12 – Tracing papers : réflexions théoriques et démarche artistique pour une possible redécouverte contemporaine et sensible de Lascaux.

Résumé

Dans cet article, l’artiste Nathalie Joffre expose les axes de recherche du premier volet de son projet « Caverne, mon amour » : « Tracing Papers ». Il part d’un désir intense ressenti par l’artiste : celui de revisiter des grottes. C’est à Lascaux, grotte aujourd’hui invisible et malade, qu’elle démarre sa recherche. Tout d’abord elle y explore l’apparition passée qui caractérise sa découverte et le fait qu’elle n’aura plus jamais lieu. L’artiste s’interroge sur la possibilité de réactiver l’intensité de ce moment à travers les archives. Puis c’est la dimension corporelle et vivante de la grotte et de ses œuvres qu’elle souhaite retrouver. Sans pouvoir pénétrer à l’intérieur, elle trouve dans la connexion avec son écosystème, un geste de contact fondateur de sa démarche artistique. A partir de cette double exploration, elle crée deux œuvres présentées dans l’article : « Les paysages post-archéologiques » et « Les Momies ».

Abstract

In this article, artist Nathalie Joffre sets out the main lines of research for the first part of her ‘Caverne, mon amour’ project: ‘Tracing Papers’. It began with an intense desire felt by the artist to revisit caves. She began her research at Lascaux, a cave that is now invisible and diseased. She began by exploring the past appearance that characterised her discovery and the fact that it would never happen again. The artist wonders about the possibility of reactivating the intensity of that moment through archives. Then she wanted to rediscover the corporeal, living dimension of the cave and its works. Without being able to go inside, she finds in the connection with its ecosystem a gesture of contact that is the foundation of her artistic approach. From this twofold exploration, she created two works presented in the article: « Les paysages post-archéologiques » and « Les Momies ».


Au début de l’année 2019, les grottes préhistoriques de mon enfance ont refait surface. J’ai ressenti le besoin urgent de revenir à elles. Je ne savais ni ce que j’allais y chercher, ni ce que j’y avais trouvé quelques années auparavant. C’était un désir, une nécessité d’ordre physique. Avais-je déjà vu Lascaux ? J’ai eu le vague souvenir que oui. Les taureaux, la rotonde, ses couleurs vives, ce tourbillon imprimé étaient présents dans mon esprit. Pourtant, la grotte avait été fermée en 1963. Et puis il y avait cette légende, l’histoire d’enfants découvreurs de cavernes, très présente dans la culture locale. Enfant, je passais donc une grande partie de mon temps libre à chercher l’entrée de cavités mystérieuses au fond des prés, à gratter la terre dans l’espoir d’en extraire des ossements, à parcourir les champs labourés en quête de pierres taillées, désirant plus que tout parvenir à ce moment épiphanique décrit par Léonard de Vinci (Fabre, 7) :

Je parviens au seuil d’une grande caverne devant laquelle je reste un moment — sans savoir pourquoi frappé de stupeur : je plie mes reins en arc, appuie ma main sur le genou et, de la droite, j’abrite mes yeux, en baissant et en serrant les paupières et je me penche d’un côté et d’autre pour voir si je peux discerner quelque chose, mais la grande obscurité m’en empêche. Au bout d’un moment deux sentiments m’envahissent : peur et désir, peur de la grotte obscure et menaçante, désir de voir si elle n’enferme pas quelques merveilles extraordinaires.

Était-ce donc pour revivre cette quête originelle d’une possible apparition merveilleuse, jamais satisfaite qu’il me fallait repartir ? Allais-je y chercher un remède plus contextuel à l’impression de saturations d’images sans chair qui m’envahissait ? Et ainsi trouver une alternative au monde pictural digitalisé décrit par Annie Lebrun et Juri Armanda (14) où « aussitôt produite, une image est immédiatement distribuée dans le monde entier. (…) On ne consomme plus les images mais le nombre (…) On nous montre une réalité augmentée mais qui est au fond amputée du corps. » Allais-je sinon, à la suite de tant d’autres avant moi, à la rencontre d’un mystère, d’un message indéchiffrable, qu’il s’agirait de tenter de m’approprier pour peut-être en saisir une partie du sens à jamais perdu dans l’épaisseur du temps ?

Dans cet article, je présenterai donc les éléments de réflexions ayant ponctué ma recherche artistique autour de ce retour à la grotte de Lascaux ainsi que les gestes et documents ayant servis de matériaux pour la création de deux œuvres, « Les paysages post-archéologiques » et « Momies ».

I L’apparition impossible

Plonger dans les failles du monde

Ce sont bien des enfants qui ont découvert Lascaux. Au nombre de quatre, Marcel Ravidat (18 ans), Jacques Marsal (15 ans), Simon Coencas (15 ans) et Georges Agnel (16 ans) et leur chien, le fameux Robot. Le lieu est déjà connu des locaux, comme le rappelle Daniel Fabre, il était appelé « trou du diable » (58). On imagine bien les quatre adolescents, gorgés de l’énergie propre à leur jeunesse et de l’air frais des campagnes périgourdines, passer leur temps libre à chercher des aventures nouvelles à travers bois et champs, s’enquérant d’informations sur quelques lieux mystérieux. C’est Georges Bataille qui s’empara de ce récit d’aventure avec intérêt puisqu’il prit la peine de le raconter dans son premier ouvrage sur Lascaux (137) et il relate à propos de ce trou :

Ravidat avait seul eu l’intention d’explorer le trou laissé par un arbre déraciné à une date imprécise, peut — être une trentaine d’années plus tôt. Une vieille femme qui y avait enterré un âne, prétendait qu’il s’agissait de l’ouverture d’un souterrain du moyen âge. Ce souterrain aurait conduit au petit château voisin de Lascaux, situé au pied de la colline. (…) ils se rabattirent sur l’exploration projetée par Ravidat, en vue de laquelle ce dernier avait emporté une lampe. La version selon laquelle les enfants, partis avec l’intention de chasser, auraient suivi leur chien descendu dans un trou, semble avoir été inventée à plaisir par des journalistes (…)

Comme le rappelle Daniel Fabre, Bataille paraît avoir tenu à revenir à ce récit de la découverte à plusieurs reprises, le relatant de façon détaillée. Il en tirera même un projet de scénario inachevé. Dans sa description, la mise en scène et le suspense sont en effet déjà présents (Bataille, 137) :

Mais au fond s’ouvrait un trou plus petit par lequel on pouvait jeter une pierre qui tombait longuement. Ravidat élargit l’orifice et entra le premier tête en bas. Il tomba sur le cône d’effondrement. Il alluma la lampe et appela les autres qui le rejoignirent.

La question du corps semble également devancer celle du regard. Il est en effet nécessaire aux jeunes garçons de se mouvoir dans les formes imposées par la cavité pour parvenir à voir. Il est évident que le jeune âge et l’état physique des quatre inventeurs semble être un prérequis pour parvenir à se frayer un chemin dans ce trou. Par ailleurs l’élan vital exceptionnel qui les pousse à s’y aventurer est également un élément nécessaire au récit et à la découverte immense qui suivra. Pour Bataille encore, cette inclination passionnée se fait rare (Fabre, 73) :

Seul un petit nombre d’entre nous s’attardent au milieu des grands agencements de cette société, à leur réaction vraiment puérile, se demandant naïvement ce qu’ils font sur le globe et quelle farce leur est jouée. Ceux-là veulent déchiffrer le ciel ou les tableaux, passer derrière ces fonds d’étoiles et ces toiles peintes, et comme des mioches cherchant les fentes d’une palissade, tâchant de regarder par les failles de ce monde

J’aime à penser que c’est justement à cet endroit du désir irrésistible d’aller s’aventurer dans les béances de la terre, armés de leur courage, que ces jeunes enfants inventeurs et les artistes de la préhistoire se rencontrent. Ainsi, de cet « irrépressible appel de l’aventure » (Fabre, p 42) naît-il une succession de rencontres, en premier lieu de l’humain avec la grotte, dans sa physicalité et son obscurité. Ensuite seulement est possible l’apparition. Ce qu’il se passe avant elle est en effet tout aussi important et contribue à la puissance d’émerveillement qui la caractérise. L’élan puis la déambulation première rendent ainsi possible l’apparition bouleversante de ces images.

Brûlante et courte apparition

C’est au regard de ces enfants qu’on doit maintenant s’intéresser, au moment où leurs yeux grand ouverts ont accueilli ces images gardées secrètes depuis des millénaires. Plus largement, c’est le corps tout entier qui est percuté par elles, ces « brûlantes présences » comme les nomme Bataille (Fabre, 74) ne pouvant le laisser intact. On parle ici d’une brûlure, qui de par son intensité, sa violence et les marques qu’elle laisse, nous rappelle à notre présence, à notre chair, à notre fragilité. Ainsi la peau de la grotte, humide encore de ses peintures, fait trembler notre propre enveloppe charnelle en cet instant puissant et furtif qui porte en lui la menace de s’éteindre. Maurice Blanchot (16) le décrit en ces mots :

Cette impression d’apparaître, de n’être là que momentanément, tracé par l’instant et pour l’instant, figure non pas nocturne, mais rendue visible par l’ouverture instantanée de la nuit. Étrange sentiment de « présence », fait de certitude, d’instabilité, et qui scintille à la limite des apparences, tout en étant plus sûre que n’importe quelle chose visible (…)

C’est surtout la fragilité de ce moment qui m’interpelle ici. Elle est annonciatrice. La lueur, cet éclairage vacillant et voué à l’extinction, est prémonitoire de la suite : la lumière révèle mais si elle ne s’éteint pas, détruit l’apparition même des images. On ne pourra jamais voir les œuvres de Lascaux en continu au risque de les faire disparaître. La lueur se doit de rester fragile, l’apparition fugace. Ainsi l’exploitation touristique de Lascaux à partir de 1948 lui sera presque fatale. La pauvre ne supporte pas la respiration de ceux qui la regarde, déséquilibrant son écosystème. Elle souffrira successivement en couleurs : de la maladie verte, à la blanche puis à la noire. Lascaux n’existait que pour provoquer l’apparition. L’exposition permanente ne lui convient pas. C’est aujourd’hui avec une combinaison et parfois des bouteilles d’oxygène qu’il convient d’aller lui rendre visite, pour ceux qui sont chargés de sa convalescence. Pour les autres, comme moi, nous ne pouvons plus la voir mais nous savons la puissance de ce qui a eu lieu. Et c’est ainsi que sans cesse, nous revenons aux premiers instants de cette histoire. Comme conclut Daniel Fabre (11) :

En effet, l’invisibilité maintenant accomplie restitue à la découverte toute sa fulgurance et confirme après coup la force d’apparition que les inventeurs et premiers visiteurs ressentirent devant la ronde des images surgies de la nuit souterraine et par tous visibles un instant — quinze ans à peine — avant que la nuit des temps ne les reprenne.

Nevermore

S’il est bien un élément qui me fascine dans Lascaux c’est sa découverte, parfois plus que ses œuvres. Parce qu’elle est unique et définitivement passée, non reproductible, elle m’obsède. Ainsi pour Daniel Fabre (35) : « « Tous ceux qui viendront ensuite ne pourront vivre qu’à distance, par procuration et “en image”, un simulacre de ce contact, de cet échange ». Je voudrais tant être le corps de ces enfants se frayant un passage, leur cœur battant à la chamade, leurs yeux émerveillés, leur bouche grande ouverte devant la beauté inattendue qui s’offre à eux, surgissant du passé. Je voudrais sentir la fraîcheur sidérante des peintures juste découvertes. Il faut se rendre à l’évidence. Cet échange unique n’aura plus jamais lieu. C’est le principe même de l’apparition. Daniel Fabre cite ainsi Pontalis (29) :

Ce qui apparaît va disparaître mais d’abord apparaît et c’est cet avènement-là qu’il faut saluer comme une merveille. Figurer ce qui a disparu est autre chose, relève de la nostalgie : cela a été et ne sera plus.
Nevermore.

Georges Bataille, lui aussi fasciné, s’entretiendra avec les inventeurs Jacques et Marcel encore guides plusieurs années après la découverte. Pour lui, ces anciens enfants sont au cœur même de l’apparition dont ils détiennent, seuls et à jamais, les clés (Fabre, 69) :

(…) En descendant dans la grotte de Lascaux, les enfants ont réellement bénéficié d’une communication avec l’invisible du passé, les œuvres qu’ils ont découvertes ont une pleine valeur d’apparition, elles sont la substance d’un sacré imminent qui confronte l’humanité au mystère de son propre engendrement.

Les premiers visiteurs de Lascaux, après les enfants, ressentirent un reste de cet instant unique et une émotion à l’intensité proche. Bataille la décrira ainsi (15)

J’insiste sur la surprise que nous éprouvons à Lascaux. Cette extraordinaire caverne ne peut cesser de renverser qui la découvre : elle ne cessera jamais de répondre à cette attente de miracle, qui est, dans l’art ou dans la passion, l’aspiration la plus profonde de la vie.

De mon côté, il a fallu avancer en sachant que je ne pourrai jamais revivre ce renversement. et que je devrais faire avec ce Lascaux contemporain, lourd de la charge de sa découverte et désormais invisible. J’ai donc réappris Lascaux, en la considérant non comme une chapelle sixtine préhistorique écrasante et originelle, mais comme une présence intense, fragile. Mon processus créatif a donc démarré à cet endroit de la redécouverte.

Acte 1 : faire réapparaître (les calques de Glory)

J’ai tout d’abord oscillé entre un désespoir sisyphéen et l’envie d’inventer une nouvelle relation à la grotte. J’étais à la recherche d’une trace matérielle, d’un point de contact avec elle, qui aurait le pouvoir de faire surgir une intensité nouvelle. C’est par hasard que j’ai découvert l’existence des grands relevés sur calques effectués avant la fermeture. Entre 1952 et 1963, le préhistorien André Glory réalise des relevés la nuit pour ne pas gêner les visiteurs qui affluent la journée dans la grotte ouverte au grand public. Il utilise deux procédés : des relevés à main levée dénommés « mains courantes », réalisés sur papier à dessin à échelle réduite et variable, et des relevés réalisés directement en contact avec la paroi à échelle 1. Ce sont ces derniers qui ont suscité mon intérêt. Pour ceux-là, André Glory utilise du papier cellophane, tenu par des étais, qu’il colle à même la paroi et sur lequel il relève les traits des peintures et des gravures (fig. 1).


La feuille de cellophane est ensuite posée à même le sol, puis une feuille de calque épaisse est positionnée au-dessus et les dessins y sont ainsi reproduits (fig. 2). Ces étapes et ces gestes, en partie hérités de l’abbé Breuil, sont réalisés la nuit avec l’aide d’assistants. Il s’agit d’une véritable performance physique, d’une chorégraphie fascinante. Ce fut un moment de grande intensité pour moi que de retrouver leurs traces, en octobre 2019 à la Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, et de pouvoir voir et toucher ces immenses rouleaux de calques, certains de plusieurs mètres. Les traits de crayons d’André Glory — parfois rehaussés de couleurs —, leurs hésitations, leurs reprises, la présence de sa signature (fig. 3), la fragilité du calque, confèrent à ces documents un caractère encore vivant qui les rend d’autant plus bouleversants pour qui les regarde. Une nouvelle apparition avait donc eu lieu, en lieu et place de ces documents. Empreintes indirectes de la grotte mais aussi d’un contact physique et passionnel entre un homme et la paroi ornée, ils m’ont donné accès à un ici et maintenant de la grotte, jusqu’alors inaccessible. Parlant de l’empreinte, Georges Didi-Huberman cite le psychanalyste P. Fédida (13) qui y voit un « présent réminiscent » visuel et tactile, d’un passé qui ne cesse de « travailler », de transformer le substrat où il a imprimé sa marque. Par les calques, un nouvel accès à Lascaux s’est dessiné. J’ai été légèrement « brûlée » par l’éclat de leur découverte et remuée par l’émotion que leur fragile beauté leur conférait.

Les paysages post-archéologiques

C’est à partir de ces documents, que j’ai souhaité entamer le processus de création de la série des « Paysages post-archéologiques ». Au départ, il y a eu un long travail d’observation des calques. Je les ai tout d’abord photographiés et filmés lors de plusieurs consultations. En regardant les relevés dans les moindres détails, j’ai noté de nombreuses subtilités dans le tracé d’un œil (fig.4), dans le regard de chevaux, dont certains me semblaient presque humains (fig.5), dans certains détails anatomiques comme le canal lacrymal, dans les enchevêtrements hypnotisant des corps et des lignes. J’ai ensuite choisi certains dessins présents sur une vingtaine de calques (sur les trente-neuf conservés) que la Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine a accepté de numériser pour le projet. C’est avant tout l’intensité qui se dégageait de certains regards d’animaux, de leur élan, mais aussi la dimension énigmatique de certaines formes qui ont orienté mes choix. Une fois libérés de la grotte, de ses volumes et de son corps, les nombreux animaux pouvaient venir peupler d’autres espaces et ouvrir la voie à d’autres récits. La première question qui s’est posée était celle du choix de l’échelle à laquelle les représenter. La numérisation offre tous les possibles. J’avais à la fois une envie de les agrandir à dessein et en même temps l’envie de travailler à l’échelle d’une maquette, de façon à les redéployer dans un espace que je puisse maîtriser. C’est ainsi qu’au fil de mes différentes hypothèses et essais, je me suis orientée vers l’idée des géoglyphes. En effet, en observant la paroi d’une grotte en éclairage rasant, on a parfois l’impression de survoler un immense paysage sur lequel seraient dessinés des animaux ou des formes à grande échelle, tels des géoglyphes, comme ceux de Nazca au Pérou. De la même façon que le calque permet de passer d’une échelle à l’autre, je voulais intégrer ce même processus dans mon travail plastique. Dans un dialogue avec Boris Valentin, Jean Michel Geneste parle ainsi du défi de la pratique archéologique (218) : « On passe donc du très rapproché macroscopique au panorama très lointain ». La potentialité visuelle mais aussi fictionnelle des changements d’échelle est devenue une question centrale dans ce projet des « Paysages post-archéologiques ». Dans un premier temps, j’ai donc recréé des paysages imaginaires sous la forme de maquettes cartographiques en plâtre, réalisés manuellement, dont la texture et les couleurs, peintes à base de pigments naturels, évoquent à la fois un paysage très aride et la paroi d’une grotte. En m’inspirant du concept de carroyage, ces paysages ont été créés sur plusieurs plaques de même taille (60 x 120 cm), indépendantes les unes des autres mais pouvant s’assembler et former un tout (fig.6). J’ai ensuite recopié les dessins issus des relevés d’André Glory sur du papier calque à différentes échelles, produisant ainsi un « relevé de relevé ». Le fait de reproduire le geste du dessin puis de la gravure m’est apparu essentiel. Aucune photographie de Lascaux n’aurait suffi. Il m’a fallu hériter des traces du geste d’André Glory à travers ses calques puis, à mon tour, inventer mon propre geste avant de le performer. En évoquant la possibilité de photographier les gravures de la grotte des Combarelles, Michel Jullien affirme (49) : « À croire que les entailles de cette grotte refusent le procédé photographique. Elles obligent au dessin, comme s’il fallait en passer par la reproduction du geste originel pour qu’un souffle reprenne ». Enfin, la dernière étape est celle de la photogrammétrie (fig.7). J’ai donc reproduit ces paysages en 3 D. Ils deviennent à leur tour à la fois archive et nouvel objet fictionnel, révélant un autre territoire imaginaire pour Lascaux.

II Corps à corps avec la grotte

La grotte ornée, ce corps vivant

Redécouvrir Lascaux c’est aussi explorer des sensations. Qui a fait l’expérience des grottes ornées ne peut en effet oublier leur physicalité. Au-delà de leurs œuvres, elles impriment dans notre mémoire des traces sensorielles multiples. Il me suffit de fermer les yeux pour retrouver leur noirceur, entendre le son de leurs gouttes, voir leurs formes luisantes, ressentir la fraîcheur de leur air, toucher leurs parois rugueuses. Elles sont comme le corps d’un être immense. Michel Jullien (30) le décrit ainsi :

Du reste, la grotte était vivante, animale, toutes ces cloisons respirent l’eau, elle est d’une nuit constante, et, partout quand c’est possible, les stalactites et stalagmites font la guimauve pour se rejoindre.

Telle une sculpture qui se performe d’elle-même, la grotte ne s’arrête jamais d’exister. C’est une œuvre vivante, faite d’interactions constantes au sein de son écosystème. En un mot : elle vit et surtout, elle vit mieux sans nous. Comme l’expliquent Jean-Michel Geneste et Boris Valentin (214) :

A travers tous les tâtonnements parfois désastreux qui ont précédé, on prend conscience que les grottes ornées sont des systèmes naturels très fragiles dont l’équilibre relève de facteurs hydrogéologiques, climatiques et biologiques en perpétuelle interaction.

Lascaux, la plus menacée, est ainsi devenue ce grand corps malade qu’il fallait sauver. Le 23 octobre 2017, un article paru dans le journal Le Monde a pour titre « Lascaux va mieux mais reste convalescente ». Le 08 septembre 2020, dans le même journal, Yves Coppens parle avec ces mots : « Ce bon état de santé général, toujours fragile, est confirmé par l’arrêt, depuis 2015, de la machinerie artificielle auparavant nécessaire pour réguler son climat ». Plus loin, on apprend que Lascaux est mortelle : « à l’échelle des millénaires, sa disparition est inéluctable ». Le monde s’est ainsi mis au chevet de cet être fragile et souffrant pendu au moindre signe d’amélioration de son état. Et c’est à partir de là que, il me semble, les grottes ornées sont non seulement devenues vivantes mais aussi indissociables de leurs œuvres. Cette conception n’était en effet pas celle des premiers préhistoriens qui se souciaient surtout d’extraire les images des parois, comme des tableaux indépendants de leur contexte, qu’il fallait étudier, admirer, exposer. Si on pense à la Vénus de Laussel par exemple, elle fut littéralement sciée dans la roche. De la même manière, les relevés de Breuil et de Glory semblaient vouloir isoler des tableaux composés en deux dimensions, faisant fi du volume et des temporalités des réalisations. On perçoit pourtant l’intrication des œuvres et de la grotte dans l’utilisation des formes naturelles dans le processus de conception. À ce propos, Georges Didi-Huberman cite Georges-Henri Luquet (42) :

Les accidents naturels deviennent la substance même de l’activité graphique ou plastique, qui intègre souvent par une modification infime, ou pas une simple accentuation — la ressemblance aperçue en ressemblance construite

Le corps de la grotte et les formes qui y sont tracées ou gravées font donc œuvre ensemble. Ainsi il serait plus juste de dire que le support n’est pas la paroi mais la grotte dans sa globalité. Michel Jullien le souligne (28) :

Les figures rupestres sont moins tracées sur les parois qu’elles sont dedans la grotte, confondues avec, elles lui rendent vie, elles la prolongent au point de faire de ses abris de la terre des « bêtes faramineuses », vivantes.

Comme la caverne qui les contient, les œuvres qui la peuplent sont bien vivantes. Et le lien qui les unit ensemble ne fait que renforcer cette dimension. Or, comme exposé dans l’introduction, mon retour aux grottes, et à Lascaux, est aussi né d’un besoin de redonner de la chair aux images, d’en faire une expérience corporelle dans un monde décrit par Annie Lebrun et Juri Armanda (14) à « la réalité augmentée (..) amputée du corps ». Et c’est justement dans les grottes ornées qu’à mes yeux, il est possible de faire l’expérience véritablement corporelle d’images ancrées dans le vivant.

Faire corps avec la grotte

Pour réaliser les figures d’art rupestre, et parfois même pour les voir, il est souvent nécessaire que le corps de l’artiste et du spectateur soit contraint. Pour parvenir jusqu’à elles, il faut se faufiler dans les boyaux de la grotte. C’est donc au corps humain de s’insérer dans sa morphologie existante, de s’adapter également à ses conditions de lumière, de température, de respiration. De la même façon que l’œuvre est incorporée à la grotte, mon corps doit s’incorporer à la dernière pour voir la première. Ce corps à corps humain-grotte fait ainsi partie intégrante de l’œuvre. Il est à la fois sonore, tactile, et visuel, alternant douceur et violence, plein et vide. Cette polysensorialité lui confère un pouvoir immersif quasi inégalé. En effet, il y a peu de lieu dans le monde où nous puissions à ce point faire l’expérience de notre corps dans un tel confinement. Nous nous entendons respirer, marcher, toucher. Nous nous voyons ne pas voir. Nous cherchons. Plus nous sommes là, face à nous-même, plus nous disparaissons dans le corps de la caverne. N’est-ce donc pas cette expérience intime et vertigineuse de soi, qui a en partie poussé les premiers artistes à dessiner au fond de ces méandres géologiques ?

Je souhaiterais ici citer une série d’œuvres de l’artiste cubaine Ana Mendieta, nommée les *Esculturas Rupestres (Rupestrian Sculptures)* (fig.8). En 1981, l’artiste, en exil aux Etats-Unis, revient à Cuba pour la première fois depuis ses 12 ans et décide de réaliser des œuvres au fond des grottes de Jaruco près de la Havane. Elle y sculpte dans la roche des silhouettes de divinités Taïnos, ethnie qui constitua parmi les premiers habitants de Cuba. A propos de ces œuvres, elle parle de « intimate act of communion with the earth, a loving return to the maternal breasts. » (Mosquera). C’est donc en réalisant puis en laissant ces œuvres au fond des grottes, qu’elle se reconnecte physiquement et spirituellement à sa terre d’origine. De façon très émouvante, la nièce de l’artiste Raquel Cecilia Mendieta, réalise un documentaire en 2018, « Whispering Cave », dans lequel elle part à la recherche d’un des sites de Jaruco où Ana Mendieta aurait réalisé une de ses œuvres, considérée comme détruite. Elle parcourt le parc pour enfin retrouver la trace qu’a laissé sa tante au fond d’une grotte. Il y a dans cette quête, qui me rappelle les miennes, enfant, où pourtant je n’avais pas d’objectif connu, un désir ardent de se confronter à la question de ses origines avec l’aide de son corps, immergé dans la nature. Raquel Cecilia Mendieta se rapproche ainsi du geste d’Ana Mendieta, en marchant seule sur ses traces en quête de ce site choisi par l’artiste pour y marquer le symbole de sa présence sur sa terre : une grotte. On voit bien aussi la dimension performative que revêt la recherche du site par l’artiste puis sa nièce. Cet acte physique et symbolique de la quête du lieu marqué du sceau des origines fait échos à la découverte de la grotte de Lascaux et de ses œuvres à la fois au sein d’une géographie plus large mais aussi au sein de la cavité elle-même. Comme je l’ai développé plus haut, l’apparition nécessite la déambulation.

Dans mon processus créatif, la marche a joué un rôle central. J’ai donc commencé ma redécouverte de Lascaux par de lentes marches autour du site. J’avais l’impression de reproduire le chemin symbolique qui conduit à elle, à défaut de pouvoir aller jusqu’au bout. Il m’a fallu à ma façon m’imprégner physiquement du paysage environnant pour me reconnecter à la grotte.

Acte 2 : Parcourir la colline

J’ai commencé mes marches à Lascaux en hiver 2019. Lorsqu’on se gare sur la colline qui contient l’originale et la première réplique, Lascaux 2, on est frappé par le calme qui règne là. Aucune indication ne nous indique où se trouve l’invisible sanctuaire. Il faut marcher un peu pour se retrouver face à un grand portail et un long grillage, avec des panneaux d’interdiction d’entrer. Le premier réflexe, du moins le mien, fut de longer le grillage (fig.9) et de regarder dans les interstices dans l’espoir de voir quelque chose. J’ai fini par apercevoir la porte d’entrée, métallique et l’escalier. Rien de plus. J’ai longtemps tourné autour de ce grillage, observant les passants tout aussi intrigués que moi, cherchant des indices, des choses visibles, des traces de la vraie grotte. Puis je me suis concentrée sur le contexte, les arbres, le sol, le relief que j’ai photographiés. J’ai également commencé une collecte : feuilles, pierres, bois, végétaux, terre. J’ai étendu mon champ d’exploration, m’éloignant dans les bois environnants. Mais à la fin, je retournais toujours devant ce grillage, et derrière lui, à cet escalier et à cette porte. J’ai pu constituer une collection au fil de trois balades. Je n’y ai rien ajouté depuis. Elle symbolise un moment fondateur de ma recherche, révolu. Ce besoin de parcourir la colline m’a permis de réapprendre Lascaux par son dehors, par son écosystème, par sa dimension vivante : en arpentant les reliefs, en foulant le sol qui la contient, en respirant l’air qui l’alimente, en touchant les arbres qui influencent son atmosphère, en regardant les insectes qui vivent à ses côtés, en foulant l’herbe qui pousse sur sa tête, en plongeant ma main dans sa terre. Loin du corps à corps qui s’opère dans la visite de son intérieur, j’ai pu engager le mien dans un contact actif avec son environnement proche et inventer un corps à corps par procuration.

Momies

De ces collectes sur la colline, est née l’installation « Momies » (fig.10 et 11). Il y avait dans ce besoin de garder des traces matérielles de mes marches, un geste enfantin. Elle m’assurerait une fois à l’atelier, un contact pérenne avec Lascaux. Il s’agissait de pierres, de feuilles, de sable, de terre, de bois, de branches ramassés par petite poignée. C’est en les déployant sur une table, que j’ai pu mesurer la multitude de formes, de couleurs, de matière qu’elles constituaient. Véritable trésor, traces de moments passés avec Lascaux, à la fois fragiles et durables. Il m’a fallu beaucoup de temps pour décider ce que j’en ferais. Au début, comme souvent, je les ai photographiés, les agençant de différentes manières, testant diverses compositions picturales. Mais le geste photographique ne semblait pas suffire. Il fallait aller plus loin pour honorer mon trésor, le protéger à jamais. Le rendre invisible, ou changer son apparence furent de premières options. Je commençais donc à recouvrir de plâtre certains d’entre eux. C’est alors que je vis apparaître de nouvelles formes : les feuilles devenant pierre, les branches devenant os. Une collection d’objets blanc se forma. Pour certains, je les classais par tailles et formes floutant encore leur apparence sous une vitre de calque. Pour d’autres, j’en fis une collection de bâtons magiques. Enfin, je figeais l’échantillon restant dans une couche de résine disposée sur un miroir. C’était ma preuve. Lascaux, ou plutôt la rencontre avec son écosystème, m’avait donc permis d’initier une nouvelle collection d’objets, un trésor contenant de possibles récits à réinitier.

Conclusion

Apparition fulgurante et expérience corporelle, les grottes ornées nous invitent à déambuler, parfois sans repère, dans les couloirs de l’invisible et du vivant. En revenant à Lascaux, j’ai pu prendre la distance nécessaire pour m’éloigner du mythe de la découverte et retrouver un contact avec ses œuvres sous une autre forme, par les archives. En restant en dehors de la caverne, j’ai pu explorer son contexte. Et c’est ainsi qu’un autre récit de la grotte de Lascaux avec ses traces, fondé sur cette déambulation, non pas dans son intérieur, mais à ses côtés, a pu naître.


Ouvrages cités

Bataille G., Lascaux ou la naissance de l’art, Paris, Skira, 1955.

Blanchot M., L’amitié, Paris, Gallimard, 2014.

Didi-Huberman G., La ressemblance par contact. Archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte. Paris, Les éditions de Minuit, 2008.

Fabre D., Bataille à Lascaux, Comment l’art préhistorique apparut aux enfants, Paris, l’Échoppe, Paris, 2014.

Geneste J.M. et Valentin B, Si loin, si près, pour en finir avec la préhistoire, Paris, Flammarion, 2019.

Lebrun A. et Armanda J., Ceci tuera cela. Image, regard et capital, Paris, Stock, 2021.

Lima P., « Lascaux va mieux mais reste convalescente », Le Monde, 23.10.2017.

Lima P., « Yves Coppens : « La grotte de Lascaux a retrouvé une stabilité climatique et biologique », Le Monde, 08.09.2020.

Jullien M., Les Combarelles, Paris, L’écarquillé, 2017.

Mosquera G., Rupestrian Sculptures/Esculpturas rupestres, brochure d’exposition, Nex York, A.I.R Gallery, 1991.


Crédits et légendes des images :

Figure 1. Alain Roussot et l’abbé André Glory en train de faire des relevés sur Cellophane dans l’abside de la grotte de Lascaux. Montignac, 14 juillet 1956. (Collection Alain Roussot, source : www.bugue-perigord-noir.info)

 

Figure 2. André Glory effectuant un relevé. (Collection IPH, source : www.sudouest.fr, 7.11.2020)

 

Figure 3. Détail d’un calque d’A. Glory, Charenton le Pont, 10 octobre 2019. (Photographie Nathalie Joffre, Fonds André Glory [1952-1962] Archives de la Direction de l’Architecture et du Patrimoine, Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine)

 

Figures 4-5 Détails de calques d’A. Glory, Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine, Charenton le Pont, octobre-novembre 2019. (Photographie Nathalie Joffre, Fonds André Glory [1952-1962] Archives de la Direction de l’Architecture et du Patrimoine, Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine)

 

 

Figure 6. et 6 bis Nathalie Joffre, Paysages post-archéologiques. Installation (1,80 x 3,60 m) : bois, aluminium, plâtre, pigments.vues d’atelier.

 

Figure 7. Nathalie Joffre, Paysages post-archéologiques. Capture vidéo de la maquette 3D animée.

 

Figure 8. Ana Mendieta, Esculturas rupestres, 1981.

 

Figure 9. Nathalie Joffre, Le colline (grillage), photographie, dimensions variables.

 

Figure 10. Momies, Installation en cours. Cadre en bois noir (238×24 cm), calque, végétaux, pierre, bois, plâtre et 9 bâtons en bois peint (105 cm), végétaux, pierre, bois, plâtre. Vue d’atelier à la Cité Internationale des Arts, Paris, décembre 2021.

 

Figure 11. Momies, Installation en cours. Miroir, végétaux, pierre, sable, bois sous résine, calque (40×180 cm) Vue d’atelier à la Cité Internationale des Arts, Paris, décembre 2021.