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Dantec et Narby : Sciences, épistémologie et fiction

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Sciences et littérature au XXIe siècle selon Maurice Dantec

« L’explosion technoscientifique des cinquante dernières années me semble l’événement historique le plus escamoté par la littérature française de la même période ce qui correspond bien selon moi à l’auto-amnésie à laquelle toute cette nation s’est livrée depuis 1945. » [2]

Une fois établi ce constat d’un déficit scientifique dans la littérature française de la seconde moitié du XXe siècle, Dantec souligne l’existence d’un courant épistémophile, celui de la science-fiction, du moins la science-fiction spéculative qu’il conçoit comme un genre ouvert à toutes les hybridations et transformant la formule de Malraux, il considère que « le XXIe siècle sera scientifique ou ne sera pas. » [3] :

Prendre la culture du XXe siècle là où elle se trouve. Ce monde du XXe siècle a produit sa littérature dans le feu atomique et la suprématie de la technique, pourtant on n’en trouve pas trace dans les académies du bon goût et de l’art officiel. Roman noir, science-fiction, culture underground, c’est des marges qu’il faudra partir pour construire le roman du futur, une machine littéraire synthétique, capable de croiser, au sens générique le thriller, l’anticipation, le roman criminel, le roman d’initiation philosophique, le journalisme de guerre, l’expérimentation psychédélique, le roman d’aventures, de voyages, d’espionnage, sans s’effrayer de privilégier le panoramique au point de vue et sans complexe vis-à-vis des nouvelles technologies, des nouveaux langages, des nouvelles catastrophes 4].

Classer Maurice Dantec comme auteur posthumain n’est pas sans ambiguïté. Cet auteur qui a quitté la France, s’est exilé volontairement – pour reprendre ses termes – au Canada, pays dont il a pris la nationalité, est sans nul doute un écrivain du posthumain, reconnu internationalement et particulièrement aux Etats-Unis ; mais lui-même a développé une pensée critique sur l’idéologie dite posthumaine et lui a substitué l’idéal métahumain. Le posthumain désigne l’un des grands courants de l’imaginaire contemporain qui se manifeste dans la littérature, productrice de techno-mythes, la philosophie, la production artistique : cinéma, arts plastiques, bande dessinée. Cette mouvance de l’imaginaire contemporain, née dans l’univers culturel nord-américain, invente pour un futur proche les conséquences possibles sur l’espèce humaine, de la convergence entre biotechnologies, intelligence artificielle et nanotechnologies. Les capacités d’intervention sur le vivant et la matière, la possibilité de concurrencer les mécanismes de l’évolution créent une potentielle nouvelle démiurgie humaine : l’espèce humaine devient capable de transformer ce qui la définissait, d’où l’expression « posthumain » qui désigne le passage à une nouvelle espèce qui pourrait être produite par l’actuelle et la remplacer. Dans Le Possible et les biotechnologies : essai de philosophie dans les sciences, le philosophe épistémologue Claude Debru introduit ainsi le thème de l’impact des biotechnologies sur la condition humaine : « Les technologies du vivant nous entraînent dans la dynamique d’une néo-évolution, qui pourrait concurrencer les mécanismes établis de l’évolution biologique. En outre, l’artificialisation programmée du vivant a pour conséquence d’élargir le champ imaginable de cette néo-évolution bien au-delà de la vie telle que nous la connaissons sur terre. » [5]

Le « champ imaginable de cette néo-évolution » est le domaine par excellence de l’imaginaire posthumain. Dantec écrit dans Les Temps Modernes en 1997 : « Je suis pour ma part persuadé que le XXIe siècle, et plus encore le suivant vont marquer l’histoire d’une nouvelle révolution anthropologique, sans précédent peut-être ». Ce credo est mis en scène dans les récits de fiction. [6] Ainsi les dialogues didactiques dans cette oeuvre-culte qu’est devenue Babylon Babies :

« – Marie est plus qu’une simple schizo, cher monsieur. Elle est la prochaine étape.
- La prochaine étape ?
- Oui, poursuivit Darquandier, sur un timbre de pur métal. La Prochaine Etape. Celle qui vient juste après l’homme. »

Dialogue repris plus loin dans la variation suivante :

« – La mutation ?
- La mutation post-humaine. Celle qui sera le produit de l’évolution naturelle et des techniques artificielles. » (BB, p. 551)

Cet univers posthumain, l’historien des sciences Dominique Lecourt le réduit à l’affrontement entre deux variantes dans son Humain, post-humain [7] : le catastrophisme d’une part et le techno-prophétisme de l’autre ou, dit autrement, d’une part le bio-conservatisme et de l’autre le techno-progressisme. Pour Lecourt, ces deux courants opposés sont issus l’un et l’autre d’une même source religieuse, laquelle assigne au projet technologique une mission salvatrice et millénariste. Si l’on devait accepter cette dichotomie, les techno-progressistes se trouveraient aux Etats-Unis, guru–entrepreneur comme Kurzweil, prophète-manager à la William Hasseltine, scientifiques prophétisant comme Eric Drexler, Vernor Vinge, Hans Moravec ou idéologues futuristes comme Fukuyama, sans oublier le mouvement des entropiens ou des transhumanistes. Quant aux bio-conservateurs, Lecourt note qu’ils sont européens, représentés surtout par les philosophes allemands, Jonas et Habermas. En 1979, Le principe de responsabilité, une éthique pour la civilisation technologique [8] appartenait encore à l’univers de la destruction atomique et de l’eschatologie écologique. S’ajoute, aujourd’hui, un nouvel imaginaire, celui de la dénaturation de l’espèce humaine. Jürgen Habermas est sans doute plus représentatif de ce courant bio-conservateur avec son essai, L’avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral [9] ; l’ex-cardinal Ratzinger fut l’un de ses lecteurs attentifs.

Il serait néanmoins erroné de voir dans le bio-conservatisme une nouvelle Sainte-Alliance germanique. Le philosophe Peter Sloterdijk a provoqué une polémique considérable en Allemagne, par sa prise en compte de l’imaginaire posthumain, en 1999, avec son Règles pour le parc humain [10], livre auquel Dantec fait référence dans son Théâtre des opérations et qui est à l’origine de celui d’Yves Michaud, Humain, inhumain, trop humain [11] . Le philosophe des sciences, Jean-Pierre Dupuy, après avoir étudié les implications économiques, sociales, politiques, militaires, culturelles, éthiques et métaphysiques du développement prévisible des NBIC [12], les technologies convergentes : nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l’information et sciences cognitives, écrivait un article particulièrement sombre, « Le problème théologico-scientifique et la responsabilité de la science » en 2003 : « Ce qui va cependant porter cette visée de non-maîtrise à son accomplissement est le programme nanotechnologique, ce projet démiurgique fait de toutes les techniques de manipulation de la matière, atome par atome, pour la mettre en principe au service de l’humanité ». [13]

L’année précédente, Jean-Pierre Dupuy dans son livre Pour un catastrophisme éclairé exprimait des thèses proches de celles de Dantec critiquant l’idéologie posthumaine. Dupuy citait les arguments pessimistes de l’astronome royal Sir Martin Rees, titulaire de la chaire d’Isaac Newton à Cambridge qui venait de publier un essai au titre emblématique : Our Final Hour. A Scientist’s Warning. How Terror, Error, and Environmental Disaster Threaten Humankind’s Future in this Century — on Earth and Beyond [14]. Pour Sir Martin, l’humanité a une chance sur deux de survivre au XXIe siècle. Ici nous sommes en présence d’un texte écrit par un scientifique mais à contenu spéculatif, nous en verrons un certain nombre plus loin comme les fusées de Crick et le cerveau quantique de Eccles ou l’hypothèse de Narby. Pour Dupuy, la lecture du livre est une confirmation de sa propre vision et il s’attache à montrer que ce pessimisme sur un avenir dit posthumain de l’humanité est partagé par beaucoup [15].

Marina Maestrutti remarque néanmoins que « l’Europe commence à trouver des interprètes “locaux“ d’une certaine vision de l’humain “transhumain“, projeté vers le techno-mythe de la Singularité. Le Suédois Nick Bostrom et le Britannique David Pearce […] obtiennent le soutien et l’intérêt d’institutions comme l’Université d’Oxford, où se trouve le Future of Humanity Institute » [16]. De telles ouvertures, institutionnelles, universitaires, n’existent pas en France, même s’il est apparu dans les dernières années un nouvel intérêt intellectuel pour la science-fiction. En témoigne la publication d’un numéro de Critique intitulé Mutants, où le posthumain abordé sous l’angle américain était défini comme une « entité de mots, d’idéologies, d’imaginations et de fictions qui concerne notre présent encore plus que notre avenir » [17].

L’imaginaire posthumain en France est essentiellement lié à la littérature et aux arts plastiques. Le domaine des arts plastiques comprend les travaux d’art tissulaire d’Art Orienté Objet, les études du zoosystémicien Louis Bec, les biofictions d’Anne Esperet, il a subi l’impact de l‘exposition L’art biotech’ à Nantes en 2003 sous la direction de Jens Hauser et des polémiques associées à la lapine transgénique française d’Edouard Kac. Parmi les écrivains relevant de cette mouvance, nous citerons Jean-Michel Truong, Maurice G. Dantec, Michel Houellebecq, Pierre Bordage, Serge Lehman. Certains viennent de la littérature de science-fiction, comme Bordage et Lehman. Truong est le seul scientifique, spécialiste d’intelligence artificielle. Chez Dantec comme chez Houellebecq et Louise L. Lambrichs, citée pour le traitement particulièrement réusi du thème du clonage humain dans À ton image, le thème posthumain intervient au milieu d’une œuvre déjà avancée, marquée par le roman policier chez Dantec, le roman psychosociologique chez Houellebecq, la tradition intimiste chez Lambrichs [18].

Le récit posthumain de langue française comme littérature spéculative

Dans Possibilité d’une île de Houellebecq, le narrateur désigne ainsi les œuvres de littérature dont ce roman fait justement partie : « La disparition des civilisations humaines, au moins dans sa première phase, ressembla assez à ce qui avait été pronostiqué, dès la fin du XXe siècle, par différents auteurs de science-fiction spéculative. » [19] Babylon Babies met en scène un écrivain de science-fiction, Dantzik, doté d’une biographie analogue à celle de Dantec. Après avoir évoqué dans ses ouvrages les événements en cours il devient lui-même acteur du processus posthumain : « Il faut dire que ce type de prédictions étaient présentes, comme bien d’autres, dans le gros bouquin aux pages écornées que Dantzik avait écrit quinze ans plus tôt. » (BB, p. 628). Le récit posthumain français aime à se définir comme littérature spéculative, le terme provient de l’américain « speculative fiction » – parfois abrégé en « spec-fic » – forgé par Robert A. Heinlein en 1948. Le philosophe Yves Michaud commente ainsi :

[…] la majeure partie des réflexions les plus neuves se développe aujourd’hui non pas chez les philosophes, non pas chez les savants et experts, mais dans la littérature de science-fiction et chez certains artistes […] un livre comme La possibilité d’une île de Michel Houellebecq décrit avec beaucoup de justesse les problèmes posés par le désir d’immortalité, le clonage des humains et la mort des sentiments. [20]

C’est également l’avis de Maurice Dantec :

« Ce sont les auteurs de science-fiction, donc, qui auront donné à voir avec le plus de pertinence les effets et contre-effets de la mutation anthropologique, parmi lesquels la science-fiction elle-même, c’est-à-dire la littérature philosophique fictionnelle de la Révolution Industrielle. » [21]

Dans ses journaux-essais, Georges Dantec analyse le statut de cette littérature de science-fiction spéculative qui remettrait en cause la tradition littéraire française en dépassant la tradition locale de la stricte séparation entre, d’un côté, la littérature générale, « sérieuse […] noble » (ThOp, p. 167), qu’il définit par son obéissance aux canons du réalisme psychologique et du classicisme formel et, de l’autre, la littérature de genre qui « s’enferme avec complaisance dans son rôle de tiers état collabo en continuant de privilégier les mythologies et les narrations traditionnelles, tout en ne sachant pas vraiment faire la différence entre les textes intéressants et les copies de seconde catégorie, quand elle ne sombre pas purement et simplement dans la médiocrité la plus crasse et l’illisible. Entre les deux : territoire zéro. » (ThOp, p. 167).

L’une des différences selon Dantec entre la littérature anglo-saxonne et la littérature française réside dans l’existence en langue anglaise d’une « littérature expérimentale, radicale et futuriste » (ThOp, p. 146), où il compte Burroughs, Ballard, Dick, De Lillo. La tradition française aurait empêché la création d’un tel champ expérimental et aurait ainsi condamné sa production littéraire à rester « superbement isolée dans ce provincialisme chic et passéiste devenu désormais sa marque de fabrique » (ibid.). Cette littérature transgénique anglo-saxonne, « la littérature pop des quatre dernières décennies » (ibid.), représente un modèle pour le récit posthumain de langue française, en constituant « la synthèse accomplie de la littérature d’avant-garde et du roman populaire » (ibid.). Le roman posthumain français créerait un genre jusqu’alors impossible sur les bords de Seine, celui de la littérature pop expérimentale, qui rendrait également caduque l’idée d’une simple opposition entre les deux courants de pensée, catastrophisme ou techno-progressisme :

« Je me retrouve face à l’horripilante dialectique décadente qu’on nous revend depuis des lustres : le cyberoptimisme sauce soja californienne d’un côté, le sociopessimisme mayonnaise exception française, de l’autre, en deux mots : le néant. Nous devons affirmer notre totale insoumission à ces dialectiques mortifères. » (LCG, p. 122)

Le récit posthumain français affiche son intertextualité : La possibilité d’une île est sous l’influence de Demain les chiens de Clifford D. Simak, tout comme Cosmos Incorporated contient des éléments de réécriture des Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? de Philip K. Dick, ce que souligne le titre de l’un des chapitres de Dantec : « Les androïdes rêvent-ils de saints catholiques ? » [22]. Cette conception de la littérature comme laboratoire d’idées – l’un des journaux de Dantec s’appelle Laboratoire de catastrophe générale – et comme possibilité d’intervention sur le réel, comme futurologie appliquée, rejoint les observations de Marina Maestrutti au sujet de la fiction – la science-fiction – comme « expérience de pensée » :

La fiction fonctionne alors comme une sorte « d’expérience de pensée », en suivant une logique scientifique et en respectant les canons de la mise en scène expérimentale sans pour autant réaliser pratiquement l’expérience. Cependant, la science-fiction n’est pas une simple anticipation des développements futurs de la science ou des possibles applications des technologies. Il s’agit certainement d’un genre littéraire, créateur, original et autonome ; mais, dans certains cas, sa capacité à construire des mondes sociologiquement et politiquement cohérents joue un rôle fondamental dans l’imagination des « mondes possibles », dans lesquels se projette la réflexion éthique, sociologique et parfois même scientifique. [23]

Après avoir rappelé l’origine de l’idée du voyage dans l’espace, qui fut d’abord un mythe littéraire élaboré par les écrivains du XXe siècle, Dantec ajoute que « désormais, les écrivains visionnaires du XXIe siècle devront accomplir pour les mondes microscopiques, et surtout « neuroscopiques », le même travail de création de mythes, et donc de production de réalité » (ThOp, p. 51-52).

Sciences et paradigmes selon Dantec

« – Avez-vous conscience d’utiliser certains thèmes d’une façon récurrente ? – Oui, bien sûr. La dernière crise de l’Occident , la fin de l’homme, l’héritage du XXe siècle. La thématique des romans s’organise toujours autour d’un même faisceau de théories : l’évolutionnisme, la physique quantique, les sciences du cerveau. » (ibid., p. 78)

Dantec aime à rappeller qu’une partie importante de la science-fiction a été écrite par des scientifiques : Asimov, Arthur C. Clarke et même Frank Herbert, mais aussi qu’une partie des concepts actuels comme « réalité virtuelle » ou « cyberespace » ont été inventés par des auteurs de science-fiction. À l’opposé d’un auteur comme Truong, Dantec en matière scientifique est un autodidacte. Et de l’autodidacte, il garde ou cultive l’image archétypique du dévoreur compulsif de livres et de savoirs. Cette boulimie s’accompagne d’une pratique des stupéfiants, en particulier à base d’amphétamines. Il est tentant de mettre en parallèle telle page du Manuel de survie en territoire zero, où l’auteur décrit sa « boulimie » personnelle de lecture – « Je ne sais quelle énergie, quelle voracité me pousse à lire en une journée de vingt-cinq heures » (ThOp, p. 529) – avec telle page de fiction où les personnages sont des projections de cette épistémophile démesure : « J’étais devenu un appendice de la bibliothèque de Wolfman. Un appendice qui se nourissait de ce qui le dévorait, c’était assez paradoxal tout ça, mais je m’y étais fait, aux paradoxes. » (VV, p. 314) ou encore avec telle spécification de l’être humain comme « l’animal doté de mémoire, incapable de ne pas apprendre, toujours en quête de connaissance, jamais rassasié, jamais fini, imparfait, et imperfectible » (ThOp, p. 18).

Dantec est l’un des écrivains contemporains de langue française les plus engagés dans la promotion de cette double culture littéraire et scientifique prônée jadis par C. P. Snow : « il est clair désormais que la mécanique quantique et la thermodynamique ne peuvent plus être tenues à l’écart de toute tentative un tant soit peu pertinente d’éclairer notre condition. » (Ibid., p. 137). Mais de quel type de sciences s’agit-il en réalité ? L’épistémè de Dantec s’appuie sur trois axes privilégiés : la physique, les neurosciences, les théories de l’évolution. Cette physique se décline sous plusieurs formes : physique quantique, notamment dans son lien aux neurosciences à la suite des textes de Eccles, thermodynamique avec de nombreuses occurrences de l’entropie, théorie du chaos, fractales, théorie des cordes. De manière emblématique, la rencontre personnelle entre Dantec et Narby a lieu lors d’un colloque intitulé « Sciences-Frontières », « consacré aux marges de la recherche scientifique » (LCG, p. 66), aux frontières de la science. En effet, ce qui intéresse Dantec, ce ne sont pas les paradigmes scientifiques dominants mais au contraire, les discours déviants, marginaux ou marginalisés, les écrits spéculatifs à l’écart du courant officiel, en marge ou aux frontières, comme les discours gnostiques – qui le fascinent tant – par rapport aux dogmes religieux. Les discours scientifiques (ou de facture scientifique) dont il s’inspire sont de manière privilégiée et systématique déviants par rapport aux discours dominants : ils traitent de questions controversées ou ont un caractère d’anticipation, comme si la fiction spéculative de Dantec s’appuyait sur des sciences elles-mêmes spéculatives. Cette prédilection pour les hypothèses difficilement contrôlables dans le présent s’accompagne d’une critique du rationalisme positiviste ; mais en même temps, l’élaboration d’un discours épistémologique chez Dantec doit beaucoup à la pensée popperienne et, en particulier, à l’épistémologie qu’il a fondée sur sa théorie de la falsifiabilité [24]… Autrement dit, sur ce qui, par définition, fait défaut aux théories spéculatives. C’est que l’expérience de pensée est l’équivalent, dans la fiction, de la falsifiabilité dans la science :

« Nous n’écrivons pas d’essais philosophiques au sens propre, mais nous tâchons de voir ce qui se produit quand un certain nombre d’idées philosophiques, métaphysiques ou scientifiques sont introduites dans le processus naratif même de l’œuvre de fiction ainsi transmutée. » (PP, p. 111)

La pensée épistémologique de Dantec se réclame de la philosophie de Popper, l’une des grandes références philosophiques de l’écrivain, à côté de Deleuze et de Nietzsche. Le premier élément popperien chez Dantec est la célèbre théorie de la démarcation face à des discours qui se présentent comme scientifiques mais qui ne remplissent pas ce qui, pour Popper, constitue le véritable critère de scientificité, à savoir la réfutabilité. La théorie de la falsifiabilité popperienne telle qu’elle est reprise chez Dantec lui sert d’abord comme argument dans sa critique du discours darwiniste dominant, qu’il décrit au tout début de son premier journal, Le théâtre des opérations, comme un conformisme positiviste et une « obsession téléologiste » (ThOp, p. 18) :

« Croire que l’évolution naturelle ou historique, procède d’une quelconque téléologie, d’un ensemble de causae finalis, qui plus est en tendant vers une amélioration progressive et continue, est encore une foi vivante, quoique désormais bien camouflée sous des discours apparemment inverses. » (Ibid., p. 22)

Le développement épistémologique inaugural du Journal métaphysique et polémique de 1999 est consacré au darwinisme, plus exactement à une critique du darwinisme orthodoxe. « En clair, les darwinistes orthodoxes nient toute téléologie pour mieux imposer la leur, le “but“, le “sens“, étant cette fois l’adaptation la plus parfaite au “milieu“. » (Ibid., p. 16). L’auteur met en exergue à la quatrième partie de Babylon Babies, « Homo sapiens neuromatrix », une phrase célèbre de Popper concernant l’impossibilité de faire passer le test de la falsifiabilité à la théorie de l’évolution : « La théorie de la sélection naturelle n’est pas une théorie scientifique que l’on peut mettre à l’épreuve mais plutôt un programme de recherches métaphysique. » (BB, p. 461). Quant à la critique de l’historicisme chez Popper et à sa vision de l’indéterminisme comme seule leçon de l’histoire, elle est réécrite par Dantec à la lumière de la théorie du chaos et des lois de la thermodynamique : l’histoire est « un chaos évolutionniste » (ThOp, p. 158), « le chaos darwinien que les humains appellent Histoire » (BB, p. 529). S’il applique la notion deleuzienne de synthèse disjonctive à la pensée de Narby – « osons réunir et séparer Jeremy Narby et Gilles Deleuze » (PP, p. 246) -, il accomplit la même opération pour Deleuze et Popper, dans une vision de l’économie à venir qui lie les deux auteurs afin de penser « une révolution générale de l’économie » (ThOp, p. 224).

Mais plus encore, c’est le roman lui-même, Babylon Babies, qui est placé sous la figure tutélaire de la pensée popperienne avec une citation en exergue qui touche à deux domaines clefs de l’imaginaire et de la pensée de Dantec : la conscience (donc les neurosciences) et la théorie de l’évolution. Or, il s’agit ici d’aspects de la philosophie de Popper que sa réception en France n’a pas privilégiés : la théorie des trois mondes et le compagnonnage avec Eccles. Dantec cite et reprend la théorie popperienne des trois mondes : « Mieux, il semble bien que le biotope humain – le plan d’évolution coexensif naturel de l’homme – soit la cognition en tant que telle, en tant que procesus évolutionniste du « troisième monde », tel que conceptualisé par Popper. » (LCG, p.60). Il y voit une légitimation de son idée de la nécessité d’une métaphysique.

Popper a écrit également un livre avec le neurophysiologue John Eccles, Prix Nobel, en 1977, The Self and its Brain. Mais ce sont surtout les livres suivants de John Eccles, à visée plus spéculative encore, Evolution du cerveau et création de la conscience de 1994 et Comment la conscience contrôle le cerveau de 1997 qui sont utilisés par Dantec. Le recours à la physique quantique chez Eccles pour expliquer le fonctionnement du cerveau – hypothèse jugée encore spéculative aujourd’hui – est l’un des fondements de la conception du fonctionnement du cerveau chez Dantec. À partir des hypothèses de Eccles qui se trouvent en dehors du paradigme dominant – « si, comme l’a démontré sir John Eccles, il se produit dans le cerveau un étrange phénomène quantique qui tend à faire émerger la conscience avant même que la machine neurologique humaine soit activée » (Ibid., p. 694) -, Dantec avance ses propres déductions : « alors il faut bien admettre que cette phénoménale rencontre du Néant et de l’Infini forme la topologie d’une physique cognitive, pour laquelle il devient peu à peu évident que le cerveau est une métamachine capable de faire remonter des informations à rebrousse-temps, dans toutes les dimensions du continuum, contre toutes les lois du Monde créé, parce qu’il est parfois -trop peu souvent certes – le royal instrument de l’Esprit créateur. » (Ibid.). Le fonctionnement quantique du cerveau, pris chez Eccles, est l’une des idées récurrentes chez Dantec, souvent développée sans référence à son auteur : « La cognition, la Connaissance, comme l’ensemble des phénomènes naturels, et à la différence de nos nombreuses élucubrations idéologiques (qui marchent par simple accrétion ou par dualisme), fonctionne par « saut quantique », par « crises ontologiques » […] » (Ibid., p. 61).

Pour ce qui est des théories évolutionnistes, son anti-orthodoxie n’empêche pas l’omniprésence du vocabulaire darwinien. L’aspect hétérodoxe de sa pensée se manifeste dans différents domaines, le premier étant l’association établie par l’auteur entre darwinisme et « lois thermodynamiques de l’évolution humaine » (ThOp, p. 357). Si l’application – spéculative par rapport aux paradigmes existants – des lois thermodynamiques à l’évolution humaine implique un développement chaotique, alors les thèses sur l’origine de l’espèce doivent être réévaluées. Dantec oppose la thèse de l’origine africaine de l’homme avec la thèse « dite multirégionaliste […] plus récente, et moins solide » (Ibid., p. 365), mais à laquelle vont ses préférences. Sa conception du développememt chaotique, liée à ce qu’il retient des lois thermodynamiques, vient appuyer sa préférence et son explication d’une origine multiple de l’homme. Cette conception multirégionaliste est présentée comme finalement plus probable que la conception issue du paradigme africain dominant, en vertu de « ce que nous savons des lois d’évolution de la vie » (Ibid., p. 367) ; mais ce mécanisme thermodynamique est-il vraiment un savoir commun reconnu ? La thèse multirégionaliste « penche vers une apparition plus ou moins simultanée en divers points et une évolution en rameaux divergents et convergents qui créent un buisson foisonnant et difficilement déchiffrables. » (Ibid., p. 365).

Dans le domaine des théories de l’évolution, une figure apparaît qui incarne un savoir non orthodoxe, et même gnostique dans tous les sens du terme, Madame Dambricourt-Malassé (Ibid., p. 366), collaboratrice de Coppens et admiratrice de Teilhard de Chardin. La présentation de sa thèse permet à Dantec de reprendre le commentaire qui avait inauguré le journal, la critique du darwinisme orthodoxe, l’« un des bastions de l’athéisme positiviste institutionnel » (Ibid., p. 369) qui, pour lui, s’incarne dans les figures de Wilson, Dawkins et Gould.

L’épistémologie hétérodoxe de Dantec ou « Comment j’ai écrit certains de mes livres »

« Nous sommes des scientifiques… notre confrérie ne prône pas un modèle unique de pensée, c’est tout. » (BB, p. 547)

C‘est moins aux paradigmes scientifiques officiels que Dantec se réfère qu’à des discours extérieurs au courant principal, en dehors d’une légitimation consensuelle, même lorsqu’ils sont écrits par des scienfitiques. Une nette attirance personnelle le porte vers les essais hétérodoxes contemporains, vers les spéculations scientifiques dont le statut est comparable à celui des discours gnostiques par rapport au dogme dominant. Quelques héros, individuels ou collectifs sont ainsi mis en avant dans le pantheon scientifique de Dantec : John Eccles, Anne Dalbrincourt, Narby, un groupe de scientifiques de Princeton auteurs de la théorie de la ’Quintessential Universe. Dantec donne un aperçu de son attitude face aux sciences à partir de l’exemple du fonctionnement du cerveau. Après avoir sélectionné trois héros de l’hétérodoxie scientifique – l’un pour le lien entre le cerveau et la physique quantique, l’autre pour l’évolution, l’autre pour l’ADN, les trois grands axes de l’epistémè de Dantec -, il parle de « lectures croisées » :

À tous les étages de notre « structure » biologique, des informations sans arrêt circulent, notre corps tout entier est une messagerie biocosmique inséparable de son antenne neurospinale, l’ADN lui-même est un phénomène coévolutif à la céphalisation des organismes vivants – comme une lecture croisée d’Anne Dambrincourt, de John Eccles et de Jeremy Narby permet précisément de l’envisager en toute sérénité – (LCG, p. 694)

L’utilisation, le maniement des références scientifiques chez Dantec se fait sous la forme « de lectures croisées » de textes non reconnus scientifiquement ou hautement spéculatifs. La sérénité n’est pas nécessairement le but recherché et la technique du croisement de lectures – comme on croise aussi des espèces – est une variante apaisée de l’une des reprises les plus récurrentes de la pensée deleuzienne dans le corpus dantecien : la synthèse disjonctive. Le croisement des œuvres, des pensées, des domaines – « osons réunir et séparer Jeremy Narby et Gilles Deleuze » (PP, p. 246) – est l’une des pratiques de production du sens les plus développées chez l’écrivain :

« N’en doutez pas, il fallait bien un siècle comme celui qui va mourir pour qu’on ose produire un jour une synthèse hautement disjonctive entre disons Léon Bloy, Nietzsche et Niels Bohr ! Vous n’imaginez pas non plus le rire qui peut s’emparer d’un cerveau lorsqu’il est confronté directement à cette vérité ! » (LGC, p. 706)

L’un des objectifs du roman à venir, écrit Dantec sera de « nous éclairer sur la nature des processus de production. » (PP, p. 117). C’est une opération que Dantec a commencée dans ses essais en l’appliquant à son propre travail, énonçant sa conception de la littérature et d’une certaine manière aussi sa manière de réécrire la science, de la transformer en science-fiction. Sa vision progammatique du roman à venir décrit en fait sa méthode présente, « susceptible de réaliser des synthèses disjonctives mettant en relation des champs de connaissance autrefois séparés. » (Ibid.).

La littérature chez Dantec se veut associée à un réseau lié au monde de la science, celui du laboratoire. On peut noter qu’une semblable association s’est créée au même moment entre les arts visuels et les sciences, le laboratoire devenant l’atelier de l’artiste [25]. L’on trouve aussi parfois un réseau supplémentaire, relié à l’intertextualité deleuzienne, qui est celui de la « littérature comme machine de troisième espèce », « une machine de guerre nomade, mentale et biochimique » (PP, p. 113) [26]. Mais même ce motif deleuzien est inclus dans la métaphore dominante : « Le roman du XIXe siècle sera lui aussi un produit de laboratoire, une arme virale » (PP, p. 117).

A la fin du second tome de ces journaux, dans une partie qui constitue une sorte d’essai cosmologique intitulé « Le cosmos est vivant », et dont la présentation imite le style de l’article scientifique professionnel avec une bibliographie à la fin, l’auteur fait référence à la théorie de certains scientifiques de Princeton appelée Quintessential Universe, théorie hautement spéculative comme les aime l’auteur, qui vise à expliquer le rôle de l’énergie sombre. Avec une jubilation évidente – ce que renforce la note en bas de page : « « Cela aura au moins le mérite de – qui sait ? – faire taire les cuistres, prétendument latinistes d’élite, qui croient que je tire mes informations du Journal de Mickey. » (LCG, p. 764) – le texte problématise et met en scène la relation entre un discours scientifique – à vrai dire déjà spéculatif – et sa transformation en science-fiction. Dantec généralise alors le processus de production du sens tel qu’il se réalise chez lui aux écrivains de science-fiction :

Un écrivain, s’il se saisit de telles découvertes, doit impérativement les projeter dans son espace de création/destruction, son cosmos à lui, son théâtre des opérations mental. Sa synthèse ne peut se borner à la traduction-compilation des faits et des théories de la science moderne. Il faut, c’est son travail, qu’il en fasse d’authentiques machines de la pensée-action.[…] Mais il lui faut cependant examiner par l’écriture en mouvement ce dont il s’agit, ou plutôt en retracer mentalement la topologie avant de laisser à l’intuition visonnaire le choix de conclure. Et certes nos précautions ne sont pas tout à fait du même genre que celle que doivent prendre les académies scientifiques. (Ibid., p. 758)

Le bricolage est élevé à une dimension cosmique puisque si dieu ne joue pas aux dés, la vie – « le cosmos est vivant » (Ibid.) -, « c’est elle qui aujourd’hui entreprend de “diriger“ l’évolution du cosmos. Ou disons de “bricoler“ avec le trope génésique de l’univers. » (Ibid.). Que le cosmos soit vivant est une intuition obsédante de l’auteur, qui est liée à sa conception de la diffusion de l’ADN : « le cosmos est une forme de vie. Ou plutôt : qu’il est la métaforme de la vie. ». Il l’explicite dans le troisième tome des Journaux : l’origine de la pensée liée à l’ADN et plus exactement au « junk-DNA » [27] est l’équivalent pour le génome de l’énergie sombre, the dark energy dans le cosmos. Le cosmos est une « métaforme de la vie » (LCG, p. 759) comme il l’écrit dans Laboratoire de catastrophe générale, idée qu’il reprend dans American Black Box lorsqu’il écrit que le « code génétique n’est pas un code. C’est une forme de vie. La métaforme de la vie. » (ABB, p. 267).

Ce traité intitulé « Le cosmos est vivant » se présente d’abord comme un résumé d’énoncés scientifiques, à vrai dire déjà spéculatifs, qui propose ensuite un développement personnel reposant sur une intuition : « Or c’est très exactement ce à quoi notre “intuition” de simple “auteur de science-fiction” nous avait conduit, sans que toutes les étapes nécessaires de la science aient été franchies. Mais maintenant, osons dire que grâce aux chercheurs de Princeton et d’ailleurs, c’est fait. » (LCG, p. 771). Cette intuition, Dantec précise qu’il l’avait eue avant même qu’il déploie, pour l’exemple, une transformation du discours « scientifique » de Princeton en une thèse de science-fiction, thèse qui peut être résumée comme suit : la mathématisation de l’univers ne saurait rendre compte de la réalité de l’univers qui n’est pas seulement physique mais biologique, il existe « une activité consciente de l’univers » (Ibid., p. 759) qui « reste cachée aux formes de vie qui ne possédent pas encore les instrumentations conceptuelles et matérielles capables de la percevoir. » (Ibid., p. 773). Il en va du discours des scientifiques de Princeton comme du discours de Narby : ils sont présentés comme venant confirmer une intuition personnelle de l’auteur : « j’avais plus ou moins intuitivement deviné l’existence » (LCG, p. 67) [des données récoltées chez Narby] et l’idée du cosmos vivant serait née de « notre intuition de simple auteur de science-fiction » (Ibid., p. 771). Cette intuition du cosmos vivant est de même nature que celle qui aurait préfiguré les idées de Narby, l’anthropologue du Serpent cosmique et du « réseau global de la vie » (LSP, p. 116).

Bricolage et boîte à outils

Le théâtre des opérations consacre un long paragraphe à des commentaires contre le livre de Sokal, « un minable pamphlet positiviste » (ThOP, p. 459). Le positivisme, le rationalisme universitaire, voilà l’ennemi. Dans un texte du tome suivant, Dantec rappelle les aveuglements épistémologiques du positivisme qu’il relie finalement aux aveuglements politiques totalitaires : d’abord les « nombreux universitaires rationalistes » qui démontrent l’impossibilité de voler aux débuts de l’aviation, puis leurs successseurs qui s’acharnent contre Einstein et ensuite la physique quantique « puis des universitaires – idéologues vinrent clamer du haut de leurs chaires syndicalisées que l’ADN et la théorie de la sélection naturelle étaient de vieux « fantasmes bourgeois », quand il ne s’agissait pas de vulgaire fascisme » (LCG, p. 732). Dantec met de l’avant le critère de falsifiabilité popperien mais dans son plaidoyer, qui est aussi pro domo, pour l’actuelle « polysémie créatrice » (ThOp, p. 454), avec la libre importation de concepts des sciences dures dans les sciences humaines, il est sans doute plus proche de Kuhn qu’il défend contre les attaques des « petits laborantins de la sociologie positiviste. » (Ibid., p. 457) :

 Pourquoi accuser ainsi de débilité ceux qui pensent que certains concepts venus de la physique quantique, des maths, de la cybernétique ou de la biologie pourraient être en mesure de mieux nous faire comprendre l’homme, et ses productions sociales ou culturelles, alors qu’un sir John Eccles, prix Nobel lui, met au même moment en lumière les phénomènes d’ordre probabiliste et quantique qui ne cessent de se produire dans le cerveau, ces phénomènes qui ne cessent de produire la pensée ? (Ibid., p. 455)

S’il ne manifeste pas à l’égard de Kuhn l’allégeance qu’il ne cesse de souligner à l’égard de Popper, la pensée de Kuhn est néanmoins présente dans cette conception de « la polysémie créatrice » – où coexistent des paradigmes différents – qui cherche en effet à dégager ses principes et ses objets de métaphysiques millénaires toujours présents. » (ThOp, p. 454). Cette conception épistémologique, à la fois popperienne et libertaire, réemploie aussi une notion que Lévi-Strauss avait mise en avant, celle du bricolage : « La vie est un immense bric-à- brac », « ce bricolage transfini […] est précisément ce qui caractérise le mieux l’homme et ses créations » (Ibid., p. 452). Et ce bricolage, qui caractérise aussi le travail de l’auteur de science-fiction, nécessite « une petite boîte à outil d’urgence » (Ibid., p. 441).

Dans Babylon Babies, l’explication donnée à Toorop de la connaissance chamanique selon Narby, comme le souligne l’un des personnages, est associée de manière lapidaire à d’autres contextes : « Ça rejoint les intuitions de Deleuze, de Butler, et de bien d’autres, et sans doute jusqu’à Spinoza lui-même. » (BB, p. 556). Une idée que l’on retrouve dans son discours de Cavaillon : « Osons l’alchimie du futur, osons réunir et séparer Jeremy Narby et Gilles Deleuze » (PP, p. 246). Et qu’il développe ensuite davantage dans le premier tome des journaux, sous la forme d’une liste de noms dans une « petite boîte à outils d’urgence à destination de ceux qui parmi les écrivains seraient éventuellement désireux de transmettre l’héritage humain de ce siècle aux mutants du prochain » (ThOp, p. 441). Karl Popper y est nommé pour une « approche quantique et évolutionniste de la connaissance humaine », Nietzsche, Teilhard de Chardin et Bergson pour l’épistémologie, Deleuze, Butler et Bateson « pour comprendre notre condition de neuromachine biologique aux mutations internes continuelles. » (Ibid.). La référence à Butler, dans Babylon Babies comme dans Laboratoire de catastrophe générale, n’est pas explicitée par l’auteur [28]. En revanche, la troisième partie de Babylon Babies, « Amerika on ice », propose en exergue une citation de Donna Harraway – auteur culte d’un A Cyborg Manifesto : Science, Technology and Socalist-Feminism in the Late Twentieth Century – qui est tirée de Simians, Cyborgs and Women : The Reinvention of Nature ; dans le roman, la question du genre est en effet présente à travers une machine neuromatrice bi-sexuée et deux robots homosexuels.

Un texte de Dantec établit un rapport encore plus direct entre son invention de la neuromatrice et la vision du schizophrène chez Deleuze, assimilant la schizophrénie à « une machine matricielle primordiale qui tente de se répliquer à travers toutes les productions de l’homme et qui aujourd’hui y est parvenue, au point que nous ne savons plus ce qu’est le monde en dehors de ses pseudopodes noosphériques. » (ThOp, p. 266). Bien entendu, le réseau sémantique de la schizophrénie est étroitement lié aux écrits deleuziens. Dans ce dialogue fortement didactique entre le personnage principal et le savant, ce dernier reprend l’idée d’un lien entre schizophrénie et capitalisme, lien qui est soutenu par une référence plus générale à Deleuze : « tout est agencement machinique et désirant, comme disait Gilles Deleuze, au-delà du vitalisme et du mécanisme. » (BB, p. 558). Deleuze et Guattari sont encore cités dans un texte consacré justement à l’« économie générale du monde comme processus schizophrénique » (ThOp, p. 47). Dantec place son personnage schizophrène entre deux équivalents, tous deux « aptes à épouser plusieurs personnalités » (BB, p. 557) : le chamane, version héritée – mais contestée – de l’ethnopsychiatrie et la neuromatrice, version cyberpunk. La capacité, attribuée aux chamanes par le savant, de voyager dans l’ADN des êtres vivants est rapprochée de la possibilité, pour le schizophrène, de changer de personnalité. Le savant reprend à son compte l’association entre chamanisme et schizophrénie : la neuromatrice étant leur version technologique, elle peut elle aussi changer de personnalité et s’adapter aux phénomènes de causalité inverse.

Les techno-mythes du cyberpunk , Dantec et le traitement des neurosciences

« La philosophie cyborg considérait la chair et le silicium comme les deux pôles d’un nouveau tao » (Ibid., p. 504).

L’un des grands thèmes de l’imaginaire cyberpunk fut l’implant neuronal, l’insertion et l’association entre neurone et silicone, comme en témoigne le déjà classique Neuromancer de Gibson. L’actualité scientifique contemporaine montre que l’implant neuronal est en train de quitter le domaine de la science-fiction avec les travaux pionniers sur les prothèses neurosensorielles. Cette association entre le neuronal et le silicone que l’on trouve dans Grande Jonction – avec les « neurologiciels » et les « biochips » de Babylon Babies, l’« implant cortical lumière flux/neuronexion avec le triple cerveau/le Livre des Livres s’injecte directement en nous » (VV, p. 790) de Villa Vortex -, trouve son pendant théorique dans des propos maintes fois répétés. Ainsi au début du Théâtre des opérations :

À terme le processus évolutionniste des machines de troisième espèce conduira à l’intégration poussée des puces électroniques et des systèmes nerveux, à tel point que les différences stables et univoques entre les deux genres s’estomperont, et que des nanocomposants informatiques épouseront la structure et le fonctionnement des cellules nerveuses, tandis que les neurones cérébraux, activés par des pharmacopées de pointe et/ou des manipulations transgéniques pourront agir temporairement comme de vugaires mémoires DRAM. (ThOp, p. 52)

« L’implantation de composants informatiques au cœur de notre système nerveux central n’est plus qu’une question d’affinements technologiques […] » (LCG, p. 227), écrit encore Dantec dans le tome suivant des journaux. D’ores et déjà, l’art contemporain, sous la forme du bio-art, art de laboratoire lui-même, a matérialisé ce thème [29]. Les installations de Robin Meier constituent une première recherche esthétique dans le domaine de l’artificialisation des processus cérébraux et une forme pionnière d’équivalent, dans le champ artistique, des textes cyberpunk. Comme l’écrit Marcin Sobieszczanski :

Dans Experiments in Fish / Machine Communication (2007), le réseau de neurones artificiels catégorise les signaux électriques émis par les poissons, apprend leur « grammaire » élémentaire et reverse dans la niche écologique les résultats de son apprentissage catégoriel sous forme des signaux engageant avec les poissons une chaîne de biofeedback où l’entrée sensorielle de l’animal initie la dynamique de la chaîne, au-delà de l’arc réflexe simple, jusqu’à la sphère de la production communicationnelle. [30]

La nouvelle « THX BABY » est fondée sur l’imaginaire de l’implant neuronal, hérité de Gibson et Sterling : « Les divers biologiciels et neuro-univers en provenance de Là-Haut sont des nano-machines vivantes, des sortes de virus programmés pour faire tel type de boulot à l’intérieur de votre système nerveux, appuyer sur tel ou tel bouton, ouvrir telle porte, exciter tel groupe de neurones » (PP, « THX BABY », p. 124). Ce thème est est aussi développé dans Grande Jonction dans sa verson nano-machine. Dans Babylon Babies, Dantec propose une expérience de pensée érotique, sado-masochiste et humoristique de l’utilisation de composants informatiques. Et l’un des grands moments du livre est la jonction entre la culture psychédélique et la culture cyberpunk : « Primo, vous allez prendre une drogue. Deuzio, on va brancher votre cerveau à cette machine, un ordinateur appelé neuromatrice. […] » (BB, p. 541), neuromatrice dont le nom même doit beaucoup à la Neuromachine de B. Sterling [31]. Le thème des neurosciences, l’un des éléments constitutifs de l’univers de Dantec, trouve l’une de ses origines dans la littérature de science-fiction américaine, l’imaginaire cyberpunk avec ses prothèses, ses circuits implantés, la neurochimie, l’interface cerveau-ordinateur.

Par ailleurs, Dantec – et c’est devenu l’une des spécificités de son œuvre – mêle les thèmes scientifiques avec des thèmes religieux d’origine judeo-chrétienne, notamment gnostique. Mais c’est une autre histoire, qui dépasse les limites de l’étude actuelle [32]. La bibliographie à la fin de Villa Vortex se fait un malin plaisir de multiplier les références à des textes issus de la tradition religieuse judeo-chrétienne – Saint-Jean de Patmos, Maître Eckart, le Zohar, etc. – mais ne renvoie à aucun texte scientifique.

Le métahumain et la nécessité des valeurs : l’imaginaire politique

« Créer une nouvelle espèce humaine – une nouvelle biophysique- implique de créer au préalable une nouvelle métaphysique. » (ThOp, p. 502)

Il existe un malentendu sur l’appartenance de Dantec à la mouvance dite posthumaine. Les thèmes traités par l’auteur dans ces livres depuis Babylon Babies et dans certaines nouvelles auparavant, font partie sans conteste de cet imaginaire. Mais contrairement aux cyberpunks et à la mouvance posthumaine américaine, et de manière plus générale en opposition à ceux qui se recommandent du posthumain, Dantec a une vision critique de l’idéologie posthumaine, comme en témoigne la notion de métahumain qu’il a créée pour mieux s’en démarquer. Si Babylon Babies semble un roman posthumain par excellence, l’auteur dans sa présentation du livre se distance de cette idéologie :

Avec Babylon Babies, j’ai essayé de mettre en scène les formes les plus voyantes des nihilismes contemporains. Ces nihilismes représentent toute la gradation que la pensée humaine est en mesure de produire en ce début de XXIe siècle : individualisme hyperconsumériste, mass-médiation générale, désagrégations nationales, tribales et maffieuses, sectarisme néoreligieux, positivisme eugéniste, traçage biotechnologique des individus, anarchisme cybernétique, posthumanité cyborg, percée quasi accidentelle d’une science émergente (rencontre de Dantzik et de Darquandier, et production cataclysmique d’une nouvelle branche évolutionniste d’Homo, (avant que toute réelle ontologie, toute véritable métaphysqiue anthropologique ait pu même former les rudiments d’un projet susceptible d’éduquer un tel être supérieur […] (LCG, p. 349)

L’auteur dresse tout d’abord un « diagnostic » tragique. Il oppose la notion niezstchéenne de surhumain à celle de posthumain. Les conditions d’impréparation psychologique, éthique et métaphysique de l’actuel homo sapiens sont « proprement désastreuses » (Ibid., p. 121) et loin d’être à la hauteur de « ce moment tragique » (Ibid.) qu’est l’avénement posthumain. Dans son style ironique et imprécateur, Dantec voit dans l’homo sapiens contemporain un simple « sursinge capable très bientôt d’interconnecter les cellules de son cerveau avec des machines logiques à hautes performances. Bref un chimpanzé jouant avec une machine à écrire. » (Ibid.). Face aux positivismes, aux logiques économiques et étatiques – et à la différence d’un Sloterdjick qui « semble se résigner à ce que les technosciences soient asservies aux objectifs du capitalisme marchand du troisième type » (Ibid., p. 226) -, l’auteur présente un programme de résistance à ce qu’il considère comme la possibilité d’une nouvelle forme de servitude volontaire : « Qui sait sous quelle nouvelle aberration sociale et métaphysique les hommes ploieront leur volonté et leur conscience, qui sait à quelle tyrannie ils se seront eux mêmes enchaînés ? » (ThOp p. 501).

La version de la mutation anthroplogique que Dantec propose est celle, non pas d’un posthumain dystopique, mais celle du métahumain qui, selon lui, sura apporter des réponses à la hauteur des enjeux épistémologiques, éthiques mais aussi métaphysiques du futur : « Il est donc crucial qu’une pensée alternative, réactive et futuriste se structure immédiatement en prévision de ces temps plus si futurs que ça » (Ibid., p. 502). Les essais de Dantec contiennent ainsi une sorte de politique-fiction du « parc humain » où s’organise une résistance, celle mise en scène dans Grande Jonction ou chez les hackers canadiens de Babylon Babies. Le posthumain est à subir, le métahumain à inventer. Nombreux sont les textes de Dantec qui évoquent la nécessité de dépasser la vision dystopique d’un « Nouveau Monde Très Brave en effet » (LCG, p. 51). Si la mutation anthropologique est inéluctable et déjà à l’œuvre, un « programme d’hominisation supérieur » (ThOp, p. 48) s’impose. « À nous d’œuvrer, dès maintenant pour en faire surgir de nouvelles libertés, à nous d‘inventer les horizons métaphysiques à la mesure, et les contraintes morales à la hauteur. » (Ibid., p. 50).

Alors que « le cyberpunk reste englué dans son ignorance métaphysique » (LCG, p. 34), Dantec tient au contraire que « créer une nouvelle espèce humaine – une nouvelle biophysique- implique de créer au préalable une nouvelle métaphysique. » (ThOp, p. 502). L’auteur tient donc un discours éthique et politique qui est marqué par l’influence de nombreux penseurs de la synthèse disjonctive : Nietzsche, Deleuze, mais aussi la tradition imprécatrice antimoderne française. Discours qui joue d’effets dramatisants face à l’« ère des barbaries terminales » (LCG, p. 237).

Le Laboratoire de catastrophe générale se termine par des salves critiques contre le posthumain, « contre-part tragique à l’émergence du futur. Tragi-comique serait d’ailleurs une expression plus appropriée » (Ibid., p. 849), monde où « la servitude volontaire devient transfinie » (Ibid., p. 851). Et plus tard, American Black Box prend acte de l’heureuse impossibilité, non seulement technique du clonage humain, mais d’abord conceptuelle : « Le clonage n’existe pas. Le clonage est une fiction. » (ABB, p. 265). Il prend acte de la nouvelle prise de conscience de notre ignorance devant la plus grande partie du génome, appelé le « junk-DNA » mais que Dantec, dans un nouvel élan vitaliste, considère comme « une forme de vie. La métaforme de la vie » (Ibid., p. 267).

Un programme de recherche : l’expérience de laboratoire esthétique

Affirmer que l’expérience littéraire est aussi une expérience de laboratoire esthétique implique un programme de recherche. Il existe chez Dantec le projet de faire en sorte que « que le livre épouse dans sa forme les théories scientifiques sur lesquelles il était établi. Transférer dans la forme le sujet. Faire en sorte que sujet et forme ne fassent qu’un. Que des relations s’établissent entre les différents niveaux de narration du livre. » (PP. p. 70).

Au journaliste qui lui demande s’il est d’accord avec le qualificatif de « livre fractal » qui a été conféré à Babylon Babies, Dantec répond en récusant le terme, il écarte l’interprétation dite fractale du roman et s’explique, en termes désenchantés, sur le projet de création d’analogies ou de correspondances entre le thème et la structure : « Fractal ? Pourquoi pas… Mais encore faudrait-il s’entendre sur la définition. Peut-être parce qu’il y avait une volonté mystérieuse de ma part de faire en sorte que la structure générale du livre se retrouve dans certaines de ces microstructures. Et encore, cette chose-là n’a pas été vraiment menée à terme. » (Ibid.) Puis il ajoute : « Ce sont des phénomènes thermodynamiques que j’essayais de mettre en forme, avec encore beaucoup de ratés, à mon avis. […] Vraisemblablement, les narrations linéaires ne sont pas en mesure de présenter une topologie cohérente de cette chose-là » (Ibid.). Le thème fractal existe bien pourtant dans Babylon Babies mais il se réduit à un réseau de récurrences du terme fractal, comme dans cet exemple de « la nervure fractale particulière des plantes héliotropes » (BB, p.153), qui n’est pas sans faire penser à la théorie des analogies et des correspondances dans la pensée dite ésotérique. Dans Villa Vortex, la volonté de correspondance entre le thème du vortex et la forme du récit est un motif dominant du récit, commenté dans le texte même : « Observez le basculement de la narration. C’est comme si tout un monde s’effondrait, comme si tout un univers était aspiré en son centre, tel un trou noir constitutif » (VV, p. 631). La volonté d’élaboration analogique entre le texte de Villa Vortex et la polysémie du terme scientifique de vortex s’exprime d’abord dans les commentaires répétés sur l’existence d’une telle relation, comme si la répétition était l’un de ces actes performatifs dont parle l’auteur, qui « auront produit ce qu’ils disent » (VV, p. 631). Le grand moment de l’analogie dans Villa Vortex se trouve dans le récit de la découverte du lieu exact du crime : « la maison du tueur était un vortex. Elle était la configuration spatiale de son psychisme. Et bien sûr, je fis ce qui devait être fait : descendre directement au sous-sol. […] Je venais ici avec une Théorie. Et cette théorie, c’est un trou. […] » (VV, p. 483). Auparavant, le motif du fractal avait été associée au même lieu : « C’était en quelque sorte le lieu le plus représentatif de la maison. Il s’agissait de son condensé structural, une fractale » (Ibid., p. 473) et le titre de la partie « Le trou noir automne 2001 » (Ibid., p. 585) illustre aussi le vortex psychologique . Ce désir d’analogie chez Dantec repose sur une idée cybernétique à l’image du monde d’aujourd’hui qui « se configure comme une écologie hyper-virale, c’est-à-dire une dynamique performative où code et langage, sans cesse, “permutent“ leur “sens“ et leur “action“ » (ABB, p. 621). L’analogie entre structure du récit et thématique scientifique reste encore du domaine de l’inachevé. La littérature est avant tout un produit de recherche, de laboratoire et sa forme reste encore difficilement envisageable, « se définissant moins par ce qu’elle est que par ce qu’elle n‘est pas, ou pas encore. » (PP. p. 117). Et l’auteur dresse un portrait de ce que cette littérature à venir ne saurait être, qui est aussi une description ironique de certaines techniques propres à l’auteur :

Le tout ne se résumera pas à trouver de brillantes métaphores inspirées peu ou prou de telle ou telle science, ou telle ou telle instrumentation technique, pas plus qu’à simplement produire des modules de jeux formels plus ou moins mathématiques dans lesquels des abaques stylistiques passeraient en revue le champ couvert par la littérature des quinze cents dernières années (Ibid., p. 120)

« Le roman du futur », le « récit à venir » – les références à Blanchot sont explicites dans « Le quatrième monde » de Villa Vortex – sont présentés selon essentiellement deux réseaux métaphoriques, le cybernétique et le neuronal, association que la culture cyberpunk avait explorée en pionnière. Mais là encore ce programme de recherche a pour loi fondamentale la technique du bricolage : « Pour résumer, se pourrait-il que la littérature puisse montrer ainsi, par un bricolage en forme de réseaux, comment fonctionne la matrice même de sa production, à savoir le cerveau humain ? » (Ibid.). Le projet hante l’auteur, semble-t-il, condamné à la frustration. D’où un épisode dépressif à la découverte de Cryptonomicon de Neal Stephenson, « au moment même où j’élabore lentement les deux parties de mon prochain ouvrage de fiction Liber Mundi, “neuromicom“ et “metacortex“, basées sur la structure de l’ADN et les processus de cryptage à l’œuvre dans le « métaprogramme cosmique » (ThOp, p. 214), ouvrage qui ne verra d’ailleurs jamais le jour.

De l’hypothèse Narby à l’effet Narby

Babylon Babies commence littéralement par le nom de Jeremy Narby : Babylon Babies est aussi un « Babylon Narby ». En effet la « Spécial dédicace » [sic], placée avant les citations en exergue et la dédicace aux membres de sa famille, commence ainsi : « À Jeremy Narby, pous ses études sur l’ADN et les rites chamaniques (cf. Le Serpent cosmique, éditions Georg, 1995) ». La réécriture des thèmes du Serpent cosmique, un réseau essentiel du récit, constitue une dette que l’auteur ne cesse de reconnaître. Dans son journal-essai, Dantec célèbre sa rencontre avec Narby, parlant du livre de l’anthropologue comme « une des pierres angulaires » de son roman. Cette réécriture inclut en effet des références à l’auteur du Serpent cosmique et à l’œuvre : « Que connaissez-vous des rites chamaniques d’Amérique du Sud ou de Sibérie ? Que connaissez-vous de Jeremy Narby ? Que connaissez-vous du Serpent Cosmique, monsieur Toorop ? » (BB, p. 552). Par un procédé didactique peu employé dans la technique romanesque, mais ici il est vrai répété pour une autre référence intellectuelle, l’auteur ajoute une note en bas de page dans laquelle il semble répondre à la question citée plus haut : « Anthropologue de l’université de Standford, auteur de la thèse sur l’ADN et les processus cognitifs et leur rapport avec les rites chamaniques, vers 1995. » (Ibid., p. 562).

Né en 1959, Jeremy Narby a été élevé au Canada et en Suisse, il a étudié l’histoire à l’université de Canterbury et obtenu un PhD d’anthropologie à l’université de Standford. Dans le cadre de la préparation de ce doctorat, Narby a passé à partir de 1985 deux ans dans l’Amazonie péruvienne, chez les Ashnaninca, faisant l’inventaire des usages autochtones des ressources de la forêt vierge, avec une visée politique personnelle : aider les Indiens à combattre la destruction écologique programmée par certains secteurs sociaux du pays. Cet engagement politique marque le choix professionnel de l’anthropologue, qui travaille depuis 1989 comme directeur de projets pour l’organisation non gouvernementale « Nouvelle Planète ». Ses deux premiers livres reflétent sa préoccupation première : le premier, intitulé Indigenous People : Field guide for Development de 1988 et le second, Amazonie, de 1990 : l’espoir est indien. Ses livres, écrits en général en français, sont pour la plupart traduits en anglais. C’est en 1995 qu’est publié Le serpent cosmique, l’ADN et les origines du savoir qui rompt, à son corps défendant, l’image de pur acteur social engagé. En 2001, Narby dirige avec Francis Huxley une anthologie dédiée au chamanisme, Chamanes au fil du temps, dans laquelle trois auteurs écrivent sur l’ayahuasca et le thème du serpent cosmique. Parmi ces auteurs figure l’anthropoplogue Luis Leonardo Luna, dont l’article porte sur un concept central du chamanisme d’Amazonie péruvienne : « les plantes qui enseignent ». Le dernier livre de Narby, Intelligence dans la nature : en quête du savoir, écrit en 2005, est une enquête sur la capacité de la nature à transmettre de la connaissance et s’inscrit dans la lignée des enseignements du Serpent cosmique.

Au début de cet ouvrage, Narby faisait allusion à Carlos Castaneda, auteur de livres-culte de la contre-culture comme L’Herbe du diable et la petite fumée paru en 1968 et le Voyage à Ixtlan de 1972, comme dans un rituel pour éloigner le mauvais sort [33]. Connaissant le discrédit associé au nom de Castaneda, il espérait que son sort serait différent, mais il fut comparable : succès public et discrédit de la part des anthropologues et des biologistes. Après la publication du livre de Narby, la question de l’ayahuyasca, virtuellement ignorée durant les trente dernières années dans l’édition française non spécialisée, se met à proliférer. On le retrouve dans la biographie de Manuel Cordova-Rios, écrite par Frank Bruce Lamb [34] en 1971 et traduite en 1999, qui inclut le fameux récit du séjour chez les Huni Kuin qui inspira des scènes de la Forêt d’Emeraude de John Boorman. L’ouvrage classique de Michael Harner, Hallucinogens and Shamanism [35] de 1973 est traduit en 1993. Dans son livre de 1992, Food of the Gods, Terence McKenna [36], essayiste influent de la contre-culture et psychonaute aux marges de l’ethnobotanique, relie l’ayahuasca à la thèse avancée par Robert Gordon Wasson de l’origine enthéogène des religions [37].

La thèse centrale de Narby dans Le serpent cosmique – l’existence d’un lien entre les conceptions chamaniques et le code génétique – est devenue influente dans l’imaginaire contemporain, comme en témoignent son exploitation et ses réécritures par Dantec dans Babylon Babies et d’autres textes, de même que les nombreux sites internet consacrés à ce sujet ou encore les commentaires que lui consacre Roy Ascott. Le succès du récit de Dantec, qui fut traduit en anglais dans la célèbre collection Semiotext(e) (Cambridge, Massachussets, 2005) a contribué à la diffusion des idées de Narby. Le succès de Babylon Babies a relancé les ventes du Serpent cosmique.

Les experiences personnelles de Narby avec l’ayahuasca n’avaient plus à l’époque le moindre caractère pionnier. De nombreuses publications avaient vu le jour, dont le fameux Yage Letters de William Burroughs, co-écrit avec Allan Ginsberg [38] en 1953. En 1968-1969, la grande anthropologue Marlene Dobkin de Rios passa un an en Amazonie péruvienne, près d’Iquitos, étudiant l’utilisation de la plante hallucinogène dans la médecine traditionelle, notamment pour traiter les désordres psychologiques et affectifs. Parmi ses écrits son Visionary Vine : Hallucinogenic Healing in the Peruvian Amazon [39] de 1972, est devenu un ouvrage de référence. L’ethnologue Gerardo Reichel-Dolmatoff dans les années soixante-dix a raconté également ses visions et ses états altérés de conscience liés à l’absorption d’ayahuasca. La liste des spécialistes de l’ayahuasca et du chamanisme amazonien est particulièrement riche : elle compte entre autres les écrits de l’anthropologue ethnobotaniste Richard Evans Schultes [40] – considéré comme le fondateur de l’ethnobotanique moderne – qui jouent un rôle éminent. Le livre des frères Terence and Dennis McKenna [41] , Invisible Landscape, qui raconte leur voyage en Amazonie, s’inspirant des Yage-Letters, exerça une influence sur la connaissance de l’ayahuasca aux États-Unis, en particulier dans les milieux de la contre-culture. Il existe maintenant une forme de tourisme voué à la recherche de la consommation d’ayahuasca.

Le terme « ayahuasca » désigne à la fois une plante et une boisson, la liane et la potion. Cette potion contient, outre la liane appelée ayahuasca, d’autres éléments végétaux [42]. Frédérick Bois-Mariage, psychologue spécialisé en neuropharmacologie souligne le double sens du mot :

« Le terme ayahuasca – qui signifie « liane des esprits ou des morts » dans la langue véhiculaire amérindienne quechua (Incas) – désigne à la fois une plante précise, une liane, pour les botanistes (Banisteriopsis caapi Spruce [ex Grisebach] Morton) et la préparation aqueuse dont elle est toujours l’ingrédient, soit unique soit principal. » [43]

C’est en fait l’autre plante combinée avec la liane dans la potion – généralement des feuilles de chacruna – qui contient les éléments hallucinogènes, essentiellement de la dimethytryptamine (DMT). Consommés seuls, les alcaloïdes de la Chacruna n’ont quasiment aucun effet car ils sont inhibés dans le système digestif digestif par une enzyme, la mono-amine-oxydase (MAO). Et c’est alors qu’intervient la chimie de la liane qui, elle, désinhibe cette enzyme, ce qui a pour effet de laisser la DMT déployer tous ses effets, en stimulant de manière intense l’imagerie mentale. La connaissance des effets de ce mélange remonte chez les Indiens d’Amérique du Sud à environ cinq mille ans, alors qu’aujourd’hui des mouvements religieux fondés sur l’utilisation de l’ayahuasca se sont répandus sur la planète, les plus fameux étant le Santo Daime et le União do Vegetal. Luna a observé qu’au moins soixante douze peuples amazoniens, séparés par la distance, le langage et les différences culturelles, possédaient pourtant une même connaissance de l’ayahuasca et de son utilisation. Narby fait sienne une réflexion de l’ethnobotaniste Richard Evans Schultes : « On se demande comment des peuples de sociétés primitives, sans connaissance ni de chimie ni de physiologie, ont réussi à trouver une solution à l’activation d’un alcaloïde via un inhibiteur de monoamine oxydase. » [44].

Une égo-histoire épistémologique

Le serpent cosmique appartient au genre de l’ego-histoire et comporte deux récits : le premier relate l’enquête anthropologique de terrain en Amazonie péruvienne, le second constitue une auto-analyse de la découverte de l’hypothèse qui porte son nom. Pour l’obtention de son doctorat, Narby cherchait à démontrer comment les Ashaninca utilisaient les ressources de la forêt de manière rationnelle. Mais la découverte des effets de l’ayahuasca et le fait que les propriétés médicales des pantes puissent être enseignées en ingurgitant cette concoction hallucinogène viennent parasiter le projet initial. Cette étrange révélation lui cause de tels soucis épistémologiques qu’il préfère au départ l’ignorer. En effet, pour sa thèse, il jugeait contre-productive l’idée d’une origine hallucinogène des connaissances indiennes alors même qu’il voulait démontrer que les Indiens utilisaient de manière rationnelle les ressources naturelles du bassin, contrairement à l’opinion des autorités publiques péruviennes et des experts étrangers, tous partisans de la déforestation : « En réalité, dans l’arrogance de ma jeunesse, je considérais que l’étude de la mythologie était un passe-temps inutile, voire “ réactionnaire“. » (Le serpent cosmique, p. 33).

Le second récit constitue encore une histoire personnelle, celle de la découverte compliquée de son hypothèse, durant les rigueurs d’un hiver suisse. Narby a en effet réussi – et c’est aussi l’une des clefs du succès de ce livre – à faire d’une enquête de terrain et d’une recherche scientifique un récit autobiographique jouant avec le code du suspens, bref de la littérature : « En racontant ma propre histoire, j’ai voulu créer un récit accessible et compréhensible » (Ibid., p. 151). Cette stratégie d’écriture avec « une approche autobiographique et narrative » (Ibid.) est expliquée par l’auteur à la fin de son livre. Il la légitime en énonçant plusieurs justifications épistémologiques. La première est que l’anthropologie contemporaine se conçoit davantage comme « une forme d’interprétation plutôt qu’une science » (Ibid., p. 150), le regard réflexif sur sa propre activité scientifique était devenu à l’époque une pratique inclue dans la recherche elle-même. S’engageant dans des considérations épistémologiques hostiles au « regard éloigné » de Lévi-Strauss, il se recommande des analyses de Bourdieu : « comme l’a dit Pierre Bourdieu, l’objectivisme omet d’objectiver sa relation objectivante » (Ibid., p. 20), ce qui explique sa conception du travail de terrain : « La plupart du temps, j’écrivais le soir, couché sur ma couverture, juste avant de dormir. Je notais simplement ce que j’avais fait au cours de la journée et les choses importantes que les gens avaient dites. J’essayais même de réfléchir à mes a priori, sachant qu’il était important d’objectiver ma relation objectivante (Ibid., p. 41). La seconde grande raison invoquée en faveur de ce mode de présentation est l’exemple du chamanisme. Comme si Narby cherchait à renouer avec l’idée parfois avancée des origines chamaniques du fait littéraire.

Cette décision s’inspire aussi des traditions chamaniques qui affirment invariablement que les images, les métaphores et les histoires constituent le meilleur moyen de transmettre le savoir – les mythes étant précisément des sortes de « récits scientifiques » ou des histoires à propos du savoir (le mot « science » venant du latin scire, savoir). (Ibid., p. 151).

L’auteur a de facto divisé le livre en deux parties : la partie narrative, suivie d’une partie scientifique, la seconde, celle des notes, extrêmement abondantes, et qui, avec la bibliographie et l’index, représente plus du quart du livre. Le livre ainsi conçu permet deux types de lectures séparées : la lecture d’un récit d’aventure et celle d’un traité de sciences humaines.

Le chapitre initial est consacré à la narration de la première expérience faite avec l’ayahuasca par le jeune anthropologue. Le cerémonial consiste dans l’absorption d’un liquide si âcre qu’il oblige l’auteur à d’autant plus de vomissements qu’il n’a pas daigné suivre la diète préparatoire. Tout en écoutant des mélodies sifflées par le chaman, il perçoit les premières images :

« Je me suis trouvé entouré par ce que je percevais comme deux gigantesques boas d’une taille approximative de soixante-dix centimètres de haut et de douze à quinze mètres de long. J’étais totalement terrifié. » (Ibid., p. 14)

Le récit de l’expérience est mis entre guillemets, ce qui laisse supposer la simple transcription de notes de terrain. Ces notes sont écrites dans un style d’une simplicité d’autant plus frappante qu’elles relatent tout d’abord des faits inouïs – les serpents lui parlent de manière télépathique, lui expliquant qu’il n’est qu’un être humain – puis son effondrement émotif : « Je sens mon esprit craquer, et dans la faille, je vois dans l’arrogance sans fond de mes a priori. » (Ibid.). Le récit des hallucinations est finalement assez bref, moins de deux pages, et ne comporte aucune comparaison avec des narrations d’expériences personnelles similaires vécues par d’autres anthropologues (lesquelles sont en revanche abondamment évoquées dans l’appareil critique). Les informations données plus tard par le chaman, qui est aussi son informant majeur, rejoignent les propos transcrits par l’anthropologue Luna, auteur en 1984 d’un article intitulé « The concepts of plants as teachers », dans lequel il évoque les « plantes enseignantes » : « Ils disent que l’ayahuasca est un docteur. Il posséde un puissant esprit. On le considère comme un être intelligent avec qui l’on peut établir un rapport, et duquel il est possible d’acquérir de la connaissance et de la puissance. » (Ibid., p. 24). Dans son travail de recherche, l’apprenti-ethnologue bute sur l’origine, pour lui irrationnelle, du savoir des autochtones, alors même qu’il cherche à montrer l’utilisation rationnelle des ressources de la nature par ceux-ci. Le livre commence sur ces mots : « La première fois qu’un homme ashaninca m’a dit que les propriétés médicinales des plantes s’apprenaient en absorbant une mixture hallucinogène, j’ai cru qu’il s’agissait d’une plaisanterie. » (Ibid., p. 9). À la fin du séjour, Narby constate qu’il n’a pas « résolu l’énigme de l’origine hallucinatoire du savoir écologique des Ashaninca. » (Ibid., p. 40).

C’est plus tard, alors que l’anthropologue travaille depuis plusieurs années dans le secteur humanitaire de la défense écologique du Bassin amazonien, qu’il est amené, suite à la déception provoquée par la Conférence de Rio de 1992, à réexaminer cette énigme de l’origine du savoir indigène. Dans les rigueurs de l’hiver suisse, il se consacre à des lectures extensives sur le chamanisme occidental. C’est alors qu’il découvre, dans le récit des expériences de Michael Harner, un rapprochement entre les visions serpentines de l’ayahuasca et la structure de l’ADN. Une phrase, à la lecture du texte The way of the shaman, aura des répercussions majeures sur son esprit, parce qu’elle associe les créatures de l’hallucination – dragons, serpents – à une image de l’ADN : « Rétrospectivement, on pourrait dire qu’elles étaient presque comme de l’ADN, excepté qu’à l’époque, en 1961, je ne savais rien au sujet de l’ADN. » (Ibid., p. 61). Cette association fascine l’auteur qui raconte comment naît en lui l’idée d’un lien entre l’ADN et le serpent cosmique rencontré dans les visions de l’ayahuasca :

« Personne n’avait remarqué les liens possibles entre les « mythes » des peuples « primitifs » et la biologie moléculaire. Personne n’avait vu que la double hélice symbolisait depuis des milliers d’années et dans le monde entier le principe vital, ni que les hallucinations regorgeaient d’information génétique. » (Ibid., p. 76)

Le livre décrit longuement le processus de découverte par l’anthropologue de cette vérité paradoxale, de cette conviction qui s’impose par paliers dans un climat d’intensités psychologiques et de lectures boulimiques sur un mode à la Dantec. En effet, il est étrange de voir à quel point Narby semble être un personnage de Dantec : frénésie de savoir, recherche mettant en cause son équilibre psychologique personnel : « J’étais dans un état émotionnel étrange. […] je sentais une sorte de fébrillité intellectuelle […] » (Ibid., p. 77). Analogies avec les autoportraits de Dantec dans Théâtre des opérations ou avec des personnages conçus comme projections de l’écrivain, tel le Kernal de Villa Vortex. L’énoncé de la découverte de Narby inclut le récit de cette découverte dans un style proche du journal – là aussi un journal laboratoire – avec un enjeu qu’il résume dans son dernier livre Intelligence dans la nature :

« J’ai fini par découvrir des liens entre le chamanisme et la biologie moléculaire, dans mon livre Le serpent cosmique, l’ADN et les origines du savoir. J’ai présenté une hypothèse selon laquelle les chamanes accèdent dans leurs visions à des informations relatives à l’ADN, qu’ils appellent « essences animées » ou esprits » [45]

Une fois énoncée cette première conclusion – « les peuples chamaniques affirmaient l’unité cachée de la nature, confirmée par la biologie moléculaire, parce qu’« ils avaient accés, par voie indirecte, précisément à la réalité de la biologie moléculaire » (LSP, p. 85) -, il reste encore à la justifier. Dès le début, Narby – héros et victime de l’épistémologie – a problématisé l’enjeu cognitif et culturel, les dilemmes, paradoxes et impasses de sa recherche : « Assez rapidement, j’ai accepté l’idée que les hallucinations pouvaient constituer une source d’information vérifiable. Ainsi, dès le début, je savais que ma démarche contredisait certains principes de base de la connaissance occidentale. » (Ibid., p. 134).

Narby va avancer une seconde hypothèse pour expliquer le fonctionnement de cette transmission dans le chapitre « Récepteurs et émetteurs », seconde phase du montage intellectuel. Cette hypothèse, celle de l’émission de photons par l’ADN, est largement reprise par Dantec et constitue l’un des réseaux majeurs de Babylon Babies. Se fondant sur des études récentes de Popp, Gu et Li [46], Narby écrit que toutes les cellules des êtres vivants émettraient des photons et que l’ADN serait la source de ces émissions. Il découvre avec stupeur que la longueur d’onde à laquelle l’ADN émet ces photons correspondrait à celle de la lumière visible. Plus encore, l’émission de ces photons d’origine biologique, les « biophotons », se ferait comme dans un laser, sous la forme d’une matière cohérente, source de couleurs vives et de sensations de profondeur holographique, donc pouvant expliquer l’aspect luminescent des images produites par la potion et la sensation tridimensionnelle. Ces travaux cités sur les biophotons font également partie de la zone grise du savoir scientifique, hors des paradigmes dominants :

 Cette connexion me permettait désormais de concevoir un mécanisme neurologique pour mon hypothèse : les molécules de nicotine ou de diméthyltryptamine, contenues dans le tabac ou l’ayahuasca, activent leurs récepteurs respectifs à l’intérieur des neurones, aboutissant à l’excitation de l’ADN et stimulant, entre autres, son émission d’ondes visibles, que les chamanes perçoivent sous formes d’“hallucinations”.  [47]

Narby importe donc un élément, la théorie des biophotons, qui relève d’un savoir encore hétérodoxe, hors-paradigme, selon un mouvement analogue à ce que Dantec appelle son “bricolage” : « […] les chercheurs dans ce nouveau domaine auront certainement encore du travail pour convaincre la majorité de leurs collègues » [48]. Narby soumet son hypothèse – l’importation de la théorie des biophotons pour expliquer le fonctionnement cérébral du chamane amazonien en état d’hallucination -à l’un des auteurs de la théorie qu’il a exportée hors de son contexte originel, Fritz-Albert Popp, dans une recherche de légitimation scientifique, de feedback épistémologique :

Au cours de cet entretien, où il confirma la majeure partie de mes impressions, je lui demandai s’il avait considéré la possibilité d’un lien entre l’émission de photons par l’ADN et la conscience. Il répondit : « Oui, la conscience pourrait être constituée par le champ électromagnétique formé par l’ensemble de ces émissions. Mais comme vous le savez, nous comprenons encore très peu de choses concernant les bases neurologiques de la conscience. » [49]

De fait, chamans et biologistes sont d’accord sur l’existence d’une unité cachée derrière la diversité de la vie et associent cette unité avec la forme à double hélice – les deux serpents entrelacés des chamans et le ruban d’ADN – mais il existe une différence épistémologique que Gregory Escande, spécialiste des effets psychologiques de l’ayahuasca, commente :

« La proposition qu’a développée l’anthropologue J. Narby va à l’encontre des énoncés de la science occidentale pour qui (et selon lui) : 1) la nature est inerte et non-intentionnelle et 2) les hallucinations ne sont pas une « source d’information authentique », mais « au mieux illusions, et au pire phénomènes morbides » (Narby, 1995, p. 48). Son hypothèse, qui s’accorde avec le point de vue indigène – à savoir que l’ayahuasca est un « être intelligent avec qui l’on peut établir un rapport, et duquel il est possible d’acquérir de la connaissance et de la puissance » (Luna, cité par Narby, 1995, p. 24) – est celle-ci : le chaman parvient en ingérant l’ayahuasca à acheminer sa conscience au niveau moléculaire pour lui permettre d’entrer en dialogue avec l’ADN. L’anthropologue considère que le « serpent cosmique » (l’une des médiations culturelles utilisée par les autochtones pour s’approprier ce qui surgit – entre autres – dans les visions, à savoir en l’occurrence une forme double spiralée), dont lui parlent les ayahuasqueros (chamans ingérant l’ayahuasca), pourrait être ce que les occidentaux appellent acide désoxyribo-nucléïque (ADN). Les Indiens lui disent en effet que leur savoir botanique provient de leurs sessions avec l’ayahuasca, que c’est la plante elle-même qui leur communique et leur enseigne les propriétés de la flore amazonienne. » [50]

Personnage à la Dantec, l’auteur va souffrir lui aussi de la dépression consécutive au surmenage, à l’insomnie, vivant aussi une évolution personnelle vers ce qu’il appelle la spiritualité : « Toutefois, il y a eu un prix à payer. En m’impliquant de la sorte dans mon propre travail, j’ai perdu des plumes et des nuits de sommeil. En réalité, l’écriture de ce livre et l’élaboration de l’hypothèse qu’il raconte m’ont profondément bouleversé. […] Ainsi je ne dirai pas dans le détail l’impact de mon travail sur ma propre spiritualité et je ne dirai pas aux lecteurs ce qu’ils doivent penser des connexions que j’ai établies. » (LSP, p.151). Si l’hypothèse de Narby lui a coûté un nombre certain de critiques, Dantec est loin d’être le seul défenseur de la thèse. Roy Ascott, artiste pionnier des nouveaux media et acteur majeur sur la scène internationale des relations entre arts et sciences, fait de Narby un emblème de la pensée du XXIe siècle. Il commence par présenter ses thèses, soulignant que le savoir des chamans et le savoir biochimique étudient le même phénomène par différents canaux. Bien que le savoir chamanique provenant de l’ayahuasca, c’est-à-dire d’une modification volontaire de la neurochimie du cerveau, s’exprime à travers un langage chargé de symbolisme mythologique, une telle connaissance produit une compréhension du même monde interne que celui atteint par les discours conceptuels de la biologie. Il souligne que dans la conception de Narby, les chamans peuvent amener leur conscience jusqu’au niveau moléculaire et avoir accès à de l’information liée à l’ADN, qu’ils nomment « essences animées » ou « esprits », ajoutant que de toutes façons, nous ne connaissons pas la fonction de la majeure partie de l’ADN. L’artiste futurologue écrit :

Je pense qu’il vaut la peine de faire ce compte-rendu de l’œuvre de Narby car elle amplifie l’intuition qu’il y a beaucoup à gagner à la fois dans les sciences biologiques et les arts d’une recherche qui cherche des correspondances et des collaborations entre les deux technologies des machines et des plantes à l’intérieur d’un espace natrificiel des Trois Vs, virtuel, validée et végétal. Sur ce nouveau terrain de la connaissance, la planète se contracte pour rendre la forêt vierge brésilienne voisine de la SicilonValley. [51]

Ascott fait de l’ayahuasca la drogue emblématique du XXIe siècle. Un spécialiste de pharmacologie confirme l’universel attrait que l’ayahuasca possède pour les sciences naturelles et humaines :

 Cette capacité qu’a l’ayahuasca de surprendre, interroger, solliciter et révéler, de l’échelle individuelle à l’échelle sociétale en Occident, trouve un écho particulier dans les sciences. En effet, peu d’objets de connaissance ont la capacité de mobiliser un éventail de sciences et pratiques affiliées aux sciences aussi large que l’ayahuasca. De la biochimie quantique à la science des religions en passant par l’ethnobotanique, la phytochimie, l’ethnopharmacologie, la neuropharmacologie, la psychopharmacologie, la psychophysiologie, les sciences et pratiques cliniques (médecine, psychologie), l’ethnologie et l’anthropologie. [52]

Le monde du biophoton s’est considérablement élargi depuis sa découverte par Fritz Albert Popp en 1976. Les spécialistes canadiennes Louise Poissant et Ernestine Daubier s’en font l’écho dans leur présentation des relations contemporaines entre art et biotechnologies. Elles voient dans la biophotonique un paradigme nouveau dans la physique et un élément essentiel de créativité dans les arts médiatiques, ceux qui sont marqués par les moistmedia et la technoétique mis de l’avant par Roy Ascott. Mais l’on reconnaîtra aussi l’allusion à la pensée de Narby :

 La recherche sur la biophotonique et les champs électromagnétiques revêt une importance particulière pour le développement des moistmedia. On ne trouvera plus paradoxal que notre pensée scientifique fasse appel à des modèles de la conscience et de l’identité humaine fondés sur les traditions spirituelles de cultures jusque là considérées comme étrangères ou marginales. L’art se teintera de plus en plus de nuances psychoactives et l’on trouvera utile de faire le lien entre des modèles archaïques de la conscience comme ceux qu’on trouve en Amazonie ou chez les Tsogho du Gabon, par exemple, et les idées sur la cohérence quantique qui sont exprimées en biophysique et dans la recherche sur la biophotonique.  [53]

L’importation de Narby par Dantec

En juin 1994, paraît dans Drunk, une nouvelle de Dantec intitulée THX BABY, qui repose sur l’imaginaire cyberpunk de l’implant neuronal avec « un neuro-lecteur. C’est une simple broche biocompatible, une sorte d’implant, qu’on fixe soi-même, généralement sur la nuque. » (PP, THX BABY, p. 125). Et le texte d’ajouter : « De cela procède la connaissance, un serpent de verbe pur se déroule en moi, comme un ancien code génétique brutalement réveillé, et décrypté à toute vitesse par des enzymes de lumière. » (Ibid., p. 127). Cette phrase résonne de manière éminement narbienne sauf qu’elle a été écrite un an avant la parution du Serpent cosmique et deux ans avant sa lecture par Dantec. L’on comprend mieux le commentaire de l’écrivain sur le livre de Narby, qui « avait été un tel choc, révélant des données scientifiquement collectées dont j’avais plus ou moins intuitivement deviné l’existence (coexistence métamorphique de l’ADN et du cerveau), que je devais en faire une des pierres angulaires de ce premier “roman d’anthroplogie métahumaine“ que fut Babylon Babies. » (LCG, p. 67).

Cette intuition dans Drunk indique l’émergence d’un réseau métaphorique : celui du thème du code génétique traité comme texte. La métaphore textuelle de l’ADN, qui a été étudiée dans The poetics of DNA de Judith Roof, est développée et explicitée par Dantec dans un article de 1997 intitulé « La fiction comme laboratoire anthropologique expérimental ». Mais cette fois l’intuition a perdu son innocence, se déployant en plusieurs réseaux, dont celui de l’ADN comme texte, comme Poetics de l’ADN : « L’ADN lui-même est un roman » (PP, p. 132). Un autre réseau, déjà présent dans l’article de 1994, déploie les virtualités du « verbe » en soulignant cette fois la dimension religieuse de l’expression : « Au commencement était le Verbe » (Ibid.). Le « verbe pur » de THX BABY est devenu le Verbe de la Genèse judéo-chrétienne, avec une majuscule et en italiques. Mais l’intuition se renforce d’un nouveau réseau où est introduite une référence à Narby, la première dans l’œuvre de Dantec :

 Au commencement était le Verbe. […] Le grand Verbe Cosmique créa le monde, car celui-ci n’est pas le produit du hasard, il répond selon moi à une conjonction de nécessités « narratives », emboîtées dans une géométrie fractale (donc un chaos déterministe) que les biochimistes détectent jusque dans l’organisation de notre ADN, et que les aborigènes de l’Amazonie testent avec bonheur depuis des millénaires, grâce à des substances aujourd’hui illicites, mais qui sont d’ores et déjà les ferments de la prochaine révolution biotechnologique. […]  (PP, p. 133) [54].

L’idiosyncrasie de l’imaginaire de l’ADN chez Dantec inclut aussi un traitement deleuzien, que l’expression « métamorphique » sous-entendait et où le code génétique, le cortex, l’univers et le vivant s’unissent dans l’analogie formelle du pli. En général, l’influence du philosophe est affichée dans le texte même par le biais d’une référence nominale :

 […] le processus paradoxal de la vie même, ce surpli dont parlait Deleuze, ce retournement de la vie, et dont les fondements les plus intimes, la double hélice du code génétique, apparaissent en tant que modèlisation structurale : pliée, repliée, surpliée, hyperpliée sur soi, codex sauvage avalant la chair du monde pour la consumer dans le luxe de la pure beauté,de la pure cruauté, matrice-processeur de tous les possibles.  (ThOp, p 54)

La référence deleuzienne dans cet imaginaire de la « connaissance métamorphique » – où se retrouve aussi, comme dans un texte de Caillois, une rêverie sur des formes archétypiques [55] – est encore soulignée plus loin, avec l’allusion directe au titre même d’une oeuvre du philosophe qui, de son côté, avait plusieurs fois fait allusion à Castaneda et aux enseignements du sorcier yaqui.

 Comme l’ADN, comme le cerveau, comme la pensée, l’univers macrocosmique est plié, replié, surplié, hyperplié sur lui-même ; repliez à l’infini une spirale sur elle-même et vous obtenez sans doute le plus beau système d’information qui se puisse concevoir : linéarité et circularité sublimées par un « principe n » de leur annulation, de leur équilibre dynamique, dans lequel la vie s’exprime comme articulation paradoxale de la « différence » et de la « répétition. (ThOp, p. 686)

Un autre thème récurrent de Dantec se trouve exprimé dans la nouvelle « THX BABY », celui de l’association entre le thème biblique du verbe et celui de la métaphore du code ou du texte pour désigner le « code » génétique, l’ADN. La nouvelle fait référence à la tradition religieuse judéo-chrétienne de deux manières, tout d’abord par le biais d’une référence aux noces de Canaan mais aussi et surtout par une citation de l’Evangile selon Saint-Jean :

« oui, au commencement de tout, il y avait le Verbe qui est la parole de dieu, le Verbe était avec Dieu et le Verbe était dieu… Saint Jean… le seul des évangiles qui fait remonter le Christ aux origines divines de l’univers et il a sûrement raison. » (PP, THX, p. 126)

Ce rapprochement entre le code de la vie dans l’ADN et la notion de Verbe dans la pensée judéo-chrétienne n’avait pas échappé non plus à Narby dans Le Serpent cosmique : « C’est en écrivant mes notes sur le rapport entre les esprits hallucinatoires faits de langage et l’ADN , que je me rappelai le premier verset du premier chapitre de St Jean : “Au début était le logos – le mot, le verbe, le langage“ » (LSP, p. 77). Plus tard, Dantec développe davantage le lien entre l ’ADN et le texte, non plus seulement biblique mais sous la forme plus laïque de la littérature :

 L’ADN est un roman. C’est le roman de notre vie biologique, il est composé de trois milliards de signes, avec un alphabet de quatre lettres, formant environ cent mille paragraphes ou chapitres chacun, un gène, codant l’histoire d’une protéine necessaire […] Vous êtes, je suis, nous sommes le produit d’un texte dupliqué à des millions d’exemplaires dans notre corps, un par cellule. Un roman génétique par personne. (PP, p. 133)

Dans le domaine des arts plastiques, Kac présentait en 1999 une oeuvre intitulée emblématiquement Genesis, autre variation sur le rapprochement entre l’ADN et le Verbe, qu’il décrit ainsi sur son site : « « Genesis » (1998/99) est une oeuvre transgénique qui explore les relations complexes entre la biologie, les systèmes de croyance, les technologies de l’information, les interactions dialogiques, éthiques et l’Internet. L’élément clef de l’oeuvre est un « gène d’artiste », un gène synthétique que j’ai inventé et qui n’existe pas dans la nature. Pour le créer, un verset du livre de la Genèse a été traduit en morse, puis le code morse a été converti en paires de base ADN selon un algorithme de conversion spécifiquement développé pour cette oeuvre. Le verset (Gn 1, 28) dit : « Soumettez les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et toute bête qui remue sur la terre ! ». Cette phrase a été choisie pour ses implications au regard de la notion équivoque, approuvée par dieu, de la suprématie de l’Homme sur la nature. » [56]

Dantec avait déjà développé ce lien entre ADN et la Bible, avant la lecture de Narby, chez lequel le lien reste seulement mentionné. Mais à la lecture de Narby, il ajoute les notions de chamanisme et de connaissance par l’hallucination. Il existe encore un réseau lié à l’ADN où le texte de Narby vient confirmer les intuitions de Dantec, celui du cosmos vivant. Les recherches de Narby se concluent par l’idée que « les peuples chamaniques affirmaient l’unité cachée de la nature, confirmée par la biologie moléculaire, parce qu’ils avaient accès, par voie indirecte, précisément à la réalité de la biologie moléculaire. » (LSP, p. 85).

La question de l’origine de l’unité moléculaire du vivant avait conduit Francis Crick, l’un des découvreurs de la structure de l’ADN, à des spéculations sur l’origine cosmique de la vie sur terre, déjà dans un article de 1972, puis dans son livre de 1981 Life itself : its Origin and Nature, où il reprend la thèse de la panspermie, qu’il adapte en une « panspermie dirigée ». Cette thèse de Crick relève d’ailleurs de la science-fiction, puisqu’il fait intervenir des fusées et des voyages interstellaires. Lorsque Narby découvre le scénario de science-fiction de Crick, il y voit d’abord une confirmation de l’unité du vivant mais il repousse ce scénario de Crick au profit de ce qu’il considère comme l’hypothèse chamanique. Le destin du texte de Narby est paradoxal. Il réfute l’hypothèse de science-fiction d’un savant, au nom de la plus grande vraisemblance reconnue à la thèse chamanienne, alors même que sa propre thèse va devenir le sujet d’un roman de science-fiction, Babylon Babies. C’est en tant que concept de science-fiction que son hypothèse qui, pourtant, récusait la science-fiction, sera en effet principalement diffusée :

« De mon nouveau point de vue, le scénario de « panspermie dirigée » proposé par Crick – une fusée spatiale transportant de l’ADN sous forme de bactéries congelées à travers les immensités du cosmos – semblait moins probable que celui d’un serpent cosmique d’une puissance inimaginable, omniscient, fluorescent et terrifiant. » (Ibid., p. 82)

L’unité moléculaire du cosmos, sujet récurrent chez Dantec, traité selon des modes stylistiques différents dans sa Poetics de l’ADN, est décrit et célébré comme un « système fondamental sur lequel s’ appuie et s’édifie l’économie générale biologique du cosmos. L’ADN, présent dans tous les êtres vivants connus à ce jour, est un fluide informatif qui irrigue l’univers […] système d’informations, d’échanges et de lutte contre l’entropie, l’ADN est donc bien avant toute chose un procédé d’écriture, au sens économique pur ; l’ADN, c’est le dollar du cosmos. » (ThOp, p. 109). Dans ce qui relève à la fois de l’intertextualité et d’une communauté d’inspiration vitaliste, Narby appelle « réseau global de la vie » (LSP, p. 116) ce que l’auteur de Babylon Babies nomme « le réseau biologique cosmique » (BB, p. 695). L’évocation du thème de l’unité de la nature donne lieu chez Dantec à une belle envolée lyrique, une sorte de Chant du monde cyberpunk, dont certains éléments ne sont pas sans faire penser aux dernières phrases de Tristes Tropiques de Lévi-Strauss :

 Son propre métabolisme, cette machinerie de viande, de sang et d’électricité de bas ampérage n’étant plus qu’une manifestation particulière d’un processeur cosmique dont elle avait toujours soupçonné l’existence, mais dont la présence était désormais manifeste dans chaque iridescence d’atomes ionisés en provenance de l’ampoule halogène, dans chaque grain de poussière, dans chaque grain de poussière, dans chaque rêve d’un chat de passage. Tout autour d’elle vibrait maintenant sur des champs de fréquence biologiques, tout était vivant, tout était lumineux, tout était prodigieusement possible, tout était prévisible, car tout était réel. (Ibid., p. 314)

Ces « champs de fréquence biologique » qui expriment l’unité du vivant peuvent relever sans doute d’une forme de rêverie cosmogonique vitaliste – de fait c’est une intuition première, un phantasme de Dantec au fondement de ses importations et confirmations théoriques – mais cette intuition renvoie d’abord au texte de Narby : à l’image du « réseau global de la vie, à base d’ADN » qui « émet des ondes ultra-faibles » – les « champs de fréquence biologique » chez Dantec – « actuellement à la limite du mesurable, que nous pouvons néanmoins apercevoir en état de défocalisation : hallucination, rêve, etc. » (LSP, p. 116).

Dans Babylon Babies, la référence principale à Narby se fonde sur la théorie des biophotons. Là encore, il existe sinon un paradoxe, du moins une ambiguité. Pour Narby, la théorie des biophotons – plus exactement l’utilisation qu’il fait de cette théorie pour expliquer les techniques chamaniques – constitue une certitude même si elle reste à démontrer scientifiquement. Mais cette théorie, dès lors qu’elle entre dans un roman de science-fiction, devient elle-même un élément de science-fiction, changeant par là de statut. Au mieux une sorte d’expérience de pensée que l’écrivain Dantec met en scène, tout en parsemant le récit de traces quasi-ludiques de sa lecture de Narby. La contre-partie de la publicité considérable faite à la thèse de Narby par la réécriture de Dantec sera sa transformation en une idée de science-fiction, facilement associable à la catégorie particulièrement vivante aujourd’hui du chamanisme cyberpunk. La scène initiale du récit de Narby se passant en Amazonie, une touche d’exotisme vient colorer les textes de Dantec, avec la présence incongrue de l’anaconda. Dans son discours de Cavaillon prononcé devant Narby en 2000, il imagine « l’écrivain à venir » à l’exemple du poète-philosophe nietzschéen, sur le modèle même de ce serpent, version amazonienne des figures philosophiques que sont les animaux dans le Zarathoustra de Nietzsche :

un écrivain d’aujourd’hui se devra donc être toxique, comme le sont tous les grands révélateurs de vérité – ce que Jeremy Narby et Ricardo Tsaquimpq nous ont lumineusemnt démontré hier -, l’écrivain de fiction du troisième millénaire sera un poète-philosophe d’une espèce hautement dangereuse – il sera Anaconda et machine de troisième espèce, intelligence schizo-opérative […] il se devra d’être un authentique saboteur métaphysique. (PP, p. 245)

Dans Babylon Babies, la présence ophidienne amazonienne donne une couleur humoristique au récit : les deux anacondas du vivarium sont dénommés Crick et Watson… et ils s’enroulent comme l’ADN : « Robicek vit apparaître comme un ruban de couleur s’entortillant sur lui-même, il s’était rapproché et avait vu que le ruban était double, et qu’il ressemblait à une échelle se mouvant en spirale. » (BB, p. 348). La symbolique ophidienne – celle du serpent cosmique ruban ADN – associée à la présence du personnage de Marie par qui la mutation anthropique va avoir lieu entre ainsi dans le récit :

« Le sang-message avait formé un double serpent dans le sable. […] Marie savait que c’était un signe de la plus haute importance. […] Sous le serpent chamanique en deux ondes croisées, un texte rudimentaire s’était formé. » (Ibid., p. 116)

Dans le récit de Narby, une scène analogue était racontée, celle de la stupeur de l’anthropologue découvrant une photographie dans La voie du sacré de Huxley : « d’une peinture du serpent d’Arc-en ciel réalisée sur une paroi rocheuse. Je regardai l’image de près et vis deux choses : des espèces de chromosomes, en forme de « u » renversé, tout autour du serpent, et en-dessous, une sorte d’échelle double. » (LSP, p. 84). Le texte de Dantec se fait également réécriture de l’expérience personnelle avec l’ayahuasca que Narby avait racontée :

Je me suis retrouvé entouré par ce que je percevais comme deux gigantesques boas de taille approximative de soixante-dix centimètres de haut et de douze à quinze mètres de long. J’étais totalement terrifié. Ces serpents énormes sont là, j’ai mes yeux fermés et je vois un monde spectaculaire de lumières brillantes, et au milieu des pensées brouillonnnes, les serpents commencent à me parler sans mots. (Ibid., p. 14)

Dans Babylon Babies, la protagoniste vit dans une hallucination une scène analogue, que Dantec réécrit ainsi : « […] deux serpents de cristal vivants s’enroulant sur eux-mêmes […] comme une paire de reptiles jumeaux en pleine mue, flottant au-dessus de la tombe. Elles tenaient des petits serpents d’or dans leurs mains, des ondes enroulées sur elles-mêmes tournoyaient autour de leurs têtes, en anneaux de Möbius quasi vivants. » (BB, p. 364-365). Les ophidiens ribeonucleiques sont aussi des avatars de l’ange de l’annonciation pour la protagoniste appelée Marie et mère porteuse d’enfants mutants dans une intertextualité entre Saintes Ecritures et science-fiction postmoderne : « Un messager ARN viendra de temps en temps te visiter. » (Ibid., p. 365).

Dans l’île de l’utopie, « l’îlot expérimental » (Ibid., p . 713) en plein Pacifique peuplé en partie de d’Amazoniens volontaires, se trouve transplanté le monde de Narby : « Ici, nous cultivons l’ayahuasca et toute une panoplie d’hallucinogènes. » (Ibid., p. 638). La rencontre avec Narby à Cavaillon fin janvier 2000 incite Dantec à faire un voyage en Amazonie, mais ce dessein semble avoir été abandonné. Apparemment Dantec ne s’est jamais encore rendu sur place, du moins n’en a-t-il pas fait état ultérieurement.

Ce jour-là, face à Jeremy qui m’exposait calmement ses aventures dans l’Amazonie chamanique, il me devint évident que mon destin venait à nouveau de percuter un météore de pure transfiguration. Désormais, mes pas me conduiraient directement au cœur de l’Amazonie péruvienne sur ses traces, à la rencontre de l’Ayahuasca. Rendez-vous fut pris pour septembre de cette année. (LCG, p. 66)

Le rôle essentiel de la drogue dans le processus de connaissance et de communicaton dans Babylon Babies, s’il est une immédiate reprise du rôle joué par l’ayahuasca chez Narby, entre dans une conception plus ample de l’auteur psychonaute confirmé : celle des « technologies neurotropiques, autrement dit des drogues » (PP, p. 140). La description d’une situation du futur dans le même texte de 1997, « La fiction comme laboratoire anthropologique expérimental » correspond exactement à la situation décrite dans Babylon Babies, à l’utilisation de drogues – la culture personnelle de Dantec est liée au LSD – « afin de permettre la neuronexion entre cerveaux et intelligences artificielles » (Ibid.). Chez Narby, le processus de connaissance est lié à la connexion entre le cerveau du chaman et l’ADN par le biais du psychotrope naturel. Chez Dantec, le processus est traduit en termes scientifiques et de science-fiction, la neuroconnexion s’établissant entre le cerveau et non pas l’intelligence de la nature – terme cher à Narby – mais l’intelligence artificielle.

L’un des indices de l’émission des biophotons dans le roman se manifeste dans le regard de Marie, animé d’« une lueur qui vibrait aux limites de l’ultraviolet, non pas sous l’effet du tube cathodique, mais de l’état mutagène de l’ensemble de son ADN » (BB, p. 315). Ce texte fait penser aux expériences menées par Edouardo Kac au sein du laboratoire français de l’INRA du professeur Houdebine, qui mena à la création d’Alba, alias GFP Bunny, le lapin né en janvier 2000, dont certains élément du corps deviennent fluorescents quand ils sont soumis à des rayons ultra-violets [57]. L’« aspect luminescent » (LSP, p. 126), l’« état de lumières vives et colorées » (ibid.) est aussi la marque des serpents dans l’hallucination de Narby. Il est possible de suivre à la trace la lumière des biophotons dans Babylon Babies. Ainsi, la machine neuromatrice « détectait depuis quelques jours cette radiation de biophotons en provenance de l’ADN de Marie, mais aussi de celui des bébés, le scanner était formel : en plein dans la fréquence de l’ultraviolet » (BB, p. 642). Or cette radiation est la signature du « Serpent cosmique » : « […] Pour Joe-Jane, le Serpent cosmique correspondait à un état mutant du code génétique, dans lequel les informations stockées dans les milliards de gène accédaient directement au neocortex. » (ibid., p. 643). Pour le chamane amazonien, le serpent cosmique est la médiation qui permet l’accès à la connaissance donnée par les plantes. Pour Narby, le serpent cosmique est une métaphore de l’ADN. Dans Babylon Babies, l’expression « serpent cosmique » désigne un nouveau phénomène où le cerveau a directement accès à la connaissance des informations contenues dans l’ADN, sans avoir à passer par l’hallucination de l’ayahuasca. Ce déréglement signale l’émergence du premier phénomène posthumain. Une autre version encore de la vision chamanique amazonienne se retrouve chez Dantec, qui la transforme non sans humour cette fois en vision amérindienne canadienne : huronne. La transposition est d’abord celle qu’effectue Dantec de la mythologie amazonienne dans la mythologie huronne – exercice de style structural – qui repose sur la sauvegarde du même principe du double pour signifier l’ADN : double serpent/ double éclair/ double hélice : « D’abord apparaît le Faucon-Messager de la mythologie huronne. Il tient dans ses serres un faisceau d’éclairs, à la mode militaire américaine. Ce signe chamanique est très puissant, d’après le centre ADN le double éclair est une transcription directe de la double hélice, cela signifie qu’il est d’une importance cruciale pour toi et la survie du programme anthropique. » (BB, p. 529) Enfin, une véritable leçon sur la thèse de Narby est donnée dans le récit, qui a trait au mythe récurrent dans les cultures chamaniques – même celles où les serpents n’existent pas – d’un « animal monstrueux en forme de double serpent, émettant une très violente lumière » (Ibid., p. 554). Les questions présentées rhétoriquement par le savant retrouvent l’ordre de celles auxquelles Narby s’est confronté : « Pour être clair, exemple : […] les Indiens Ahayuasqueros de l’Amazonie péruvienne […] comment connaissent-ils aussi finement les délicates interactions entre plusieurs pharmacopées très complexes, notamment dans le domaine des plantes psychotropes ? […] La description de la radiation qui émane du Serpent Cosmique est lumineuse, si je puis dire ; il s’agit bien d’une fréquence bleue à dominante ultraviolette se situant dans la plage des biophotons […] Le Serpent Cosmique est double, comme je vous le disais. Les descriptions les plus précises coïncident toutes : il a la forme d’une double hélice enroulée sur elle-même. […] Vous avez compris. Il s’agit très exactement de la structure de l’ADN. » (Ibid., p. 554) Et le personnage termine cette présentation en nommant explicitement l’auteur deces thèses : « C’est précisément ce que Jeremy Narby a découvert dans les années quatre-vingt dix, mais comme il n’était qu’un “vulgaire“ anthropologue, aucun biologiste digne de ce nom n’a accordé foi à ses élucubrations » (Ibid., p. 556). Le roman met en scène un romancier de science-fiction, double de l’auteur, Dantzik, ce qui permet des mises en abyme ironiques sur son propre compte. Liber mundi est le titre du livre que Dantec voulait écrire sur sa poétique de l’ADN : « C’est pour ça que les métaphores de notre ami Dantzik ne sont que des métaphores d’écrivain, Liber Mundi, la puissance du Verbe, tout ça on est d’accord, mais il faut bien comprendre que nos cerveaux sont au livre ce que le cortex des jumelles Zorn est au méganet mondial. » (Ibid., p..614). Le serpent cosmique est de 1995. « La fiction comme laboratoire », premier texte de Dantec, où se trouvent des allusions à Narby, date de 1997, Babylon Babies de 1999, Le laboratoire de catastrophe générale, où Dantec parle de sa rencontre avec Narby, paraît en 2001. L’effet Narby continue. Dans la dernière parution de Dantec à ce jour, Comme le fantôme d’un jazzman dans la station Mir en déroute (2009), on peut lire : « […] La double hélice du code génétique, c’est ça ? […] – Alors c’est ça. Lui il appelle ça le Serpent du Verbe. Il est le code cosmique, il mute tout le temps, il peut prendre une infinité de formes…Par exemple, la Séquence du Dragon est une transcription particulière de ce code, une transcription verbale, symbolique et digitale, ce sont ses propres mots, quelque chose qui court-circuite les réseaux neuroniques de celui pour lequel c’est codé. » [58] À propos du Serpent cosmique de Narby, Dantec parlait de son intuition confirmée de la coexistence métamorphique de l’ADN et du cerveau. Babylon Babies en donnait une version high tech. Le laboratoire de catastrophe générale, une version conceptuelle : « L’ADN est donc une plate-forme hautement mutable, dont le « sens » ne peut être donné que par sa coextension métamorphique à travers le cerveau-conscience avec lequel il établit les hyperrelations paradoxales […] » (LCG, p. 524). Expérience de pensée et fantasme vitaliste, la notion de coexistence métamorphique se situe à la convergence des domaines les plus en pointe de la recherche contemporaine, neurosciences, génétique et nanotechnologies. Elle entre aussi dans le grand réseau de la fréquence « méta » chez Dantec : métahumain bien entendu, mais aussi métaforme, métafiction, métacrise, metakrisis, métaprogramme, métamorphique. Metaverse a été la première dénomination du monde virtuel. L’onde méta de la pensée Dantec traversera-t-elle les concepts pour créer du devenir ?

ps:

Hervé-Pierre LAMBERT : Dantec et Narby : Sciences, épistémologie et fiction

ISSN 1913-536X ÉPISTÉMOCRITIQUE – (Hiver 2010)

notes:

[1] L’on désignera dorénavant par des abréviations les livres les plus cités : BB : Babylon Babies, Paris, Gallimard, folio SF, 1999. ThOp : Le théâtre des opérations, Journal métaphysique et polémique, 1999, Paris, Gallimard [Folio, 2000]. ThOp : Laboratoire de catastrophe générale, Journal métaphysique et polémique 2000-2001, Paris, Gallimard, folio, 2001 : LCG ; American Black Box, Le théâtre des opérations, 2002-2006, LGF, coll. Le Livre de Poche, 2009. VV : Villa Vortex, Paris, Gallimard, La Noire, 2003. PP : Périphérique, Paris, Flammarion, 2003. LSP : Le serpent cosmique. Les intiales M.G.D. désigneront Maurice G. Dantec et J.B., Jeremy Narby. Ouvrages de Narby discutés : Intelligence dans la nature, Buchet-Chastel, Paris, 2005 (trad. Intelligence in the Nature, Tarcher, N.Y. 2005) ; Narby Jeremy et Huxley Francis, Chamanes au fil du temps, Paris, Albin Michel, 2002 ; Narby Jeremy, Dubochet, Jacques, Kiefer Bertrand, L’ADN devant le souverain : Science, démocratie et génie génétique, Genève, Georg éditeurs, 1997 ; Narby Jeremy, Le serpent cosmique : L’ADN et les origines du savoir, Genève, Georg éditeurs, 1995 (trad. The Cosmic Serpent : DNA and the Origins of Knowledge, Tarcher, 1999) ; Narby Jeremy, Amazonie, l’espoir est indien, Paris, Favre, 1990 ; Narby Jeremy, Beauclerck John, Townsend, Janet, Indigenous Peoples : A Fieldguide For Development, Oxford, Oxfam, 1988.

[2] « La fiction comme laboratoire anthropologique expérimental », PP, p. 135. (initialement paru in Les Temps Modernes, N° spécial Roman Noir, n°595, août-septembre-octobre 1997).

[3] « La fiction comme laboratoire anthropologique expérimental », PP, p. 139.

[4] « La littérature comme machine de troisième espèce », PP, p. 119.

[5] Claude Debru, Le Possible et les biotechnologies : essai de philosophie dans les sciences, Paris, PUF, 2003, p. 2.

[6] « La fiction comme laboratoire anthropologique expérimental », PP, p. 137.

[7] Voir Dominique Lecourt, Humain, post-humain, Paris, PUF, 2003.

[8] Hans Jonas, Le principe responsabilité, une éthique pour la civilisation technologique, trad. J. Greisch, Paris, Flammarion, 1990 (éd. originale 1979).

[9] Jürgen Habermas, L’avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ?, trad. C. Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 2002.

[10] Peter Sloterdijk, Regeln für den Menschenpark, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1999. Trad. fr. Règles pour le parc humain, trad. O. Mannoni, Paris, Mille et une Nuits, 2000.

[11] Yves Michaud, Humain, Inhumain, Trop Humain : « Réflexions sur les biotechnologies, la vie et la conservation de soi à partir de l’œuvre de Peter Sloterdijk », Paris, Flammarion, 2006.

[12] Acronyme américain pour les « Converging technologies », les Technologies Convergentes

[13] Jean-Pierre Dupuy, « Le problème théologico-scientifique et la responsabilité de la science », 2004. Consulté sur http://www.formes-symboliques.org/a…

[14] Basic Books, New York, 2003. Notre traduction : « Notre dernière heure. L’avertissement d’un scientifique : comment la terreur, l’erreur et la catastrophe écologique menacent l’avenir de l’humanité dans ce siècle — sur la Terre et au-delà ». Dupuy fait remarquer que la première version anglaise avait un titre plus exact : « Our Last Century », notre dernier siècle.

[15] Voir Jean-Pierre Dupuy, « De la limite suprême : l’autodestruction de l’humanité », in Les limites de l’humain, Rencontres internationales de Genève, XXXIX, 2003. Lausanne, L’Âge d’Homme, 2004.

[16] Marina Maestrutti , « La singularité technologique : un chemin vers le posthumain ? », Vivant, L’actualité des sciences et débats sur le vivant. Sur http://www.vivantinfo.com/index.php…. Consulté le 2 mars 2006.

[17] Joseph Fahey, « Nous, posthumains : discours du corps futur », Critique n° 709-710 : Mutants, juin-juillet 2000, p. 542. « Automates intelligents » est un site remarqué d’informations en langue française sur les questions du posthumain.

[18] La liste ne saurait être exhaustive. Le choix s’est fait à partir de l’importance actuellement reconnue de ces œuvres.

[19] Michel Houellebecq, La possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005, p. 446.

[20] Yves Michaud, Humain, Inhumain, Trop Humain, op. cit., p.123.

[21] Ibid., p. 146.

[22] Maurice G. Dantec, Cosmos Incorporated, Paris, Albin Michel, 2005., p. 98. D’autres titres contiennent des d’allusions au groupe de musique électronique Kraftwerk et à son « Radioactivité » tandis que « Contraction du domaine de la lutte » est un jeu de mots, dans American Black Box, sur le titre du premier roman de Houellebecq.

[23] Marina Maestrutti, « Le pouvoir de la fiction, ou comment les nanotechnologies sont entrées en débat », Vivant, L’actualité des sciences et débats sur le vivant, http://www.vivantinfo.com/index. Consulté le 02/03/2006.

[24] Après avoir été longtemps traduit par falsifiabilité, le concept popperien de falsification est maintenant traduit par réfutation ou réfutabilité. Dantec utilise le terme falsifiabilité.

[25] Voir Hervé-Pierre Lambert, « Le laboratoire comme atelier d’artiste » in « Le lieu », Recherches en esthétique, (dir) Dominique Berthet, Revue du C.E.R.E.A.P, n°13, décembre 2007.

[26] PP, « La littérature comme machine de troisième espèce » , p. 113.

[27] Narby récuse ce terme de « junk » dans lequel il voit un réflexe péjoratif vers quelque chose d’inconnu et lui substitue le terme de « ADN mystère », in LSP, p. 138.

[28] Si la trace de Butler reste non explicitée , en revanche, la boîte à outils contient le nom de Korzybsky qui fait l’objet de fréquentes références dans les essais et dans la fiction, notamment dans Villa vortex. À vrai dire, la référence à Alfred Korzybsky concerne surtout l’argument de la diffférence entre la carte et le territoire. Dantec ne manque pas de rappeller également la fortune des écrits de Korzybsky dans la science-fiction avec le monde des  de van Vogt.

[29] Voir Hervé-Pierre Lambert : « Les Manifestes dans le courant de l’imaginaire posthumain », Revue Itinéraires LTC (Littérature, Textes, Cultures) : « L’art qui manifeste », Centre d’Etude des Nouveaux Espaces Littéraires, Paris13 – Paris Nord, LCG, 2008. Voir également « L’art posthumain », in Rencontres, Actes du colloque, Berthet D. (éd), Paris, L’Harmattan, 2009.

[30] Marcin Sobieszczanski, « Problèmes philosophiques et esthétiques soulevés par les prothèses neurosensorielles », Archée, novembre 2009. Consulté sur http://archee.qc.ca/

[31] Voir B. Sterling, Neuromachine : The Cyberpunk Anthology, Arbor House 1987

[32] Il n’est d’ailleurs pas le seul. Jean-Michel Truong a écrit Le successeur de Pierre, qui mélange gnose et posthumain. Le catholicisme dont finit par se réclamer l’auteur n’est pas le sujet ici. Il suffira de rappeler que, pour l’auteur, conversion signifie subversion.

[33] Carlos Castaneda, L’herbe du diable et la petite fumée (pour la traduction française : Paris, Le soleil noir, 1972). Du même auteur, Voyage à Ixtlan (pour la traduction française : Paris, Galimard, 1974).

[34] Frank Bruce Lamb, Wizard of the Upper Amazon : The Story of Manuel Córdova Rios, Boston, Houghton Miffin Company, 1971.

[35] Michael Harrner (ed), Hallucinogens and Shamanism, Oxford, Oxford University Press, 1973. Du même auteur, voir The way of Shaman, New York, Harper and Row, 1980.

[36] Terence Mc Kenna, Food of the Gods, New York, Bantam Books, 1992.

[37] Voir l’ouvrage de Robert Gordon Wasson, Stella Kramrish, Jonathan Ott, Persephone’s Quest : entheogens and the origins of religion, New Haven (Conn.), Yale University Press, 1986.

[38] Allan Ginsberg, William Burroughs, Yage Letters, San Francisco, Cty Lights Books, 1971.

[39] Marlene Dobkin de Rios, Visionary Vine : Hallucinogen Healing in the Peruvian Amazon, Illinois, Waveland Press, 1972.

[40] R. E. Schultes, R. F. Raffauf, Vine of the Soul : Medicine Men, their Plants and Rituals in the Colombian Amazonia, Oracle, Synergetic Press, 1992.

[41] Terence et Dennis McKenna, The invisible Landscape : Mind, Hallucinogens and the I Ching, NewYork, Seabury Press, 1975.

[42] La composition chimique de l’ayahuasca a été étudiée à partir des années cinquante et établie par Claudine Friedberg et Jacques Poisson dès 1965. Narby, pour l’histoire de la composition chimique, se réfère aux travaux de Schultes et Hofmann en 1979.

[43] Frédérick Bois-Mariage, « Ayahuasca : une synthèse interdisciplinaire », Psychotropes, vol. 8, n°1, 2002, p. 79-113.

[44] Cité par J. Narby, Le serpent cosmique, p. 17.

[45] Jeremy Narby, Intelligence dans la nature, op. cit., p. 13.

[46] Voir Popp, Fritz-Albert, Qiao Gu, Ke-Hsueh Li, ”Biophoton emission : experimental background and theoretical approaches”, Modern Physics Letters B 8 (21-22):1269-1296r : 1994.

[47] (Ibid., p. 126.)

[48] Ibid., p. 127.

[49] Ibid., p. 127.

[50] Gregory Escande, « L’usage de psychotropes : entre sauvagerie et enculturation », Psychotropes, Paris, Vol. 7, 2001/1.

[51] Roy Ascott, “When the Jaguar lies down with the Lamb : Speculations on the Post-Biological Culture”, Artnodes, CAiiA-STAR Symposium : « Extreme parameters. New dimensions of interactivity » (11-12 july, 2001). Voir : http://www.uoc.edu/artnodes/eng/art…, nov. 2001 [Notre traduction] : “I think it is worth reciting this account of Narby’s work because it amplifies the intuition that there is much to be gained in both biological sciences and the arts from research which seeks correspondences and collaborations between the two technologies of machines and plants within the natrificial space of the Three VRs, virtual, validated and vegetal. In this new knowledge terrain, the planet shrinks to make the Brazilian rain forest contiguous with Silicon Valley”. À l’opposé, sans vouloir entrer dans les controverses et les détails des critiques faites à l’hypothèse, il peut paraître utile de signaler au moins une réaction venant du domaine des neurosciences. Depuis les études pionnières de Heinrich Klüver sur les motifs géométriques des hallucinations, se sont aussi développés les travaux mathématiques de J. Cowan sur la géométrie des images hallucinatoires comme effet du cortex visuel. Les visions des chamanes constitueraient un phénomène relevant d’une étude interdisciplinaire où jouent notamment les mathématiques et la neurologie. Voir sur la question Bressloff P. C., Cowan J. D., Golubitsky M., Thomas P. J., Wiener M. C. : « Geometric visual Hallucinations, Euclidean symmetry and the functional architecture of striate cortex”, Philos Trans R Soc Lond B Biol Sci., 2001, Mar 29 ; 356 (1407) :299-330. Voir également Ermentrout G. B., Cowan J.D., “A Mathematical Theory of visual hallucination patterns”, Biol Cybern., 1979 Oct, 34 (3):137-50.

[52] Frédéric Bois-Mariage, « Ayahuasca : une synthèse interdisciplinaire », Psychotropes, Paris, 2002/1 , op. cit., p. 84.

[53] Louise Poissant, Ernestine Daubner, Art et biotechnologies, coll Esthétique, Université de Saint-Etienne, 2005. Ce livre est en partie accessible sur books.google.com

[54] « La fiction comme laboratoire anthropologique expérimental », 1997

[55] Voir les développements sur la spirale du langage : « la spirale du langage, c’est la danse derviche de l’esprit » et celle de la pensée, LCG, p. 424-425.

[56] http://www.ekac.org/genfren.html Voir aussi : http://www.fondation-langlois.org/e…

[57] Voir http://www.ekac.org/genfren.html. Voir également H. P. Lambert, « L’art posthumain », Rencontres, 2009, op. cit.

[58] M. Dantec, Comme le fantôme d’un jazzman, Paris, Albin Michel, 2009, p. 91.

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