la confidente de Keith, et Elena, la voisine de Lianne et Keith, puisent leurs ressources dans des sonorités empruntées à d’autres cultures. Pour Elena, il s’agit de la tradition arabo-musulmane : « She was hearing another set of traditions, Middle Eastern, North African, Bedouin songs perhaps or Sufi dances, music located in Islamic tradition » (67). Florence, elle, fait appel à des mélodies venues d’Amérique du Sud, et du Brésil en particulier : « He heard the music change to something that had a buzz and drive, voices in Portuguese rapping, singing, whistling, with guitars and drums behind them, manic saxophones » (92). L’origine précise de cette musique importe peu cependant, puisqu’il s’agit surtout par ce biais de s’évader de son quotidien, comme Elena tente de l’expliquer : « The music has nothing to do with now or then or any other time » (120). Grâce à la musique, Florence parvient à faire complètement abstraction de l’homme qui l’observe lorsqu’elle se met à danser dans sa chambre, les yeux fermés :
She stepped out of her shoes and began to dance, clapping hands softly to the beat and beginning to move toward him. She reached out a hand and he shook his head, smiling, and pushed back toward the wall. She was not practiced at this. This was not something she’d allow herself to do alone, he thought, or with someone else, or for someone else, not until now. She moved back across the room, seeming to lose herself in the music, eyes closed. She danced in slow motion for a time, no longer clapping, arms up and away from her body, nearly trancelike, and began to whirl in place, ever slower, facing him now, mouth open, eyes coming open. (93)
La jeune femme lâche prise, semble perdre progressivement la maîtrise de son corps, puisque les gestes précis (frapper en rythme dans ses mains par exemple) laissent bientôt place à une forme d’alanguissement : les yeux se ferment, la bouche s’ouvre, et les mouvements ralentissent de plus en plus pour ne finalement plus tenir compte de l’air qui les avait pourtant inspirés.
Conclusion
Ainsi, la littérature offre à la mémoire une dimension sonore qui vient se substituer à une représentation visuelle impossible de l’événement, ou du moins complexifier l’expérience sensible d’un lecteur contraint de délaisser la pure analyse intellectuelle au profit d’une écoute empathique. Le bruit brisant violemment le silence fantasmé d’avant la chute se fait métaphore de l’effraction traumatique : il signifie le point de rupture radicale provoqué par la catastrophe. Le roman met alors en scène la hantise et le retour de sons obsédants, notamment celui des voix qui continuent de résonner dans l’espace textuel tel un écho du trauma. Elles font signe vers le souvenir non-effacé, susceptible à tout moment de ressurgir de manière inattendue. Mais l’œuvre devient surtout le lieu où peuvent émerger les sons oubliés ou même tus de l’événement, complétant ainsi un récit qui menaçait de n’être que partiel ou même partial. On se réfugie alors dans les lieux sanctuaires propices au recentrement, où l’on cultive le silence comme remède au bruit parasite ambiant, quand on ne privilégie pas les bruits rassurants, comme celui de la musique où l’on puise la pulsation vitale qui permet de contrer la temporalité figée de l’éternel présent du trauma. Ainsi, à travers le tissu sonore du texte, l’on parvient à s’approcher du réel de manière asymptotique, c’est-à-dire en conservant un écart qui signale malgré tout ce qui demeure inaccessible dans l’événement traumatique. Les romanciers, de cette façon, prennent soin d’adopter une démarche respectueuse, loin de tout voyeurisme.
Ouvrages cités
Amfreville M., « De la ventriloquie au trauma, Sillages critiques, (vol. 14), 2011, En ligne : [http://journals.openedition.org/sillagescritiques/2821] (consulté le 16 juin 2023)
Brottman, M., « The Fascination of the Abomination: The Censored Images of 9/11 », in W.W. Dixon (dir.), Film and Television after 9/11, Carbondale, Southern Illinois Press, 2004, p. 165-177.
Caruth C., « Introduction » in C. Caruth (dir.), Trauma: Explorations in Memory, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1995.
Caruth C., Unclaimed Experience: Trauma, Narrative and History, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1996.
Chion M., Le Son : traité d’acoulogie, Paris, Armand Colin, 2004.
Daanoune K., Don DeLillo, « Falling Man », Neuilly, Atlande, 2015.
DeLillo D., White Noise [1985], Londres, Penguin, 1998.
DeLillo D., Falling Man [2007], Londres, Picador, 2011.
Fink M, et Mathias L., Never Forget : An Oral History of September 11, 2001, New York, Regan Books, 2002.
Foer J.S., Extremely Loud and Incredibly Close [2005], Londres, Penguin, 2006.
Freud S., Introduction à la psychanalyse [1917], Paris, Payot & Rivages, 2001.
Iñarritu A.G., « 11’ 09’’ 01, September 11 », 11’ 09’’ 01, September 11: A Film by 11 Directors, France, Galatée Films, 2002.
Laub D., « Bearing Witness or the Vicissitudes of Listening » in S. Felman& D. Laub (dir.), Testimony: Crises of Witnessing in Literature, Psychoanalysis and History, New York, Routledge, 1992, p. 57-74.
Leser E., « Deux caméras dans le chaos des Twin Towers », Le Monde, 7 mars 2002, En ligne : [https://www.lemonde.fr/archives/article/2002/03/08/deux-cameras-dans-le-chaos-des-twin-towers_4210782_1819218.html] (consulté le 16 juin 2023)
Mieli P., « Les temps du traumatisme » in A. Michels (dir.), Actualité de l’hystérie, Toulouse, ERES, 2001, p. 43-60.
Naudet J. et G., 9/11, États-Unis et France, Goldfish Pictures et Silverstar Productions, 2002.
Schwartz L., The Writing on the Wall [2005], New York, Counterpoint, 2006.
Sykes R., The Quiet Contemporary American Novel, Manchester, Manchester University Press, 2018.
Tréguer F., Terreur, trauma, transferts : l’écriture de l’événement dans Falling Man de Don DeLillo, Paris, CNED, 2015.
Uytterschout S., « Visualized Incomprehensibility of Trauma in Jonathan Safran Foer’s Extremely Loud and Incredibly Close », Zeitschrift fur Anglistik und Amerikanistik, (n° 56-1), 2008, p. 61-74.
Walter J., The Zero [2006], New York, Harper Perennial, 2007.
Whitehead A., Trauma Fiction, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2004.
[1] Le terme trauma vient du mot grec qui signifie blessure, et par extension effraction. L’événement traumatique est d’une telle violence que l’appareil psychique se trouve incapable de décharger l’afflux soudain d’excitation, comme l’explique Freud dans l’Introduction à la psychanalyse : « [N]ous appelons ainsi une expérience vécue qui apporte, en l’espace de peu de temps, un si fort accroissement d’excitation à la vie psychique que sa liquidation ou son élaboration par les moyens normaux et habituels échoue, ce qui ne peut manquer d’entraîner des troubles durables dans le fonctionnement énergétique » (331).
[2] « Dirait-on en bon droit que seul le second vers d’un distique fait écho au premier ? Au contraire, l’idée même de la rime fait jouer les deux termes qui se répondent, et dès le premier, il est possible de repérer, de prévoir, le procédé de répétition » (10).
[3] « Trauma does not lie in forgetting, but rather in failing to remember anything beyond dissonance » (65).
[4] Fink et Mathias rapportent que les récits des rescapés mentionnent très souvent le bruit de l’événement, ainsi que le sentiment de s’être trouvé bien trop près des tours.
[5] Nous choisissons sciemment cette graphie (majuscule au nom de mois et trait d’union) qui permet de distinguer la simple date de l’événement historique, qui s’est, dans le langage courant, défaussé de la mention de l’année. L’expression devient ainsi un nom propre qui exige l’usage de la majuscule à la deuxième partie du nom.
[6] « An aesthetic of anxiety and noise » (56).
[7] Lorsque la voisine demande : « Is everything okay in there? » (3), elle parle de l’intérieur de l’appartement, quand Walter parle lui de la psyché du personnage.
[8] « Even the sound was edited to cut out the noises made by bodies landing on an awning outside the World Trade Center, in case some viewers might find them too disturbing » (165).
[9] « Deux caméras dans le chaos des Twin Towers », Le Monde, 7 mars 2002.
[10] Alejandro González Iñárritu, « 11’09’’01, September 11 » in 11’09’’01, September 11: A Film by 11 Directors, France, Galatée Films, 2002.
[11] « The absence of an empathetic listener, or more radically, the absence of an addressable other, an other who can hear the anguish of one’s memories and thus affirm and recognize their realness, annihilates the story » (68)
[12] En anglais c’est le verbe « read » qui exprime la bonne réception du message : « Do you read me ? » (69)