Souffler sur les cendres de la raison
et
Réunir les brindilles de la connaissance
pour
Incendier la culture
et
Entretenir le feu de la création
(obsessions isouiennes)
I. Introduction : le lettrisme
Créé à Paris par Jean Isidore Isou Goldstein en 1945, le lettrisme est un mouvement artistique aux influences multiples sur de nombreux domaines artistiques, allant de la peinture à la littérature en passant par le cinéma ou la musique[1]. Le lettrisme est, de manière générale, peu connu. Dans un ouvrage consacré aux avant-gardes littéraires du XXème siècle, Weisgerber (1984, p. 889) explique qu’« il n’existe pas encore, à notre connaissance, d’étude théorique sérieuse sur ce mouvement ». La situation n’a pas changé aujourd’hui[2]. Certes, le lettrisme est connu comme un courant littéraire qui renonce à l’usage des mots et s’attache à la poétique des sons, des onomatopées et à la musique des lettres. Les spécialistes des avant-gardes retiennent surtout les grandes idées de Isidore Isou et parlent souvent du lettrisme comme d’un « art qui accepte la matière des lettres réduites et devenues simplement elles-mêmes (s’ajoutant ou remplaçant totalement les éléments poétiques et musicaux) et qui les dépasse pour mouler dans leur bloc des oeuvres cohérentes.» (Isou, 2003, p. 22).
Le lettrisme ne peut cependant se résumer à « l’importance décisive donnée à la lettre et au signe » (Giroud, 1992, p. 267) car ce mouvement véhicule également une approche particulière de la culture directement inspirée de l’oeuvre majeure de Isou, La Créatique et la Novatique[3] . D’une manière générale, les lettristes prétendaient succéder à Dada (Weisgerber, 1984, p. 889) qui leur apparaissait comme une « révolution blanche, un assassinat sans mort » (Isou, 1947, p. 37). Ce dépassement renvoie à une épistémologie bien précise reposant sur l’idée d’une possible déconstruction des « structures de la société » pour créer une « structure plus constructive » (Isou, 1988, p. 45). Si les dadaistes ne croyaient plus dans l’art, les lettristes pensent que la création est possible mais qu’elle passe nécessairement par une phase de « destruction » des acquis.
Cet article se propose de revenir sur les conditions d’émergence de la création ou de la créatique pour utiliser les termes d’Isou. Il s’agit, à notre connaissance, de la première étude théorique de l’épistémologie lettriste car toutes les études réalisées sur le lettrisme renvoient essentiellement à son importance dans l’histoire de la littérature et des arts mais aucune de ces analyses n’étudie le lettrisme comme une épistémologie particulière. L’objet de cet article est, d’une part, de souligner l’existence d’une véritable épistémologie lettriste et, d’autre part, de la situer par rapport à une autre épistémologie célèbre et influente à l’époque de l’émergence du lettrisme, celle proposée par Gaston Bachelard.
II. Isou et La création lettriste
Dans la pensée isouienne, deux étapes préalables sont nécessaires à l’exercice de la créativité (qu’Isou appelle la Créatique ou la Novatique): la première est l’acception d’une connaissance antérieure et la seconde renvoie à une certaine réappropriation de cette connaissance. Isou invente des noms spécifiques pour caractériser ces deux étapes : « l’hyper-cartioctéma » et la « koriontina ».
L’objectif de cet article est de proposer une analyse épistémologique de ces deux étapes préalables à la création. Pour ce faire, je mobiliserai essentiellement les deux premiers chapitre de l’oeuvre majeure d’Isou (La Créatique ou la Novatique, 1976) ainsi que les réflexions bachelardiennes (Bachelard, La formation de l’Esprit Scientifique, 1938) sur la créativité scientifique et sur la notion d’obstacle épistémologique.
Soulignons qu’Isidore Isou cite peu Bachelard dans sa Créatique (et seulement à titre encyclopédique dans le chapitre 14). Lorsqu’il évoque ses sources, Isou explique dans sa préface : « Si, dans ce livre, je cite plus de philosophes que de scientifiques, de techniciens et d’artistes, c’est parce que ces derniers réalisent des oeuvres, tandis que les premiers tendent à réfléchir sur elles » (p. 24). Faut-il en conclure qu’Isou réduit, à tort, Bachelard à un scientifique ? Possible. Toujours est-il qu’Isou ne cite pas ou peu Bachelard alors même que son épistémologie de la créativité peut s’en rapprocher, comme je le souligne dans cet article. Il convient tout de même de signaler que la créatique d’Isou ne peut pas pour autant être qualifiée de bachelardienne car, nous le verrons, Isou et Bachelard s’opposent sur le rôle joué par la subjectivité individuelle dans le processus de créativité. Alors que la subjectivité doit être intégrée et contrôlée pour Isou, elle doit être extraite du processus de créativité pour Bachelard.
III. « La super-carte de l’acquis » ou l’importance de la connaissance antérieure
Dans le premier chapitre de son ouvrage sur la Créatique, Isou rappelle qu’une innovation, une création résulte toujours d’une connaissance pré-existante : « Le premier mot d’ordre de la créatique n’est pas scepticisme envers le passé mais accueil du passé, pour son enrichissement, sa sélection, sa transformation » (Isou, p. 41). En aucun cas, il n’est question de faire tabula rasa des connaissances antérieures. En effet, « le créateur reconsidère la situation théorique et pratique antérieure à sa parution, de manière à plonger dans les ténèbres ou les poubelles de l’histoire, afin de tirer parti des éléments et des rapports de cette situation d’une façon inédite » (Isou, p. 29).
Dans cette perspective, la création pure et indépendante des structures n’existe pas. La seule manière de créer renvoie à une capacité à déformer et à s’approprier une oeuvre existante. Il ne s’agit pas forcément d’imitation car; comme le souligne l’auteur, « l’imitation humaine et non mécanique n’est jamais assez parfaite pour ne pas représenter un premier degré de transformation » (Isou, p. 90).
Si tout énoncé se prononce forcément dans un langage, Isou considère de manière tout aussi évidente que toute création s’inscrit dans un contexte culturel. La créatique passe dès lors par une lecture précise de la culture en place afin de construire ce qu’Isou appelle une « super-carte de l’acquis » (l’hypercartioctéma) qu’il conviendra de dépasser, reformuler ou reclasser. L’auteur explique que la connaissance théorique et/ou pratique d’un savoir antérieur permet d’identifier des « insuffisances » (Isou, p. 41) ou encore des « zones de sottise » (Isou, p. 40) afin d’en proposer un dépassement ou un reclassement. Dans cette perspective, Isou reconnaît la contribution des auteurs qui ont participé à la connaissance d’une époque : « Loin de chercher à blâmer certains de mes prédécesseurs, je suis plutôt porter à les louer, à les défendre, afin de mieux assurer le passé purifié, sur lequel s’élève mon propre présent ou mon avenir » (Isou, p. 62).
Le respect envers la connaissance antérieure est « historique », dans le sens ou il porte sur ce qui a été fait. Un livre doit être respecté parce qu’il a été rédigé à un moment de l’histoire et que, pour cela, il peut susciter des idées neuves chez des auteurs contemporains. Parallèlement à ce respect historique des oeuvres, toute création ou nouvelle connaissance nécessite un saut irrespectueux par rapport à cette connaissance antérieure : « Je ne fais pas mon devoir envers le passé, je combats créativement avec lui » (Isou, p. 65). Nous reviendrons sur ce saut dans la prochaine section.
Bien qu’elle n’incarne pas la création en elle-même, la super carte de l’acquis s’inscrit directement dans le processus de la créatique car elle « n’est pas une oeuvre naïve : elle représente déjà une construction dédoublée, une identification d’interrogations, de ruses, de trouvailles, de réponses » (Isou, p. 64). On le voit, la manière d’accumuler le savoir s’apparente aux prémisses d’une réinterprétation de la connaissance antérieure en vue d’un dépassement nécessaire à la création – dans cette perspective, l’’hyper-cartioctéma incarne bien la première étape vers la Créatique isouienne.
IV. La Koriontina et le dépassement isouien
Isou (p. 85) présente la koriontina comme la « première loi de création », un « trait d’éloignement », une méthode qui permet « d’inventer des pressentiments » sur des oeuvres existantes. L’idée n’est pas qu’il m’est possible de créer quelque chose à partir du vide (ce qui est totalement impossible pour Isou) mais de faire du vide qui me sépare d’une oeuvre, une espace de créativité (Isou, p. 86). Ce « vide » renvoie chez Isou aux ombres créatrices de chaque oeuvre, à ce qui fait qu’il me soit possible de la réinterpréter. Du point de vue de la créatique, chaque oeuvre est insuffisante car toute connaissance est incomplète par rapport à ce qui est peut-être connu, sans être immédiatement visible ou perceptible (Isou, p. 64). Le trait d’éloignement peut se penser comme la « différence entre un texte ou un objet sur lequel on s’appuie, pris comme base, d’une part, et une expression inédite d’autre part » (Isou, p. 115). Si l’hyper-cartioctéma était l’étape première du processus de création selon Isou, la koriontina peut se penser, sans conteste, comme la seconde étape de ce processus. En effet, ce trait d’éloignement fondé sur le dépassement ou encore le reclassement (rapprochement d’éléments qui a priori n’ont pas de rapport entre eux) d’une connaissance existante, est également une étape primordiale à la création de nouvelles relations inédites et non totalisantes en vue d’élargir les frontières de la culture.
Il va sans dire que ce dépassement ou reclassement doit être pensé comme une démarche personnelle et subjective : « Partout les pratiques objectives exigent notre intervention pour être exploitées ou menées plus loin […] La création découvre de nouvelles différences, d’autres hiérarchies entre le monde extérieur et nous-mêmes ». Il est important de souligner que ces hiérarchies ne sont pas présentées par Isou (p. 92) comme des structures objectives et universelles : « l’absolu ne se trouve pas dans les choses, autant que nous les connaissons, mais aussi en nous-mêmes, autant que nous ne connaissons pas ces choses ». Aussi, lorsqu’Isou parle d’insuffisance ou de « zone de sottise », il ne parle pas d’une connaissance absolue qu’il conviendrait d’améliorer pour atteindre une utopique vérité. Isou explique lui même que « la notion de novatique s’éloigne de la vérité, tout en étant heureuse de la savoir à sa place, composant solidifié et gage de l’évolution de la novation » (Isou, p. 60). L’auteur explique que la vérité ne l’intéresse pas car elle s’inscrit toujours dans une « masse de vérités » et il ajoute que le dépassement de la connaissance auquel il fait référence ne repose pas seulement sur les livres mais également sur tous les « territoires de la réalité », tels que la personnalité et la nature (Isou, p. 63). Malgré cette dimension subjective du dépassement explicitement rappelée tout au long du livre sur la créatique, la création ne s’apparente pas pour Isou à un processus purement expressif et « améthodique » comme nous allons le voir dans la section suivante.
V. Les obstacles à la Créatique et les obstacles épistémologiques de G. Bachelard.
La créatique n’est pas une méthode de création déraisonnablement subjective. Isou explique qu’il ne souhaite pas introduire une « subjectivisme transcendantal » mais plutôt favoriser méthodiquement les « capacités de novation » de chacun (Isou, p.93) : « On ne va pas de la création à l’ivresse mais de la création à la création par l’ivresse » (Isou, p. 94). Isou (p. 93) décompose ce processus de création en trois étapes :
– Une partie rigoureusement lucide, fondée sur la connaissance de la Culture (grâce à la
super-carte de l’acquis).
– Une partie de flottement d’ivresse, de folie, d’extravagance.
– Une partie extra-lucide, capable d’utiliser à chaud et de classer au plus vite les résultats
de la seconde couche.
Pensée en ces termes, la création résulte d’un « déséquilibre tenu entre deux équilibres » (Isou, p. 94) et passe par une capacité à dépasser la culture en place tout en s’y insérant. L’auteur roumain parle de « super-raison » pour caractériser cette capacité d’un créateur à insérer sa pensée inédite à l’intérieur de la culture en place. Les auteurs qui se « limitent » à la seconde couche et qui découvrent des idées nouvelles tout en étant dépourvus de super-lucidité se perdent dans la versification banale (Isou, p. 95).
Les deux premiers chapitres de La Créatique portent essentiellement sur les conditions d’émergence de la novation : élaboration d’une « super-carte de l’acquis » et « éloignement » des connaissances en place. Cette manière de présenter la création (ou la créativité) fait penser, en partie, à l’épistémologie proposée par Bachelard. Plusieurs similitudes peuvent en effet être soulignées.
La première renvoie directement à l’importance d’une connaissance antérieure qu’il convient de dépasser. Bachelard écrit : « Il est alors impossible de faire d’un seul coup table rase des connaissances usuelles […] En fait, on connaît contre une connaissance antérieure, en détruisant des connaissances mal faites, en surmontant ce qui, dans l’esprit même, fait obstacle à la spiritualisation » (La formation de l’Esprit Scientifique, p. 13). Ainsi, l’idée que la connaissance future et toute la création possible se trouve dans l’ombre de la connaissance passée est, comme chez Isou, clairement explicitée chez Bachelard pour qui, « La connaissance du réel est une lumière qui projette toujours quelque part des ombres. Elle n’est jamais immédiate et pleine. Les révélations du réel sont toujours récurrentes. Le réel n’est jamais « ce qu’on pourrait croire » mais il est toujours ce qu’on aurait dû penser » (Bachelard, p. 13).
Autre similitude, celle qui renvoie à l’existence d’un processus en trois étapes d’émancipation de l’individu vers un stade supérieur de connaissance (l’état scientifique pour Bachelard et l’état de super-raison pour Isou). Bachelard explique que le cheminement vers l’état scientifique passe nécessairement par trois états : l’état concret où l’esprit « s’amuse » des premières images du monde. La perception du monde est alors première et naïve. L’état concret-abstrait incarne la seconde étape vers l’esprit scientifique, à ce stade, l’esprit réalise les premières abstractions sur le phénomène dans une démarche « paradoxale » car encore en lien avec l’intuition (Bachelard, p.11). Enfin l’état abstrait permet à l’individu d’aborder le monde de manière détachée de toute connaissance première.
Il convient tout de même de noter que les deux auteurs ne proposent pas les mêmes étapes dans le processus amenant à une connaissance supérieure. Dans un sens, seule la dernière étape du processus peut être rapprochée chez eux. En effet, alors qu’Isou laisse une grande place à la subjectivité humaine, Bachelard propose une psychanalyse de la connaissance objective et invite les scientifiques à se libérer progressivement de leur connaissance première ainsi que de leur ressenti personnel. Tout ce qui a trait à la dimension personnelle des créateurs renvoie directement à ce que Bachelard a appelé le « contexte de la découverte », qui n’est pas forcément intéressant dans l’évolution de la connaissance, laquelle est plutôt fondée sur ce que l’auteur appelle le « contexte de la justification ». Ce dernier renvoie d’ailleurs à une condition d’émergence de ce qu’Isou appelle la « super-raison », à savoir la capacité des créateurs à insérer leurs découvertes à la culture existante. Dans ce contexte, seuls l’état scientifique de Bachelard et l’état de super-raison d’Isou peuvent être rapprochés.
La dernière similitude entre Isou et Bachelard, soulevée dans le cadre de cet article, concerne la notion d’obstacle épistémologique. Alors que ce concept est un élément clé de l’épistémologie bachelardienne, il apparaît implicitement dans les conditions d’émergence de la créativité proposée par Isou. Lorsqu’il évoque la philosophie bachelardienne, Brousseau (1983) distingue quatre types d’obstacles épistémologiques :
”¢ L’obstacle de la connaissance existante : lié au développement historique des connaissances et dont le rejet a dû être intégré explicitement dans le savoir transmis. Cet obstacle renvoie simplement au fait que la connaissance antérieure peut également être une source de limitation au développement de la connaissance. A ce sujet, Bachelard écrit : « Une connaissance acquise par un effort scientifique peut elle-même décliner. La question abstraite et franche s’use: la réponse concrète reste. Dès lors, l’activité spirituelle s’invertit et se bloque. Un obstacle épistémologique s’incruste sur la connaissance non questionnée. Des habitudes intellectuelles qui furent utiles et saines peuvent, à la longue, entraver la recherche. Notre esprit, dit justement M. Bergson, a une irrésistible tendance à considérer comme plus claire l’idée qui lui sert le plus souvent. Alors l’instinct conservatif domine, la croissance spirituelle s’arrête » (La formation de l’Esprit Scientifique, p. 13).
”¢ L’obstacle ontogénétique sont des schèmes ou des modèles spontanés qui apparaissent « naturellement » au cours du raisonnement. Bachelard parle de « sens commun » pour caractériser cet obstacle, à savoir l’ensemble des pensées premières que l’individu élabore à l’égard d’un phénomène. Pour Bachelard (p. 15), l’opinion et le sens commun incarnent l’un des premiers obstacles à surmonter : « La science, dans son besoin d’achèvement comme dans son principe, s’oppose absolument à l’opinion.[…] On ne peut rien fonder sur l’opinion : il faut d’abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter ».
”¢ L’obstacle didactique ou les connaissances résultant d’une transposition didactique, semble ne dépendre que d’un choix ou d’un projet du système éducatif. Le système d’enseignement crée toujours des catégories générales formatant ainsi les individus quant à la manière de penser le monde : « L’apprentissage se fait par la mise à l’essai de conceptions successives, provisoirement et relativement bonnes qu’il faudra rejeter à chaque fois ou reprendre en une véritable genèse à chaque fois » (Brousseau, 1983). Il s’agit de traiter les entraves résultant du conservatisme épistémologique imposé et entretenu par l’académisme.
”¢ L’obstacle culturel ou les connaissances véhiculées par le contexte culturel, déjà traitées
scientifiquement, mais toujours présentes. Ces obstacles résultent de l’influence de la société et de la culture sur l’individu et non d’une aptitude mentale ou psychologique à simplifier le réel (par opposition à l’obstacle ontogénétique). On retrouve ici toutes les habitudes et catégories sociales implicitement suivies par les individus.
Même s’ils ne sont pas formulés directement dans ces termes, on retrouve ces quatre obstacles dans l’oeuvre isouienne. On a vu dans les paragraphes précédents comment Isou présente la connaissance antérieure comme un obstacle potentiel à la connaissance future. Concernant, la notion d’obstacle ontogénétique, il explique que « le bon sens premier et l’inspiration seconde [lui] semblent également dépourvus de valeurs, s’ils n’arrivent pas à être dépassés dans une réalisation novatrice » (p. 93). Selon Isou, l’individu doit être capable d’opérer une étude sérieuse et rationnelle de l’acquis qu’il conviendra, par la suite de dépasser pour atteindre une certaine « ivresse, folie, extravagance » (p. 93) mentale, nécessaire à la création. Ce passage à la seconde étape du processus de création est intéressante : en accord avec Bachelard, Isou considère que l’individu doit dépasser ses opinions et ses impressions premières afin de se construire rationnellement une « super-carte de l’acquis ». Ensuite, en opposition à Bachelard, Isou réintègre la subjectivité individuelle dans le processus de créativité car, selon lui, celle-ci est libératrice des cadres imposés par la culture. Enfin, lors de la dernière étape de la créatique, il rejoint l’épistémologie bachelardienne (et plus précisément le contexte de la justification) en expliquant que le créateur se doit de réintégrer sa découverte dans la culture et la connaissance existante.
L’obstacle didactique est lui aussi souligné par Isou qui s’oppose à l’éducation faiseuse de système et d’explication totalisante ne laissant aucune place à la créativité. Isou présente l’enseignement comme une « matrice d’anti-création » (p. 56) fondée sur l’apprentissage des « démonstration[s] qui n’embrasse[nt] que les termes déjà démontrés pour en extraire l’un de ces composants » (p. 52). « Les encyclopédies renseignent, elles n’enseignent même pas et surtout elle ne créent pas » ; quant à l’érudition, elle peut « devenir une cause de perte et de destruction si elle n’est pas commandée par un vecteur novateur » (p. 61). L’idée n’est pas de rejeter totalement l’éducation mais « de ne pas se laisser mener en bateau » par elle et d’être capable de « trouver une porte de sortie vers mon apport personnel » (p. 61).
Enfin, l’obstacle culturel est lui aussi régulièrement souligné dans la Créatique où Isou invite le créateur à « blaguer des valeurs de la culture » (p. 97), à « renverser les habitudes » (p. 99) et à « négliger la gravité des valeurs admises » afin de favoriser la création de réelles « surprises culturelles » (p. 97). La culture projette toujours une certaine perception du monde et « aide l’individu à penser ». Selon Isou, « le créateur possède une autre image de la culture qu’un producteur (de savoir), sa vision embrasse les dernières réalisations positives et négatives de la branche ou des branches dont il s’occupe, justement pour les dépasser ». Si l’auteur explique que « toutes les expressions de la culture peuvent servir de tremplin aux tentatives d’éloignement » (et donc à la première étape de la création), il ajoute qu’il faut « bouleverser les structures antérieures » (p. 107).
VI. Conclusion
L’objectif de cet article était de proposer une lecture épistémologique des deux étapes préalables à la créatique isouienne, à savoir l’élaboration d’une super-carte de l’acquis (l’hyper-cartioctéma) et le saut d’éloignement vis-à-vis de la connaissance (koriontina). Une telle analyse nous a permis d’étudier plus en détail les deux premiers chapitres de La Créatique d’Isidore Isou mais également de souligner les similitudes entre l’épistémologie bachelardienne et l’épistémologie isouienne qui est peu connue.
Au-delà de la présentation de deux concepts clés de la pensée isouienne et de l’étude des similitudes de l’épistémologie d’Isou avec celle de Bachelard, l’objectif de cet article était également de montrer que l’épistémologie isouienne, bien que parfois diffuse, propose une description particulière du processus de créativité (et de création).
Bibliographie
Bachelard G., La formation de l’Esprit Scientifique, Paris, Vrin, 1997 (1ère éd. 1938).
Brousseau G., « Les obstacles épistémologiques et les problèmes en mathématiques », Recherches en didactique des mathématiques, vol.4, n°2, 1983, p. 164-198.
Hussey, « La divinité d’Isou: The making of a name and a messiah”, Forum for Modern Language Studies, XXXVI (2), 2000, p. 132-142.
Giroud M., « Le mouvement des revues d’avant-garde », Catalogue de l’exposition 1937-1957, Paris, Centre Pompidou, 1992.
Isou I., Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique, Paris, Gallimard, 1947.
Isou I., La Créatique ou La Novatique (1941-1976), Paris, Editions Al Dante, 1988.
Isou I., Précisions sur ma poésie et moi, suivi d’un entretien de l’auteur avec Roland Sabatier, Paris, Éd. Exils, 2003.
Satié A., Le lettrisme, la création ininterrompue, Paris, J.-P. Rocher Editeur, 2003.
Seaman D., « Le lettrisme, successeur de Dada » in Dada, Circuit Total, Béhar et Dufour (éds), Paris, Hermes, 2005.
Weisgerber J., Les avant-gardes littéraires du XXème siècle, Budapest, Akadémiai Kiado, 2 Vol., 1984.
Christophe Schinckus, PhD
CIRST – Université du Québec à Montreal
E-Mail: Schinckus.Christophe@teluq.uqam.ca
100
Canada
Tel : 001 – (514) 843-2015
[1] Voir Satié (2003) pour une introduction aux influences du lettrisme sur l'art.
[2] Soulignons tout de même l'article de Hussey (2000) ou encore celui de Seaman (2005).
[3] Isou souhaitait remplacer d'ailleurs le terme “lettriste” par le qualificatif “créatiste” ou “novatiste”, Isou (1988, p. 20).