Résumé
Sont mis en perspective trois ensembles d’œuvres graphiques contemporaines pour lesquels les artistes ont procédé selon diverses modalités, à des reprises dessinées de documents photographiques témoignant de catastrophes humaines et écologiques. Pour l’ensemble Mélanophila II, 2003-2008, Dove Allouche a consacré cinq années à retranscrire à la mine graphite avec un maximum de densité, cent quarante photographies qu’il avait prises de toute urgence sur le site dévasté d’un spectaculaire incendie de forêt d’eucalyptus au Portugal. Son programme graphique articule destruction-création-reconstitution. Léa Belooussovitch use de documents photographiques relayés par les médias pour témoigner de catastrophes humaines contemporaines. À l’insoutenable de ces représentations, elle réplique par des « remises au point réparatrices », au crayon de couleur sur de vastes supports en feutre. Les images-sources dans leurs reprises feutrées apparaissent « floutées » mais se donnent à lire au travers de titres qui font retentir les évènements. L’ensemble de dessins photogéniques Dix mille degrés sur la place de la paix, 2018-2020, réalisé au graphite sur papier par Éric Manigaud, à partir des photographies témoigne directement de la destruction d’Hiroshima. Alors que la catastrophe elle-même a été photographique, les répliques de ces images survivantes, transférées par les moyens du dessin, sont matériellement pulvérisées. À l’ombre de leurs modèles photographiques, ces trois ensembles dessinés, selon des processus de distanciation et de reconstitution singuliers, mettent en crise la représentation évidente, instantanée, et médiatique de l’évènement destructeur. L’expérience perceptuelle engage également le regardeur dans des (re)prises en charge, tout à la fois visuelles, imaginaires et politiques.
Abstract
The present article analyzes three sets of contemporary graphic works in which the artists have, in various ways, reworked photographic documents bearing witness to human and ecological catastrophes. For Mélanophila II (2003-2008) Dove Allouche spent five years retranscribing in graphite pencil, with maximum density, 140 photographs he had urgently taken on the devastated site of a spectacular eucalyptus forest fire in Portugal. His graphic program concatenates destruction, creation and reconstitution. Léa Belooussovitch uses photographic documents circulated by the media. To the unbearable nature of these representations of human catastrophes, she opposes « restorative refinements, » using colored pencil on large felt canvas. The source images in these replicas appear « blurred, » but are nonetheless readable thanks to titles that refer to the events represented. The set of photogenic drawings Dix mille degrés sur la place de la paix (2018-2020) created with graphite on paper by Éric Manigaud, is based on the photographs of the destruction of Hiroshima. While the nuclear catastrophe itself was photographic, the replicas of these surviving images are materially pulverized. In the shadow of their photographic models, the three sets of graphic artworks under study challenge the obvious, instantaneous, media-driven representation of the destructive event through singular processes of distancing and reconstitution. The perceptual experience thus entices the viewer to critically engage with the aesthetic and political questions underlying representation.
Évènement imprévisible, la catastrophe tend à se manifester à travers une économie visuelle médiatique et industrielle relevant du spectaculaire et de la peur, maintenant les spectateurs « dans une sidération impuissante et fascinée » (Mondzain, 119). « Circulez, il y a trop à voir », écrit également Jean-Christophe Bailly, à propos de notre aveuglement face au flux des visibilités, « […] toute image survenante étant [désormais] promise à un effacement quasi simultané » (Bailly, La Reprise et l’éveil, 5). À rebours des représentations médiatiques subites, et au-delà d’une fascination immédiate, l’efficacité visuelle de représentations d’évènements catastrophiques peut-elle déroger à l’évidence de l’instantanéité et conduire au développement des regards ? Comment déjouer la mécanique de sidération des visibilités médiatisées qui nous aveuglent ? Comment révéler par des opérations de distanciation, des images instantanément perdues de vue et « déjà-vues » (Chéroux, 13), dans le flux continu du régime médiatique spectaculaire et uniformisant ? Cette préoccupation esthétique vis-à-vis de spectateurs qui seraient « trop souvent consentants des productions spectaculaires » (Mondzain, 119) est interrogée dans le présent article de manière critique, à travers l’analyse croisée de trois ensembles d’œuvres graphiques produites par les artistes contemporains Dove Allouche[1], Léa Belooussovitch[2] et Éric Manigaud[3].
Ces œuvres sont des dessins. Ces derniers entretiennent une troublante proximité avec leurs origines photographiques. Et quand elles sont diffusées au travers de reproductions photographiques, cette manifeste photogénie tend à effacer le médium graphique qui par ailleurs est éminemment tangible lors du face-à-face avec les œuvres. Dès lors, images, vues d’expositions et descriptions ne sauraient se substituer à l’expérience esthétique suscitée par leur rencontre.
Ces trois ensembles d’œuvres procèdent de reprises graphiques, à la fois proches et distanciées, de documents photographiques réalisés dans l’urgence de l’évènement catastrophe : catastrophe nucléaire, naturelle, humaine. Nous qualifions ces reprises dessinées de répliques, selon plusieurs acceptions. Elles s’inscrivent en effet dans une certaine proximité visuelle vis-à-vis de l’image-source photographique qui sert de modèle à la reprise dessinée et d’indexation au réel ; mais le terme réplique peut aussi être entendu comme réponse ou riposte au médium photographique avec et contre lequel ces dessins s’inscrivent, après-coup, après de longues opérations de transferts et de remédiation, car la réplique est aussi la répercussion a posteriori d’un évènement, comme les répliques d’un tremblement de terre.
Quelles sont les opérations de transfert et de mises au point développées par Dove Allouche pour la série Mélanophila II, 2003-2007, Léa Belooussovitch dans ses travaux au crayon de couleur sur feutre, et Éric Manigaud avec son travail graphique consacré à Hiroshima (2018-2020) ? Comment ces processus plastiques relèvent-ils singulièrement d’une poïétique de la réparation et de la reconstruction ? Dans quelles mesures les reprises de vue qu’ils proposent, dans des relations intermédiales et de remédiations complexes entre photographie et dessin, produisent-elles des images latentes, en attente d’être soutenues par nos regards critiques lors d’expériences sensibles ?
I. Les sources de la réplique : l’impératif documentaire
Pour les besoins de l’ensemble Mélanophila II, 2003-2007, constitué de cent quarante dessins à la mine graphite sur papier Lana Royal, Dove Allouche, durant l’un des premiers étés particulièrement caniculaires en 2003, s’est tenu en alerte (en « désir de catastrophe[4] » ?), en attente d’un mégafeu[5] de forêt d’eucalyptus dans le sud du Portugal. Connecté à dessein aux annonces de l’AFP, il s’agissait pour l’artiste de se rendre le plus vite possible sur le site dévasté. Présent avec les pompiers, juste après le passage du feu – « à la manière d’un reporter de guerre », dit-il[6] –, il n’a eu qu’une quarantaine de minutes pour pénétrer dans la forêt calcinée et s’enfoncer dans la cendre, un appareil photographique argentique moyen format, tenu devant lui au niveau du buste, photographiant dans l’urgence et à l’aveugle, tentant de couvrir le plus largement possible l’espace dévasté et encore parsemé de fumerolles, afin d’enregistrer un maximum de vues. En résulteront cent quarante-neuf photographies argentiques.
Pour l’ensemble No More Hiroshima 2018-2020[7], l’artiste Éric Manigaud — comme pour chaque projet de son œuvre exclusivement graphique — a poursuivi une investigation documentaire sur les images photographiques historiques de la catastrophe atomique d’Hiroshima. Si Hiroshima incarne l’extermination de l’humanité par une part d’elle-même à une échelle inédite (Anders), les clichés photographiques qui en témoignent immédiatement restent à ce jour en nombre très limité (Lucken). Rappelons que la catastrophe nucléaire elle-même a été photographique : la déflagration destructrice a opéré comme un immense flash in vivo, « transformant le monde comme une plaque d’impression » (Wuillème, 3), en positif ou en négatif. Nous remarquons ainsi l’étrange transmutation en ombres claires des ombres portées d’éléments architecturaux en négatifs photographiques par l’opération du flash atomique, dans l’image reprise en dessin et intitulée de sa légende factuelle : Shunkiki Kikuchi, The Fourth Floor of the Hiroshima Savings Bureau, Monday October 1, 1945, 2018 (figure 2). Le dessin Flash Burns on Steps of Sumimoto Bank Company, Hiroshima Branch, auteur inconnu, 1945, 2020 (figure 3), donne à voir l’ombre imprimée d’un homme à la surface des escaliers : son corps a fait écran à la brûlure lumineuse au moment de la déflagration et de sa propre destruction[8]. Le flash nucléaire d’une extraordinaire intensité a aussi, comme le rappelle Mickael Lucken, instantanément détruit les films sensibles embarqués par l’aviation américaine (Lucken, 43). Il n’y a donc aucune image lisible de l’instant même de la déflagration de la catastrophe programmée. Les films sensibles ont été brûlés et les images voilées (le négatif surexposé apparaît totalement obscurci lors de son développement). Les pellicules photosensibles ont été, comme les corps, immensément surexposées et brûlées : « À défaut de caméras spéciales, le moment même de la déflagration est resté invisible. Inquiétant présage : la technique militaire a d’emblée outrepassé les capacités de la représentation et, comme l’écrit Pierre Jacerme, mis “la cécité” au “cœur de toute image”. » (Lucken, 78)
En parallèle, les photographies japonaises prises au sol auraient été le fait de photographes militaires ou de journalistes accrédités (Lucken, 39). Par conséquent, très peu d’images ont échappé à la fois à la destruction instantanée mais aussi à la destruction du régime japonais lui-même ou celle des autorités occupantes. Prises rapidement après la catastrophe, les photographies qui nous reviennent sont donc des images survivantes qui furent en outre très vite censurées, et il faudra attendre 1952, et la reconnaissance de la souveraineté du Japon, pour que les documents soient déclassifiés. Les Japonais auront alors le droit de publier leurs propres photographies, notamment dans l’ouvrage Atomic Bomb n°1. No More Hiroshima, publié en 1952 par Asahi Suppan Sha. Les investigations conduites par Éric Manigaud lui auront permis de retrouver cette publication désormais inaccessible et de la faire traduire. Le document-source, matériau véritablement constitutif de sa démarche artistique, fut exposé dans la première salle de sa rétrospective en 2021 au Musée d’Art Moderne et Contemporain de Saint-Étienne. Les dessins de l’ensemble No More Hiroshima émanent pour la plupart de ces photographies rescapées et contraintes dans un premier temps à l’invisibilité.
Quant à l’artiste belge Léa Belooussovitch, les images-sources qu’elle mobilise sont des photographies officielles d’évènements catastrophiques internationaux, largement médiatisés depuis 2010 : attentats, massacres, crash d’avion, catastrophes naturelles, etc. Ces photographies documentaires d’évènements se déroulant le plus souvent « ailleurs » (Sontag, 27-29), dans des territoires non occidentaux, ont été validées, sélectionnées et relayées par les agences de presse ou organismes internationaux comme l’ONU (massacre de Houla en 2012). Largement diffusées et diversement exploitées, les images que l’artiste sélectionne et archive depuis une dizaine d’années ont déjà été choisies pour leur efficacité visuelle, leur propension à produire des affects et à impressionner leurs regardeurs, c’est-à-dire à « forcer le regard » (Sontag, 31). Particulièrement violentes, ces photographies[9] sont le plus souvent des images-choc aux cadrages resserrés sur des corps et des visages, que l’artiste juge « problématiques, voyeuristes, à la proximité obscène[10] ».
Le recours à l’image photographique documentaire — qu’il s’agisse d’image officielle, ultramédiatisée (voire mémorielle selon Clément Chéroux), ou bien invisibilisée, censurée, confidentielle ou encore produite par l’artiste lui-même — valide une relation indicielle, « ici et maintenant » vis-à-vis de l’évènement re-présenté après coup, lors du passage au dessin. Au-delà de l’enregistrement et de l’archivage photographiques, il s’agit ensuite de concevoir et programmer la restitution au visible de la représentation de la catastrophe
II. L’après-coup de la réplique : une poïétique de la durée, une entreprise de réparation
Pour ces ensembles respectifs, les trois artistes vont mettre en œuvre des protocoles de transferts en dessin qui, en réponse à l’urgence de la prise de vue photographique, vont dilater le temps de l’élaboration de la réplique graphique.
Pour Léa Belooussovitch, il est ainsi nécessaire que le temps de réalisation graphique s’élabore dans une durée étirée et éprouvée d’environ quatre à cinq mois de travail sur le dessin. Cette durée renvoie à une opération de réécriture au cours de laquelle elle traduit, très lentement, sans en passer par un intermédiaire mécanique, l’image médiatisée d’une catastrophe humaine, sur un grand lé de feutre blanc épais, par les seuls moyens de crayons de couleur. Ce travail de transfert graphique est aussi un travail de décantation puisque l’artiste synthétise l’image à l’extrême, ne conservant les contrastes colorés de l’image-source qui se donnent à voir en halos abstraits et vaporeux.
La phase de dessin pur [est] un moment d’une lenteur opposée à l’instantanéité de la photographie […] et où je me lance directement sur le feutre vierge sans dessin préalable. […] l’objectif est toujours de rester le plus proche possible des teintes d’origine : c’est grâce à elles que le cerveau tente de reconstituer une image qu’il peut reconnaître. Le travail du flou, quant à lui, est à la fois mental et conceptuel, mais aussi provoqué par la forme plastique : même avec un crayon extrêmement bien taillé, il est impossible de tracer sur le feutre un trait aussi précis qu’il pourrait l’être sur du papier. (Belooussovitch et Quoi).
Dove Allouche, pour la conduite de l’ensemble Mélanophila II, a conçu un programme de reprise graphique qu’il a investi rigoureusement pendant cinq années, de manière à redessiner cent quarante des cent quarante-neuf photographies prises « sur le champ », dans la forêt d’eucalyptus consumée. Chaque dessin résulte de mêmes opérations longues et complexes : « J’investis une durée pour représenter un sujet qui a disparu […] il y a une distorsion entre le travail accompli et la disparition du sujet[11]. » Le document photographique est reporté très précisément en dessin, à l’échelle d’un tirage de format standardisé, par mise au carreau, au graphite pur (c’est-à-dire de la matière carbonisée fossilisée que l’artiste a fait débiter en mines de plomb), selon un processus de succession de phases graphiques, du plus clair au plus foncé. Entre deux strates dessinées, l’artiste estompe la surface travaillée de manière à effacer la présence de son geste et à enterrer le dessin le plus profondément possible dans le papier. Dove Allouche cherche ainsi à faire monter au maximum les densités, à la recherche d’une image sans contraste, la plus assourdie possible. Le dessin saturé de graphite, quelque peu carbonisé à son tour, tend à devenir lui-même un paysage couvert de cendre.
Dans son atelier transformé en camera oscura, Éric Manigaud, quant à lui, s’efface de longues journées durant, devenant une machine[12] à transférer au crayon graphite. Sur un vaste support papier tendu à la verticale, il affronte l’image sans la voir, il fouille les ombres projetées de la source photographique préalablement reproduite sur diapositive. L’artiste se retire dans le noir à la lumière de la projection ; il opère à tâtons et à l’aveugle car il ne voit rien de ses inscriptions sur le papier qui se superposent aux zones d’ombres projetées et à sa propre ombre portée. Au milieu du dispositif, il se fait lui-même photographie, ou médium, cherchant à saisir mécaniquement, ligne après ligne, millimètre par millimètre, les signaux d’ombres et de lumière de l’image spectrale, en tramant minutieusement à peine quelques centimètres de dessin par jour.
Ce travail de patience et d’endurance pourrait paraître aliénant, cependant, pour ces trois artistes, le temps long du protocole de réalisation relève assurément d’une dimension poïétique constitutive des enjeux de la reprise graphique. La lenteur de l’élaboration matérialise en effet un investissement réel et symbolique. Le travail de prise en charge de l’image de destruction catastrophique se constitue en une entreprise de réparation métaphorique, voire de reconstruction[13]. Le philosophe Jean-Christophe Bailly, à propos de l’œuvre d’Éric Manigaud évoque en ce sens un « travail de sauvetage » (« Éric Manigaud ou le visible élargi », 12). En écho, Léa Belooussovitch qualifie son travail de « dessin réparateur »[14]. Notons aussi la volonté de redonner par le dessin une épaisseur matérielle à l’image, de l’incarner en profondeur, de lui donner chair, corps. Le choix du feutre pour cette artiste est sensiblement signifiant : le support épais est marqué dans sa chair, griffé, hérissé, comme irrité par le crayonné vigoureux qui fait réagir le support — nous percevons comme des symptômes d’inflammations épidermiques, de brûlures, d’hématomes. Cette dermatologie graphique est également très chère à Éric Manigaud qui, à l’aide de simples crayons de papier, tend à faire réagir le support, à « forcener le subjectile » pour reprendre le titre d’un texte de Jacques Derrida qui lui est cher[15]. La multitude de petites incisions graphiques martèle le derme du papier brisé en micro-facettes qui réfractent la lumière. De la même manière, Dove Allouche lors d’un récent entretien évoquait la métaphore du tatouage, lorsqu’il fouille en profondeur à la mine graphite le support papier très épais (le Lana Royal est un papier chiffon utilisé pour les impressions d’estampes). Travailler sur la destruction apparaît aussi pour Allouche comme un acte de création. La catastrophe, ici l’incendie, est un évènement destructeur à partir duquel s’origine la création : « […] commencer par quelque chose qui s’en va […] la carbonisation comme [processus de] création[16]. » Il y a également comme un transfert réel entre la matière consumée des arbres et les sédimentations de graphite qui conduisent à la reprise dessinée, comme si l’artiste travaillait avec la matière même de la destruction. Notons qu’au-delà du travail métaphorique de création et de reconstitution, la durée du protocole de dessin chez Dove Allouche, soit cinq années de reprise graphique en continu, a été équivalente à la durée de reconstitution naturelle et très rapide de la forêt d’eucalyptus qui s’est régénérée après cinq années, comme l’avait anticipé l’artiste (Michaud, 5).
III. Remédiations : pour une photogénie assourdie
Ces trois ensembles de dessins se veulent in-photographiables, alors même que ces œuvres sont très photogéniques du point de vue de la proximité qu’elles entretiennent avec le photographique dont elles tendent à rendre manifeste le médium, dans une relation de dialogue intermédial. Conjurant la transparence de l’image, elles révèlent par là même l’opacité du signifiant, la matérialité du médium photographique dont elles émanent et auquel elles se confrontent. Ces quêtes de remises au point et de redéfinitions du document photographique par le dessin sont portées par des démarches esthétiques qui visent à mettre en crise l’immédiacie (Bolter & Grusin) ou la prétendue transparence de l’image.
Ainsi, Dove Allouche déclare-t-il : « je cherche le chemin le plus long pour contourner la photographie » (Allouche et Richeux). Exposés comme un ensemble indissociable, les cent quarante dessins de la série Mélanophila II, d’un format standard de 32 x 42 cm, se donnent à voir comme des images effacées, bouchées, selon la terminologie photographique, à la limite de leur dissolution dans l’obscurité de plomb. La stratification des couches d’écriture saturées de graphite pour représenter le spectacle de désolation de la forêt calcinée rappelle la brillance de l’argentique, et chacun de ces dessins ressemble étrangement à une photographie totalement sous-exposée, ou encore à un négatif surexposé, c’est-à-dire, brûlé par la lumière. Cette densité extrême répond, selon l’artiste, à une déception vis-à-vis de l’image photographique et à ce qu’elle prétendrait pouvoir restituer[17]. À travers ce protocole, il souhaite montrer le médium photographique par le médium du dessin et ainsi retourner (ou en rester) à l’état de négatif matriciel. Ces dessins « dégradés par le nombre de couches […] virent au noir » (Allouche), et s’inscrivent en contre-jour du spectacle médiatique de la catastrophe — d’autant que les images de mégafeux offrent à la vue de fascinants spectacles lumineux. Dès lors, les répliques obscurcies, images-limites défectives, en sont les échos inversés, des négatifs encore une fois.
En contrepoint, les dessins de Manigaud relèvent d’une « traduction amplifiante » (Bailly, « Éric Manigaud ou le visible élargi », 11), les documents photographiques d’Hiroshima étant spectaculairement agrandis lors de leur passage au dessin. Mais à travers ce changement d’échelle, l’image elle-même semble pulvérisée ou avoir brûlé à l’instar de ce qu’elle représente. Le médium photographique est révélé dans sa granularité — rappelant l’effet « Blow Up »[18] — ; il se dilate dans la reprise graphique, comme une surface réticulée. L’artiste donne une nouvelle définition au document, selon un processus d’indéfinition : la matière d’image vibrante semble avoir explosé et par là même semble avoir fait imploser le signifié. L’image représentée perd en acutance et en lisibilité, elle semble dissoute dans une « aire [de] dilatation » (Bailly, « Éric Manigaud ou le visible élargi », 10), en un champ de signifiants incertains qui nous amènent à douter et à nous interroger sur la nature de ces représentations problématiques à bien des égards. Aux antipodes de la transparence recherchée par les artistes qualifiés d’hyperréalistes, Éric Manigaud parle d’une pratique hyporéaliste, tangible lors du contact direct avec le dessin :
Ce terme d’hyperréalisme ne me semble pertinent que dans la stricte mesure où l’on regarde une photo de dessin. Mais la photo du dessin n’est pas le dessin. Le dessin est toujours pour moi l’occasion d’un agrandissement et surtout d’une projection […] les motifs deviennent flottants comme des spectres. […] Il faudrait plutôt parler d’hyporéalisme. (Manigaud, 59)
Usant encore d’une métaphore photographique, nous pourrions dire que l’artiste a comme « poussé la sensibilité », expression que l’on utilise lorsque la sensibilité d’un film argentique photographique est insuffisante et que sa révélation est chimiquement intensifiée en laboratoire de développement pour pallier cette déficience. Il s’agit alors de faire travailler le médium lui-même et le grain ainsi obtenu vient combler les lacunes d’une moindre exposition lors de la prise de vue — d’une matière toute photographique. Les particules de graphite qui se présentent comme mouvantes dans l’œuvre de Manigaud, et dans cette série en particulier, No More Hiroshima, réfléchissent aussi le devenir poussière de cette ville soufflée dont les grains radioactifs dispersés continueraient de se déplacer. « De près, on dirait qu’il a dessiné avec de la cendre, » remarquait aussi Philippe Dagen dans un article paru dans le journal Le Monde sur cette série rassemblée à la galerie Sator en 2020.
Parallèlement, le travail mené par Léa Belooussovitch au crayon de couleur évoque immédiatement le flou photographique. Face aux images médiatiques dont elle ne peut s’accommoder, en synthétisant l’image en nappes de couleurs diffuses, c’est bien une opération de défocalisation par le dessin qu’elle met en œuvre, de manière à produire une distance tout à la fois visuelle et critique vis-à-vis de l’obscénité photographique de l’imagerie catastrophique. « Régler des choses », dit-elle, comme s’il fallait dérégler les distances focales face à la percussion visuelle de l’image. L’image floutée par le dessin est aussi matériellement assourdie par le support feutre dont on peut rappeler les propriétés isolantes. Elle n’en est pas moins éclatante, eu égard aux forts contrastes colorés saturés qui sont ceux des sources photographiques médiatiques (sans doute choisies par les agences de presse pour leurs contrastes colorés ou encore saturées « postproduction » dans une perspective d’efficacité visuelle que Belooussovitch révèle en retraçant l’intensité de la palette chromatique des images photographiques). Ainsi transposés, ces dessins en halos contrastés sont tout à la fois incandescents et feutrés.
Aussi singuliers soient-ils, les processus analysés tendent diversement à « rendre visible le médium de la représentation » (Allouche), à exacerber la matérialité de l’image, son opacité signifiante qui nous fait signe. Cette manifestation du médium témoigne aussi de la médialité photographique, en contrariant son évidente transparence immédiate au profit de ce que nous pourrions qualifier d’hypermédiacie[19].
IV. Reprises de vues et développement des regards
Les artistes Dove Allouche, Léa Belooussovitch et Éric Manigaud, mettent en œuvre des dispositifs de distanciation au travers de processus de (re) prises en charge visuelles et graphiques, partant d’images qui seraient à plusieurs niveaux, « perdues de vue ». Il incombe in fine au regardeur ou spectateur de ces œuvres de soutenir ces répliques graphiques, comme une ultime opération de développement de l’image, lors de la rencontre de visu. Les photographies redessinées n’apparaissent plus comme des images subites, mais bien davantage comme des images-indices, latentes, qui feraient travailler l’imaginaire d’« un spectateur imageant » (Mondzain, 84), et par conséquent, critique. La définition même du regard invite à revenir sur ses gardes, à s’entretenir littéralement dans une situation tendue entre « le rien à voir » et le « trop à voir », deux formes complémentaires d’aveuglement : « [L]’image existe dans un retrait […] toute la question justement, est de pouvoir la rencontrer. » (Bailly, La Reprise et l’éveil, 6) Le corpus analysé rend manifeste la restitution aux regards et la question de la prise en charge sensible sous-tendue par des problématiques esthétiques qui n’en sont pas moins politiques.
Dans cette perspective, les dessins quasiment abstraits de Léa Belooussovitch sont de véritables surfaces de projections, qui déplacent leurs spectateurs dans une position quelque peu inconfortable. Le processus de révélation est en effet brutal et il est provoqué par le titre explicite de chaque dessin : « Rana Plaza, Savar, Bangladesh, 24 avril 2013 » ; « Peshawar, Pakistan, 22 septembre 2013 » ; « Bustan al-Qasr, Alep, Syrie-18 avril 2014 » ; « Dacca, Bangladesh, 1er juillet 2016 » ; « Haydan, Yémen, dimanche 14 août 2016 » ; « Mogadiscio, Somalie, 25 janvier 2017 » ; « Istanbul, Turquie, 1er janvier 2017 » ; « Ejere, Ethiopie, 10 mars 2019 (Ethiopian Airlines 302) ». Ce sont les titres factuels des légendes des images-sources publiées qui sont repris mot pour mot et qui contextualisent plus ou moins précisément le cliché (ville, pays, date). Les titres font sourdre de nombreuses catastrophes internationales médiatisées et retentissent comme une violente déflagration pour le regardeur coupable d’avoir pris aveuglément plaisir à la représentation dessinée. Les cartels, très présents dans les expositions conçues par l’artiste, font partie intégrante de son œuvre. À la lecture de ces derniers, nous venons projeter sur les surfaces feutrées nos propres clichés (façonnés par une culture médiatique de l’image-choc), notre répertoire de références iconographiques mémorielles transhistoriques : les schèmes iconiques du pathétique, les images-types du catastrophique, du drame, de la souffrance, de la destruction. Des gestes, des postures incarnées du tragique se dessinent d’autant plus qu’elles reviennent d’une œuvre à une autre, sur le mode de la Pathosformel (Didi-Huberman), également incorporée par l’industrie médiatique dominante. La survenue du référent est d’autant plus violente qu’elle opère « dans le flou ». La défocalisation travaillée au crayon de couleur valide l’insoutenabilité d’images qui auraient pu être censurées (floutées) alors que l’artiste les juge irregardables. Léa Belooussovitch, à travers ce filtre optique, nous amène à reconsidérer d’un point de vue critique les sources de cet imaginaire incorporé de la représentation de la catastrophe. Les qualités de flou de l’image témoignent de cet « état intermédiaire d’une réalité qui se donne et se dérobe à la fois, le flou est le lieu où s’exerce une critique de la représentation par les moyens mêmes de la représentation. » (Makarius, 21-22)
Les dessins de la série Mélanophila II de Dove Allouche sont également des images aveugles. Dans la salle d’exposition, elles apparaissent tout d’abord à distance comme de petits monochromes noirs, tant les représentations sont dénuées de contraste, à la limite de leur dissolution totale. Ces images éteintes, comme les négatifs d’un mégafeu, nécessitent un véritable travail d’accommodation de la part du regardeur qui verra l’image latente se révéler peu à peu en s’approchant, et en se plongeant longuement dans ce travail d’obscurité. « Ouvrir le diaphragme au maximum », suggère l’artiste, usant de l’analogie entre la pupille et la lentille de l’appareil photographique. La densité extrême des dessins requiert non pas un simple « coup d’œil », mais davantage un regard qui se développe dans une extrême proximité et une certaine durée : il faut ainsi venir se frayer un chemin, toucher des yeux la surface des dessins — pour évoquer de nouveau la proximité avec un état de quasi-cécité.
L’on retrouve à une autre échelle cette dialectique du proche et du lointain dans l’œuvre de Manigaud, et plus encore devant les grands dessins de la série No More Hiroshima. Le relevé d’ombres agrandies offre un vertige de signes instables, comme des dessins d’indices mouvants, voire vivants, impossibles à déchiffrer. Notre acuité est inquiétée, parallèlement à notre point de vue vis-à-vis de la nature de ces images reprises qui n’apparaissent plus du tout évidentes.
Les expériences mentionnées ne sauraient néanmoins se limiter à une seule appréhension visuelle, et c’est bien pourquoi il est nécessaire d’éprouver ces œuvres « réellement ». Ces dernières développent une appréhension tant visuelle que tactile, haptique, du dessin, à travers une dimension enveloppante. Les représentations amplifiées et dissoutes en même temps, nous touchent, nous marquent, nous hantent, et nous amènent ainsi à nous interroger sur les mécanismes de la constitution d’une mémoire visuelle de la catastrophe et sur la place de nos regards qui ne se construisent qu’à distance.
Construire le regard du spectateur dans un monde où semblent devoir régner la terreur et la mort suppose de la part de ceux qui produisent des images et qui les donnent à voir aux autres, une capacité d’organiser un « voyage » […]. Ce qui qualifie une image c’est la nature du regard que le sujet porte sur elle. […] la possibilité qu’[elle] offre ou non au spectateur de construire à son tour la distance d’où il voit et d’où il peut juger… (Mondzain, 84, 98, 109)
Par l’intermédiaire de ces adresses inquiètes se développe la puissance affective des remédiations, à l’instar des reprises de vue proposées par Manigaud qui travaille toujours à partir d’images qui, selon ses propres termes « l’impressionnent », images insoutenables qui auront néanmoins pour cet ensemble sur Hiroshima, été soutenues. « Les dessins de Manigaud, au lieu de nous abandonner, nous accompagnent. » (Bailly, « Éric Manigaud ou le visible élargi », 10) Revenantes, les répliques dessinées par Allouche, Belooussovitch, Manigaud, sont aux antipodes d’images qui seraient du ressort d’un spectaculaire évident, celles de l’industrialisation du non-regard. L’enjeu de ces opérations plastiques graphiques de reproductions d’images premières, qui seraient comme latentes, est aussi celui d’un développement imaginaire affectif et critique. Cette démarche ne saurait pour autant se restreindre au seul travail du dessin et à la spécificité d’un médium en particulier.
Ouvrages cités
Allouche D., entretien avec Richeux M., Par les temps qui courent, France Culture, 12/06/2019. En ligne : [https://www.franceculture.fr/emissions/par-les-temps-qui-courent/dove-allouche] (consulté le 21 juillet 2023)
Anders G., Hiroshima est partout, Paris, Le Seuil, 2008.
Bailly J.-C., « Éric Manigaud ou le visible élargi », in Éric Manigaud, La mélancolie des vaincus, Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne, Gand, éd. Snoeck, 2020, p. 9-15.
Bailly J.-C., La Reprise et l’éveil : essai sur l’œuvre de Jean-Marc Cerino, Paris, Macula, 2021.
Bailly J.-C., L’Instant et son ombre, Paris, Le Seuil, 2008.
Bélooussovitch L., « Entretien avec Alexandre Quoi », in Léa Belooussovitch. Feelings on Felt, Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne, Paris, The Drawer, Les Presses du Réel, 2021, non paginé.
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[1] Né en 1972, diplômé en 1997 de l’École nationale supérieure d’arts de Paris-Cergy et résident de la Villa Médicis à Rome en 2011-2012, Dove Allouche vit et travaille à Paris. Depuis le début des années 2000, l’artiste sonde les propriétés sensibles des médiums, notamment photographiques et graphiques sous toutes leurs formes, interrogeant par là même les processus temporels et les principes d’apparition à l’œuvre dans la production d’images. « Je voudrais révéler ce qui est trop proche de notre vue pour être vu, ce qui est ici, juste à côté de nous […] Saisir “l’invisibilité de ce qui est trop visible” comme dirait Foucault », dit-il. Représenté par des galeries en France et aux États-Unis, il a exposé dans d’importantes institution telles que le LaM de Villeneuve-d’Ascq, Le Frac Auvergne, le Palais de Tokyo, le Centre Georges Pompidou, la Contemporary Art Gallery de Vancouver, le Château de Versailles. L’une de ses œuvres est également présentée de manière permanente à la galerie de la salle Labrouste de l’INHA depuis 2020.
[2] Léa Belooussovitch est née en 1989 à Paris, elle vit et travaille à Bruxelles, représentée par une galerie française. Diplômée en dessin de l’ENSAV La Cambre de Bruxelles en 2014, elle poursuit un travail de restitution critique de l’imagerie médiatique contemporaine via une pluralité de médiums, dont le dessin au crayon de couleur sur feutre. Son travail est présent dans des collections privées et publiques nationales et internationales. Elle est lauréate de prix et bourses tels que le Prix des Partenaires, Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole (2019), ou encore le Prix du Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles (2018).
[3] L’artiste français Éric Manigaud est né en 1971, il vit et travaille à Saint-Étienne. Depuis les années 1990, il développe un méticuleux travail de dessin, selon un dispositif de projection d’ombres photographiques qu’il traduit à la mine graphite sur papier. Ces sources photographiques font l’objet de recherches et d’investigations dans les zones d’ombres de notre Histoire moderne et contemporaine. Agrégé d’arts plastiques, il expose régulièrement son travail en France et à l’étranger, et est représenté par plusieurs galeries. Ses œuvres font partie de collections publiques et privées en France et à l’international.
[4] En référence à Jeudy H.-P., Le Désir de catastrophe, Paris, Aubier, 1990. Par ailleurs, le terme Mélanophila convoqué pour le titre de l’ensemble graphique de Dove Allouche, est le nom scientifique d’un coléoptère sensible aux rayonnements infrarouges, se nourrissant de matière organique calcinée qu’il est capable de détecter à cinquante kilomètres de distance.
5 Le terme mégafeu est ici quelque peu anachronique car son acception terminologique daterait de 2013. Voir en ce sens, Lucchese Vincent, « Face aux mégafeux, il faut réapprendre à entretenir la nature », Usbek & Rica, 22 août 2019.
6 Allouche Dove, entretien avec l’artiste, mars 2021.
7 L’ensemble fut présenté dans sa totalité de manière inédite à l’occasion de l’exposition Éric Manigaud. Dix mille degrés sur la place de la paix, Galerie Vincent Sator, Romainville, septembre-octobre 2020. Il fut ensuite intégré à la rétrospective Éric Manigaud, La Mélancolie des vaincus, Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne, mai-août 2021.
8 « En effet, la bombe, au moment de son explosion, fonctionne, entre autres choses, comme un flash ultra-rapide d’une extraordinaire intensité destructrice. […] C’est la lumière, une lumière réduite violemment à son essence – un concentré qui explose –, qui informe l’effet photographique de la bombe atomique, sa capacité à “photographier” son passage ou son irruption en produisant des images […] non faites de la main de l’homme. » (Bailly, L’Instant et son ombre, 133-134)
9 L’artiste ne souhaite pas diffuser ses sources. Pour autant, le spectateur peut aisément « remonter à la source » et retrouver les références iconographiques médiatiques en reportant le titre des œuvres (qui reprennent les légendes des images sources) sur un moteur de recherche internet.
10 Belooussovitch L., entretien avec l’artiste, avril 2021.
11 Allouche D., entretien avec l’artiste, mars 2021.
12 Sur la comparaison avec la machine, voir Favier.
13 Notons que les questionnements plastiques liés à la réparation sont très présents dans le champ de l’art contemporain. Évoquons par exemple le travail développé sous d’autres formes par Kadder Attia depuis les années 2000, ou encore l’entreprise graphique de Jérémy Liron, Les Archives du désastre, amorcée en 2015 (qui compte aujourd’hui plus de 400 dessins). Mentionnons également l’ouvrage de Norbert Hillaire, La Réparation dans l’art, publié en 2019 aux Nouvelles éditions Scala. Signalons par ailleurs la série de dessins réalisée par Éric Manigaud entre 2003 et 2006, à partir de portraits photographiques des « Gueules cassées » de la Première Guerre mondiale.
14 Titre de l’entretien avec Quoi A., conservateur en chef du MAMC de Saint-Étienne, lors de la journée d’étude Le passage au dessin, organisée par Favier A., Auditorium du Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne, 9 juin 2021.
15 Derrida J., « Forcener le subjectile », Antonin Artaud : dessins et portraits, Paris, Gallimard, 1986.
16 Allouche D., entretien avec l’artiste, mars 2021.
17 L’ensemble Mélanophila II a été, quelques années plus tard, assorti du sous-titre « L’ennemi déclaré ». Il s’agit également du titre de l’exposition rassemblant l’ensemble des cent-quarante dessins en 2009, au Centre d’Art contemporain d’Ivry, Le Crédac. L’artiste précise que ce sous-titre est la reprise du titre d’un recueil de Jean Genet, L’Ennemi déclaré (1970-1983). Dans le texte Quatre heures à Chatila, il est question de l’impossibilité de la photographie à dire l’odeur de la mort : « La photographie ne saisit pas les mouches ni l’odeur blanche et épaisse de la mort. » https://www.afrique-asie.fr/16-septembre-1982-quatre-heures-a-chatila-de-jean-genet/
18 En référence au film de Michelangelo Antonioni, Blow-Up, 1966. Dans ce film, l’agrandissement d’une photographie, considérée comme témoignage d’une scène de crime, produit une aire de grains argentiques qui se mue en une surface des plus abstraites, propice à des projections imaginaires. Par l’agrandissement, le référent indiciel de l’image photographique « explose » (blow up). Voir également l’article d’André Gunther.
19 La terminologie usitée à propos des « nouveaux médias » (Bolter & Grusin) est ici détournée pour l’analyse de productions manuelles et mécaniques.